Laudatio Turpini
Simples réflexions sur la Chronique du pseudo-Turpin
p. 69-85
Texte intégral
1La Chronique de Turpin une « imposture1 » ! Son auteur un « faussaire2 » ! Il semble que cette partie du Liber Sancti Jacobi ait joué de malheur au regard de la critique moderne.
2Elle ne peut évidemment pas satisfaire les exigences scientifiques contemporaines des historiens ; il est patent, de ce point de vue, qu’elle ne peut être qu’un faux. Si on la met en parallèle avec les chroniques quasi-contemporaines de la première croisade par exemple, force est de constater des intentions de rédaction radicalement différentes : un chroniqueur qui a vécu les événements qu’il relate peut commettre des erreurs factuelles, peut manquer de recul, peut se laisser influencer par des a priori idéologiques, peut extrapoler dans ses commentaires ; du moins lui accordera-t-on le bénéfice de la sincérité et ce sera alors de la responsabilité de la critique historique de retrouver la « vérité » objective, de la cerner, de la préciser, mais aussi de découvrir ce que ses infléchissements, les analyses, commentaires ou descriptions qu’elle a suscités de la part du chroniqueur, peuvent révéler du contexte politique ou social, voire de la personnalité de l’auteur.
3Un simple regard sur l’Historia Turpini (puisque tel est le titre qui se lit3 au fo 163 ro du Codex Calixtinus) prouve que l’on est en présence d’un cas de figure totalement différent. L’archevêque Turpin se met dans la situation d’un « vrai » chroniqueur, mais il a beau se faire le rédacteur de la lettre d’ouverture adressée au doyen d’Aix Leoprand4 ou, à diverses reprises, prétendre avoir non seulement assisté aux événements, mais également avoir été partie prenante à leur déroulement, il est bien clair qu’il s’agit d’une fiction intellectuelle.
4Comme cette chronique développe des campagnes de Charlemagne en Espagne, les spécialistes de la littérature, particulièrement de la littérature épique, ont pu espérer y trouver matière à réflexion. Mais, sans doute, toujours pénétrés, fût-ce inconsciemment, de la « précellence » de la Chanson de Roland dans sa version d’Oxford, ont ils été conduits à porter des jugements sévères, voire méprisants, sur l’œuvre de Turpin5, ne s’intéressant guère qu’au chapitre de la Chronique relatant la bataille de Roncevaux. Ainsi Jules Horrent, dont la connaissance des textes et l’acribie intellectuelle ne peuvent être mises en doute, écrivait-il :
Comme le récit nous apparaît défiguré ! Plus d’ambassade de Blancandrin ! Plus de double combat : celui de Marsile et celui de Baligant ! Plus de violentes disputes entre Ganelon et Roland ou entre Roland et Olivier ! Plus de longs combats individualisés et détaillés ! Le pseudo-Turpin a résumé et généralisé le récit, non sans commettre des bévues6.
5Son jugement prend comme pierre de touche le texte d’Oxford qui ne peut donc qu’être appauvri ou alangui. Il concède toutefois à l’auteur une intention droite et honorable :
Le pseudo-Turpin, d’une rare indigence et d’une insigne maladresse narratives, absolument fermé à la vérité du drame psychologique de Roland, ne se veut pas romancier, ne se donne pas pour un conteur d’histoires imaginées. Son propos est autrement grave. Il vise plus haut. […] Roland n’est plus chez lui un idéal d’héroïsme, c’est un exemple magnifique de dévotion agissante, un martyr qui meurt les bras en croix. Le chroniqueur utilise la trame d’une œuvre appréciée et déjà puissamment religieuse pour en tirer une leçon de christianisme militant7.
6Tout le problème, on le voit, provient d’une appréhension particulière de la chronique : document condamnable parce qu’il est un « faux » – alors que le Moyen Âge en a tant produit que l’on ne condamne pas ! – ou parce qu’il dévoie un texte intouchable, même si c’est pour une « bonne cause ».
7Soyons clair. Ce n’est pas Turpin qui en est réellement l’auteur, mais il est indissociable de Charlemagne. Les lettres de Calixte II sont apocryphes ; ce pape qui a occupé le trône de saint Pierre de 1119 à 1124 après avoir été archevêque de Vienne, n’est évidemment pas contemporain de Charles et était mort avant la mise en forme de la compilation du Codex Calixtinus, dont l’attribution à Aimeri Picaud semble assurée8. Mais Calixte II, avec l’ordre clunisien dont il était clerc, joua un grand rôle dans le développement du pèlerinage de Compostelle9. Bref, Charlemagne, Turpin, Calixte II, des auctoritates incontestables étaient convoquées pour la réussite de l’entreprise !
LA CHRONIQUE EN SON TEMPS
8Avant de s’interroger davantage sur la Chronique elle-même, il faut rappeler que ce texte a eu un retentissement considérable aux xiie et xiiie siècles auprès de publics divers dont il convient sans doute de respecter le goût. Plus de cent trente manuscrits ont été répertoriés10. Les autres livres du Liber Sancti Jacobi n’ont pas eu un tel rayonnement.
9Il a été, en outre, exploité abondamment d’un manière plus ou moins indirecte. On pense immédiatement aux Grandes Chroniques de France, en latin, puis en français, et il serait tout de même bien difficile de croire que des clercs aussi savants et cultivés que leurs rédacteurs se soient laissés naïvement prendre au piège de l’« imposture » d’un « faussaire ». Ce n’est pas à dire qu’ils croyaient en la « vérité historique scientifique » du texte, il serait anachronique de les juger de ce point de vue11. À cela s’ajoutent nombre de références ou d’emprunts au Pseudo-Turpin dans d’autres chroniques dont les auteurs ne méritent pas davantage notre condescendance12.
10Et si la Chronique semble n’avoir eu que peu de rayonnement direct auprès du public de cour qui pouvait s’intéresser aux chansons de geste, puisque l’on n’en connaît que sept ou huit traductions en langue vernaculaire, elle a toutefois influencé la littérature profane et singulièrement la chanson de geste. Outre qu’elle a peut-être partiellement suggéré le thème de plusieurs chansons comme L’Entrée d’Espagne, elle a fourni des scènes particulières à plusieurs autres, preuve que les auteurs n’en avaient pas seulement une connaissance vague ou générale : ainsi, par exemple, l’engloutissement de Luiserne13, le refus du baptême par Agolant horrifié de voir les pauvres – messagers de Dieu – tellement méprisés à la cour de Charles14.
