Le thème de la mort dans la Chronique de Turpin
p. 87-109
Texte intégral
1Pierre Le Gentil écrit à propos des chansons de geste : « On meurt beaucoup et de diverses manières dans ces poèmes qui ont pour cadre la guerre et exaltent toutes formes d’héroïsme1 ». Omniprésente, la mort l’est aussi dans une chronique comme celle dite du pseudo-Turpin, qui participe de l’œuvre épique et résume et exploite les légendes héroïques du temps. L’auteur s’inspire de celle de Roncevaux telle qu’elle est relatée dans le Roland d’Oxford, mais aussi sans doute d’œuvres plus anciennes. Sous l’effet de cette influence de l’épopée sur l’écriture historiographique, le thème de la mort prend alors un relief nouveau, différent de sa représentation telle que la conçoit l’historiographie moderne. Le Pseudo-Turpin contient, outre les combats topiques, « des scènes de deuil et de mort, une série d’enterrements suivie d’une liste de cimetières célèbres, etc.2 » : autant de sujets qui soulignent le lien étroit entre chronique et épopée tout en posant, par cette place essentielle qui est donnée dans le texte au fait même de mourir, la question de la signification de la mort dans l’œuvre.
2Puisque le genre de la chronique au Moyen Âge fait des emprunts incontestables à l’épopée dont la structure temporelle est poétiquement close et s’ouvre peu au caractère aléatoire et imprévisible de la succession historique, la première question qui s’impose à nos yeux est celle de la temporalité de l’œuvre. Dans le Pseudo-Turpin, nous retrouvons, semble-t-il, une structure telle que paraît notamment la concevoir la Chanson de Roland. En un sens, le temps historique s’inscrit dans une linéarité prédéterminée, celle de l’histoire du salut. Le devenir humain s’intègre dans la perspective eschatologique de la fin des temps qu’évoque Roland dans le débat théologique qui l’oppose à Ferragut :
« Non solum, inquit Rotolandus, Dei Filius a mortuis resurrexit, verum etiam omnes homines, qui fuere ab inicio usque ad finem, sunt resurgendi ante eius tribunal. »
(CPT, cap. XVII, p. 212)
3À une échelle plus restreinte, l’histoire relatée par la chronique s’insère brièvement sur cette même ligne, entre les deux apparitions de saint Jacques et de saint Denis. Le court temps de l’œuvre appartient donc au drame universel orienté vers la victoire ultime de la chrétienté3. Mais, à l’intérieur de cette temporalité, une certaine structure cyclique figure la répétition de la lutte. Dans la Chronique du pseudo-Turpin se dessine l’incessant recommencement des affrontements entre chrétiens et Sarrasins, que permet aussi peut-être le procédé de compilation. L’auteur exploite effectivement des légendes différentes4 : la signification profonde de cet assemblage n’est-elle pas que l’histoire se réalise à travers la même lutte toujours recommencée ? Quoi qu’il en soit, cette temporalité singulière reste une temporalité historique, située entre la conjoncture et le temps cosmique. Nous pouvons dès lors nous demander quelle place y est accordée à la mort. Pourquoi le texte ne se contente-t-il pas de références au caractère public du remplacement des morts par les vivants ? Les décès sont habituellement outrepassés par l’histoire, où les rôles ne sont jamais laissés en déshérence. Qu’en est-il dans notre chronique ?
4Si la mort tient de fait une place privilégiée dans ce livre IV, c’est qu’elle est un instrument favorable aux différentes visées de l’auteur. Elle entre aussi bien dans la conception chrétienne de l’histoire de l’humanité que dans la perspective morale traditionnelle, grâce au rapport qu’elle entretient avec le sacré. Expression du verdict divin, elle participe donc d’un univers ordonné dont nous nous satisfaisons sans réflexion. Elle ne peut alors apparaître comme une béance redoutable, un objet d’angoisse, indicible et inintelligible dans son essence qui est néant, mais elle se montre au contraire pleine de sens et justifiée par une lecture chrétienne du monde. Exalter la mort, exalter la guerre, telle est peut-être en effet l’une des fins de la Chronique du pseudo-Turpin, qui se clôt sur un appel à la Reconquête.
LA MORT ET LA TEMPORALITÉ
5Certaines morts sont détaillées par le narrateur qui plonge dans leur intimité, en fait même des moments primordiaux du récit, tandis que d’autres sont évoquées dans un ensemble ou – s’il s’agit du décès d’un personnage particulier – traitées rapidement sans que le narrateur ne s’y attarde. La place qu’elles occupent est donc d’abord différente du point de vue de la « durée » de l’énoncé vis à vis du temps de l’histoire. L’on peut différencier par exemple la rapide mort des Sarrasins récalcitrants après l’effondrement des murs de Pampelune et la mort du roi Charles qui fait quant à elle l’objet de tout le chapitre XXXII. En nous appuyant sur les catégories que Gérard Genette distingue – ellipse, sommaire, scène et pause – le premier récit de mort serait quasiment de l’ordre de l’« ellipse », puisque la longueur du texte narratif est infiniment moindre que le temps de son contenu effectif. La mort de Charlemagne se rapproche au contraire du « sommaire », puisque les circonstances de son décès nous sont plus longuement relatées, plus détaillées aussi. Une attention est portée avec précision à la mort du personnage dans son intimité même.
1. Morts en arrière-plan, mort des héros
6La chronique est largement influencée par l’épopée et toutes deux ont certains motifs et schémas narratifs en commun. La place plus ou moins grande accordée aux différentes morts s’explique peut-être par la distinction entre la trame narrative et l’exploit solitaire, entre l’arrière-plan des actions héroïques et ces actions elles-mêmes, destinées à faire événement. Il convient de se pencher ici sur la question du statut du héros vis-à-vis de la collectivité. Les morts de Charlemagne et de Roland sont assurément mieux mises en valeur que celles d’autres chrétiens considérés dans leur ensemble, comme le montre cet exemple où le nombre de guerriers tués est donné dans sa globalité :
Die vero illa agitur utrorumque pugna in qua occisi sunt quadraginta Christianorum milia.
(CPT, cap. VIII, p. 205)
7L’on sait tout ce que la chronique doit au genre épique : elle reprend sans aucun doute le modèle d’héroïsme proposé par la chanson de geste depuis le Roland d’Oxford. Le héros est au cœur de l’action collective menée par les chrétiens, et va jusqu’à incarner la lutte de ses semblables pour le triomphe du bien. Il prend en charge les peurs et les aspirations de la collectivité, comme le souligne Dominique Boutet :
Les héros ne présentent d’intérêt qu’au regard de la communauté qu’ils défendent ou mettent à mal, et sont moins conçus comme des personnages que comme les supports de réalités qui les dépassent : valeurs, interrogations, terreurs de cette communauté.5
8La mort héroïque, en ce sens, représente les autres morts. Puisque le héros tire sa justification de la solidarité de son groupe, sa perte figure et condense la charge signifiante de la perte de chaque chrétien au cours de l’implacable combat. Le chapitre XXIII de la chronique, qui relate la mort de Roland, nous paraît le démontrer à merveille dans la mesure où la situation des chrétiens telle que l’évoque le héros dans ses prières, est tout à fait analogue à la sienne : « Nunc autem pro te manibus Sarracenorum perhempti jacent6 », dit-il de ses compagnons tombés. Tout se passe comme si sa propre disparition incarnait la leur, dans le récit. Sa mort focalise l’attention du narrateur, elle est un moment fondamental de l’histoire. Mais elle renvoie, sublimée sous les projecteurs de la narration, à l’épreuve qui a été celle de la communauté chrétienne. À propos de lui-même, le preux déclare :
« Domine Ihesu Christe, pro cuius fide patriam meam dimisi in hisque barbaris horis ad exaltandam christianitatem tuam veni, (…) innumeras alapas, ruinas, vulnera multa […] pertuli. »
9et il ajoute, s’agissant de ses compagnons :
« De longinquis partibus in his barbaris horis ad expugnandam gentem perfidam (…) advenerunt. »
(CPT, cap. XXIII, p. 219)
10L’analogie même des tournures souligne l’identité des situations. L’agonie de Roland est donnée comme une image, sinon le modèle, de la situation des guerriers disparus à Roncevaux.
