Le Pseudo-Turpin et la tradition rolandienne à la fin du Moyen Âge : quelques exemples
p. 111-135
Texte intégral
1Nous nous intéresserons ici au Pseudo-Turpin du point de vue de la permanence, au-delà du xiiie siècle, de la tradition de la bataille de Roncevaux1. Rappelons en effet que la version donnée par le manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland de l’événement épique (et non du fait historique) du 15 août 778, ne sera pas directement transmise à la postérité ; elle passera par des réécritures de la fin du xiie ou du début du xiiie s., qu’on appelle Roland rimés ou Roncevaux, et qui ne seront pas utilisées telles quelles à la fin du Moyen Âge. La tradition des poèmes sur Roland associera en effet, au xiiie s. l’histoire de la bataille célèbre et les exploits de Galien, fils d’Olivier et de Jacqueline, fille de l’empereur de Constantinople, rapportés par un remaniement tardif (xve s). Cette tradition se retrouvera également en partie dans deux compilations très composites, le Myreur des Histors du Liégeois Jean d’Outremeuse (avant 1400) et les Croniques et Conquestes de Charlemaine, de David Aubert (1458). Or, si ces deux dernières œuvres n’ont jamais été imprimées, les Galien (appelés Galien Rethoré) seront constamment édités à partir de 1500 jusqu’au milieu du xixe s.
2Mais, dès le milieu du xiie s., la tradition poétique de la bataille de Roncevaux commence aussi d’être portée et presque accaparée par une chronique latine attribuée à l’archevêque Turpin, ce texte que nous appelons communément le Pseudo-Turpin, et qui constitue le quatrième livre du Codex Calixtinus, consacré à saint Jacques le Majeur vénéré à Compostelle, livre bientôt destiné à connaître une existence autonome. Le remarquable succès de l’œuvre se mesure au nombre de ses manuscrits (environ 130), mais aussi de ses traductions : on connaît six traductions françaises différentes au cours du xiiie s, dont l’une – la traduction dite Joannes –, conservée par 32 manuscrits, devait connaître une consécration particulièrement glorieuse, parce que scientifique (ou plutôt pseudo-scientifique).
3Associée à la traduction d’un texte non moins fictionnel, la Descriptio qualiter Karolus Magnus clavum et coronam Domini a Constantinopoli Aquisgrani detulerit, qualiterque Karolus Calvus hec ad Sanctum Dyonisium retulerit2, procurée par Pierre de Beauvais au début du xiiie s. à partir d’un texte de la fin du xie s., cette traduction du Pseudo-Turpin est reprise par Primat, moine de Saint-Denis, à la fin de la partie qu’il consacre avant 1274 dans sa chronique (les Grandes Chroniques de France, ou Chroniques de Saint-Denis, ou Roman des Rois), à l’histoire de Charlemagne. Les Grandes Chroniques de France seront imprimées au xvie s. avec la version turpinienne de Roncevaux. Inutile de s’étonner, si, avec une telle référence, cette version des expéditions de Charlemagne en Espagne perdure, à côté de la version Galien, dans la tradition rolandienne. On la trouvera associée à une version en prose de Fierabras dans un texte de 1470 environ, imprimé dès 1478 à Genève et constamment réédité jusqu’à la fin du xixe s., sous le titre de Conquestes du Grand Charlemeine des Espagnes. On rappellera aussi que le Pseudo-Turpin est mis à profit, à côté de la tardition des Roncevaux, par les Croniques d’Aubert et le Myreur de Jean d’Outremeuse.
4La Chronique de Turpin, pour simplifier, est donc l’un des deux rameaux qui ont assuré la permanence de l’histoire du drame de Roncevaux : c’est à ce titre que nous voudrions la suivre, d’abord et très rapidement, dans des œuvres qui n’ont pas d’autre source (les Grandes Chroniques, le Triumphe des Neuf Preux, les Conquestes du Grand Charlemeine) puis dans des oeuvres plus composites, la prose du manuscrit Arsenal 3324, les Croniques d’Aubert et le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse.
QUELQUES RAPPELS À PROPOS DE LA CHRONIQUE DE TURPIN
5Ce texte manifeste une prétention à la vérité historique qui explique son succès auprès des lettrés. Il se donne en effet comme l’œuvre d’un témoin oculaire, comme il apparaît dans l’épître à Leoprand, doyen d’Aix-la-Chapelle, qui se lit dans le prologue de certains manuscrits. Turpin y déclare :
Mirabilium gestorum apices, ejusque laudanda super Hispaniae Sarracenis trophea, quae propriis occulis intuitus sum xiiii annis Hispaniam perambulans, et Galiciam, una cum eo et exercitibus suis, pro certo scribere vestraeque fraternitati mittere non ambigo3.
6Cette qualité apparaîtra à plusieurs reprises dans le texte même de la chronique, qu’il s’agisse de la vision qu’a Turpin de l’ascension de l’âme de Roland, portée par Michel, dans les cieux, et de la descente aux enfers de l’âme de Marsile et des païens (chapitre XXV) ou de celle de la mort de Charlemagne, avec la vaine tentative des démons pour s’emparer de son âme (chapitre XXXII).
7Le Pseudo-Turpin est une oeuvre dédiée à saint Jacques, mais surtout à Charlemagne (elle est souvent appelée Historia Karoli magni et Rotholandi) : elle s’ouvre avec le songe de Charlemagne qui va décider de son passage en Espagne et, pour l’essentiel, se termine avec sa mort (chapitre XXXII). Cependant Roland y tient une place considérable, étant donné la structure choisie pour la chronique.
8Le texte propose en effet le récit de trois expéditions menées contre les Sarrasins d’Espagne, dont seule la dernière (celle qui fait une place majeure à Roland et conte l’histoire de Roncevaux), est vraiment développée. La première expédition – qui aboutit pourtant à la conquête de toute l’Espagne – ne compte que quatre chapitres (II-V) : seule la prise miraculeuse de Pampelune est vraiment développée. La seconde se déroule à la fois en Espagne et dans le sud de la France, à Agen et à Saintes ; elle a pour adversaire Agolant, qui a envahi les terres chrétiennes : elle est brève également (VI-X, cinq chapitres). La troisième couvre pratiquement le reste de la chronique, soit dix-neuf chapitres (XI-XXIX). Cette expédition est elle-même divisée en plusieurs parties. Turpin raconte d’abord la seconde guerre menée contre Agolant, qui se termine par la mort de celui-ci (XI-XIV), puis une série de combats contre des princes sarrasins (XV-XX), parmi lesquels on trouve notamment le duel de Roland contre Ferragut, enfin l’histoire de la trahison de Ganelon, du combat et de la mort des pairs de France, ainsi que le retour en France de l’armée impériale : dans cette dernière partie, Roland est évidemment au premier plan.
9Lier l’histoire de la mort héroïque de Roland à l’histoire des expéditions de Charlemagne en Espagne, c’est évidemment adopter une perspective plus ample que celle de la chanson de geste, qui se limite à un épisode de cette longue guerre ; c’est renforcer de la sorte le mérite du récit et accroître ses chances de passer à la postérité.
10Enfin, dernier titre du Pseudo-Turpin à gagner l’estime du monde savant, ce texte, œuvre d’un clerc, est évidemment d’inspiration cléricale, au sens où elle manifeste une constante volonté d’édification (ne pas être esclave de gula et luxuria, combattre la cupidité, respecter les pauvres et l’église) et contient d’assez nombreux récits de miracles (les lances fleuries – miracle raconté deux fois –, les chevaliers destinés à mourir au cours du combat et marqués d’une croix, les visions).
LA POSTÉRITÉ DU PSEUDO-TURPIN : LES UTILISATIONS FIDÈLES OU RELATIVEMENT FIDÈLES
11Un premier groupe de textes utilise, sans le mêler à d’autres sources, le Pseudo-Turpin. Il s’agit, pour commencer, d’un texte historique, les Grandes Chroniques de France de Primat, ce qui constitue évidemment, pour un récit essentiellement fictionnel, une consécration scientifique4.
12Pourquoi le moine de Saint-Denis Primat insère-t-il dans son quatrième livre des « Gestes du fort roi Charlemaigne », à la suite de la traduction de la Descriptio (elle commence au chapitre 4 du 3e livre5), la version des guerres d’Espagne du Pseudo-Turpin ? D’une part, sans doute, à cause du sérieux dont se targue le prétendu auteur des « Faits d’Espagne », mais aussi parce que dans une œuvre qui, grâce à Pierre de Beauvais, associe depuis le début du xiiie siècle la légende de l’expédition de Charlemagne à Jérusalem, d’où il rapporte les reliques de la Passion, à la relation des guerres d’Espagne selon Turpin, l’abbaye de Saint-Denis se trouve glorifiée : « li saintuaire (les reliques) sont en l’eglise de Saint Denys, et la foire du Lendit siet entre Saint-Denys et Paris6 », car c’est Charles le Chauve qui a fait don des reliques à l’abbaye. On notera encore que Turpin fait le lien entre les deux œuvres puisque, narrateur de la seconde, il est présent à l’assemblée solennelle du clergé réunie à Aix, au retour de la première expédition7.