11Mais l’impact de la Chronique n’est pas seulement littéraire. Quand il s’est agi de créer une prestigieuse verrière à Chartres ou de décorer de scènes de métal rehaussé la châsse de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, c’est dans la Chronique (et non dans la tradition épique) que les artistes ont choisi les scènes à la gloire de Roland et de Charlemagne.
12Aucun médaillon de la verrière de Chartres n’est propre à la Chanson de Roland15 ; ce sont des scènes, toutes, empruntées à la Chronique16. On comprend que l’artiste, pour une cathédrale, ait subi l’influence du texte « clérical », il n’en reste pas moins que son œuvre était destinée à l’admiration et l’édification de laïques qui devaient donc la comprendre ou à tout le moins avoir des notions de son contenu (légendaire ?) et qui, pour certains, étaient au fait de la tradition de la Chanson de Roland17.
13Le même raisonnement peut être tenu pour la châsse de Charlemagne. Sur les huit panneaux de son « toit », cinq se réfèrent explicitement à la Chronique de Turpin18.
14On a ainsi une idée de l’importance de l’Historia Turpini en son temps19, il faut la prendre au sérieux. Elle a sans doute bénéficié d’un environnement favorable : la Chanson de Roland lui avait ouvert la voie ; c’est l’époque de rédaction des chroniques de la première croisade d’Orient bientôt suivies de la composition de la Chanson d’Antioche et de la Chanson de Jérusalem, tandis que les prémisses de la deuxième croisade, prêchée en 1146 à Vézelay par Bernard de Clairvaux, devaient déjà être source de préoccupations. Parallèlement, même si elle est moins présente aux esprits dans le royaume de France, la Reconquista progresse depuis le xe siècle en Espagne. Elle a permis en particulier de « pacifier » le Chemin de Saint-Jacques et, par conséquent, de développer le pèlerinage vers Compostelle. Le Guide du pèlerin20, cinquième livre du Codex Calixtinus, atteste des grandes étapes de ce chemin et l’une des fonctions annexes de la Chronique de Turpin sera d’expliquer la présence, sur les différentes voies qui le composent, de reliques, et, dans les différents cimetières, de tombes de morts célèbres qui sont loin d’être seulement les chevaliers tués à Roncevaux selon la Chanson de Roland21.
LA CHRONIQUE DANS LE LIBER
15Mais ce contexte historique, idéologique et social, s’il peut expliquer l’importance prise par la Chronique, ne justifie ni son contenu, ni sa présentation, ni sa place dans le Liber Sancti Jacobi.
16Or, qu’est ce Liber Sancti Jacobi dans son ensemble ? On serait tenté de répondre : « une défense et illustration de saint Jacques et de son pèlerinage » ou d’une manière moins académique mais néanmoins sérieuse : « une encyclopédie de tout ce que vous voulez savoir sur saint Jacques, son pèlerinage, sa basilique… ». Ainsi est-il légitime qu’il se termine par le Guide du pèlerin qui fournit en quelque sorte le mode d’emploi pour constater par soi-même, en en retirant les bienfaits d’un pèlerinage, les informations qui précèdent dans le Liber sancti Jacobi22.
17L’on ne doit pas avoir non plus trop de difficulté à justifier la présence des premiers livres. Le livre premier (le plus important : 138 fo sur 225) se présente à la fois comme un missel, un sermonnaire, un rituel, un recueil de chants liturgiques… pour les offices en l’honneur de saint Jacques. Avec les livres deuxième et troisième se développent deux traités « historiques » relatant des faits passés de la vie et de l’influence de saint Jacques : le double récit de la translation de son corps, un recueil de miracles qui lui sont attribués, deux domaines pour lesquels il faut rappeler, sans aucune intention sacrilège, que l’on entre dans des genres littéraires reconnus, au même titre que les vies de saints auxquelles nous faisions précédemment allusion23.
18Ainsi, du point de vue du genre « littéraire », l’Historia Turpini est en bonne compagnie ; elle prétend, elle aussi, rendre compte, comme eux, de faits « historiques » du passé. Si, contrairement aux livres précédents, elle ne traite plus directement de l’apôtre Jacques, du moins le cite-t-elle, à plusieurs reprises comme auteur de miracles24, ou à tout le moins intercesseur, en faveur de Charles et de ses armées. Dans la première campagne militaire, les murs de la cité de Pampelune s’effondrent grâce à l’intercession de saint Jacques que Charles avait prié (« Tunc fecit precem […] : ‘O beate Iacobe, si verum est quod michi apparuisti, da michi capere illam’ » chap. II, fo 165 ro, p. 201-202). Il en ira de même pour les fortifications de Luiserne (« facta prece Deo et sancto Iacobo, ceciderunt muri ejus », chap. III, fo 166 ro, p. 202)25.
19La gloire de Jacques eût été vaine si les pèlerins n’avaient pas pu venir le vénérer. Il fallait ouvrir son chemin en terre sarrasine, Charlemagne l’a fait et fut lui même le premier (et glorieux) pèlerin dans des circonstances héroïques26 avant que le pèlerinage ne soit, grâce à lui, accessible au plus grand nombre qui n’aura plus qu’à suivre le Guide de voyage qui clôt pratiquement toute l’encyclopédie jacobite. Ainsi se justifie, nous semble-t-il, d’un point de vue idéologique et rhétorique, la présence de la Chronique à cette place27. L’intention du compilateur est d’autant plus claire qu’il ménage littérairement la cohérence de l’ensemble – bel art de la transition – en faisant commencer la Chronique par une apparition en songe de l’apôtre Jacques à l’empereur pour lui demander de suivre le chemin étoilé qui le conduira jusqu’à Compostelle tandis qu’elle se termine28 par une nouvelle intervention miraculeuse de Jacques, manifestée par l’apport de pierres et de pièces de charpente29 pour sauver l’âme de l’empereur en reconnaissance de tout ce qu’il a fait pour le développement de son sanctuaire et de son pèlerinage, mais aussi pour nombre d’autres fondations en son honneur30. Ainsi, en outre, la Chronique se trouve-t-elle d’autant mieux structurée autour de saint Jacques que l’apôtre, dans son admonition introductive à l’empereur prophétisait son assistance au chevet de Charles mourant31 et le succès qu’aurait son pèlerinage32.