11Dans ce statut particulier du héros de la chanson de geste, qui dans le récit prend en charge la lutte universelle, se trouve peut-être l’explication de la distinction entre les morts développées par la narration, et celles reléguées pour ainsi dire en arrière-plan. Mais il est sans doute possible d’aller plus loin dans l’interprétation. Si la plongée dans l’intimité de la mort est compréhensible dans notre chronique qui adopte le modèle héroïque épique, le temps historique, de l’ordre de la longue durée, n’y en a pas moins sa place. On y voit notamment à l’œuvre la suite des générations. De la mort considérée de loin dans un large ensemble à celle vue de près dans ses moindres détails, c’est donc toute une représentation de la temporalité historique qui se joue. Elles véhiculent toutes deux une conception commune de l’histoire et de la place qu’y tient l’individu.
2. Une représentation de la temporalité
12Si l’on observe la structure temporelle à l’œuvre dans la chronique, on remarque un schéma linéaire qui se déroule néanmoins selon un principe de répétition-variation. La multiplication des campagnes de Charlemagne en Espagne fournit une image réduite de la structure qui régit le monde, celle de l’affrontement continu du bien et du mal jusqu’à la fin des temps. Un passage du chapitre III est très éloquent à cet égard, car il met l’accent sur le renouvellement incessant de la guerre :
Quasdam tamen ex prefatis urbibus alii reges galli et imperatores theutonici ante Carolum magnum adquisierunt, que postea ad ritum paganorum converse sunt, usque ad eius adventum. Et post eius necem multi reges et principes in Yspania Sarracenos expugnarunt.
(CPT, cap. III, p. 202)
13Cette vaste construction idéale de l’histoire de l’humanité rend nécessaire au récit qui la figure de manière quasi métonymique, le procédé de répétition. Dès lors, la mort nous semble réintégrer la place qui doit être la sienne dans une écriture de l’histoire, celle de maillon essentiel dans la chaîne des agents historiques, comme l’est selon toute apparence la mort de Charlemagne dans la citation ci-dessus. Mais en réalité, elle représente plus qu’un événement engageant le remplacement de tel ou tel participant : elle est fondamentalement nécessaire au caractère cyclique de la lutte des chrétiens et des Sarrasins. Chaque expédition de l’empereur a son grand nombre de tués dans les deux camps. Dans le chapitre VIII qui relate la bataille de Saint-Facond au cœur de la seconde campagne de Charlemagne, cent Sarrasins périssent, puis deux cents, puis deux mille. Le jour suivant, nous dit le texte, ce sont quarante mille chrétiens qui trouvent la mort. Ainsi doit s’opérer la continuation de l’histoire, de mort en mort, de victoire en victoire, jusqu’à la fin du monde. La perte de personnages qui ont une place plus marquée dans le récit est également significative. La mention du décès de chaque chef païen, notamment, joue un rôle important dans la structure cyclique : elle met moins l’accent sur l’universalité de la lutte que sur son implacable renouvellement. Toujours, un roi Sarrasin succède à un autre. Aigoland apparaît au chapitre VI et meurt au chapitre XIV :
Arnaldus de Bellanda […] trucidavit ac precipitavit omnes ad dexteram et levam, quousque pervenit ad Aigolandum qui in medio illorum erat, et potenter propria spata illum peremit.
(CPT, cap. XIV, p. 210)
14Au chapitre XVI, c’est Fourré, un prince Navarrais, qui défie Charles. Puis Ibrahim de Séville et Almansour de Cordoue l’attendent pour une bataille au terme de laquelle le premier mourra et le second se convertira (chap. XVIII). Les Sarrasins de la bataille de Roncevaux sont dirigés par Marsire, tué ensuite par Roland, et par son frère Béligant qui prendra alors la fuite. Les représentants de la gent païenne se succèdent donc au fil des campagnes, confirmant ainsi la structure, à la fois orientée et cyclique, du devenir humain. Mais celle-ci exploite aussi la suite des générations. André Moisan remarque en effet dans son étude critique, la présence du père de Roland à la tête de l’armée française au chapitre VIII :
Sans doute l’auteur, pensant à l’épopée prochaine du prestigieux Roland, estime-t-il utile de donner à son père une place chronologiquement vraisemblable7.
15Or le duc Milon périt à la bataille de Saint-Facond, abandonnant ainsi à son fils la place de héros. La mort s’inscrit donc naturellement dans le tiers temps historique, cependant la chronique donne à sa place dans l’histoire une signification qui révèle aussi une conception épique de la temporalité.
16En quoi les décès des héros, qui sont des points d’acmé de la narration, font-ils valoir une même représentation de la temporalité historique ? L’agonie de Roland, la disparition de Charlemagne, ne semblent pas en effet être mises en récit pour justifier un quelconque renouvellement. Ces morts paraissent au contraire être décrites pour elles-mêmes. Elles sont l’occasion d’un retour sur la vie du personnage et dans cette mesure apportent un éclairage sur l’individu. La mort détaillée met donc en valeur l’engagement individuel du héros chrétien dans l’histoire collective. Les lamentations de l’empereur sur la perte de Roland présentent le guerrier, entre autres qualificatifs, comme un « destructor Sarracenorum, defensor Christianorum ». Elles expriment ainsi le rôle qu’il a tenu dans la lutte guerrière entre chrétiens et païens. À la mort de Charlemagne, l’accent est mis principalement sur les actions religieuses de l’empereur, sur ses dons accordés à l’Église :
Intellexi eadem die Karolum ab hac luce fuisse migratum et subsidiis beati Iacobi, cuius ecclesias multas edificaverat, ad superna regna merito subvectum.
(CPT, cap. XXXII, p. 225)
17Si dans les deux cas la contribution du personnage diffère par sa nature, elle n’en est pas moins un apport personnel à la lutte pour la gloire de la chrétienté. Or la mort est l’instant même où la vie s’érige en totalité, devient un tout fini et clos. C’est à partir de sa mort que le temps de l’individu fait donc définitivement partie du devenir commun, y prend sa place et son sens. Ce temps, qui est désormais une unité, s’inclut dans le drame universel. La plongée dans l’intimité de la mort du héros est par conséquent l’occasion de souligner son engagement particulier au service de la foi – engagement qui doit être celui de tout chrétien –, et d’inscrire ce dernier quelque part sur l’axe entre la Rédemption et la Parousie. A. J. Gourevitch écrit justement que
La vie éphémère de chaque individu se déroulait sur le fond du drame historique dans lequel elle s’imbriquait et dont elle recevait un sens nouveau […]. La lutte de l’histoire universelle entre le bien et le mal était la propre affaire de tout croyant8.
18Elle l’est d’autant plus pour celui qui prend effectivement part à la guerre religieuse. La mort des héros nous semble donc reliée de manière signifiante à la temporalité historique : elle montre comment le devenir se construit en se fondant sur la participation de chaque individu, et notamment de chaque combattant de la guerre sainte, au drame qui se joue dans le monde.
19Mais dans la Chronique du pseudo-Turpin, si l’agonie du héros est l’occasion de faire le bilan de ses actions, elle se présente également comme martyre. La mort qui fait événement exprime donc aussi le poids du surnaturel divin derrière l’histoire, en béatifiant en quelque sorte le guerrier. Les décès de Roland et de Charlemagne dans la chronique évoquent ceux de l’hagiographie et valorisent, au-delà de leur engagement individuel dans l’histoire humaine, la place qui est accordée dans celle-ci à l’histoire sacrée.