13Mais Primat s’explique lui-même sur ses intentions, au début du livre 1 :
Ci commence la vie et li noble fait du glorieus prince Kallemanne le grant, escrit et baillié en partie par la main Eginalt [Eginhard], son chapelain, et en partie par l’estude Turpin, l’arcevesque de Rains, qui present furent ovec lui par touz ses faiz en divers tens et sont tesmoing de sa vie et de sa conversation. Cil Eginhalz nous descrit sa vie jusques aus faiz d’Espagne ; le seurplus nous determine Turpins, li arcevesques, jusques en la fin de sa vie, certains des choses qui avindrent, come sil qui toz jors fu presenz ovec lui8.
14Deux parts, donc, dans les Chroniques : ce qui précède et ce qui suit l’expédition d’Espagne. Pourtant les derniers chapitres du livre 2, rédigés à partir de sources historiques, vont jusqu’à l’année 813, qui précède de peu la mort de Charlemagne (814), et les événements d’Espagne sont, historiquement du moins, nettement antérieurs à 813. Ce qui est plus curieux, c’est que Primat raconte bien à sa place chronologique (778) l’histoire du guet-apens de Roncevaux9, tel qu’il l’a trouvé sans doute dans les Annales Royales jusqu’en 829, une de ses sources, dont sa version constitue pratiquement la traduction, comme le montre la comparaison entre les deux passages suivants, relatifs à la conclusion de l’embuscade :
Annales Royales
Et licet Franci Wasconibus tam armis quam animis praestare viderentur, tamen et iniquitate locorum et generi imparis pugnae inferiores effecti sunt. In hoc certamine plerique aulicorum, quos rex copiis praefecerat, interfecti sunt, direpta impedimenta, et hostis propter noticiam locorum statim in diversa dilapsus est10.
Grandes Chroniques
Et ja soit ce que François vaillent mieuz sanz compareson que Gascoin et en force et en hardiece, totes voies furent il la li poior, por ce meesmement que ilz estoient desporveu, et pour les forz destroiz du païs ou il se combatoient. En cel assaut furent occis aucun des plus nobles homes de son palais, que il avoit faiz chevetains et ductors des batailles ; et li Gascon s’esparpellierent tantost et se ferirent es fortereces des montaignes.
15Or cette connaissance apparente de l’événement n’empêche pas Primat de reprendre plus tard, sous la plume éloquente de Turpin, la même histoire, mais considérablement transformée11. L’historien méconnaissait-il dans le récit de Turpin un événement déjà raconté ? C’est possible, puisque le nom de Roncevaux ne figure, pas plus du reste que celui de Roland ou d’Olivier, ni dans les Annales ni dans les Grandes Chroniques ; il n’y est question que des Pyrénées et de leurs embûches.
16Mais il y a sans doute une autre raison, outre celles que nous avons déjà signalée : le Pseudo-Turpin prend les faits d’Espagne de beaucoup plus haut (c’est l’aspect religieux) et de beaucoup plus loin (le désastre glorieux de Roncevaux est le couronnement à valeur exemplaire de trois guerres menées contre les Sarrasins) ; de plus il dresse, d’une manière que Primat a pu trouver complémentaire de ses autres sources, notamment de la Vita Karoli, un portrait édifiant de Charles et le récit de ses derniers moments. On peut donc comprendre que Primat, même s’il était conscient d’une redite, et d’une redite divergente, ait placé à la fin de la partie Charlemagne de son œuvre, le Pseudo-Turpin comme un couronnement.
17Un mot sur la postérité de l’œuvre : elle sera imprimée en 1514 par Guillaume Eustace, libraire du roi (édition gothique à deux colonnes), et le Pseudo-Turpin y figure à sa place dans l’histoire de Charlemagne, ainsi que l’indique, avec les erreurs habituelles des débuts de l’imprimerie et la modernisation de la langue, le début du livre 1, qu’on pourra comparer avec la version de Primat :
Cy commencent les faictz et la vie du glorieux prince Charlemaigne, en partie par la main Egmaux son chappellain et en partie par l’estude de Turpin l’archevesque de Reims, qui presens furent avecques luy en tous ses faitz en divers temps et sont tesmoingz de sa vie et de sa conversation. Ce Egmaux nous descript sa vie jusques aux faitz d’Espaigne, et le surplus nous dit Turpin a la fin, qui fut certain des choses qui advindrent commme celluy qui fut present par tout ou il estoit.
(Arsenal Folio H 1597 1, 91 a-c)
18Ainsi, au xvie s., les lecteurs lettrés, soucieux d’histoire, peuvent ne connaître l’histoire de l’expédition d’Espagne que par la Chronique de Turpin, d’autant que Guillaume Eustace ou son modèle paraissent avoir fait l’impasse – serait-ce parce qu’on s’est aperçu de l’incompatibilité des deux versions entre elles ? – sur le désastre de l’expédition de 778. Après avoir mentionné la démarche effectuée par les Sarrasins d’Espagne et les offres de soumission de ceux-ci, il écrit simplement : « mais la besongne fut menee a fin [c’est-à-dire « échoua »] par moult de raisons dont l’histoire ne parle pas ».
19Un second groupe de textes recourt lui aussi, pour décrire les « faits d’Espagne », au Pseudo-Turpin, mais, de diverses manières, ils se montrent d’une fidélité moins littérale au modèle que Primat.
20C’est le cas tout d’abord pour le Triumphe des neuf preux, imprimé à Abbeville en 1487. Nous retrouvons dans ce texte, pour la partie consacrée à Charlemagne, la trace exclusive du Pseudo-Turpin, ce qui frappe d’autant plus que le chapitre traitant d’Alexandre s’émancipe des sources romanesques et recourt à des données historiques. Mais la partie Charlemagne est caractérisée par le souci de résumer : on le voit notamment à propos de la discussion entre Agolant et Charlemagne (Pseudo-Turpin, XII), au cours des trêves qui ont été conclues. Le débat est résumé en quelques mots :
Pendant lesquelles treves Agoulant ala voir Charles et arguerent de plusieurs choses ensemble, et entre autres choses luy monstra Charles par belle doctrine que la creance d’Agoulant estoit vaine et faulse et l’amonnesta moult qu’il se voulsist convertir a Nostre Seigneur qui est seigneur et createur de toutes choses crees. Ce nonobstant Agoulant voulut combatre ancores une fois. (dd2a)
21La discussion théologique entre Roland et Ferragut, si développée dans la source, est seulement évoquée :
Adont le geant l’interroga de plusieurs choses touchant la foy de Jhesucrist, faisant sur chascune article questions et argumens ausquelz Rolant respondit si bien et si notablement que le geant y print grant plaisir.
22De façon générale, les passages destinés à l’édification sont allégés (seule la question des pauvres est conservée dans l’épisode de la discussion entre Charlemagne et Agolant) ou supprimés, comme le chapitre VII du Pseudo-Turpin, avec l’exemple de ceux qui confisquent les aumônes. L’arrangeur du chapitre veut mettre en relief les éléments majeurs, comme les derniers moments de Roland ou la douleur de Charlemagne, avec la cascade de métaphores qui marquent ses plaintes dans le chapitre XXV du modèle :
Haa ! mon treschier nepveu, honneur de France, piler de justice, semblable de proesse a Judas Machabeus et de force a Sanson ! Haa ! chevalier tressage et tres aigre en bataille ! Royal lignie, destruiseur des sarrasins, deffendeur de crestienté ! O mur du clergé, fort piler de saincte esglise, baston d’orphenins, viande et refection des vefves et des poures gens ! O duc tresnoble pardessus tous autres, aumaire de sapience, chievetaine des ostz crestiens ! (dd 6d)
23Il élague sans hésiter ce qui lui paraît nuire à la lisibilité du récit (l’énumération des villes espagnoles conquises lors de la première expédition disparaît), et remodèle l’ordre des chapitres dans cette perspective : le portrait de Charles, situé dans la source avant l’épisode de Roncevaux (chapitre XX) est reporté après la bataille (dd 7a).
24Outre l’édition Gérard à Abbeville en 1487, on connaît du Triumphe une édition Lenoir en 1507. Le succès a donc été limité.
25L’Histoire de Charlemagne, œuvre de Jehan Bagnyon12, juriste actif à Lausanne puis a Genève, dont il devient bourgeois en 1487, suit plus fidèlement le Pseudo-Turpin, mais sans doute à travers plusieurs versions différentes de ce texte. Il a composé son œuvre, qui est conservée dans deux manuscrits et a été imprimée à Genève en 1478, à la demande d’un chanoine de Lausanne, Henry Bolomier.