20L’auteur met donc bien tous les atouts de son côté pour que son livre paraisse parfaitement à sa place naturelle dans l’ensemble du Codex Calixtinus.
LA CHRONIQUE EN ELLE-MÊME
21Bien que Charles ait été personnellement mandaté par saint Jacques pour cette conquête, il demeure que le contenu de la Chronique peut surprendre : était-il besoin de raconter tous ces combats ?
22En fait, l’empereur avait mené une première campagne rapide qui, après la chute miraculeuse de Pampelune grâce à l’intervention de saint Jacques, lui avait permis de conquérir toute l’Espagne33, de faire de généreux dons au sanctuaire de Compostelle tout en développant son autorité spirituelle avant de prendre pacifiquement34 le chemin du retour, mission accomplie, et de continuer de faire de pieuses fondations avec l’or rapporté d’Espagne. S’il n’y avait pas eu l’invasion des troupes d’Agolant, l’on en serait resté là.
23C’était évidemment impossible, alors que le public du xiie siècle « savait », par la tradition rolandienne, que
Carles li reis, nostre emperere magnes
Set anz tuz pleins a estet en Espaigne
24Il aura donc fallu à l’empereur dont « si penuse est [l]a vie35 » d’autres campagnes douloureuses pour atteindre le but que lui avait assigné l’apôtre Jacques, sans qu’il cherche à en tirer aucun prestige personnel. Sans doute le chroniqueur s’est-il laissé emporter, dans une certaine mesure, par la tradition épico-militaire qui auréolait Charles ! Mais eût-il pu faire autrement ? Un récit sans relief d’une simple et dévote chevauchée impériale ?
25Ainsi se justifie et s’explique le traitement de la bataille de Roncevaux. La conquête est terminée, « tout est accompli36 » ; le retour à Saint-Denis et à Aix ne devait plus être qu’une formalité. Turpin ne veut d’ailleurs en faire qu’un récit « a minima37 », son sujet n’était en aucune façon la glorification d’un Roland que l’on n’a qu’entre-aperçu jusque là ; il s’agit d’une chronique de Charles, il ne faut pas l’oublier. Et l’absence de Turpin a Roncevaux, où rien, dans la Chronique, ne laissait penser à un danger, est une évidence naturelle à peine signalée, preuve supplémentaire que l’auteur ne se sent nullement tributaire de la version épique des événements. Il était toutefois évidemment inconcevable de faire l’impasse sur la bataille de Roncevaux parce que le public, même clérical, ne l’aurait pas compris, parce que les tombes que l’on vénérait sur le chemin et les cimetières que l’on visitait « étaient la preuve de » cette bataille et des morts qu’elle avait provoqués. Mais elle est évidemment traitée dans l’esprit pieux de l’ensemble de la Chronique. C’est bien ce qu’admettait, comme à regret, Jules Horrent lorsqu’il écrivait avec grande honnêteté que l’auteur
ne se veut pas romancier, ne se donne pas pour un conteur d’histoires imaginées. Son propos est autrement grave […] Le chroniqueur utilise la trame d’une œuvre appréciée et déjà puissamment religieuse pour en tirer une leçon de christianisme militant.
26La gloire terrestre n’est décidément pas ce que recherchent les chevaliers ; certains même ont peur et se cachent dans les bois de Roncevaux et c’est pour les rallier que Roland sonne du cor.
27Le drame de Roncevaux trouve, de la sorte, sa place après nombre d’autres combats dans une longue campagne, confortée par des miracles, de soldats qui ne sont pas tous des héros, mais qui mériteront néanmoins, tous, la gloire du martyre, en commémoration d’un apôtre lui-même martyr, sur une terre où nombre de protochrétiens ont été martyrs eux-mêmes ; l’auteur reste bien dans l’état d’esprit que l’on attendait de lui à son époque, – l’époque qui suit la première croisades d’Orient –, comme la lettre finale de Calixte II le confirme38, et dans la tradition de l’enseignement moral de l’Église, même si cela peut parfois laisser perplexe notre sensibilité contemporaine39.
28Si la bataille de Roncevaux et, du coup, le contenu de la Chanson de Roland ne sont pas l’essentiel40, mais seulement des références obligées qui valorisent, par la palme du martyre, le pèlerinage de Saint-Jacques, en revanche le rôle joué par Charles forme comme l’épine dorsale de tout le livre. Non seulement, c’est lui que saint Jacques mandate pour ouvrir la route de son tombeau, non seulement, à sa mort, il est personnellement assisté par l’apôtre, non seulement il conduit toutes les opérations militaires, mais en outre, il fait consacrer par Turpin et quarante autres évêques l’autel et la basilique de Compostelle41 et il réunit un concile qui intervient sur le plan religieux d’une manière décisive pour organiser en détail l’Église de toute l’Espagne dans la mouvance de ce siège épiscopal dont il établit l’autorité comme l’un des trois principaux de la Chrétienté, après Rome, siège saint Pierre, mais avant Éphèse, siège de saint Jean42 : C’est à Compostelle que se tiendront les réunions des évêques espagnols, c’est l’archevêque de Saint-Jacques qui attribuera les crosses des évêques et il aura aussi autorité politique puisqu’il donnera également les couronnes royales. Le texte est on ne peut plus précis43.
29Sans doute ces prescriptions sont-elles à mettre en relation avec la situation et les intentions de la politique à la fois civile et religieuse du moment.
LA QUESTION DE L’« ADOPTIANISME »
30D’une manière plus implicite, l’importance du rôle que Turpin confère à Charles est peut-être sous-jacente aux deux discussions théologiques que rapporte la Chronique et qui rappellent un véritable problème dans lequel le Charles historique s’était impliqué. Il faut alors se demander si leur portée ne dépasse pas la simple dispute apologétique44 telle qu’on peut en trouver dans les chansons de geste.
31La disputatio entre Charles et Agolant semble banale. À un musulman qui clame haut et fort sa foi en un Dieu dont Mahomet est l’envoyé (« Nos habemus Mahummet qui Dei nuncius fuit, nobis a Deo missus, cuius precepta tenemus… », chap. XI, fo 171 ro, p. 208), Charles répond en mettant en valeur la Trinité (« Nos Deum Patrem et Filium et Spiritum Sanctum credimus et adoramus », ibid.). Ce sont les armes qui en décideront, car le Dieu véridique donnera la victoire à son camp45. À l’issue de cette épreuve, Agolant, dont les armées sont vaincues, acceptera le baptême.