20Le martyre entraîne la sanctification du personnage auquel il est infligé. L’agonie est un temps fort des Vies de saints « par le lien qui existe très tôt entre mort et sainteté », mais c’est le martyre surtout qui est « un modèle idéal de mort sainte et glorieuse, aboutissement et couronnement d’une vie vouée à Dieu9 ». En ce sens, celui du guerrier enchâsse la présence du sacré dans l’histoire humaine que construisent d’abord des affrontements militaires terrestres. Le héros se fait saint parce que, envoyé de Dieu et portant la marque de son élection, il agit et meurt pour Lui avant toute chose. Charlemagne est élu de Dieu ; c’est à Son service qu’il doit libérer la terre espagnole des Sarrasins, comme le lui annonce saint Jacques :
« Tibi notifico, quia sicut Dominus potenciorem omnium regum terrenorum te fecit, sic ad preparandum iter meum et deliberandum tellurem meam a manibus Moabitarum inter omnes elegit. »
(CPT, cap. I, p. 201)
21L’engagement du héros dans la lutte implique donc un rôle du surnaturel divin dans l’action terrestre. Mais c’est par excellence au moment de la mort, dans la Chronique du pseudo-Turpin comme dans de nombreuses épopées, que saint et héros ne font plus qu’un. On imagine communément la vie du premier se dérouler sur fond d’ascétisme permanent, se nourrir d’une aspiration à l’éternité le poussant à se tourner vers le ciel, tandis que celle du second est ancrée ici-bas – et sa vocation toute autre, puisqu’il s’agit pour lui de participer à l’action collective. La mort-martyre est justement l’occasion de faire du preux guerrier un miles Christi, de révéler ainsi son lien avec le sacré, et par là même de manifester la présence divine dans l’écoulement du temps humain. Cela permet de rendre co-présentes la temporalité sacrée et la temporalité empirique. Alain Boureau10 voit dans l’hagiographie un moyen « de recueillir les fragments et les météores du sacré » : son insertion dans la chronique, ou plutôt son influence sur elle, « donne [alors] un sens au déroulement infini du temps ». Le martyre révèle le sacré et, ce faisant, donne sa signification et son orientation au temps historique.
22Le récit que le Pseudo-Turpin fait de la mort de Roland érige bien celui-ci en héros-martyr. Dans son étude, André Moisan parle notamment d’« agonie chrétienne », de « passio ». Tout cela peut être mis en valeur par la comparaison avec le Roland d’Oxford : la chanson de geste comme la chronique célèbrent par exemple les mérites de l’épée Durendal, mais la première met plus l’accent sur la dimension militaire et politique de son usage, tandis que la seconde vante une arme sainte au service de Dieu11. « Tantes batailles en camp en ai vencues » dit le Roland de la chanson au v. 2306, avant de faire la liste des villes et des pays conquis grâce à l’épée aux v. 2322 à 2334. En revanche, le Roland de notre chronique s’exclame :
« O quociens nomen Domini nostri Ihesu Christi per te vindicavi, quociens Christi inimicos perempti, quot Sarracenos per te trucidavi »
(CPT, cap. XXII, p. 218)
23Sa position même indique une agonie plus pieuse : ce n’est plus celle du chevalier couché « mort conquérant » mais celle d’un gisant regardant le ciel, écrit André Moisan. On peut lire en effet dans le texte d’Oxford :
Turnat sa teste vers la paiene gent :
Pur ço l’ad fait que il voelt veirement
Que Charles diet et trestute sa gent,
Li gentilz quens, qu’il fut mort cunquerant12.
24Ce souci de manifester sa bravoure n’exclut pas la pensée de Dieu ni l’humilité chrétienne lorsqu’il demande le pardon de ses péchés ; il n’en reste pas moins que « les préoccupations terrestres tiennent une grande place dans son esprit13 ». Le Roland turpinien est plus clairement présenté comme le chrétien exemplaire qui a exalté la foi chrétienne. Ses dernières pensées vont à Dieu et au Christ, non à ses conquêtes, sa patrie ou son lignage. Il meurt pour Dieu comme il a vécu pour Lui, aussi est-il « à la fois héros prestigieux et martyr exemplaire14 ».
25Charlemagne, reflet de saint Jacques, réunit lui aussi à sa mort les deux idéaux de l’héroïsme et de la sainteté. Pour Alain Boureau, le modèle hagiographique se définit notamment par l’élection divine, la sanctification par les œuvres et la glorification par la mort. L’empereur, du point de vue du Pseudo-Turpin, répond à ces trois exigences. Il est choisi par Dieu, accomplit toutes sortes de fondations pieuses, mais surtout, en miles Christi, il meurt des suites des souffrances causées par sa lutte pour la foi :
Per eundem nuncium didici ab ipso tempore, quo ab Yspania recessit, usque ad diem mortis sue sedule egrotum illum fuisse.
(CPT, cap. XXXII, p. 225)
26Saint Jacques fut lui-même un saint guerrier. Par sa conquête militaire, Charlemagne marche dans ses traces15. Son rôle est de délivrer une terre que l’apôtre évangélisa le premier ; or il atteint à son tour la sainteté à sa mort, ce dont témoignent les signes annonciateurs de cette disparition : « Et hec signa ante letum eius per tres annos contigisse audivi16 ». Ces phénomènes étranges le désignent en effet comme le héros d’une Vita. Dieu peut modifier le cours des choses et accomplir des miracles, mais ces derniers ne concernent habituellement que des personnages d’exception. Comme l’écrit M. de Combarieu,
Certains d’entre eux ont une portée hagiographique et rappellent ceux des vies de saints et de la Légende Dorée. La sainteté d’un héros peut être rendue manifeste par des circonstances miraculeuses entourant sa mort17.
27Tel semble être le cas pour Charles. Les chapitres XXIII et XXXII, qui relatent le décès des deux preux, se concluent sur la même évocation de leur qualité de martyrs :
Beati Rotolandi martiris anima beata a corpore egreditur (…). Nunc igitur illum [Charlemagne] esse participem in corona martirum prefatorum credimus, quorum labores illum cum eis sustulisse scimus.
(CPT, cap. XXIII et XXXII, p. 219 et 226)
28La mort, dans la Chronique du pseudo-Turpin, est donc un temps fort de la présence du sacré. Elle s’inscrit de fait dans une représentation double de la temporalité, à la fois historique humaine – où elle manifeste l’inévitable recommencement de la lutte et met en valeur l’engagement total de l’individu –, et sacrée – dans la mesure où elle sanctifie le guerrier de Dieu. Aussi a-t-elle toute sa place dans l’écriture épico-historique.
LA MORT ET LE DIVIN
29Il semble que notre chronique souligne de manière récurrente le poids du jugement divin au moment de la mort. Nous venons de parler du martyre : le choix divin s’y dévoile, puisqu’il s’agit pour le héros d’obtenir la gloire céleste, « coronam eterne retribucionis18 ». Cette mort est donc un profit de l’âme, l’assurance du passage vers l’au-delà et de la sainteté. Mais en réalité, la signification que prend le décès de tel ou tel personnage dépend de la signification de la cause qu’il a servie. L’on peut schématiquement distinguer, sous la plume du pseudo-Turpin, les morts-glorifications qui sont principalement les morts-martyres, et les morts-châtiments. Les deux sont des temps forts de l’intervention de Dieu, mais leur perspective est différente. Néanmoins, comme nous allons le voir, la Chronique du pseudo-Turpin exploite également le motif de la mort-châtiment dans un but plus simplement moralisateur, comme une punition des péchés. En définitive, quelle que soit la perspective adoptée, la mort est dans l’œuvre un motif littéraire et métaphysique – au sens où elle a trait au surnaturel –, qui manifeste le point de vue divin sur les personnages et leurs actions. En cela, elle illustre les deux visées principales de l’auteur : faire valoir l’idéal militaire chrétien d’une part, et de l’autre une morale qui soit plus de circonstance.