26Cette histoire de Charlemagne se déploie sur trois livres. Le premier, le plus bref, présente un résumé de l’histoire des rois de France jusqu’à Charlemagne, dont les faits se limitent pratiquement à l’expédition de Jérusalem. Bagnyon se fonde essentiellement pour cette partie sur le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, qui exploite lui-même le Pseudo-Turpin, accompagné d’autres sources13. Le second livre, le plus développé (les deux tiers du texte), propose une mise en prose du Fierabras, moins le retour en France des reliques de la Passion. Le troisième livre contient le récit des expéditions de Charlemagne en Espagne, que Bagnyon traite à partir du Pseudo-Turpin, soit directement, soit plus souvent à partir de Vincent de Beauvais, sans s’interdire des interventions personnelles.
27Trois remarques à propos de ce texte. D’une part, bien qu’il fasse la part belle à une œuvre fictionnelle (l’histoire de Fierabras), l’ouvrage de Bagnyon peut passer pour un texte historiquement fondé, puisqu’il est encadré par un prologue et une conclusion dont le sérieux est à l’époque reconnu. D’autre part le texte est vraiment une histoire cohérente de Charlemagne et de ses pairs, comme l’indique le titre de plusieurs éditions : La conqueste du grand roy Charlemaine des Espaignes et les vaillances des douze pers de France et aussi celles de Fierabras.
28On peut considérer enfin que l’ouvrage est une sorte d’édition critique, à la fois par ce va et vient entre des versions différentes d’une même source (le Pseudo-Turpin), qu’il ne modifie pas nettement, mais aussi par la cohérence introduite entre les différents livres : si la fin de Fierabras est légèrement écourtée (il n’est pas question du retour des reliques en France), c’est que la fin du premier livre, héritier lointain de la Descriptio, raconte ce retour à Aix-la-Chapelle14. On notera toutefois que l’utilisation du Pseudo-Turpin proprement dit est discrète : Bagnyon ne le cite souvent qu’à travers le Miroir Historial, fait que l’éditeur du texte, Hans-Erich Keller, attribue à la réputation scientifique de Vincent de Beauvais.
29La chance de l’ouvrage de Bagnyon est d’avoir, après un passage précoce à l’édition, poursuivi une carrière éditoriale de plusieurs siècles. Jusqu’à l’apparition au xixe s. des éditions des épopées rolandiennes, la connaissance des événements de Roncevaux et de ses héros est due, à côté des Galien, à La Conqueste du grand roy Charlemaine des Espaignes dont on connaît, seulement pour le xvie s., 27 éditions.
30La Chronique associee de Charlemagne et d’Anseïs, qui est conservée dans un manuscrit unique, Arsenal 3324, représente encore un autre type de fidélité relative au Pseudo-Turpin. Sommairement étudiée par Carl Voreztsch en 189815, elle a l’intérêt de poser le problème de la place de la tradition d’Anseïs de Carthage dans l’histoire de la conquête de l’Espagne. Pour le prosateur du xve siècle, il s’agit de rendre cohérentes les données du Pseudo-Turpin, qui seront reprises essentiellement dans la première partie de la prose, avec celles d’Anseïs, dont l’action se déroule en principe après Roncevaux et la mort de Marsile. Le prosateur insérera donc l’action d’Anseïs dans celle du Pseudo-Turpin. Un premier chapitre (12a-14d) situe la désignation du héros comme roi d’Espagne, après la première expédition de Charlemagne. Une courte transition permet le passage de l’un à l’autre texte :
Pour achever la vraie histoire encommencee des Espaignes sur Charlemaine et Anseïs, vrai fut comme l’acteur recite que cel dit empereur Charlon voult disposer a Saint Fagon de la garde de ces Espaignes, si que pour prosecution de cele matere entammee appella il Anseïs. (12 a-b)
31Le récit turpinien reprend après cette désignation et se poursuit jusqu’au f. 29d, faisant place à la suite d’Anseïs, qui est menée jusqu’en 140b. Deux chapitres, inspirés à nouveau du Pseudo-Turpin terminent la prose de façon classique avec le portrait de Charlemagne et les signes précurseurs de sa mort.
32La première caractéristique du texte de l’Arsenal est donc d’avoir entrelacé deux œuvres consacrées également aux événements d’Espagne, mais contenant des éléments incompatibles, puisque Roland tue Marsile au chapitre XXXII du Pseudo-Turpin. Le prosateur prendra garde d’éliminer ces incompatibilités, et Marsile, ne trouvera la mort que dans la partie Anseïs. Autre différence, les campagnes contre Agolant sont vigoureusement écourtées, et l’on ne trouve pas la controverse théologique entre Charles et le Sarrasin à propos des pauvres : la raison en est évidemment que dans la chanson d’Anseïs de Carthage ce débat met aux prises Charles et Marsile, débat repris dans la prose (137d-138b). Le texte source, le Pseudo-Turpin, est donc traité avec une certaine liberté.
33On peut même se demander parfois si l’auteur ne mêle pas des traditions différentes : ainsi nous perdons de vue Agolant après le siège et la conquête d’Angorie :
Incontinent lui et ses gens se mirent dehors Angorie et s’en fuirent vilement au deshonneur de sa couronne. (17a)
34Or cette perte d’Angorie par les Sarrasins ne se rattache à aucun élément connu du Pseudo-Turpin mais pourrait renvoyer en revanche aux remaniements de Renaut de Montauban, dont nous parlerons plus loin à propos de David Aubert.
35Une autre caractéristique de la prose de l’Arsenal 3324 est l’usage d’une écriture qui se veut descriptive et contraste parfois avec la sobriété du modèle. L’auteur nous donne ainsi sur la première campagne des détails pour lesquels il ne semble pas nécessaire de chercher un modèle, le souci d’orner son texte paraissant suffisant.
36Le départ des Français pour l’Espagne est présenté de manière vivante et colorée :
Le noble roy Charlon et toutes ses gens encoragiez et apointiez se partirent joieulz de France le jour expiré qu’ilz eurent pris, trompettes sonnans, clairons flouretans, estandars levez, penons argentez, banieres au vent, et tant qu’il n’est pas memoire qu’on en veist tant en voiage. (4a)
37L’auteur décrit avec précision le résultat de l’écroulement des murs de Pampelune, constaté par les chrétiens :
La trouverent auprez de terre Sarrazins dessoubz les pignons et soubz les pierres des murailles tous murdris et esquartelez. Les ungz trouverent qui par peur s’estoient pendus et noiez et par grant desespoir ilz avoient occiz l’un l’aultre, qui eust esté piteuse chose a veoir a tout oeul crestien s’ilz eussent eu la loy crestienne. Aultres trouverent qui vivoient idios et ne sçavoient qu’ilz disoient, tant estoient prins de paour de perdre leurs biens et leurs vies. (6 c-d)
38Or on se souvient qu’il n’existe dans le Pseudo-Turpin aucune description de ce genre et que le texte passe immédiatement de la mention de l’écroulement des murailles à celle du baptême de certains Sarrasins (Pseudo-Turpin, chap. II, p. 93). Peut-être le prosateur du xve s. a-t-il eu un modèle pour cette description, mais son souci d’une écriture abondante pourrait suffire à expliquer un tel passage.
39Ce souci est enfin à lier à la volonté d’édification chevaleresque manifestée à plusieurs reprises, tant au début qu’à la fin de l’œuvre. Il s’agit à la fois de
recreer chevalerie soubz chastoy de vraie noblesse et loee elevation de tres excessive proesse, et pour nobles cuers esmouvoir a soustenir la foy crestienne et a pugner a ses adversaires, qui est la principale estude ou l’acteur si s’est recreez (1b),
40mais aussi de proposer une sorte de miroir du prince et du gouvernant :
[Ainsi] se poront rusler en leur vie et en eschiever les perilz ou les pareilles adventures qui leur advindrent en Espaigne16.
41Ceci est repris de façon bien plus détaillée dans la conclusion, plus appropriée du reste au récit d’Anseïs qu’à celui de Roncevaux :
Je dis ainsi que les hauls fais abreviés en cel cronique tant de Charles que d’Anseïs peuent estre l’experiment par lequel la chevallerie, royz, dus ou princes sur leurs terres se peuent moustrer virtueux par vertus, science et proesse. Les fortunes du roy d’Espaigne doibvent estre l’experiment assez publique de bien vivre et gouverner terre ou royalme, aux amministrateurs et princes. (145b-c)
42Après tout, la fonction tropologique du Pseudo-Turpin n’est de la sorte pas perdue.
