Les instructions d’Aymeri pour viatique. Étude sur le Liber V (et dernier) du Codex Calixtinus. Par voies et chemins : géographie hagiographique
p. 55-65
Texte intégral
1Cet ultime Liber (...) sancti Iacobi apostoli, est une merveille d’équilibre dans ses proportions. Au centre, le capitulum VIII développe amplement l’itinéraire hagiographique : De sanctorum corporibus requirendis in itinere eius et de passione Sancti Eutropii1. Sans la « Passion de saint Eutrope », on aurait affaire au tiers central du livre. Le tiers final est consacré à Saint-Jacques de Galice, avec une sorte de conclusion, ce capitulum XI, De peregrinis Sancti Iacobi digne recipiendis2, autrement dit : « L’hospitalité qu’on doit aux pèlerins de saint Jacques » – qui répond au tiers initial du Livre, guide de voyage proprement dit, et le justifie dans sa pertinence et son succès. Bref, ce livre est dans sa conception joliment trinitaire, et, vu l’importance et le volume de sa partie centrale, on n’échappe pas à l’image du triptyque pour évoquer sa physionomie.
2Si dense est ce Liber qu’en suffira présentement l’examen du tiers initial : on découvrira que le viator n’est pas seul appelé à la sainteté sur les routes ; un maillage serré transparaît sous le dessin ferme des quatre voies confluant au chemin de Saint-Jacques : mais, pour donner à ces voies priorité, d’incontournables relais hagiographiques sont, pour oser le paradoxe, orientés vers la Galice.
HOSPITALE, VIATORES
3Le capitulum III, De nominibus villarum itineris Sancti Iacobi, est immédiatement suivi de deux développements autonomes, aussi brefs l’un que l’autre, instruisant sur la route, une fois passés les sommets pyrénéens : De tribus hospitalibus cosmi (capitulum IIII) et De nominibus quorumdam qui beati Iacobi viam refecerunt (capitulum V), ce dernier portant dès le titre la mention Aymericus.
4Ces deux séries de précisions sont de la sorte enchâssées entre le tableau de l’itinéraire et deux longs chapitres informant l’un sur les fleuves, selon qu’ils charrient des eaux potables ou insalubres (capitulum VI : De fluminibus bonis et malis qui itinere Sancti Iacobi habentur. Calixtus papa), l’autre sur les régions traversées et le caractère de leurs habitants (capitulum VII : De nominibus terrarum et qualitatibus gencium que in ytinere Sancti Iacobi habentur). Ces deux chapitres disent au voyageur à quoi s’en tenir et sur qui compter, ou de qui se défier. Entre ces deux ensembles, l’inclusion des mises au point données pour mémoire a son importance. Au chapitre 4 sont énumérés « Les trois hôpitaux de l’univers ». On croirait qu’il n’en eût existé nul autre : ils éclipsent tout établissement similaire, seuls au monde de leur sorte, étant donné l’inspiration divine de leur fondation :
Tres columnas valde necessarias ad sustinendos pauperes suos maxime Dominus in hoc mundo instituit...
5Successivement sont cités : « bien entendu » (scilicet) celui de Jérusalem, ensuite celui du Mont-Joux (montis Iocci), c’est-à-dire du Grand Saint-Bernard, enfin hospitale Sancte Christine quod est in portibus Asperi. L’ordre des mentions, plus ou moins chronologique, est surtout hiérarchique, en renvoyant aux pèlerinages de Jérusalem, de Rome et de Saint-Jacques. En gîte d’étape sur la route de ce dernier, l’hôpital de Santa Cristina, situé à 1538 mètres d’altitude sur le versant hispanique des Pyrénées, après le Somport, a été fondé en 1108 par Gaston, vicomte de Béarn3. Il est cité prioritairement à celui de Roncevaux, de fondation plus récente, et qui, bâti sur l’autre voie franchissant la montagne, est mentionné après lui dans le chapitre 3, qui l’appelle hospitale Rotolandi. Justement, l’hôpital distingué dans le chapitre 4 esquisse une double affinité entre le pèlerinage de Saint-Jacques et celui de Rome : une fois traversé le territoire français, dans les deux cas il faut passer les monts, avec pour relais un gîte en altitude ; surtout, la dédicace de l’hôpital pyrénéen évoque la ville toscane de Bolsène, haut lieu du culte de sainte Christine, sur l’itinéraire qui conduit le pèlerin vers la Ville éternelle4. Ces trois établissements réputés entre autres, indistinctement, loca sancta, domus Dei, refectio sanctorum peregrinorum illustrent la portée spirituelle et plus exactement, le caractère sanctifiant du voyage. Aussi l’auteur conclut-il :
Hec igitur loca sacrosancta quicumque edificaverit, procul dubio regnum Dei possidebit.