1. La mort au service de l’édification
30L’auteur de la chronique se soucie d’apporter des leçons, en même temps qu’il relate les événements pseudo-historiques des campagnes de Charlemagne en Espagne. Ces enseignements édifiants peuvent être parallèles au récit principal des combats : tel le chapitre VII, qui raconte l’anecdote d’un mauvais homme ayant dépensé l’aumône faite par son cousin mort. Mais à bien d’autres moments « la morale traditionnelle rejoint l’actualité telle que Turpin-Picaud la construit, avec des arrière-pensées qu’on devine19 ». Au chapitre XII par exemple, des chrétiens qui ont pris la fuite sont tués par leurs ennemis. Leur mort prend place dans la lutte contre les Sarrasins, mais la raison donnée par le narrateur rejoint pourtant la morale traditionnelle. C’est d’abord une question de lâcheté, de manque de courage dans le combat, attitude que le pseudo-Turpin semble considérer comme un véritable péché : « qui pro Dei fide volunt pugnare, (…) si retro reversi fuerint, in viciis turpiter moriuntur20 ». À plusieurs reprises, le ton que prend la chronique se durcit et l’on glisse vers l’exemplum. Les anecdotes se veulent édifiantes, sont porteuses d’une valeur morale chrétienne qui engage le lecteur à bien se conduire. Par ailleurs, comme le souligne André Moisan, « le combat des armes devient le symbole du combat contre les vices21 ». Ce glissement allégorique vers la lutte intérieure est récurrent. Citons-en un exemple :
Sicut illi, qui ad aliena spolia revertentes presentem vitam perdiderunt et necem turpe acceperunt, sic religiosi quique qui seculum dimiserunt et ad terrena negocia postea inflectuntur, vitam celestem perdunt et mortem perpetuam amplectunctur
(CPT, cap. XV, p. 210)
31Le couple vices/vertus s’insère donc dans la représentation épico-historique que fait le Pseudo-Turpin de la guerre en Espagne. D’ordinaire, du point de vue de la guerre religieuse et de sa dimension ordalique, la mort-châtiment ne s’applique qu’au peuple infidèle. Mais ici le narrateur n’hésite pas à faire de la mort la punition du vice. Or cela implique nécessairement qu’il en fasse aussi le moment d’une manifestation du jugement divin. C’est à la mort du pêcheur que s’impose le point de vue de Dieu sur ses actes : le mauvais cousin du chapitre VII, par exemple, est damné à jamais (« Demones vero eius corpus ibi eiecerant, animamque ad tartara rapuerant22 ») ; c’est là l’effet de la vengeance divine : « malis factis divini Iudicis vindicta proxima esse solet23 ».
32Par ces sortes d’exempla, l’auteur de la chronique invite son lecteur à combattre ses vices, en rendant manifeste le regard de Dieu sur les actions des hommes. Dans son travail d’édification, il se sert aussi du modèle exemplaire proposé par Charlemagne. À la fois héros et saint, l’empereur aura pourtant échappé de peu à la damnation éternelle. Au chapitre XXXII, Turpin voit passer une cohorte de démons désireux d’emporter l’âme de Charles en enfer. C’est peut-être là une allusion non explicite à l’inceste qu’aurait commis l’empereur avec sa sœur, et dont Roland serait le fruit. C’est finalement sur la balance du jugement divin que se joue l’avenir de son âme :
Gallecianus (…) capite carens tot ac tantos lapides et ligna innumera basilicum suarum in statera suspendit, quod magis appenderunt bona quam eius comissa.
(CPT, cap. XXXII, p. 225)
33L’on doit certainement en conclure que les fondations pieuses sauvent le chrétien de la damnation. Le chapitre XXXII installe un quasi suspens – à quoi l’empereur est-il destiné ? –, instrument de l’intention édifiante du texte. C’est que la mort n’est pas à elle seule un châtiment : bien au contraire, elle se transforme en glorification pour Charlemagne qui est en définitive emporté dans le royaume des cieux. Le texte de la chronique n’est pas toujours précis à cet égard. Il peut faire de la seule perte de la vie la punition d’un vice – comme dans le cas des guerriers pilleurs –, mais il indique à plusieurs reprises que la nature réelle du châtiment divin est la chute de l’âme en enfer, ou « mort éternelle ». La véritable mort à craindre est la « mauvaise mort » (« malo fine »), fin de la vie de l’âme, tandis que la résurrection permet au bon chrétien de goûter la vie céleste (« vitam celestem »). Une distinction s’impose donc entre « vitam celestem » et « mortem perpetuam24 ». Le pseudo-Turpin joue surtout sur la peur de cette dernière pour exhorter le lecteur à être vertueux et à multiplier les dons pieux. Mais tout se décide in fine au moment du Jugement, et c’est bel et bien le motif de la mort qui est par excellence l’outil de la visée édifiante, par l’intervention du choix divin qu’il implique.
2. La mort dans la représentation de la guerre sainte
34La Chronique du pseudo-Turpin va bien au-delà, cependant, de cette perspective morale traditionnelle. La lutte pour la chrétienté a d’abord pour ligne directrice la guerre religieuse contre l’Islam, qui s’inscrit dans la temporalité historique et sacrée évoquée en première partie. Or c’est dans ce cadre, bien plus encore que dans celui des exempla, que la mort manifeste le point de vue et la puissance du divin. La guerre fonctionne de manière manichéenne, sur des schémas binaires : victoire/défaite, vie/mort ; et concevoir le cours des choses selon l’alternative restreinte du triomphe ou de l’échec est caractéristique de la matière épique médiévale – notamment de la chanson de geste, mais aussi de la chronique qui nous intéresse. Dans la mesure où elle envisage le devenir humain comme un cheminement vers la réalisation du royaume de Dieu et l’éradication du mal, elle a besoin de ce motif guerrier à l’issue implacable. Qui plus est, elle présuppose l’action de la main de Dieu transcendant les stratégies humaines : la guerre apparaît donc comme une véritable ordalie du devenir.
35Le résultat de la lutte, victoire pour les uns, défaite pour les autres, est, dans une perspective divine, le signe du triomphe de la vérité chrétienne. Le Pseudo-Turpin répartit en effet les forces à l’œuvre selon les deux pôles du tort et du droit, exactement comme le Roland d’Oxford. L’ouvrage porte en cela le même regard sur le monde que l’épopée. L’idée est exprimée explicitement à plusieurs reprises :
« Pugnabo […] tali pacto quod si lex nostra magis Deo est placita quam vestra, ut nos convincamus vos, et si lex vestra magis valeat quam nostra, ut vos convicatis nos »
(CPT, cap. XII, p. 208)
36dit Aigoland à Charlemagne. Et le narrateur de conclure deux chapitres plus tard, après le triomphe des chrétiens :
Quapropter patet quia lex christiana omnes ritus et leges tocius mundi excellit sua bonitate.
(CPT, cap. XIV, p. 210)
37Le rôle de la mort dans ce système est fort simple : la partie défaite est celle qui essuie les plus grandes pertes. Cette situation est présentée comme l’issue du choix divin devant deux parties dont l’une est explicitement dans l’erreur. M. de Combarieu souligne à juste titre, étant donné le sens de la guerre religieuse, que « les combats sont souvent précédés de disputes théologiques25 ». Nous en trouvons deux dans le Pseudo-Turpin. Le débat de Roland et Ferragut aboutit à une impasse qui appellera le jugement de Dieu, sur la question de la résurrection des morts. Le dialogue finit donc lui aussi par une résolution ordalique :
« Tali igitur pacto, inquit Ferracutus, tecum pugnabo, quod si verax est hec fides quam assertis, ego victus sim, et si mendax est, quod tu victus sis »
(CPT, cap. XVII, p. 213)
38Le géant est tout naturellement vaincu, lui qui représentait dans cette disputatio l’infidèle par excellence, le païen dans le tort. La mort qui punit les Sarrasins est le signe de leur culpabilité fondamentale. On pourrait en effet se poser la question, à la lecture d’un débat comme celui qui se déroule entre Roland et Ferragut : que les païens se trompent implique-t-il absolument leur culpabilité ? Leur erreur est-elle nécessairement du côté de la faute à châtier ? Mais l’implacable issue des combats dans lesquels ils périssent tous presque sans exception26, semble bel et bien révéler leur tort. La mort apparaît donc comme un châtiment divin, mais aussi comme la marque indubitable de la culpabilité qu’il y a à ignorer Dieu.
39C’est aussi pourquoi la bataille épique s’accommode mal d’une issue qui ne serait pas fatale. En d’autres termes, il est impensable que le Sarrasin coupable échappe à l’alternative : mourir ou se convertir. Le dessein de Dieu qui se dessine derrière les événements de l’histoire humaine est avant tout l’éradication totale du mal dans le monde. Aussi notre chronique accepte-t-elle mal la survie des Sarrasins après une bataille. Au moins faut-il qu’ils se retrouvent sous la domination politique des chrétiens. Mais la plupart du temps, le choix est plus restreint : à Pampelune par exemple,
Sarracenos vero qui babtizari voluerunt ad vitam reservavit, et qui renuerunt illos gladio trucidavit.
(CPT, cap. II, p. 202)
40Le schéma se répète au début du chapitre XIX, où Charlemagne fait périr tous les nouveaux convertis de Galice retournés au paganisme.