LA POSTÉRITÉ DU PSEUDO-TURPIN : LES UTILISATIONS LIBRES
43L’utilisation sans doute la plus intéressante du Pseudo-Turpin est celle d’auteurs qui n’hésitent pas à associer plusieurs sources, soit en le signalant, soit en omettant de le faire, ou encore en transformant notablement leurs différents modèles. Ces exemples ont l’intérêt de signifier le foisonnement des traditions rolandiennes à la fin du xive s. ou au xve s., et de nous mettre parfois sur la trace de versions perdues.
44Négligeant l’ordre chronologique, nous commencerons par les Croniques et conquestes de Charlemaine de David Aubert17, et non par le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse : c’est que l’œuvre de l’écrivain bourguignon du xve siècle est plus aisée à déchiffrer que celle du chroniqueur liégeois du xive. Nous recourrons pour cette étude à la thèse récente de Valérie Guyen-Croquez18.
45Remarquons d’abord que ce texte offre l’exemple d’une compilation qui ne cache pas – et c’est d’un grand intérêt pour nous – la difficulté qu’il y a à relier entre elles des sources différentes. Dans l’avant-dernière partie de la chronique en effet, le récit de la bataille de Roncevaux suit la trame des Roland rimés, sans qu’il soit possible de déterminer avec certitude lequel des manuscrits est utilisé (une version archaïque, dont se rapprocherait Venise 4, ou au contraire une version proche de Venise 7-Châteauroux). C’est à cette tradition que se rattache le fait de ne mentionner qu’une seule expédition en Espagne (et non trois, comme dans le Pseudo-Turpin), cette expédition unique rassemblant en fait la première et une partie de la troisième ; de nombreux aspects de la bataille de Roncevaux suivent également cette source19. En revanche les causes de l’expédition (l’apparition de saint Jacques) et les débuts de la guerre (prise de Bordeaux et de Pampelune) relèvent du Pseudo-Turpin.
46Les deux blocs ne sont pas hermétiques, et le récit passe sans difficulté de l’un à l’autre. Ainsi, l’essentiel du combat est emprunté aux Roncevaux, et cela est probablement dû au fait que le récit du combat, au chapitre XXII du Pseudo-Turpin, est très bref : il s’agit pour le chroniqueur moins de décrire les différentes phases d’une lutte héroïque que d’en retenir les moments essentiels : la destruction rapide des forces chrétiennes, l’invocation de Roland resté seul à son épée, la mort de Marsile, l’appel du cor, la prière du héros. Au contraire, Aubert entend présenter sous de vives couleurs la succession des étapes de cette marche au martyre ; il reprend donc les grands moments de la chanson, avec les deux scènes du cor, la blessure mortelle infligée à Olivier par Laugalie (l’algalife). Mais il montre aussi la présence sur le champ de bataille de Baudouin et de Thierry, ce qui renvoie au Pseudo-Turpin, de même que le nouvel appel du cor et la longue prière qui précède la mort du héros :
Turpin 120
« Beau Sire Jhesu Crist, por la cui foi j’ai leissié mon païs, si vig en cez estranges terres por essaucier ta crestienté, et par la cui aide je ai plusors batailles de mescreanz vaincues, et por la cui amor je ai soffert plusors plaies et plusors angoisses et plusors chalors et plusors froidures, et fain et soif, et plusors nuiz veillé, a toi commant je m’ame biau Sire, hui en cest jor. Aussi, beaus Sire, com tu daignas por moi et por les autres pecheors nestre de la Virge et morir en la croiz et sevelir el sepulcre et resusciter au tierz jor, et geter tes amis d’enfer, et montas es ceus qu’en ta deïté ne lessas onques, si veroiement com ce fu voirs, et je le croi, ensi deignes tu m’ame deffendre de la pardurable mort ».
Croniques
Sire Jhesu, comme pour exaulchier ton saint nom et ta digne foy, j’ay laissié mon paijs et sui venu en estrange terre et loingtaine contree exaulcier la crestienté, par ton ayde je ay vainqu mainte bataille de mescreans et souffert pour toy en ce monde maint traveil, paines, escharnissemens, chault, froit, fain et soit, dont a present ay tant que plus ne puis sans recevoir mort. Pour quoy, Sire, a toy je recommande mon ame. Aussi vraiement que tu deignas naistre de la tres glorieuse vierge Marie et pour moy morir en l’arbre de la croix et mis au sepulchre, et par ton plaisir au tiers jour ressusciter et puis monter es sains cieulx en la presence de ta puissante deité que onques ne delaissas, plaise toy, Sire, avoir ma poure et pecheresse ame, garder des perpetueles paines d’enfer. (p. 21-22)
47D. Aubert n’a pas dissimulé cette dualité, ou plutôt cet entrelacement de sources : sans se référer chaque fois de façon précise à l’une ou à l’autre, il fait clairement état de la discordance de ses modèles à propos de Turpin lorsqu’il vient de conter, après la deuxième scène du cor, comment l’archevêque apaise la querelle entre Roland et Olivier :
Moult doulcement les reconforta le bon archevesque, duquel l’istoire parle en double maniere, non mie celle dont ce present livre a été transcript, mais autres que je ay veus. Si n’en sauroie parler a la verité si non ainsi que je le treuve es histoires. Neantmains je le mettray doublement ainsi que je l’ay veu par escript. Et dist l’un d’iceulx livres, lequel est abregié en beau langage de prose, extrait es librairies a Saint Denis par ung nommé au commencement d’iceulx livres, et n’est ja besoing de le nommer deux fois, car la le pourrez trouver, et aussi comment l’archevesque fu a icelle journee et verrez qu’il survesqui le bon empereur, comme tout ce sera cy apres plus amplement declairié, car il porta tesmoingnage de tout celluy voiage d’Espaigne, de la piteuse bataille et desconfiture, et moult d’autres choses. Et l’autre livre dist qu’il moru illec et que, present le duc Rolant, il rendy l’ame, qui moult en fu doulant. Si ne scay lequel croire des deux. Mais je parleray, en continuant la matiere, de premier comment Rolant sonna son cor par le conseil du vaillant archevesque Turpin… (p. 7)
48C’est montrer qu’il connaît, à propos du sort de Turpin, les deux traditions (« je le mettray doublement »), qu’il suit jusqu’ici la version des Roncevaux – il la reprend après cette digression – mais qu’il utilisera également celle du Pseudo-Turpin, vraisemblablement d’après les Grandes Chroniques. Cette affirmation n’exonère pas D. Aubert de toute contradiction, puisqu’après avoir déclaré que sa source première évoque la mort de Turpin, il doit laisser de côté cette question, dans la mesure où il se rapproche ensuite du pseudo-Turpin :
De la mort du noble archevesque Turpin l’istoire ne fera cy aucune mention, tout soit ainsi qu’il fust a icelle journee ou il n’y fust mie, car espoir estoit il demouré en la compaignie de Charlemaine, laquele chose se puet bien faire et croire aussi par ce que cy apres vous devisera l’istoire. (p. 11)
49Mais cette indifférence (« tout soit ainsi qu’il fust a icelle journee ou il n’y fust mie ») masque difficilement le fait que le chroniqueur, dans ce qui précède, a effectivement situé, comme dans la tradition rolandienne, Turpin aux côtés des pairs.
50On notera par ailleurs qu’outre ses deux sources principales, David Aubert manifeste la connaissance de beaucoup d’autres textes. Il nous explique par exemple l’origine de la haine de Marsile en la rattachant, comme le signale V. Guyen-Croquez, à la tradition du Renaut de Montauban :
Et qui demanderoit dont procedoit la premiere hayne que Marcille pouoit avoir vers Rolant, l’istoire racompte que, du temps de Regnault de Montauben, filz du duc Hemon de Dourdonne, ala en Jherusalem et qu’il conquist la cité d’Angorie, Rolant et Olivier, acompaigniés de cinquante mil François furent en une bataille que fist Regnault contre le roy Danemont, la ou furent en aide d’icellui Danemont Marcille, Baligant et Langalie… et en poursieuvant Rolant convoita a trouver Marcille ; et brief il le rencontra ainsi qu’il le queroit, et se combaty a lui moult longuement, car Rolant estoit jenne et puissant, et d’ung coup qu’il cuida occir le paien, Marcille haulça le bras et le mist au devant. Pour quoy Rolant lui coupa le poing, et couvint le Sarrazin habandonner la bataille, et oncques puis n’osa atendre Rolant aux champs. Si fu des icelle heure en avant la haine engendree ou coeur de Marcille a l’encontre du duc Rolant, qui tousjours dura jusques ad ce que le faulx Guennelon et lui traitterent sa mort. (p. 15-16).
51Il s’agit en fait d’une référence à une donnée du remaniement en vers de la chanson de Renaut de Montauban21 (Verelst, v. 27107-118 et 27919-926) et reprise dans la prose amplifiée de 1462. On rapprochera cette référence de la bévue, signalée plus haut, du rédacteur ms. Arsenal 3324, qui fait s’enfuir Agolant d’Angorie, ainsi que de l’affirmation du Galien en prose, manuscrit22 ou imprimé23.