32La conversation entre Roland et Ferragut, – qui est qualifiée d’obtima dans le titre du chapitre46, ce jugement de valeur ne peut être innocent, – se fait beaucoup plus précise (chap. XVII, fo 174 vo -176 ro, pp. 211-213). À la question de Ferragut : « Quis est ille Christus, in quem credis ? », Roland répond :
« Filius […] Dei Patris, qui ex virgine nascitur, cruce patitur, sepulcro sepelitur, et ab inferis tercia die resuscitatur, et ad Dei Patris dexteram super celos regreditur. »
33Ferragut conteste en réaffirmant l’unicité d’un Dieu inengendré qui n’a pas engendré. La discussion se prolonge et Roland a en particulier cette formule définitive :
Tote tres persone coeterne sibi sunt et coequales. Qualis Pater, talis Filius, talis Spiritus Sanctus.
34Il ajoute encore :
Deus Pater a nullo generatus est, et tamen Filium ineffabiliter ante omnia tempora divinitus, prout voluit, genuit a semetipso.
35Ferragut, après s’être fait ensuite expliquer l’incarnation en Marie se dit convaincu (« Placet, inquit, michi que dicis. »). En revanche, s’il admet l’idée de la résurrection (« satis cerno, inquit, que dicis », chap. XVII, fo 176 ro, p. 213), c’est curieusement (mais il fallait arriver à un dénouement !) sur l’Ascension qu’il va refuser de se laisser convaincre et proposer de trancher le différend par un combat47 : « Tecum pugnabo, quod si verax est hec fides quam asseris, ego victus sim, et si mendax est, quod tu victus sis. » (chap. XVII, fo 176 ro, p. 213) Ferragut sera vaincu et mourra.
36Il est bien difficile de ramener ces deux discussions théologiques au simple niveau de l’opposition littéraire traditionnelle entre christianisme et islam. Elle est incontestablement présente, mais elle ne se situe pas dans le domaine auquel la chanson de geste nous avait habitués. En effet, d’ordinaire, si l’on peut dire, ce que récuse l’adversaire, c’est l’Incarnation elle-même : le Dieu des chrétiens est au ciel, la terre appartient au dieu des Sarrasins : Dans le Couronnement de Louis, Corsolt est tout à fait clair devant Guillaume48 :
« Et moi et Deu n’avons mes que plaidier :
Moie est la terre et suen sera li ciel. »
37Et dans Aliscans49, Aarofle tient un discours théologique plus argumenté :
Dist Aarofles : « Mout as or fol pensé.
Par Mahomet, ne me vient pas a gré
Que nus hom croie la sainte Trinité
Ne le bautesme ne la crestienté
Ne que Jhesu ait point de poesté.
S’einsi le croiz com je l’ai devisé,
Que en la Virge n’eüst humanité,
Je te leré aler a sauveté.
(…)
Dex est lasus desor son firmament.
Il n’a ça jus de terre plein arpent,
Ainz est Mahom a son commandement.
Icel nos done et l’orage et le vent,
Le fruit des arbres, le vin et le forment.
Lui doit on croire et fere son talant. »
38Les auteurs de geste font absolument récuser par les Sarrasins toute présence du Dieu des chrétiens sur terre et, par voie de conséquence, l’Incarnation et la nature du Fils dans la Trinité.
39Dans la Chronique, la pointe du conflit théologique est tout autre. Il fallait bien que meure Ferragut, mais pourquoi Turpin, incontestablement mieux renseigné sur l’islam que les auteurs de geste50, ne lui a-t-il pas fait tout simplement refuser l’Incarnation et donc la Trinité, comme le faisaient les auteurs de geste ? Pourquoi, en d’autres termes insiste-t-il tellement sur la structure de la Trinité et la parfaite égalité de ses trois Personnes au point d’y convertir Ferragut ?
40Il semble qu’il faille ici se rappeler une controverse théologique du viiie siècle en Espagne, en particulier en Galice et dans les Asturies. Il s’agit de la doctrine – appelée « l’adoptianisme51 » – qui faisait de la seconde personne de la Trinité un fils « adoptif » du Père et non « consubstantiel ». De la sorte, la Trinité devenait en quelque sorte symbolique et l’on a pu trouver dans cette définition divine, une influence de la foi musulmane en la fondamentale et totalement transcendante unicité de Dieu. Cette hérésie de l’adoptianisme, si elle a des sources anciennes, si elle avait déjà été condamnée par le pape Léon III en 735, puis entre 785 et 791 par Adrien Ier, est professée, à l’époque de Charlemagne, en particulier par l’archevêque Eliprand de Tolède († 807) et l’évêque Félix d’Urgel († 818). Le débat est mené en particulier par Alcuin et Benoît d’Aniane. Charlemagne, sous l’impulsion de Paulin d’Aquilée, convoque à Francfort en 794 un concile qui condamne cette doctrine, sans parvenir à la vaincre. La controverse continue. Après un concile à Rome en 798, un nouveau concile est convoqué à Aix-la Chapelle en 799 où Félix d’Urgel vint débattre avec Alcuin52 et admit son erreur. Eliprand ne s’est, semble-t-il, jamais rétracté. Charles fit adresser une lettre à tous les évêques d’Espagne53.
41Nous sommes donc tenté de croire que les deux discussions théologiques du Pseudo-Turpin ne sont pas seulement à placer dans la catégorie des scènes obligées entre chrétien et Sarrasin dans la mouvance épique, mais sont un écho de ce sérieux problème théologique développé essentiellement dans l’Église d’Espagne, et dans lequel Charlemagne s’est personnellement beaucoup investi.
42Qui, mieux que Turpinus archiepiscopus, que sa charge épiscopale désignait comme participant aux conciles de Francfort et d’Aix, pouvait être naturellement (et fictivement) au courant de ce conflit spirituel et de sa conclusion sous la responsabilité de Charles ? Auteur prétendu de la Chronique, il le met implicitement en scène dans la conversion de deux chefs païens importants à l’issue, dans le cas de Ferragut, d’une discussion dont la rhétorique peut-être élémentaire ne doit cacher ni le sérieux ni la profondeur54.
EGO TURPINUS
43On comprend mieux alors l’attribution fictive de cette chronique à cet archevêque Turpin et le rôle que prétendument il joue dans l’action.