41Comment surmonter la contradiction entre les massacres perpétrés apparemment en toute justice par les chrétiens, et la loi du décalogue « Tu ne tueras point » ? C’est que, selon toute apparence, tuer un infidèle devient un acte qui plaît à Dieu. Le peuple chrétien, nous dit le pseudo-Turpin, est appelé à régner sur toutes les nations du monde (« Ihesus Christus […] super omnes gentes totius mundi eam dimonari instituit », chapitre XII). L’interdiction de tuer ne s’applique donc certainement qu’à l’intérieur de ce peuple élu. Les Sarrasins, marqués, tyrannisés par le péché, n’appartiennent pas semble-t-il à l’humanité en marche vers le Salut – qui se confond en l’occurrence avec le christianisme. Comme l’écrit Pierre Le Gentil à propos des chansons de geste, dont on retrouve l’influence dans la Chronique du pseudo-Turpin :
L’héroïsme guerrier pouvait se présenter comme la manifestation prestigieuse d’un christianisme militant ; dès lors conquérir, massacrer (…) devenait une ambition27.
42Mais le jugement divin se matérialise aussi par l’accession à la vie éternelle, lorsque le guerrier chrétien meurt malgré tout dans la bataille. Celui-ci conquiert la gloire céleste en combattant pour la foi. Ainsi le texte présente-t-il sa mort comme un accès heureux au statut de martyr, une récompense que le Seigneur offre à qui a souffert en son nom. Le miracle qui se répète par deux fois dans la chronique, celui des lances qui reverdissent, est un signe envoyé par Dieu aux futurs soldats tués. Avec ces miracles évoquant l’écriture hagiographique, il est donc à nouveau question de la mort-martyre ; mais nous voulons à présent souligner la valeur de gratification que le texte lui attribue. Lorsque l’auteur évoque la « palme du martyre », le verbe introducteur appartient toujours au lexique du gain, de l’obtention ou du don : « martirii palmam Dei fide accepturi erant » (chapitre VIII) ; « palmam martirii adeptus est » (chapitre VIII) ; « accepturi erant martirii palmam pro Christi fide » (chapitre X) ; « martirio coronantur » (chapitre X). Ces verbes impliquent une instance supérieure donatrice. Tout fonctionne en quelque sorte selon un système de don et de contre-don. Le guerrier accepte l’épreuve de la guerre et de la mort dans le but de répandre la foi chrétienne dans le monde ; en contrepartie il gagne une place dans le royaume des cieux et la béatitude éternelle. La gloire du martyr apparaît donc comme une véritable grâce de Dieu. C’est pourquoi Roland à l’agonie prie pour ses compagnons morts : il invoque la clémence du Seigneur qui, seul, peut les couronner. Il vante le mérite des guerriers dans l’espoir de le voir récompensé. Il s’adresse à Dieu pour attirer son regard sur la difficulté des épreuves traversées, et conclut :
« Mitte archangelos tuos sanctos super illos, qui eorum animas eripiant de regionibus tenebrarum et perducant eas in celestibus regnis, quatinus una cum sanctis martiribus tuis regnare valeant tecum sine fine. »
(CPT, cap. XXIII, p. 219)
43Le rapprochement qu’il effectue entre les guerriers chrétiens tués au combat et les « saints martyrs » rappelle une fois de plus le motif du miles Christi. Même si la plupart des soldats chrétiens, anonymes, ne correspondent pas au modèle hagiographique impliquant l’élection individuelle et la sanctification, ils ne rejoignent pas moins, par la barbarie de leur mort et par la grâce divine, le rang des martyrs couronnés. Joseph Bédier disait voir effectivement dans l’épisode de Roncevaux, cette récompense divine aux guerriers de la foi :
Le Liber sancti Jacobi […] achemine tous [les héros], épris du même désir, vers le tombeau de Galice, puis les ramène vers Roncevaux, afin que l’apôtre, à cette suprême étape, leur donne à tous à la fois leur récompense, la joie d’être martyrs, et qu’ils renaissent ensemble à la lumière éternelle28.
44Dans une autre perspective que celle de la mort-châtiment, il semble donc que la mort-martyre, occasion d’une glorification, participe elle aussi à l’ordre des choses voulu par Dieu. Pour le chrétien engagé dans la guerre sainte, « la mort même sera une victoire puisqu’elle est l’assurance du salut29 ». L’épreuve ne va pas sans cette gratification, signe de l’attention que Dieu porte à ses combattants. La représentation de la guerre religieuse se construit ainsi sur cette double polarité, cette double signification de la mort, selon la cause servie par les individus.
45Le motif se trouve au centre des perspectives principales de la Chronique du pseudo-Turpin. Mais nous pouvons aller plus loin encore : dans la mesure où, châtiment ou récompense, elle est toujours hautement signifiante, son omniprésence même échappe à l’absurdité. Comme nous l’avons déjà souligné à propos de la temporalité, le monde épique a un sens, donné par Dieu. Morts et massacres ne sont donc pas les éléments d’un chaos mais participent à l’intelligibilité de l’univers. Le tout peut entrer alors au service de l’idéologie des croisades.
LA MORT ET LE CHRÉTIEN
46L’absence d’interrogation à l’égard de la guerre et de la violence des massacres vient peut-être, en partie, de la singularité de l’écriture de la chronique. D’un point de vue contemporain, l’histoire est une tentative de compréhension et d’explication des événements. Il ne s’agit pas de subsumer les faits sous des lois a priori, mais bien d’« opérer des colligations, retracer des relations intrinsèques à d’autres événements30 ». La forme explicative est un réel enjeu car le devenir ne s’organise pas en système. C’est pourquoi la guerre n’est pas a priori nécessaire, elle n’est jamais qu’un résultat. Au contraire, dans la chronique, dont la perspective à cet égard semble identique à celle de l’épopée, il s’agit moins d’expliquer l’enchaînement causal que d’illustrer et de justifier le sens de l’histoire. Celle-ci n’y est pas ouverte à un avenir imprévisible : elle est orientée par la main de Dieu. L’auteur de la chronique n’interroge donc pas le monde, mais justifie par son œuvre le caractère inévitable de la victoire de la chrétienté sur les forces du mal. La guerre s’offre alors comme cause première, comme « loi suprême de l’univers31 ». À la lumière de cette nature inéluctable de la lutte, la mort répandue et multipliée devient intelligible, échappe à la cruauté de l’absurdité.
47Le Pseudo-Turpin, comme au fond tout récit épique médiéval, cultive une familiarité sans heurt avec la mort. Dans la conception du monde qu’il véhicule, tout élément, même douloureux, est à sa place : le fait de mourir lui-même a cette paradoxale positivité. Il est pensé de manière apaisée parce qu’il a une signification. La mort n’est pas pour l’homme médiéval, et qui plus est pour le chrétien, une béance du sens, un indicible, l’objet d’un questionnement sans fin. Elle n’est pas l’absolu négatif. Au contraire, la foi chrétienne la rend acceptable par la croyance en la résurrection, et l’héroïsme militant l’érige en valeur – ce que nous a clairement montré le thème du martyre.
1. La mort acceptable
48La pensée néo-testamentaire est bien sûr présente au cœur de ce texte rédigé par un clerc. En deçà de sa signification épique, mourir est donc d’abord envisagé du point de vue chrétien. Or, pour le fidèle, l’apaisement et l’absence d’angoisse à la pensée de la mort découlent d’une double perspective : la vie d’un homme appartient à Dieu seul, et l’espoir de la résurrection oriente le regard du croyant vers un bonheur éternel.