52Par ailleurs David Aubert, après avoir évoqué, selon le Pseudo-Turpin, la découverte du corps martyrisé d’Olivier, passe, sous la forme d’une digression, au récit du gab d’Olivier à la cour de l’empereur de Constantinople et de ses conséquences, la naissance de Galien (p. 43-46), avant de signaler en quelques lignes l’arrivée dudit Galien au camp de Charlemagne :
Fin de compte, Galien exploitta tant qu’il vint ou champ de Charlemaine, et les crestiens plouroient pour ceulx qui estoient mors. Et la vey son pere mort, duquel je parloie quant j’entray en ceste matiere ; et n’y eust homme en toute l’assamblee a qui ne preist pitié pour la grant douleur que l’escuier demena quant il vey son pere mort ; et se il le avoit fort regretté, l’empereur et ses amis n’en avoient pas failly ; et fu Galien en la grace de Charlemaine, car il fu depuis vaillant a merveilles, et au restor d’Olivier servi l’empereur. (p. 46)
53Aubert connaît donc la tradition du Pèlerinage de Charlemagne et de Galien, que les Roncevaux ou le Pseudo-Turpin ignorent ; mais contrairement aux textes conservés, il fait arriver le jeune homme à Roncevaux après la mort de son père et non avant : tous les Galien racontent en effet l’entretien d’Olivier avec son père lors des derniers moments de celui-ci.
54La question qui se pose est de savoir si une telle transformation est l’œuvre du rédacteur des Croniques, ou s’il a pu la trouver ailleurs : nous y reviendrons après avoir étudié la présentation de l’expédition d’Espagne dans le Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse.
55Nous avons réservé pour la fin l’étude de ce texte24, certainement le plus touffu et le plus problématique de ceux que nous avons étudiés. Nettement antérieur, à l’exception des Grandes Chroniques, aux proses que nous avons examinées, l’œuvre de Jean d’Outremeuse (avant 1400), greffier près l’official de Liège, est celle d’un infatigable polygraphe. Outre un lapidaire, on connaît de lui une chronique, la Geste de Liège, dont 53000 vers ont été conservés : c’est l’histoire de cette ville depuis ses origines fabuleuses jusqu’en 1200, ainsi qu’une chronique universelle en prose – notre Myreur des Histors – qui fait appel à des sources multiples, le plus souvent anhistoriques : dans ce texte, dont nous n’avons conservé que trois livres (le quatrième commençait à l’année 1341), la ville de Liège et Ogier le Danois sont constamment à l’honneur. Nous sommes certains par ailleurs, depuis les travaux d’André Goosse, que Jean d’Outremeuse a écrit une chanson de geste d’Ogier le Danois, qu’il évoque à plusieurs reprises dans le Myreur et dont certains passages peuvent être repérés dans le texte en prose25. Comment le chroniqueur liégeois présente-t-il les expéditions d’Espagne, et quelle est la place du Pseudo-Turpin dans son texte ?
56Le Myreur connaît quatre expéditions de Charlemagne en Espagne, qui ne correspondent pas toutes à la tradition turpinienne. La première renvoie, avec un certain nombre de modifications, à la première dans le Pseudo-Turpin ; la seconde regroupe, également avec bien des modifications, les expéditions 2 et 3, avec la bataille de Roncevaux ; la troisième et la quatrième sont très éloignées, au moins en apparence, des données turpiniennes : il s’agit d’une part d’une lutte menée en Espagne contre plusieurs Sarrasins, qui aboutit à une nouvelle conquête du pays, d’autre part de l’histoire contée dans la chanson de geste d’Anseïs de Carthage. Nous reviendrons plus loin sur ces deux dernières parties du texte. Signalons toutefois l’insistance avec laquelle l’auteur défend sa propre version :
Aulcuinez histoires dient que a ceste foys [la première expédition] fut la batailhe en Roncheval26 ; maiz saulve leur dit, car ceste fut la premier de iiii foys qu’il y fust ; a la seconde le trahit Geneilhon en Roncheval ; a la tierce fut couroneit Anseys ; et a la quart fist il la plus grant perde que oncques fut en Espaingne. (l. 2959-64, p. 93)
57Le récit de la première expédition est d’une lecture facile, puisqu’il figure dans l’édition critique d’André Goosse, p. 90-115. Comme le note Louis Michel, « De toute évidence, la narration de Jean d’Outremeuse est apparentée au Pseudo-Turpin27 », notamment pour le point de départ de l’expédition, l’apparition de saint Jacques :
Cil homme estoit plus beau qu’on ne poroit dire, sy arasonnat Charlez en disant : « Que fais tu, beau filz ? » Le roy luy respondit : « Sire, qui es tu qui a moy parolle ? » Et cil dist : « Je suys saint Jacques, apostre de Nostre Seingneur, filz Zebidei et frere a saint Jehan ewangeliste, que Dieu envoiat prechier sur la mere de Galilee ; sy fus occis de part Herodez de s’espee. (l. 2904-910)
58On peut comparer ce début avec celui du Turpin français :
Uns sires, qui plus est beaus qu’en ne peust dire, li aparut par nuit et si li dist : « Que fez tu, mes filz ? » Charles respondi : « Qui es tu, sire ? » Il respondi : « Je sui Jaques, li apostre Jhesu Crist, filz Zebedee, frere Johan l’evangelistre, lequel missires Jhesu Crist deigna eslire par la soe grace sor la mer de Galilee a preescher ses peuples et lequel Herodes ocist d’une espee28.
59Proche du Turpin pour le schéma général du récit, la version de Jean d’Outremeuse, bien qu’elle ne rapporte pas la prise de Pampelune, est beaucoup plus développée que celle de la chronique latine et ajoute des éléments à double fonction : il s’agit d’épisodes qui, d’une part, sont destinés à introduire les protagonistes, surtout Sarrasins, de la bataille de Roncevaux, d’autre part à mettre en valeur Ogier par rapport à – et souvent en opposition avec – Roland.
60Charles conquiert Esturges (Astorga) et surtout lutte contre Marsile, roi de Saragosse, et son frère Baligant ; il les assiège dans une ville nommée Piragoire (peut-être Périgueux), et obtient d’eux leur soumission : les deux rois devront assistance à l’empereur chaque fois qu’il fera la guerre en Espagne (on retrouvera ces deux rois au cours de la deuxième expédition, comme artisans principaux du drame de Roncevaux). On observe aussi l’affrontement d’Ogier avec un homonyme, Ogier le Galicien ; celui-ci est vaincu et tué. Sur le chemin du retour, Aymery de Beaulande conquiert la ville de Narbonne.
61Outre ces additions, on trouve d’autres ajouts qui servent surtout à mettre en valeur Ogier en multipliant ses exploits et en le démarquant d’autres figures. Il peut s’agir d’épisodes cocasses, comme celui où Charlemagne, voulant se divertir au cours du siège de Piragoire, imagine de jouer un tour à Ogier en déguisant vingt de ses chevaliers en Sarrasins et en attaquant avec eux le héros, dont il s’agit de stimuler la vaillance : « Mult grant proesse verait on la, car Ogier est preux et hardy. » (l. 3150-51). Mais l’affaire tourne mal pour les Français, que les Sarrasins attaquent, en dépit de leur déguisement, et dont plusieurs sont faits prisonniers. Ogier, qui survient alors, est un moment victime de la supercherie et se jette dans le mêlée sans distinguer entre chrétiens et Sarrasins : par un heureux hasard, il tue le traître Hardré puis, revenu de sa méprise, attaque les « vrais » Sarrasins et libère les captifs.
62D’autres épisodes mettent surtout en scène la jalousie de Roland à l’égard d’Ogier, peut-être inspirée par la jalousie de Charlot, fils de Charlemagne, pour le même Ogier dans la Chevalerie Ogier. Le jeune homme n’hésite pas à défier le héros et à le forcer à combattre, malgré sa résistance. L’épisode, notamment le duel entre les deux champions et ses conséquences, est très développé (l. 3490-3614) : Ogier est sur le point de tuer Roland, puis il tourne sa colère contre Ganelon et contre l’empereur, mais les barons, menés par Naimes, obtiennent le retour au calme. Les témoins de la querelle démontrent la culpabilité de Roland ; Charles adresse de violents reproches à son neveu, qui reconnaît ses torts, mais se ressentira toute sa vie de son duel avec Ogier, car « il fut affouleis et cloichat toudis du talon » (l. 3611 ; il a en effet été blessé à cet endroit).