44Il se présente dans sa lettre introductive à l’adresse de Leoprand, doyen d’Aix, avec deux références, archevêque de Reims, proche compagnon de Charles dans son expédition d’Espagne : « Turpinus Domini gratia archiepiscopus remensis ac sedulus Karoli magni imperatoris in Yspania consocius » (fo 163 ro, p. 199).
45Il cite à nouveau son titre épiscopal, avec une certaine solennité, quand il dresse la liste des principaux combattants (« pugnatorum majorum ») de l’armée impériale lors de leur départ en campagne, mais il a soin de préciser que son combat est purement spirituel55 :
Ego Turpinus archiepiscopus remensis, qui dignis monitis Christi fidelem populum ad debellandum fortem et animatum et a peccatis absolutum reddebam et Saracenos propriis armis sepe expugnabam.
(CPT, chap. XI, fo 169 vo, p. 207)
46Il s’agissait là de la prise de parole officielle d’un évêque responsable de la confirmation des chrétiens dans la foi et de la conversion des païens. En revanche, lorsque, quelques lignes auparavant, il avait rapporté l’absolution qu’il avait donnée, en ces termes : « ego Turpinus, dominica auctoritate et nostra benedictione et absolutione, hos a peccatis cunctis relaxabam » (ibid., p. 206), il ne faisait alors aucune allusion à son titre, car son pouvoir de pardonner est indépendant de sa juridiction épiscopale, il lui vient de Dieu (« dominica auctoritate ») par son ordination sacerdotale. C’est de très bonne doctrine.
47La distinction se maintient pour la suite de la chronique. Lors de la dédicace de la basilique de Compostelle et du concile que Charles y convoque, on peut lire :
tunc in eodem concilio ego Turpinus, remensis archiepiscopus, beati Iacobi baselicam et altare cum LX episcopis Karoli rogatu Kalendis Iunii honorifice dedicavi.
(CPT, chap. XVIIII – sic –, fo 177 vo, p. 214)
48Il y va bien là d’une prérogative épiscopale.
49En revanche, lorsqu’il célèbre la messe au Val Carlos pour Charles et entend chanter les chœurs célestes qui emportent l’âme de Roland et de ses compagnons au paradis, lit-on simplement :
… et ego Turpinus in Valle Karoli loco prefato, adstante rege, defunctorum missam […] celebrarem, raptus in extasi audivi choros in celestibus cantantes.
(CPT, chap. XXV, fo 183 ro -183 vo, p. 220)
50C’était le prêtre (qu’il était) qui officiait.
51Enfin, lorsqu’il quitte Blaye avec Charles, le texte porte : « Postea vero ego et Karolus cum quibusdam exercitibus nostris a Blavio discedentes… » (chap. XXIX, fo 185 vo, p. 223) ; et, lorsqu’il s’arrête à Vienne, tandis que le roi continue son chemin vers Paris et Saint-Denis, l’expression est encore plus discrète :
… et ibi vulnerum cicatricibus verberibusque et percussionibus multisque alapis quas in Ispania sustuli, angustiatus remansi.
(CPT, chap. XXX, fo 185 vo, p. 223)
52Turpin ne se nomme même plus ; il se retire de toute fonction publique, il ne retrouve pas son archevêché de Reims, il n’assiste même pas au concile de Saint-Denis que Charles va réunir56. Il ne parlera plus à la première personne qu’à propos de la mort de l’empereur pour rapporter la conversation qu’il avait eue avec des démons qui allaient chercher à Aix l’âme de l’empereur et revenaient dépités parce que saint Jacques l’avait sauvé (chap. XXXII, fo 187 vo -188 ro, p. 225)57.
53Il faut en conclure que le rédacteur, très au fait des subtilités ecclésiastiques, fait usage d’une rhétorique destinée à mettre en valeur le prétendu auteur de la Chronique assuré de son autorité épiscopale quand il le faut, mais sait en revanche le faire parler avec une parfaite humilité lorsqu’elle n’est plus en cause, même lorsqu’il célèbre la messe, même lorsqu’il est en relation avec l’au-delà (en conversation avec les anges ou les démons).
54On comprend alors l’éloge qu’en fait le pape Calixte en appendice à la Chronique :
Beatus namque Turpinus remensis archiepiscopus, Christi martir […] doloribus vulnerum et laborum suorum angustiatus, digna nece ad Dominum migravit. […] Modo coronam victorie obtinet in celis, quam multis laboribus adquisivit in terris. Credendum, quia hi qui in Yspania martirium pro Christi fide acceperunt, in celestibus regnis coronantur.
(CPT, app. A – i.e. chap. XXXIV –, fo 189 vo, p. 227)
*
55Il est tout à fait compréhensible que des savants, historiens ou littéraires, aient porté des jugements rationnels parfois sévères sur la Chronique de Turpin.
56Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que ce texte n’est en aucune façon une « histoire de Roland », en conséquence on ne peut reprocher à l’auteur, qui ne pouvait évidemment pas en faire l’économie totale – Roncevaux était incontournable – de ne pas l’avoir mis en valeur, mais de l’avoir seulement récupéré, si l’on ose dire, comme modèle de martyr. En revanche, il voulait que ce fût une « histoire de Charlemagne en Espagne », c’est pourquoi il donne à l’empereur toute la place, et c’est de l’empereur qu’il dresse un éloge retentissant au chapitre XX (fo 178 vo -179 ro, p. 215-216).
57D’autre part l’auteur ou plus exactement le rédacteur du Codex Calixtinus voulait faire de cette Historia Turpini une pièce décisive de son projet jacobite et ce fut une belle idée d’en attribuer la rédaction à cet archevêque de Reims dont la réputation n’était plus à faire, qui avait accompagné l’empereur, qui avait la solide formation doctrinale l’autorisant à prendre parti dans le débat théologique de l’adoptianisme à l’époque où il était censément archevêque de Reims et proche de Charles, qui, de par sa fonction, pouvait ou devait intervenir dans les actes décisifs de l’Église (l’affirmation de la vraie foi face à une hérésie, le concile de Compostelle et la dédicace de l’Eglise), qui convenait dans sa lettre introductive qu’il devait, en témoin direct, compléter les insuffisances des « chroniques royales de Saint-Denis58 », dont Calixte II reconnaissait les mérites dans le chapitre additionnel qu’Aimeri Picaud met sous sa plume59.