49La mort fait partie intégrante de la condition humaine à partir de la Genèse et du péché originel : « Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière ». Nul homme, désormais, n’échappera à sa propre fin. Dans la controverse qui oppose Roland et Ferragut, il est aisé pour le premier de convaincre son adversaire que le Christ est mort sur la croix, dès lors qu’est posé le principe de son humanité. Puisque le Fils de Dieu est né en tant qu’homme, il devait naturellement mourir : « Si natus est ut homo, igitur mortuus est ut homo ». Et Roland d’ajouter : « Quia omnis qui nascitur, moritur32 ». Peut-être est-ce aussi pourquoi il parvient à tuer son gigantesque ennemi. L’étrangeté de Ferragut, remarquons-le, ne donne lieu à aucune explication. Son invincibilité partielle est posée comme un état de fait. On retrouve évidemment là un motif mythologique bien connu, celui du talon d’Achille. Or chez le personnage mythologique, c’est cette faiblesse qui rappelle l’homme dans le héros. La merveille de sa résistance trouve ses limites dans une capacité toute humaine à mourir. Quelle que soit la nature de Ferragut, et bien qu’elle reste mystérieuse, il garde donc une part d’humanité qui permet à Roland de triompher de lui. Si l’on excepte, par cette interprétation, les questions d’ordalie et de jugement divin, l’épisode montre que la mort est l’horizon de toute créature humaine. Cette perspective néanmoins ne révolte pas le fidèle, car pour lui vie et mort viennent de Dieu. Cette idée selon laquelle le Seigneur préside aux destinées permet au chrétien d’envisager plus sereinement sa propre finitude. Pour le héros épique qui possède la foi, « la mort, aussi douloureuse qu’elle soit, n’est jamais prétexte à une révolte contre Dieu33 » remarque M. de Combarieu ; car rien ne sert de lutter contre les décisions divines. C’est également ce que nous dit le Pseudo-Turpin au chapitre XVI : Charlemagne tente vainement d’y sauver ses guerriers destinés à périr dans la bataille en les cachant dans son oratoire. Mais l’on est élu à la mort, elle n’est pas le fait du hasard, témoin la marque que le Seigneur accepte de faire apparaître sur les cottes de maille : « apparuit rubeum signum Dominice crucis in humeris moriturorum ». Puisqu’elle échappe à l’aléatoire, elle est corrélée avec la notion de destin. Elle a l’implacabilité du verdict divin :
Quam incomprehensibilia sunt iudicia Dei et investigabiles vie eius ! Quid plura ? Peracto bello et perempto Furre cum tribus milibus Navarrorum scilicet et Sarracenorum, quos custodia retruderat Karolus, repperit exanimatos.
(CPT, cap. XVI, p. 210)
50En ce sens, le chrétien doit accepter de mourir. Par ailleurs, l’espérance en une vie éternelle s’ajoute à cette pensée raisonnée de la mort. La chronique, qui dans sa visée édifiante conçoit si sereinement la perte de la vie, n’y fait pas exception. Elle décrit notamment toutes sortes de rites funéraires chrétiens qui supposent la foi en la résurrection.
51La seule mort inacceptable est la perte de l’âme, la mort spirituelle. C’est ce qu’indique la prière de Roland au Seigneur : « animam meam liberare digneris ab eterna nece34 ». Aussi l’angoisse qui subsiste devant la fin de la vie n’est-elle liée qu’au jugement de Dieu. En revanche, l’assurance d’une résurrection au moins possible des héros n’est jamais remise en question dans le Pseudo-Turpin. L’on peut même parler d’un optimisme serein : comme nous l’avons déjà évoqué à propos des déplorations de Charlemagne, le preux mort au combat est imaginé vivre désormais dans le royaume céleste. La chronique est remplie de données religieuses et ecclésiastiques dont l’épopée a moins le souci. L’accent mis sur les prières, les pratiques funéraires, est un indice de la place et de la signification de la mort au sein de la communauté chrétienne, indépendamment de toute dimension épique. Or il manifeste hautement la confiance des croyants en la rédemption et la résurrection. Parmi les détails singuliers qui sont un ajout par rapport au Roland d’Oxford, se trouve la mention de la communion du héros au matin de sa mort :
Acceperat ipse Rotholandus die eodem eucaristiam et delictorum suorum confessionem a quibusdam sacerdotis, antequam ad bellum properaret.
(CPT, cap. XXIII, p. 218)
52Pour qui risque de périr au combat, l’administration de ce viatique est une aide qui lui permettra de ressusciter le jour du jugement. Cécile Treffort souligne ce rôle de l’eucharistie donnée peu avant le décès : « En recevant à son dernier instant le corps et le sang de son Seigneur, le fidèle participe pleinement à la rédemption et, de ce fait, à la résurrection35 ». En mentionnant cette pratique, notre chronique lie donc étroitement mort et promesse de résurrection. Tous les honneurs rendus à Roland après sa mort vont aussi en ce sens. Au chapitre XXV, quelques vers tirés des épitaphes de Venance Fortunat sont pleins de cette assurance36. Les funérailles sont décrites comme un ensemble de chants (« cantibus »), de pleurs (« luctibus ») et de prières (« precibus »), ce qui fait partie des normes rituelles de l’Église pour la célébration du décès d’un chrétien. Or pour Cécile Treffort, l’insistance sur la solennité du rite funéraire s’intensifie après le xe siècle, indice justement d’une foi plus vive en la résurrection. Les mentions de l’embaumement et de l’ensevelissement au chapitre XXVII sont peut-être moins significatives à cet égard37. Mais l’évocation des cimetières sacro-saints et des sépultures des héros ont bien un sens chrétien. Qu’est-ce, en effet, que les « cimiteria » du chapitre XXVIII où sont inhumés un grand nombre de morts ? Cécile Treffort rappelle que le sens initial du terme coemeterium – le dortoir – a évolué pour désigner un lieu communautaire d’inhumation, jardin ou petite église ronde. Mais son étymologie reste porteuse de sens : « le mot de cimetière est employé de manière pertinente pour rappeler la fonction première du lieu, rassembler les fidèles et leur offrir le repos après le décès, en attendant la résurrection38 ».
53Les détails des pratiques funéraires chrétiennes dans le texte rappellent cette confiance collective en la vie éternelle, et apportent au lecteur chrétien – toujours dans une visée édifiante sans doute – une image de la mort dénuée d’angoisse. Cependant, l’évocation des sépultures ecclésiastiques où reposent les héros de la chronique prend une autre signification dans le contexte du pèlerinage vers Compostelle.
2. La mort exaltée et l’entreprise de propagande
54L’on sait que le clerc qui a rédigé le Livre de saint Jacques appartient à la mouvance de Cluny, ordre qui organisait semble-t-il des pèlerinages vers Saint-Jacques de Compostelle. C. Meredith-Jones écrivait à propos de cet ouvrage : « On ne peut guère expliquer son existence et sa nature que par ses rapports avec cette voie [le chemin de Saint-Jacques] et avec les pèlerins qui la fréquentaient39 ». Tout s’y trouve pour aider matériellement et spirituellement les voyageurs qui se rendaient en pèlerinage en Galice. Or la chronique indique elle aussi à sa manière des lieux saints méritant d’être visités en cours de route. Roncevaux, Blaye, Belin, Bordeaux, Arles, deviennent des sanctuaires dignes de l’attention du pèlerin. L’auteur n’hésite pas d’ailleurs à vanter leur intérêt. Dans cette perspective, la mention des sépultures chrétiennes des héros prend une nouvelle signification. On pourrait presque parler de la valeur touristique que les guerriers morts et enterrés confèrent aux lieux évoqués. Comme André Moisan le note, en effet, l’auteur utilise pour le retour en France de l’armée de Charlemagne après l’épisode de Roncevaux, deux routes du Guide du Pèlerin : la via Turonensis et la via Egidiana40. Le lien avec le pèlerinage de Compostelle est donc bien une préoccupation du rédacteur de la chronique. Or ce sont les héros morts qui servent ainsi les intérêts religieux et touristiques des villes mentionnées. La mort est transcendée et perd son caractère angoissant dès lors qu’elle s’incarne dans ces sanctuaires, eux-mêmes introduits dans « l’orbite resplendissante41 » du pèlerinage. Elle échappe à l’oubli des cœurs car, grâce aux sépultures, le souvenir des défunts s’ancre dans la durée à travers le rituel répété du voyage à Compostelle. Dans ce contexte, les sanctuaires confèrent donc une double valeur : d’attraction aux villes et d’immortalité aux héros tués, dont la mémoire sera perpétuée par le pèlerinage.