63Se pose, à propos de divers types d’additions, la question de savoir si elles sont l’œuvre de Jean d’Outremeuse ou si celui-ci a pu en trouver le modèle ailleurs. On peut supposer avec vraisemblance que les épisodes mettant Ogier en relief sont empruntés à la chanson perdue, à laquelle il est du reste fait allusion au cours de cette première expédition, à propos de la bataille contre Ysoré de Coïmbre :
La commensat une forte batailhe, qui est declaree en la novelle gieste d’Ogier, ou je vous renvoye, car je ne le vueil mie escripre ii foys, car ce seroit grant labeur perdut, et j’ay matiere asseit pour faire mes cronicques. (l. 3345-49)
64Il s’agit en effet, à partir d’une rivalité entre Roland et Ogier, où l’orgueil et la présomption de Roland sont mises en évidence, de renouveler la hiérarchie des héros ou du moins de nuancer la valeur du guerrier de Roncevaux. L’entreprise n’est pas nouvelle, puisque la chanson de Renaut de Montauban l’a déjà mise en œuvre, en faisant de Renaut un personnage égal, sinon supérieur à Roland.
65Reste à savoir si le chroniqueur liégeois invente totalement, soit dans ces épisodes, soit dans l’autre catégorie d’additions, qui contribue à l’amplification de cette première expédition. Cela n’est pas certain, et nous en verrons de sérieux indices à propos de la seconde expédition. Dès maintenant, nous pouvons douter que le thème du tribut accepté par Marsile et Baligant soit entièrement de son cru. En effet le chapitre inaugural de Roncevaux dans le Pseudo-Turpin commence par une indication selon laquelle Marsile et Baligant, envoyés par le sultan de Babylone, résident à Saragosse. « Si estoient il dui molt au commandement Charlemaine et volentiers le servoient29 ». Or il s’agit de la première nomination de ces deux personnages essentiels, et nous ignorons tout de la façon dont ils ont fait leur soumission à l’empereur. La version du Myreur, qui raconte les circonstances de cette soumission, laquelle intervient après un long affrontement, pourrait donc provenir d’une source connue du Pseudo-Turpin, mais sur laquelle celui-ci a fait l’impasse. Peut-être en va-t-il de même en ce qui concerne les exploits d’Ogier.
66La deuxième expédition d’Espagne, qui malheureusement n’a pas fait l’objet d’une édition récente30, regroupe les expéditions 2 et 3 du Pseudo-Turpin, c’est-à-dire les deux guerres contre Agolant et le désastre de Roncevaux, qui occupe à peu près la moitié du récit31. Comme pour la première expédition, on trouvera un schéma général et des passages qui suivent le Pseudo-Turpin, mais aussi de nombreuses additions ou modifications, notamment en faveur d’Ogier.
67Dans la première guerre contre Agolant (éd. Borgnet, p. 109-121), on retrouve notamment le miracle des lances fleuries. Plantées devant les tentes des Français, elles
furent la tote la nuit, entre lesqueis ilh en oit VI.m lanches ou Dies fist appareir tant de miracles que on ne poioit parchivoir le signiffianche jusques a l’estour fais ; car les VI.m lanches fisent rachines et vorent foilhier et fructifier, et li remanans ne fisent point. (p. 118).
68Parmi les nombreuses additions, on trouve l’intervention de deux enchanteurs, dont l’un, Basin, est au service de Charles et prédit dès ce moment la trahison de Ganelon (p. 117), et l’autre, Corbarant, est au service d’Agolant et se montre naturellement inférieur à sa tâche.
69La deuxième guerre contre Agoulant (p. 122-135) permet également de retrouver certains passages du Pseudo-Turpin, comme le miracle des croix rouges qui désigne aux yeux de Charlemagne les combattants chrétiens qui doivent mourir au combat :
Dies li mandat par l’anghe que ilh regardast bien tos ses barons, car ilh trovera I crois vermelhe en front cascon de cheauz qui devoient morir en l’estour (p. 133) ;
70maintenus à l’écart de la bataille par l’empereur, ils n’en trouveront pas moins la mort, comme dans le Pseudo-Turpin.
71Le schéma général de l’action est proche également du Pseudo-Turpin, avec la reconquête par les chrétiens d’Angou et de Bordeaux (qui correspondent à Agen et à Saintes), mais de nombreux épisode de la chronique ont été délaissés, comme la dispute Charlemagne-Agolant ou l’épisode, très rhétorique lui aussi, qui oppose Roland et Fernagut32. On ne s’étonnera pas non plus de voir que c’est Ogier qui finit par tuer Agolant, et non pas Aymery de Beaulande (p. 134, cf. Turpin I, p. 20, l. 73-77).
72Deux différences importantes peuvent être notées par ailleurs. D’une part l’enchanteur Basin joue un rôle beaucoup plus développé encore que dans la première partie. Ses interventions peuvent être farcesques : il endort et déshabille les barons français, puis les fait danser tout nus :
Basins la gens huchat et les mostra la danse ; toutes les dammes que ons pot troveir en l’oust fist ameneir a la danse,
73puis il arrête son charme :
Quant li barons prendent a regardeir, si sont fuis et sont affubleiz leur manteals. (p. 132)
74Mais ces enchantements ont généralement des buts plus honorables et s’inscrivent dans une perspective stratégique : c’est grâce aux tours de Basin qu’Angou est reprise, ainsi que Piragoire, abandonnée par les païens à la suite d’un enchantement.
75On remarquera aussi que l’auteur entrelace l’histoire des préliminaires de Roncevaux avec le second épisode Agolant. Tandis que la guerre se poursuit contre le païen, Ganelon est envoyé auprès de Marsile à Saragosse pour réclamer le tribut auquel il est astreint, démarche parfaitement en accord, on l’a vu, avec la conclusion de la première expédition. Suit une entrevue visiblement inspirée par la tradition rolandienne et qui n’a plus rien à voir avec le Pseudo-Turpin. Ganelon laisse paraître son ressentiment contre les preux, qui l’ont désigné pour ce périlleux message, et Blanchardin est chargé par Marsile de sonder Ganelon ; ce dernier désigne les guerriers qui poussent Charles à la guerre contre les Sarrasins (« Ogier, Rollant, Olivier, Angelier, roi Arestaut », p. 130) et se déclare prêt à les livrer :
Mains si Marsilh le rois me voloit croire, je li liveroie eauz et toz les altres qui vous sont plus contrables. (p. 130)
76Le détail du piège à prévoir est même fixé :
Or feray metre en l’ariere garde touz les hals prinche qui vos sont contrable a XX.m hommes ; et li rois Marsilh serait enbuissiet a LX.m hommes dont ilh envoierait XX.m contre les XX.m Franchois, et li remanans venrait sus, ensi seront li Franchois mors. (p. 131)
77On reconnaît dans ce dispositif le souvenir de l’ambassade de Ganelon auprès de Marsile et du rôle de Blanchandin dans la Chanson de Roland, mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que cette démarche de Ganelon pour réclamer le tribut, démarche qui aboutit au projet de trahison, se trouve aussi dans les Croniques de David Aubert. Des différences existent entre les deux versions, mais l’on peut se demander, en constatant cette parenté de fond, quelle est son origine. Aubert a-t-il pu se servir de Jean d’Outremeuse ? Ou bien exploite-t-il à son tour un matériau rolandien préexistant que nous n’avons pas conservé ?
78Pièce à ajouter au dossier, et signalée par L. Michel, le fait qu’au cours d’une expédition de Charlemagne en Espagne contre Agolant, Ogier, comme dans le Myreur, joue un rôle de premier plan. Cette indication se trouve dans le fragment de manuscrit conservé à Cambridge publié en 1906 par Paul Meyer33 : Ogier affronte et désarçonne Agolant, en des termes presque identiques (v. 98-99 ; III, p. 119). Le texte en décasyllabes nous renvoie au xiiie s. et constitue un modèle plausible pour le Myreur : peut-être en était-il de même pour la double ambassade.
79La narration de Roncevaux commence par une annonce-transition solennelle qui atteste l’importance accordée à la nouvelle section du récit :
Chi commenche de Roncheval la matire tant dolereux, qu’il n’at homme en monde qu’ilh n’en auroit piteit.
De Roncheval commenche l’istour : qui le veult savoir si doit bien entendre, car nos le dirons sans gengle, mains tout veriteit. (p. 135)
80Cette nouvelle séquence associe de façon très étroite traditions rolandienne et turpinienne et y ajoute certains éléments. Elle commence par l’arrivée de Blanchardin, qui apporte au camp de Charles douze « faux otages », exécution de la ruse qu’il avait proposée à Marsile : le Myreur se sépare ici des Croniques, qui reprennent la tradition rolandienne, avec la députation de Blanchardin et une promesse d’envoi d’otages, qui ne sera jamais exécutée. On voit bien comment on peut passer d’un mensonge (promettre des otages sans l’intention de les livrer) à l’autre (remettre des otages qui ne sont que de pauvres hères). Cette fois, Ganelon se contente d’accompagner quelque temps Blanchardin lorsque celui-ci s’en retourne, afin de préciser les détails du piège, mais ne va pas jusqu’au camp de Marsile, contrairement à ce qui se passe dans les Croniques.