58Ainsi, dans l’ensemble du Codex Calixtinus, la Chronique de Turpin tient brillamment une place tout à fait cohérente. Après l’histoire de la translation des reliques et avant le guide du pèlerin, il était naturel de montrer comment le chemin de pèlerinage avait été ouvert et sécurisé sous l’impulsion et avec la protection de saint Jacques en personne. En outre, le compilateur avait pris soin de ménager les transitions. Et, puisqu’Aimeri Picaud imagine également, tout au long du Liber sancti Jacobi, la caution apocryphe du pape Calixte II, grand promoteur, dans la réalité, du pèlerinage, tout naturellement donc ce grand pape fait également l’éloge de Turpin Comment alors lui reprocher de prendre de larges libertés avec l’histoire événementielle, mêlant sans vergogne et peut-être d’ailleurs délibérément, événements et personnages de l’époque carolingienne et du xiie siècle60, puisque, nous l’avons dit, c’était littérairement dans l’ordre des choses ?
Notes de bas de page
1 J. Favier, Dictionnaire de la France médiévale, Paris, Fayard, 1993, p. 935.
2 Jules Horrent, La Chanson de Roland dans les littératures française et espagnole au moyen âge, Paris, « Les Belles Lettres », 1951, p. 340. Il est piquant de noter qu’André Moisan emploie le même terme, mais avec valeur laudative, pour désigner l’auteur-compilateur de l’ensemble du Liber Sancti Jacobi : « C’est la même initiative [attribuer les premiers livres à Calixte II] qui a poussé l’astucieux faussaire à mettre sous le nom de l’archevêque Turpin […] la narration de la conquête de l’Espagne par les Francs » (Le Livre de saint Jacques ou « Codex Calixtinus » de Compostelle. Étude critique et littéraire, Paris, Champion, 1992, p. 62). (C’est nous qui soulignons)
3 Titre sans doute apocryphe. Voir A. Moisan, op. cit., p. 225. Il cite, p. 191, le titre suivant : « Incipit codex quartus sancti Jacobi de expedimento et conversione Yspaniae et Galleciae editus a beato Turpino archiepiscopo ». Ce titre a été lu par A. Hämel et A. de Mandach « Auf fo. 162 v, unter den Miniaturen zum Turpin noch gerade sichtbar » (Der Pseudo-Turpin von Compostela, Munich, Bayerische Akademie der Wissenschaften, 1965, p. 37).
4 Personnage vraisemblablement fictif : « La brève missive de Turpin au doyen Leoprand, non moins fictif que lui, … » (B. Gicquel, La Légende de Compostelle : le livre de Saint Jacques, Paris, Tallandier, 2003, p. 135).
5 Nous jouons, dans ces réflexions, le jeu de la fiction en employant le nom de Turpin pour désigner l’auteur de la Chronique.
6 Jules Horrent, op. cit., p. 336.
7 Ibid., p. 338.
8 Voir A. Moisan, op. cit., p. 63-67, qui confirme les propositions de R. Louis (« Aimeri Picaud, alias Olivier d’Asquins, compilateur du Liber Sancti Jacobi », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1948-1949, p. 80-97). Le détail de l’élaboration du Liber a été étudié par B. Gicquel dans la première partie de son ouvrage déjà cité.
9 A. Moisan fait un bref tableau de son action aux p. 41-43 de son livre.
10 Et A. de Mandach a cru en retrouver la trace de trois cents (Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, t. II. Chronique de Turpin, Texte anglo-Normand inédit de Willem de Briane, Genève, Droz, 1963, p. 11).
11 On sait très bien, par exemple, que les Vies de saints sont un genre littéraire et l’on a su gré à Jacques de Voragine d’insérer parfois dans sa Légende dorée des formules de réserve prudente.
12 En particulier Hélinand de Froidmont, Auberi des Trois-Fontaines ou l’encyclopédiste Vincent de Beauvais. Voir A. Moisan, « Clercs et légendes épiques : Hélinand de Froidmont, Auberi des Trois-Fontaines, Vincent de Beauvais et la Chronique de Turpin », Au Carrefour des routes d’Europe, la chanson de geste. Xe congrès international de la Société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes (Strasbourg 1985), Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, 1987, t. II, p. 913-925.
13 Chap. III, fo 166 ro, p. 202. Voir, par exemple, Anséis de Carthage, éd. J. Alton, Tübingen, 1872, v. 11311-11322 ; Gui de Bourgogne, éd. F. Guessard et H Michelant, Paris, Vieweg, 1859, v. 258-4304.
14 Chap. XIII, fo 171 vo -172 ro, p. 209. La scène est reprise dans Anséis de Carthage où elle aboutit au refus de conversion de Marsile.
15 Si l’on voit bien Roland tenter de briser son épée ou sonner du cor, si Charlemagne est représenté quand le son du cor lui parvient, ces scènes se trouvent aussi dans la Chronique ; l’on ne peut donc en aucun cas en attribuer la source spécifique au texte épique. Ajoutons a contrario que l’affrontement entre Baligant et Charlemagne qui eût été particulièrement « photogénique », n’est pas représenté. Il ne figure pas dans le récit de la Chronique ! Voir la note suivante.
16 Le départ de Charles, Roland et Turpin pour l’Espagne, la supplication de Charlemagne devant Pampelune, la prise de Noble par Roland, le miracle des lances fleuries (et le meurtre d’un païen par Roland à cette occasion), le combat de Roland et Ferragut (où Roland porte déjà une auréole), la mort de Roland assisté par Baudouin, l’annonce à Charles par Baudouin de la mort du héros, la construction d’une église sous la surveillance de l’empereur.
17 Voir l’analyse de R. Lejeune et J. Stiennon : La Légende de Roland dans l’art du Moyen Âge, Liège, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1966, t. I, p. 192-199.
18 L’apparition de saint Jacques à Charles, la chute de Pampelune, la marque des croix rouges, le combat qui suit, les lances qui fleurissent. Ibid., p. 169-175.
19 Il faudrait aussi se référer aux très nombreuses illustrations de manuscrits (la consultation de l’ouvrage de R. Lejeune et J. Stiennon est édifiante à cet égard) qui transcrivent des textes issus de la Chronique. Mais ce sont alors les textes qui sont caractéristiques au premier degré de l’influence de la Chronique et leur diffusion n’a atteint qu’un public restreint et spécialisé.