55Mais la Chronique du pseudo-Turpin ne se contente pas de donner à la mort une place acceptable : elle l’exalte, la rend presque enviable, et cela dans une perspective apologétique que soulignent les critiques contemporains. L’ordre de Cluny exhortait à la croisade vers l’Espagne42. Selon toute apparence, Picaud en tant que membre de cet ordre cherche lui-même à promouvoir la reconquête ; aussi le motif de la mort dans la guerre doit-il recevoir un éclairage optimiste. Si le dessein de l’auteur est d’« encourager la reconquête franco-espagnole des villes et des terres opprimées par la domination arabe43 », c’est dans le dernier appendice, la lettre du pape Calixte, que la guerre carolingienne devient un exemple explicite pour les croisés. Elle « établit avec vigueur le lien entre la “croisade” de Charlemagne et celle que mit en branle le pape Urbain II en 1095 » : « Telle est en somme la raison d’être du livre IV au sein du Liber sancti Jacobi44 ». Le pseudo-Calixte assure que l’Église réserve de grandes récompenses à ceux qui s’engageront dans les expéditions espagnoles comme l’ont fait auparavant l’empereur Charles et l’archevêque Turpin, et il réitère la promesse faite par Urbain II au concile de Clermont, offrant aux croisés le pardon des fautes et l’assurance de la gloire éternelle :
Hoc idem et nos corroboramus et affirmamus, ut omnes qui aut in Yspania, aut in Iherosolomitanis horis ad expugnandum gentem perfidam […] perrexerint, […] nostra benedictione apostolica ab omnibus peccatis de quibus sacerdotibus suis confessi et penitentes fuerint, absolvantur et benedicantur, et in celestibus regnis una cum sanctis martiribus qui ab inicio christianitatis usque ab finem seculi martirii palmam ibi acceperunt vel accepturi sunt, coronari mereantur.
(CPT, Appendix D, p. 229)
56Par conséquent la chronique, relatant un épisode ancien de la guerre sainte que poursuivront ensuite les croisés, est aussi le cadre idéal d’une exaltation de la mort au service de la foi. Turpin, le narrateur du livre IV, n’est-il pas déjà celui qui, dans le Roland d’Oxford, crie aux Français : « Se vos murez, esterez seinz martirs, / Sieges avrez el greignor pareïs45 » ? La Chronique du pseudo-Turpin, dans la mouvance clunisienne, appelle implicitement à tomber en luttant pour la foi chrétienne. La figure du héros sanctifié qui engage la co-présence de l’histoire humaine et de l’histoire sacrée, l’image du martyre comme récompense divine, l’assurance d’un ordre du monde que prouve à plusieurs reprises le caractère d’ordalie des affrontements : autant d’éléments qui concourent à donner de la mort une image optimiste – car au cœur des voies divines –, et qui peuvent persuader de participer à la gloire de la chrétienté et de gagner celle de Dieu, même en courant à sa propre perte dans la lutte contre le mal. La chronique vise à l’apologie du combat, et le combat s’accompagne de la mort. « Nous comprenons pourquoi toutes les histoires tendent à illustrer la guerre et les vertus guerrières au lieu de la piété et de l’humilité qui forment la matière exclusive des autres parties du Codex46 », écrit très justement C. Meredith-Jones. Mourir même doit devenir une ambition. Ce qui confirme avec force notre idée première : la mort occupe une place exacerbée dans l’écriture épico-historique de la chronique, par rapport à ce qu’elle représente dans l’histoire telle que nous la concevons aujourd’hui. Car, en plus de l’idéologie chrétienne sous-jacente qui tend à la mettre en relief comme moment significatif de la présence du sacré, le Pseudo-Turpin, en œuvre de propagande militaire et religieuse, l’érige en véritable valeur. Notre chronique manifeste un « serein optimisme spirituel47 ». La vision de la guerre qu’elle soumet au lecteur reste relativement idéalisée. L’action de Charlemagne et de son armée est proposée à l’imitation, aussi chaque chapitre devient-il une annonce de la victoire imminente des chrétiens. La dimension d’ordalie est sans faille ; même le massacre de Roncevaux pousse en dernier lieu l’empereur à retourner en Espagne et exterminer les infidèles. Jamais n’apparaît le spectre du doute. Pour couronner le tout, chaque épisode s’achève par le don de la palme du martyre, la dernière étant celle qu’obtient Turpin lui-même selon le récit du pape Calixte : « Modo coronam victorie obtinet in celis, quam multis laboribus adquisivit in terris48 ». Cette idéalisation de la mort gagne jusqu’à sa description détaillée, notamment dans le cas de l’agonie de Roland. Pas de mention de souffrance, mais le don total de soi à Dieu accompagné de gestes et de paroles rituelles :
Misit manus suas super occulos, et tribus vicibus similiter ait : et oculi isti conspecturi sunt. Et rursum, apertis occulis, cepit ascipere celum, et omnes artus suos et pectus signo sancte crucis, munire et dicere »
(CPT, cap. XXIII, p. 219)
57C. Meredith-Jones notait, avec un peu de lyrisme :
Combien l’occasion était favorable à la description de la mort d’un martyrcroisé ! Et quel parti on pouvait tirer, pour frapper les imaginations et émouvoir les cœurs, du grand nombre de ceux qui, mourant pour la foi, méritèrent ainsi la récompense céleste49.
58La guerre, donc, ne peut ni ne doit être figurée comme un tourbillon inintelligible ou un déchaînement dionysiaque de violence. Du moins la violence s’informe-t-elle dans le récit de la guerre sainte. La mort est toujours significative, nous l’avons vu. Verdict divin, châtiment ou récompense, elle échappe au domaine de l’arbitraire qui est peut-être, à nos yeux de modernes, ce qui fait son horreur. D’un autre point de vue, l’idéologie de la reconquête permet d’orienter en les canalisant et en les élevant en dignité, les instincts violents de la société féodale. En somme, la mort dans la Chronique du pseudo-Turpin échappe au chaos qui est son essence première.
*
59La chronique, telle que se présente celle du Pseudo-Turpin, s’avère un genre de littérature historiographique particulière qui tend vers le recueil d’actes héroïques, attestant par là que l’histoire à ses débuts ne se distinguait pas du « mémorable ». Or parmi les gesta dignes de mémoire, la mort occupe une place naturellement privilégiée, et cela d’autant plus dans le cadre de la guerre sainte où elle couronne l’action du héros en faveur de la chrétienté. À la fois simple maillon dans la chaîne des rôles toujours renouvelés, et point d’acmé d’une vie héroïque au service d’intentions politiques et religieuses, elle est plus ou moins placée sur le devant de la scène dans le texte du Pseudo-Turpin, mais y fait toujours profondément sens.
60Les héros qui peuplent la chronique ne craignent donc pas de mourir. Leur courage physique et moral, leur foi en Dieu et l’espérance de la vie éternelle, finissent par instaurer entre le guerrier et la mort cette familiarité. Mais surtout, la nécessité de tuer ou d’être tué fait sens dans le cadre guerrier qu’est celui des campagnes espagnoles de Charlemagne. Car la mort n’est pas représentée dans le décours gris de la vie quotidienne et régulière, mais dans la vision très littéraire, au fond, qui est celle de l’œuvre, où la temporalité est téléologique et se construit à partir de la continuité d’une lutte. Dans la mesure où cette guerre universelle est une loi première essentielle du monde, elle outrepasse les destins singuliers, s’impose à l’individu comme mouvement d’un univers dont il n’est pas la cause. Dans cette perspective de lutte, la mort a non seulement sa place – et peut être exaltée comme un fait hautement héroïque digne de la gloire du martyre –, mais elle échappe aussi à l’altérité absolue. Représentée à travers son lien irréductible avec la guerre, elle ne peut être isolée de la vie d’action qu’elle achève. Châtiment ou glorification, elle manifeste in fine le rôle joué par l’individu de son vivant dans l’affrontement qui le dépasse. La mort est pensée de concert avec la vie, toutes deux étant inscrites dans le déroulement d’une même temporalité signifiante.