81Bien des détails du combat sont empruntés à la tradition rolandienne : joute de douze chrétiens contre douze Sarrasins, qui ouvre la bataille, scènes du cor : Roland n’accepte de sonner qu’à la troisième fois, et le son en est porté par l’ange aux oreilles de Charlemagne (p. 143) : Aubert dit au même endroit « par la grace de Dieu » (p. 7). On ajoutera les circonstances dans lesquelles Olivier reçoit la blessure mortelle (le combat contre l’Algalife, devenu ici Lengalie, comme dans V7, l’augalie, 3269), la blessure infligée par Roland à Marsile, les deux fuites de Ganelon et les circonstances émouvantes dans lesquelles Aude apprend son malheur34. Mais d’autres passages montrent la continuité avec le Pseudo-Turpin.
82Il s’agit notamment de la mort d’Olivier, différente de la tradition rolandienne alors même que la blessure reçue en émane. Olivier, qui est emmené à l’écart de la bataille par Sanson, est attaqué par des Sarrasins qui tuent Sanson et le mettent lui-même à la torture :
et Olivier ont traineit en bois et loiiet a i arbre de iii loiiens des propres cencles de son diestrier, puis ont talhiet del chief jusqu’a tallons tout a coroies. (p. 145)
83Ce trait est au moins inspiré par le Pseudo-Turpin qui, nous le savons, nous montre Olivier découvert après la bataille, mutilé par les Sarrasins, sans qu’on nous explique les circonstances de cette fin dramatique35. Peut-être s’agit-il chez Jean d’Outremeuse d’une intervention type de remanieur (combler une lacune du texte utilisé), mais celle-ci est particulièrement plausible et pourrait figurer dans le modèle suivi par le Myreur.
84Autre proximité entre les deux textes, le rôle de Baudouin, considérablement développé ici, même si l’image ambiguë donnée de lui par le Pseudo-Turpin n’est pas abandonnée (attaqué vigoureusement par les Sarrasins, il s’enfuit un moment « ssous i tiertre », p. 145). Non seulement il est témoin de la mort de Roland, après avoir vainement cherché de l’eau pour apaiser sa soif, et va porter la nouvelle de cette mort, mais il apparaît aussi comme un personnage violemment éprouvé par la trahison de son père. Il refuse au début de la bataille l’idée de cette trahison, lorsqu’un Sarrasin lui annonce le guet-apens préparé36 ; mais les preuves données (la colère de Baligant qui s’aperçoit qu’Ogier, contrairement à ce qui avait été prévu, ne fait pas partie de l’arrière-garde) le convainquent. Arrivé au camp de Charlemagne, il dénie sa filiation avec Ganelon :
« Drois empereres, la vostre suer Berte m’a porteit, mains je ne say qui est mes peires, car je ne fuy onques engenreis de Genelhon le trahitour, et ne suy mie de ses fis. » (p. 149)
85et instruit avec Ogier le procès du traître.
86On notera que, sans confier à Baudouin un rôle aussi important, D. Aubert, contrairement aux Roland rimés et au Pseudo-Turpin, le fait réconforter rudement Charlemagne après la mort des preux :
« Vous qui estes ancien, voulez vous maintenant tenir la condition des femmes et leur coustume ? A elles appertient ce mestier, si vous conseille de le laissier et prenez courage en vous en donnant hardement a voz gens37. »
87ce qui permet un nouveau rapprochement entre les deux textes.
88Signalons enfin qu’Ogier se distingue dans cette dernière partie, ainsi qu’on peut s’y attendre. Il manifeste sa défiance à l’égard de Ganelon au moment où sont prises les dispositions concernant le passage des cols pyrénéens et refuse d’être désigné par le traître pour faire partie de l’arrière-garde, faisant ainsi échouer une partie du plan bâti de concert avec les Sarrasins :
« Se che n’estoit por le roy amisteit, je te feroy gehir la fausseteit que contre nous en chel fait as bresseit, et se li rois me creoit, ilh toy destraindroit, car tu dirois mervelhe ou tu nos as tous vendus, car je vois bien que le fais toy toche, de chu que je ne soy en la compangnie. » (pp. 138-139) ;
89de plus, c’est lui qui tue Marsile (p. 146).
90Ici encore, on notera un rapprochement entre le Myreur et les Croniques : Chez D. Aubert, c’est Ogier qui, en entendant l’appel du cor, conseille d’abord à Charlemagne de faire retourner l’armée, puis de s’assurer de Ganelon38.
91De même, comme dans les Croniques, Galien arrive au camp de Charlemagne après la mort d’Olivier ; le roi le prend d’abord pour un Sarrasin, mais le jeune homme se présente :
« Oliviers m’engendra a vos gais, ma douche mere si m’at tramis chi veoir mon peire qui est mors. » (p. 150)
92Avant de conclure, rappelons, comme l’a montré L. Michel, que deux autres expéditions d’Espagne sont contées par Jean d’Outremeuse. La première, ou plutôt la troisième par rapport au début du récit, présente un affrontement avec plusieurs princes sarrasins, qui sont vaincus et parfois convertis39 : on peut penser à une amplification, reprenant des épisodes précédents, et dont le seul but est d’aboutir au couronnement d’Anseïs ; la seconde (la quatrième) correspond à la chanson de geste d’Anseïs de Carthage. On notera que la prose de l’Arsenal insère elle aussi le couronnement d’Anseïs au milieu de son récit des expéditions d’Espagne.
*
93Pour conclure, on peut envisager les propositions suivantes.
941. Le succès du Pseudo-Turpin jusqu’à la fin du Moyen Âge est patent. Paré dès le milieu du xiie s. du sérieux d’une œuvre historique, écrite dans la langue des clercs et attribuée à un témoin oculaire des faits, l’œuvre devient par sa traduction en français (début xiiie) puis son insertion dans les Chroniques de Saint-Denis (avant 1270) la référence inévitable de tous ceux qui, en français, évoqueront les expéditions de Charlemagne en Espagne et la mort de Roland. Deux siècles plus tard, l’œuvre du juriste de Lausanne-Genève, Jean Bagnyon (vers 1470), l’Histoire de Charlemagne, bientôt imprimée, assure pour quatre siècles auprès des publics les plus divers, la pérennité de la vision turpinienne. Mais d’autres œuvres, comme le Triumphe des neuf preux ou la prose du ms. 3324 de l’Arsenal, reprennent à cette époque, dans des œuvres au succès moindre, le texte de la prétendue chronique.
952. Deux proses de la fin du xive s. (le Myreur) et du milieu du xve s. (les Croniques d’Aubert) méritent une attention particulière, au sens où elles associent le récit de Turpin à d’autres sources, connues pour les unes (les Roncevaux, Anseïs de Carthage) et inconnues pour d’autres (une chanson de geste sur Ogier le Danois, un texte épique sur les guerres en Espagne perdu pour l’essentiel). Les divers éléments que nous avons relevés ne nous permettent aucune conclusion certaine, et nous ne pouvons formuler que des hypothèses, dont les unes paraissent plus plausibles que les autres et présentent un certain intérêt pour situer la place et l’importance des traditions rolandiennes à la fin du Moyen Âge. Ainsi les divergences communes des Croniques et du Myreur avec le Turpin et avec les Roncevaux peuvent s’expliquer soit par l’utilisation du Myreur par Aubert, soit par le recours à une source commune perdue. La première hypothèse est la moins vraisemblable, dans la mesure où le Myreur, dont le caractère wallon est marqué, est très centré sur l’exaltation de Liège et où aucun manuscrit de la Chronique ne semble être entré dans la Bibliothèque des ducs de Bourgogne.
96L’existence de sources perdues paraît aujourd’hui difficilement contestable. Il a existé une version de la Chanson de Roland dont s’est inspiré le Pseudo-Turpin et dont une trace est peut-être conservée dans la chanson sur la guerre d’Espagne dont le fragment de Cambridge ne conserve qu’une très petite partie et dans laquelle Ogier a joué un certain rôle ; mais cette source commune à D. Aubert et à J. d’Outremeuse était peut-être un remaniement plus tardif. Il a existé d’autre part au xive siècle une chanson, œuvre de Jean d’Outremeuse, consacrée à Ogier, dont il ne reste rien. Nous ignorons évidemment si ce dernier texte était entièrement l’œuvre de Jean d’Outremeuse ou s’il utilisait également des sources perdues (pourquoi pas cette chanson sur les guerres d’Espagne ?).