20 Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, éd. J. Vielliard, Mâcon, Protat, 1938, rééd. Paris, Vrin, 1978.
21 La question de la répartition des chevaliers morts est très complexe comme le laisse voir la toute récente étude de S. López Martinez-Moràs, « De bello Runcievallis. La composition de la bataille de Roncevaux dans la Chronique de Turpin », Romania, 126, 2008, p. 65-102 (voir infra n. 33). Voir aussi A. Moisan, op. cit., p. 181-182.
22 « Complément attendu et conclusion logique de tout l’ouvrage, sorte d’“invitation au voyage”, avec ses joies, ses contraintes et ses dangers. » (A. Moisan, op. cit., p. 31-32).
23 Voir supra, n. 11. À propos du voyage depuis la Terre Sainte jusqu’en Galice du corps de l’apôtre, l’on peut, sans entrer dans les détails, faire un rapprochement avec l’arrivée de Marie-Madeleine en Camargue. J. Chocheyras fait la remarque suivante : « Pour la première fois, nous voyons apparaître comme principe explicatif du transport des reliques, un facteur qui allait faire fortune : l’embarcation guidée par la main de Dieu. Cela suppose connue l’existence d’une route maritime de l’Orient aux portes de l’Atlantique. La possibilité de la légende elle-même de l’embarcation dirigée par la main de Dieu repose sur l’existence du courant littoral qui fait le tour de la Méditerranée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre » (Saint Jacques à Compostelle, Rennes, Ouest France Université, 1985, p. 116). – Pour ce qui est de la recension des miracles, on pourra faire des rapprochements avec Les Miracles de Notre-Dame de Rocamadour au xiie siècle (trad. E. Albe, Toulouse, Le Pérégrinateur, 1996) ou le Livre des miracles de saint Gilles (liber miraculorum sancti Egidii, éd. M. et P.-G. Girault, Orléans, Paradigme, 2007). Nous citons ces deux recueils parce qu’il s’agit de textes latins accessibles dans des éditions récentes.
24 En cela, elle joue un peu le rôle d’appendice au livre II.
25 Ajoutons encore que le chap. XXXV (l’appendice B attribué à Calixte II) relate un ultime miracle de saint Jacques qui rend la vue à l’almansour de Cordoue (fo 190 ro -190 vo, p. 227-228).
26 Il était déjà allé jusqu’au tombeau de saint Jacques (« visitato sarcofago beati Iacobi », chap. II, fo 165 ro, p. 202) à la fin de sa première campagne contre Agolant et avait marqué la limite de son empire à El Padron en plantant sa lance dans la mer « agens Deo et sancto Iacobo grates » (ibid.). Le même geste est attribué beaucoup plus tard, dans la chanson du Bâtard de Bouillon (texte du xive siècle) à Baudouin de Jérusalem qui marque de la sorte, au bord de la Mer Rouge, la limite des terres conquises par les croisés (éd. R. F. Cook, Genève, Droz, 1972, v. 3271-3290).
27 La question a été soulevée à maintes reprises. B. Gicquel fait remarquer que cette partie du Liber est hors numérotation, que le Guide du Pèlerin porte le numéro quatre dans une numérotation plus récente et qu’une assez grossière correction a permis d’écrire le chiffre « V » (op. cit., p. 181-182 et 739-740). L’édition de K. Herbers et M. Santos Noia reproduit, p. 233, la page en question du manuscrit. La démonstration d’A. Moisan (op. cit., p. 29-30, 47-48 et 224-225), pour expliquer et justifier, par les péripéties qu’a subies le Codex, ce problème de numérotation demeure à nos yeux convaincante.
28 Hors appendices et annexes.
29 « Galetianus […] capite carens tot ac tantos lapides et ligna innumera basilicum suarum in statera suspendit, quod magis appenderunt ejus bona quam eius comissa » (chap. XXXII, fo 188 ro, p. 225). Et Turpin ajoute : « Itaque ego intellexi eadem die Karolum ab hac luce fuisse migratum et subsidiis beati Iacobi, cuius ecclesias multas aedicaverat, ad superna regna merito subvectum » (ibid.).
30 Chap. V, fo 166 vo, p. 203.
31 « Propter labores tuos impetrabo tibi coronam a Domino in celestibus et usque ad novissimum diem erit nomen tuum in laude » (chap. I, fo 165 ro, p. 201).
32 « Et post te omnes populi a mari usque ad mare peregrinantes […] illuc ituri sunt » (chap. I, fo 164 vo, p. 201).
33 La liste des villes conquises est impressionnante et fait un amalgame des différents guerres locales jusqu’au xiie siècle (voir A. Moisan, op. cit., p. 69-70 et 167). L’auteur procède d’une manière analogue en établissant la liste des chevaliers morts martyrs (voir supra n. 21).
34 Il est important de noter que, lors de cette première expédition, il n’y a aucun événement qui ressemble au drame de Roncevaux.
35 La Chanson de Roland, éd. G. Moignet, Paris, Bordas, 1969, v. 4000.
36 « Postquam Karolus magnus, imperator famosissimus, totam Yspaniam diebus illis ad Domini et apostoli ejus sancti Iacobi decus adquisivit,… ». Ainsi commence le chap. XXI qui raconte le retour en France par Roncevaux (fo 179 ro, p. 216).
37 « Quemadmodum tamen post deliberationem telluris Gallecie ab Yspania [Karolus] rediit ad Galliam, nobis breviter est dicendum » (chap. XX, fo 179 ro, p. 216).
38 Ap. D – chap. XXVI –, fo 191 vo, p. 229.
39 Ainsi par exemple le piège que tendent les Sarrasins à l'armée impériale en envoyant en cadeau du vin et des femmes n’est pas inintéressant pour l'idéologie du texte : « Tune miserunt ei triginta equos honeratos auro et argento gazisque yspanicis et quadringentos vino dulcissimo et puro honeratos miserunt pugnatoribus ad potandum, et mille Sarracenas formosas ad faciendum stuprum » (chap. XXI, f° 179 v°, p. 216). Grands et petits ne succombent pas tout à fait de la même façon devant la tentation : « Majores vero pugnatores vinum solummodo ab eo acceperunt, mulieres vero nullatenus, sed minores sustulerunt ». (ibid.). Le piège fonctionne néanmoins parfaitement : « Quia precedentibus noctibus vino sarracenico ebrii quidam cum mulieribus paganis et christianis etiam feminis quas secum multi de Gallia [sic !] adduxerant, fornicati sunt, mortem incurrerunt ». (ibid.) C’est leur péché qui leur a fait mériter la mort, mais le martyre les sauve et ils auront accès à la sainteté. De même, les soldats marqués d'une croix rouge qui n'ont pas combattu mais sont morts dans la chapelle où Charles les avait enfermés pour les protéger (chap. XVI, f° 173 v°, p. 210), sont également enterrés comme martyrs.