6On remarquera la nécessité de la déduction (igitur), par laquelle le salut éternel de ces mécènes anonymes, ou du moins désignés par le pronom impersonnel (quicumque), fait l’objet non pas d’un souhait, mais, moyennant la construction adverbiale (procul dubio), d’une déclaration absolument certaine5. Au demeurant cette première déduction en implique une seconde : aussi sacré que les deux autres établissements dont la mention le précède, l’hôpital de Sainte-Christine accrédite le saint voyage de Saint-Jacques en tant que troisième pèlerinage de la Chrétienté, après Jérusalem (tombeau du Christ et origine du christianisme) et Rome (tombeau de saint Pierre et fondation de l’Église par l’apôtre). En une figure parfaite, Compostelle accomplit même la trinité de ces saints voyages, en fixant à l’extrême Occident, par rapport à un point central, Rome, un pendant à l’Orient d’où sont venus, par translatio maritime, les restes de l’apôtre Jacques, second par rapport à Pierre, et « corps saint » dont l’ancrage atteste, dans l’histoire de la conversion de l’Europe, la vitalité du dessein de Dieu.
7Au chapitre 5, tout aussi bref que le précédent, sont donnés les noms (nous dirions les prénoms) de ceux qui, citra annum dominicum MCXX, soit « avant l’année 1120 », auront refait, pio amore Dei et apostoli, le chemin de Saint-Jacques, a Raphanello usque ad Pontem Minee, « de Rabanal jusqu’au pont sur le Mino ». Il s’agit d’un segment de la route, dans sa partie occidentale, environ 140 kilomètres, entre Leon et Galice (au chapitre 3, Raphanellus est mentionné après urbs Osturga, Rabanal après Astorga, et le Mino traverse Lugo, en amont et au nord du chemin de Saint-Jacques). L’auteur a pris soin sinon de dater cette réfection, du moins de lui fixer un terminus ad quem : citra annum, dit-il, « en deçà », « en avant de l’année... » : la date correspond au commencement du règne apostolique de Calixte II, élu pape en 11196. Les circonstances sont précisées :
temporibus Didaci archiepiscopi Iacobite et Adefonsi imperatoris Yspanie et Gallecie et Calixti papa
8« au temps de Diego archevêque de Saint-Jacques7 et d’Alphonse empereur d’Espagne et de Galice et du pape Calixte », puis elles sont de nouveau précisées : regnante Adefonso rege Aragoni8 et Lodovico pinguissimo rege Gallorum, « sous le règne d’Alphonse roi d’Aragon et de Louis le Gros9, roi de France ». En bref, le texte du chapitre, rédigé en deux phrases, adopte le style de l’inscription. Les bienfaiteurs, au nombre de sept, qu’il importe de ne pas oublier, sont : Andreas, Rotgerius, Alvitus, Fortus, Arnaldus, Stephanus et Petrus. En les mentionnant, l’auteur a voulu conserver, ainsi qu’il l’écrit en commençant, nomina quorumdam viatorum. Ainsi distingue-t-il « certains » viatores. Mais comment entendre ce dernier terme ? Jeanne Vielliard imprime « routiers », non sans assortir son choix d’une note10 ; Bernard Gicquel transpose par « voyers11 » ; il est difficile, en l’occurrence, de trancher entre l’usager et le responsable des voies et chemins, des ponts et chaussées, à moins justement que l’auteur latiniste n’ait songé à attribuer pour étymologie à viator non pas le verbe vio, comme on l’eût attendu, mais via le substantif, auquel cas le viator devient bel et bien le préposé à la voirie et l’artisan de son entretien, sens que paraît en effet confirmer la seconde et dernière phrase, où adjutor désigne bien l’aide, l’assistant, le commis d’un chef de projet ou de travaux. Istorum adiutorumque suorum anime requiescant in pace sempiterna, déclare cette phrase : « Que leurs âmes, et celles de leurs aides reposent en paix éternellement. » Ainsi, pour conclusion, les bienfaits (et les peines) de ces hommes qui auront œuvré pio amore Dei et apostoli, en vertu d’un pieux amour pour Dieu et pour l’apôtre », appellent un souhait : le salut pour récompense. Les avoir nommés vaut commémoration des vivants et plus encore inscription dans le Livre de Vie.
9Qu’il s’agisse donc d’un hôpital ou de la voirie, l’aménagement de l’itinéraire illustre une sainteté laïque, optative ou déclarée par l’autorité du livre. En route vers Saint-Jacques, on ne saurait certes oublier en pensée ou dans ses prières ces prédécesseurs de bonne volonté. Le pèlerinage est donc œuvre pie bien avant l’arrivée, ou la ville-étape : il l’est sur la route même. L’itinéraire est sanctifié par ces bienfaits passés.