97On ne négligera pas le fait que Jean d’Outremeuse ou David Aubert sont par excellence des compilateurs, c’est-à-dire des écrivains qui aiment à associer entre eux divers textes ; ils peuvent donc, indépendamment l’un de l’autre, avoir abouti à un mélange comparable (les Roncevaux et le Pseudo-Turpin, par exemple). Ce qui surprend, c’est de constater que certaines associations réalisées par des auteurs différents et n’ayant pas a priori de liens entre eux, aboutissent à des résultats identiques, avec des versions qui se distinguent des textes connus : ainsi par exemple de l’arrivée de Galien à Roncevaux après la mort d’Olivier. Dans ce cas, on peut supposer sans trop de légèreté que ce type de regroupement peut avoir existé dans une compilation, en vers ou en prose, antérieure au Myreur et aux Chroniques40.
98Ce qui paraît probable également, en ce qui concerne Jean d’Outremeuse, c’est que nombre des traits nouveaux qui apparaissent dans son texte sentent le remaniement ou l’imitation de récits antérieurs, quels qu’en soient l’auteur et la forme : ainsi des farces ou des enchantements de Basin, des joutes entre deux enchanteurs, qui procèdent peut-être d’une version tardive de la chanson de Basin, mais se situent en tout cas dans la droite ligne de Maugis d’Aigremont.
99Au total, cette étude comparative de la tradition du Pseudo-Turpin à la fin du Moyen Âge témoigne de la richesse et de la variété des traditions relatives aux guerres d’Espagne et à la bataille de Roncevaux, dont certaines, malheureusement, sont destinées à nous demeurer inconnues.
Notes de bas de page
1 La question du rapport entre la Chanson de Roland et le Pseudo-Turpin a été traitée par A. Moisan, « La transposition de la Chanson de Roland dans la Chronique du Pseudo-Turpin : contrefaçon ou sublimation ? », Actes du xie Congrès international de la Société Rencesvals (Barcelone, août 1988), Barcelona, 1990, Memorias RABLB, t. II, p. 81-96. Voir aussi S. López Martinez-Moràs, « De bello Runcievallis. La composition de la bataille de Roncevaux dans la Chronique de Turpin », Romania, 126, 2008, p. 65-102.
2 Texte édité par F. Castets, Revue des Langues Romanes, 1892, p. 417-474.
3 Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, éd. C. Meredith-Jones, Paris, Droz, 1936, p. 86. Le texte de la Chronique sera cité, dans cet article, d’après cette édition.
4 Les Grandes Chroniques de France, éd. J. Viard, Paris, Champion, t. III, 1923.
5 Les Grandes Chroniques de France, éd. cit., p. 160-198.
6 Ibid., livre IV, chap. 12, p. 196-197.
7 Ibid., p. 194.
8 Ibid., p. 3-4. On remarquera que cette déclaration d’intention est proche, en ce qui concerne l’allusion à Turpin, de l’épître à Leoprand.
9 Ibid., p. 36-38.
10 Cité par R. Menéndez-Pidal, La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, Paris, Picard, 1960, p. 526.
11 Les Grandes Chroniques de France, éd. cit., livre IV, p. 199-302.
12 Jehan Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne (parfois dite Roman de Fierabras), éd. H.-E. Keller, Genève, Droz, 1997.
13 Il s’agit par exemple, pour le récit de l’expédition à Jérusalem et à Constantinople, d’une version de la Descriptio, à travers le Chronicon d’Hélinand de Froidmont.
14 Jehan Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne, éd. cit., p. 26.
15 C. Voretzsch, « Sur Anseïs de Carthage. Supplément de l’édition de M. Alton », Romania, 27, 1898, p. 241-269.
16 Arsenal 3324, 1b-c. Il s’agit sans doute ici à la fois de prendre garde aux trahisons possibles (celle de Ganelon ou la ruse de la fille d’Ysoré) et de se défier de ses passions (allusion à la faute d’Anseïs).
17 David Aubert, Croniques et conquestes de Charlemaine, éd. R. Guiette, Bruxelles, Palais des Académies, 1951, 3 vol. La partie relative à la bataille de Roncevaux figure aux t. II, p. 241-277 et III, p. 5-47.
18 Tradition et originalité dans les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert, Nancy 2, 3 vol., mars 2008.
19 Voir la thèse citée, p. 139-145.
20 Nous recourons pour cette traduction à l’édition de R. N. Walpole, Le Turpin français, dit le Turpin I, Toronto, University of Toronto Press, 1985. Ici, chap. 24.
21 Renaut de Montauban. Édition critique du ms. de Paris 764 (R), par Ph. Verelst, Gent, Rijksuniversiteit te Gent, 1988.
22 Voir H.-E. Keller et N. L. Kaltenbach, Galien le Restoré en prose, Paris, Champion, 1998, p. 55, 53 v : « [Marsile] haioit Roland plus que homme vivant, car Roland lui avoict coupé ung poing par davant la cité d’Angorie. »
23 Éd. cit., p. 222 : « C’estoit l’homme du monde que Rolant qu’il [Marcille] haioit le plus pour ce qu’il lui avoit coppé ung bras devant la cité de Engerrie. »
24 L’édition complète de ce texte monumental est ancienne ; elle est l’œuvre d’A. Borgnet et S. Bormans, Ly Myreur des Histors, Bruxelles, 1864-1880, 6 vol. Seule une petite partie a fait l’objet d’une édition moderne, celle d’A. Goosse, Le Myreur des Histors. Fragment du second livre (années 794-826), Bruxelles, 1965 (cette édition contient le récit de la première expédition d’Espagne). L’utilisation des légendes carolingiennes dans le Myreur a été étudiée par L. Michel dans Les Légendes épiques carolingiennes dans l’œuvre de Jean d’Outremeuse, Bruxelles, 1935.
25 Sur cette question, voir A. Goosse, « Ogier le Danois. Chanson de geste de Jean d’Outremeuse », Romania, 86, 1965, p. 145-198.
26 Allusion probable à la tradition rolandienne, pour laquelle il n’est qu’une seule expédition d’Espagne.
27 Voir l’étude de cette première partie dans L. Michel, Les Légendes épiques carolingiennes, op. cit., p. 263-273.
28 Le Turpin français, dit le Turpin I, éd. R. N. Walpole, éd. cit., p. 4, l. 15-21.
29 Éd. cit., p. 32, l. 8-9.
30 On la trouve dans l’édition Borgnet, t. III, p. 109-165.
31 Éd. cit., p. 136-165.
32 Mais l’histoire du géant Ferracutus a été reprise, avec bien des différences par rapport au Pseudo-Turpin, dans un passage intermédiaire entre la première et la seconde expédition d’Espagne (Goosse, Ly Myreur., éd. cit., l. 4753-5058, p. 146-155).
33 P. Meyer, « Fragments de manuscrits français. I : Fragment d’une chanson de geste relative à la guerre d’Espagne », Romania, 35, 1906, p. 22-31.
34 Elle meurt à Orléans, après avoir assisté à l’aveu et au supplice du traître (p. 165).
35 « Oliverum namque ab hac luce in meliore migratum, jacentem super solum terrae eversum, in effigie crucis extensum quattuor palis in terra fixis, cum quattuor retortis fortiter nexum, et a collo usque ad ungues pedum et manuum cultellis acutissimis excoriatum, jaculisque, sagittis, lanceisque, spatis perforatum magnisque ictibus baculorum attritum invenerunt » (Historia Karoli Magni et Rotholandi…, éd. C. Meredith-Jones, p. 207, 209 ; « Si trouverent Olivier mort gisant envers, estendu en croiz, enfichié en terre de quatre piez et lié molt fort de .iiii. harz, et escorchiez de cousteaux aguz des le chief de ci es ongles des mains et des piez, et plaié par mi le cors de lances et d’espees et de darz et de seietes, et tot defroissez de pierres et de bastons » (Turpin I, éd. cit., p. 41, l. 62-67).
36 « Vos trop aveis mespri, car mes peires n’issit onques de gieste de trahitours » (p. 139).
37 Éd. R. Guiette, t. 3, p. 24.
38 Le Pseudo-Turpin ne mentionne pas les conditions de l’arrestation de Ganelon et passe directement à son procès après la victoire sur les Sarrasins (éd. C. Meredith-Jones, chap. XXVI, p. 209, 211). La tradition rolandienne impute à Charles lui-même la décision de s’emparer de Ganelon (Oxford, v. 1816) ou bien à Naimes (Châteauroux, v. 3074).
39 Voir L. Michel, op. cit., p. 286-289.
40 On peut songer aussi à des traditions orales, nourries par l’interprétation déformée d’un texte. Ainsi de la digression faite par D. Aubert, à propos de la mort de Roland : « Et pour ce que pluiseurs dient en parler commun que Rolant ne moru si non de soif, je, quy ay escript ce livre, ne le vueil mie ainsi confermer, car, supposé qu’il eust eu toute l’eaue du monde, il estoit feru tant mortellement que, sans la grace de Dieu, jamais n’en pouoit eschapper » (éd. cit., t. 3, p. 17). Cette tradition est évidemment née de la mention de la soif de Roland dans Oxford laisse 165.
Auteur
Université Paris Ouest – La Défense.
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