40 Il est remarquable de ce point de vue que la Chronique consacre un grand chapitre à dresser un portrait de l’empereur (chap. XX, fo 178 vo -179 ro, p. 215-216) et développe son action à Saint-Denis et à Aix après son retour ; il n’y a rien de semblable pour Roland.
41 Au chapitre XX, l’on avait appris qu’il solennisait en Espagne les fêtes de Noël, Pâques, la Pentecôte et la fête de saint Jacques : « In quattuor sollemnitatibus per circulum anni pecipue curiam suam in Yspania tenens, coronam regiam et sceptrum gestabat, die scilicet natalis Domini, et die Pasche, et die Penthecostes, et die sancti Iacobi » (chap. XX, fo 178 vo, p. 215).
42 Sont rapprochés ici les trois apôtres témoins de la Transfiguration.
43 « In ea episcoporum totius Hyspanie crebro concilia teneantur et virge episcopales et regales corone per manus episcopi ejusdem urbis ad decus apostoli Domini prebeantur » (chap. XVIIII – sic –, fo 177 vo, p. 214).
44 A. Moisan analyse ces « disputes » théologiques en elles-mêmes (op. cit., p. 171-174) sans aborder la question soulevée ici.
45 Voir infra, n. 47.
46 « De bello Ferracuti gigantis et de obtima disputacione Rotholandi » (fo 163 vo, p. 199).
47 Cette procédure, adaptée de l’ordalie sous la forme du duel judiciaire, pour « dire le droit », en l’occurrence désigner la « vraie » foi, se trouve dans l’épopée. Sa forme la plus élaborée est probablement celle que fournit la chanson du Moniage Rainouart (éd. G. A. Bertin, Paris, Picard, 1973, v. 5847-7365).
48 Les Éditions en vers du Couronnement de Louis, éd. Y. G. Lepage, Genève, Droz, 1978, v. 540-541 de la rédaction AB.
49 Aliscans, éd. C. Régnier…, Paris, Champion, 2007, v. 1492-1499, 1531-1536.
50 L’abbaye de Cluny devait dès l’époque où Aimeri Picaud travaillait à son œuvre s’intéresser d’un manière positive au Coran, puisqu’en 1142 Pierre le Vénérable (1094-1156, abbé de Cluny en 1122) constitue un petit groupe de travail pour en rédiger une traduction en Latin.
51 Voir, pour une définition précise, l’article de M. Parisse, Adoptianisme, Dictionnaire du Moyen Âge sous la direction de C. Gauvard, A. de Libéra, M. Zink, Paris, PUF, 2002, p. 10. Le Dictionnaire de théologie catholique (Paris, Letouzey et Ané) consacre de nombreux articles ou paragraphes d’articles à cette doctrine, à son histoire, à ses protagonistes (en consulter la liste au t. I des Tables générales, col. 37-39).
52 Un bref mais clair résumé de ce concile se trouve dans le vieil ouvrage de la collection Migne, Dictionnaire universel et complet des conciles…, t. I, 1846, p. 42.
53 Nouvelle histoire de l’Eglise, t. II, le Moyen Âge, par M. D. Knowles et D. Obolensky, Paris, Seuil, 1968, p. 65-66.
54 Il n’est pas inintéressant pour notre propos de signaler qu’au xiie siècle, c’est-à-dire au moment de la composition du Liber sancti Jacobi, un « néoadoptianisme » (le terme est employé dans le Dictionnaire de théologie catholique) a suscité, en particulier en France, une nouvelle controverse ; la disputatio entre Roland et Ferragut trouvait un regain d’intérêt.
55 C’est le sens que nous donnons à « propriis armis ». On rappelle que, selon la Chronique, il n’était pas à Roncevaux.
56 Il a mis cette retraite à profit pour rédiger sa Chronique, ainsi qu’il l’écrit dans sa lettre d’envoi à Leoprand : « Quoniam nuper mandastis mihi apud Viennam cicatricibus vulnerum aliquantulum egrotanti, ut vobis scriberem qualiter imperator noster famosissimus Karolus magnus tellurem yspanicam et gallecianam a potestate Sarracenorum liberavit […] pro certo scribere vestreque fraternitati mittere non ambigo » (fo 163 vo, p. 199).
57 Le nom propre de Turpin apparaît encore trois fois dans la Chronique, mais à la troisième personne :
– dans la première campagne, il baptise les galiciens qui étaient retournés aux paganismes : « babtimatis gratia per manus Turpini achiepiscopi regeneravit <Karolus> » (chap. II, fo 165 ro, p. 202)
– lors du retour en France par Roncevaux : « Dum Karolus Portus cum viginti milibus Christianorum et Ganalono et Turpino transiret,… » (chap. XXI, fo 179 vo, p. 216). Manière de rappeler discrètement l’absence de l’archevêque à Roncevaux !
– à la fin du chap. XXXI, où l’auteur enjoint au lecteur de se détourner de la nigromancie : « Quicumque hunc Turpini libellum fidelem legis, stude illam evitare » (chap. XXXI, fo 187 vo, p. 225).
58 Bel anachronisme !
59 Peut-on alors vraiment parler de « faux » ? Oui d’un point de vue moderne. Mais il convient alors de juger de même les livres II et III du Codex Calixtinus et nombre de passages des livres I et V.
60 Nous n’oublions pas qu’Aimeri Picaud n’est pas le rédacteur original de tous les textes (ce qui, dans le livre I, est l’évidence même), qu’il a joué un rôle de compilateur et d’organisateur. En conséquence, les éloges que nous décernons à Turpin reviennent en partie aux prédécesseurs d’Aimeri Picaud. – B. Gicquel publie un texte source de la Chronique (sous le titre de Proto-Turpin) aux p. 86-92 de son livre La Légende de saint Jacques… et tente de reconstituer l’évolution du Codex (voir les p. 125-130, 134-137, 184-185, 702-727).
Auteur
Université de Provence.
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