61Par conséquent – et qui plus est grâce à l’apaisement apporté à l’idée de mort par la pensée chrétienne et la foi en la résurrection –, elle échappe à la monstruosité absolue, elle n’est jamais cet au-delà de tout ce qui peut être dit. Elle existe partout au cœur de l’état guerrier. Elle ne se singularise pas, ne s’incarne pas dans une figure objectivée qui représenterait face au héros la puissance de mort dans son altérité radicale. La Chronique du pseudo-Turpin diffère peut-être en cela du roman, où la mort se projette parfois sur des supports terrifiants, monstres ou doubles impitoyables du chevalier, où elle est en quelque sorte figurée par un Autre absolu. L’altérité est bien le fait des Sarrasins dans la chronique qui nous intéresse ; mais il s’agit, semble-t-il, de l’altérité du mal, du tort, et non de la mort personnifiée. Cette dernière transcende les forces en présence : Sarrasins et démons sont des créatures distinctes, et le trépas des chrétiens peut faire partie du dessein divin, comme c’est le cas au chapitre XVI. Le mal s’objective dans la figure de l’ennemi, de l’Autre, mais la mort reste quant à elle prise dans le mouvement de la vie et des actions individuelles ou collectives. En somme, l’auteur de la Chronique du pseudo-Turpin n’en fait pas un objet indépendant, support de l’angoisse et de l’indicible. L’exaltation de l’héroïsme dans les chroniques et poèmes épiques ne prédispose pas à s’interroger sur le sens de la mort comme part distincte et terrifiante de l’individu, dont seule une projection imaginaire permettrait de cerner la radicale altérité.
Notes de bas de page
1 P. Le Gentil, « Réflexions sur le thème de la mort dans les chansons de geste », Mélanges Rita Lejeune, Gembloux, Duculot, 1969, t. II, p. 801.
2 C. Meredith-Jones, « Introduction, II », Historia Karoli magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, Paris, Droz, 1936, p. 48.
3 Nous pouvons citer à cet égard la remarque de F. Suard à propos du temps de la chanson de geste : « Sans mettre en doute une tension proleptique vers la fin de l’histoire, on songe plutôt à la reconnaissance par le jongleur d’une puissance mythique du temps qui en empêche toute saisie exhaustive, et ne peut s’entrevoir que par éclairs. » (« La chanson de geste comme système de représentation du monde », Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1994, p. 33).
4 Cf. A. Moisan, Le Livre de saint Jacques ou Codex Calixtinus de Compostelle : étude critique et littéraire, Paris, Champion, 1992. Le chapitre II de la CPT, sur Pampelune, par exemple, exploite d’après lui une matière ancienne : « une légende sur la guerre d’Espagne devait circuler depuis quelques temps avant le début du xiie siècle […] que ne connaît pas la tradition représentée par la Chanson de Roland mais exploitée et remaniée par les chansons conservées de L’Entrée d’Espagne et de La Prise de Pampelune » (p. 167). Pour la campagne contre Aigoland, la chronique remanierait « un très ancien poème sans doute assonancé » (p. 168) lui-même à l’origine de la chanson d’Agoland. De la même manière, un poème antérieur aurait narré le siège de Cordoue (chapitre XVIII du Pseudo-Turpin) : « La Chanson de Roland en fait mention et notre chronique brode » (p. 175). Au chapitre XI, enfin, la récupération de tous les grands noms de l’épopée manifeste « un engagement au maximum des forces de l’empire contre la puissance païenne » (p. 170).
5 D. Boutet, La Chanson de geste, Paris, PUF, 1993, p. 262.
6 CPT, cap. XXIII, p. 219.
7 A. Moisan, op. cit., p. 168.
8 A. J. Gourevitch, Les Catégories de la culture médiévale, Paris, Gallimard, 1983, p. 143.
9 C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort : christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 30.
10 A. Boureau, L’Événement sans fin : récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 20-21.
11 Pour une comparaison proprement poétique des deux textes, cf. A. de Mandach : « L’ouvrage de Turpin est-il vraiment une “chronique en prose” ? Une comparaison entre l’art poétique de Turpin et Turoldus », Actes du Ier Congrès international de la Société Rencesvals (21-25 juillet 1959), Cahiers de Civilisation Médiévale, III, 1960, p. 71-75
12 La Chanson de Roland, éd. G. Moignet, Paris, Bordas, 1969, v. 2360-2363
13 M. de Combarieu du Grès, L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste des origines à 1250, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1979, t. 2, p. 583.
14 A. Moisan, op. cit., p. 185.
15 Le narrateur va jusqu’à faire de Charlemagne un reflet guerrier du Christ. Cela montre à quel point l’héroïsme va de pair, pour l’auteur, avec l’idéal chrétien – raison pour laquelle le héros doit à sa mort acquérir la sainteté : cf. chapitre XI : « Ut enim Dominus noster Ihesus Christus una cum duodecim apostolis et discipulis suis mundum adquisivit, sic Karolus rex Galliorum et imperator Romanorum cum his pugnatoribus Yspaniam adquisivit ad decus nominis Dei », (CPT, cap. XI, p. 207)
16 CPT, cap. XXXII, p. 225. Ces signes sont : le noircissement de la lune et du soleil, l’effacement de son nom sur les murs d’une basilique, l’effondrement d’une galerie, l’embrasement d’un pont de bois, et enfin le passage d’une flamme sous les yeux de Charles lui-même.
17 M. de Combarieu du Grès, op. cit., p. 536.
18 CPT, cap. I, p. 201
19 A. Moisan, op. cit., p. 187.
20 CPT, cap. XII, p. 208.
21 A. Moisan, op. cit., p. 187.
22 CPT, cap. VII, p. 204.
23 Ibid.
24 Toutes ces expressions sont tirées du chapitre XV.
25 M. de Combarieu du Grès, op. cit., p. 536.
26 Voir par exemple les chapitres VIII, XII, et XXVI.
27 P. Le Gentil, art. cit., p. 806.
28 J. Bédier, Commentaires sur la Chanson de Roland, Paris, Piazza, 1927, p. 12-13.
29 M. de Combarieu du Grès, op. cit., p. 585.
30 P. Ricoeur, Temps et récit, t. I : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 268.
31 D. Madelénat, L’Épopée, Paris, PUF, 1986, p. 71.
32 CPT, cap. XVII, p. 212.
33 M. de Combarieu du Grès, op. cit., p. 581.
34 CPT, cap. XXIII, p. 219.
35 C. Treffort, op. cit., p. 55.
36 « Te tenet aula nitens, nos lacrimosas dies/ […] Ad paradisiacas epulas, te cive reducto » (CPT, cap. XXV, p. 221). S. Labarre montre que les épitaphes de Fortunat, travaillées par les figures du paradoxe et de l’antithèse, sont le lieu textuel où « la mort se change en vie et les ténèbres en lumière », (« Vie terrestre et vie céleste dans les épitaphes mérovingiennes de Venance Fortunat », Les Pierres de l’offrande 2, Zurich, Akanthus, 2003, p. 101-107).
37 Il s’agit avant tout, semble-t-il, d’actes matériellement nécessaires. Les techniques d’embaumement servaient à traiter principalement les dignitaires et les hauts personnages morts en croisade, pour permettre leur voyage jusqu’à leurs obsèques. La pratique sera interdite en 1300 par Boniface VIII dans son decretum de sepulturis. Quant à l’ensevelissement, il n’est pas présenté dans le chapitre XXVII avec un sens spécifiquement chrétien, mais comme forcé en partie par les circonstances : « Alter alterum ibidem sepeliebat, alter usque ad Galliam vel ad proprium locum amicum suum deferebat, alter portabat illum quousque in putredine verteretur et tunc sepeliebat », (CPT, cap. XXVII, p. 222).
38 C. Treffort, op. cit., p. 144.
39 C. Meredith-jones, op. cit., p. 47.
40 Cf. A. Moisan, op. cit, p. 181.
41 C. Meredith-Jones, op. cit., p. 64.
42 Certains établissent même d’ailleurs un lien étroit entre pèlerinage et croisade, comme le montre cet extrait : « Les grands abbés de Cluny ont organisé, dès le xie siècle, les processions de fidèles vers la Galice. C’était un moyen de ravitailler la catholique Espagne dans sa croisade perpétuelle contre le Maure. De ces pieux visiteurs, beaucoup lavaient leur péché dans le sang des mécréants » (Vies des saints et des bienheureux selon l’ordre du calendrier, VII, Juillet, par les RR. PP. Bénédictins de Paris, Paris, Letouzey, 1949, p. 612).
43 A. Moisan, op. cit., p. 165.
44 Ibid., p. 183.
45 La Chanson de Roland, éd. cit., v. 1134-1135.
46 C. Meredith-Jones, op. cit., p. 68.
47 P Le Gentil, art. cit., p. 803.
48 CPT, Appendix A, p. 227.
49 C. Meredith-Jones, op. cit., p. 71.
Auteur
CIHAM, Université Lumière Lyon 2 - ENS-LSH.
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