QUATUOR VIE, UNA VIA
10Sanctifié, cet itinéraire l’est d’ailleurs bien avant la Galice, et d’autant plus que, chemin faisant, se présente l’occasion de saluer de nombreuses reliques, et d’accomplir de la sorte, en un seul, plusieurs pèlerinages. On le voit de manière éclatante au chapitre 1, par l’indication des routes françaises qui, séparément ou réunies tardivement, confluent dans le chemin de Saint-Jacques une fois passées les Pyrénées. D’emblée s’impose au lecteur moderne une précaution. Si, d’après l’argumentum ou table des matières liminaire, ce chapitre a pour propos De viis Sancti Iacobi, « Les chemins de Saint-Jacques », sa première phrase déclare : Quatuor vie sunt que ad Sanctum Iacobum tendentes, in unum12 (...) coadunantur, « Il y a quatre routes qui, en direction de Saint-Jacques, se réunissent en un seul itinéraire », à savoir le chemin de Saint-Jacques proprement dit. Le titre, au sommaire initial, est certainement, comme l’a remarqué (et démontré) Bernard Gicquel13, abrégé, pour De viis [que in viam] Sancti Iacobi [coadunantur]. Dès lors, les itinéraires français ne sauraient être qualifiés de « chemins de Saint-Jacques » : ils sont les voies de communication les plus fréquentées probablement, recommandées comme les plus profitables à qui souhaite se rendre à Saint-Jacques.
11Ces quatre routes qui forment comme les branches d’un éventail ont un tracé bien connu : celle qui vient de Saint-Gilles du Gard passe par Montpellier (Montem Pessulanum) et Toulouse et conduit au « Port d’Aspe », à savoir le Somport. Les trois autres ad Hostavallam coadunantur, « se rejoignent à Ostabat », en Béarn, et, transito portu Cisere, « une fois franchi le Port de Cize » (Saint-Jean Pied de Port), viennent ensemble s’associer, en descendant vers le sud-ouest, à la route de Saint-Gilles à Pontem Regine. Ainsi, c’est à Puente la Reina que commence véritablement le chemin de Saint-Jacques : et una via, dit en conclusion le texte, exinde usque ad Sanctum Iacobum efficitur. La première de ces trois routes vient du Puy et passe par Conques et Moissac ; la deuxième, de Vézelay, passe par Saint-Léonard de Noblat et urbem Petragoricensem, Périgueux ; la troisième, de Tours, passe par Poitiers, Saint-Jean d’Angély, Saintes et urbem Burdegalensem, Bordeaux.
12La présentation des choses appelle une remarque onomastique, puis un mot sur ce qui, dans le propos, reste implicite. Les localités sont définies par leur patronage sacré, ou le corps saint qui s’y trouve en résidence. Ainsi le texte évoque Sanctum Egidium (Saint-Gilles) : encore ici le toponyme est-il en quelque sorte éponyme ; il enregistre, sur la route venue du Velay, Sanctam Mariam Podii, Sanctam Fidem de Conquis, Sanctum Petrum de Moyssaco ; sur une autre route, venue de Bourgogne, il indique Sanctam Mariam Magdalenam Viziliaci, Sanctum Leonardum Levomicensem ; sur l’itinéraire le plus occidental enfin, il énumère Sanctum Martinum Turonensem, Sanctum Ylarium Pictavensem, Sanctum Iohannem Angeliacensem, Sanctum Eutropium Sanctonensem. On ne saurait décider si le nom sacré désigne le saint ou, par métonymie, l’église qui lui est dédiée : probablement y a-t-il identification14. Le toponyme dépend donc du nom de personne, en adoptant le cas génitif (Podii, Viziliaci), la forme du complément de localisation, avec nuance de rattachement (de Conquis, de Moyssaco) ou le genre de l’adjectif (Lemovicensem sur l’itinéraire de Vézelay, et, sur l’itinéraire de Tours, Turonensem, Pictavensem, Angeliacensem et Sanctonensem). Ainsi, dans l’évocation des localités, la nomination des saints patrons précède, et régit, pour ainsi dire, la mention des toponymes : il n’y a là rien d’extraordinaire dans un livre enregistrant des itinéraires de pèlerinages ; ainsi que l’écrit Jeanne Vielliard, « pour le pèlerin, la ville ne vaut que par le saint15 ».
13En un certain sens, par allusion, cette liste annonce le somptueux chapitre 8, intitulé De corporibus sanctorum que in ytinere Sancti Iacobi requiescunt, que peregrinis eius sunt visitanda, « Les corps des saints reposant sur la route de Saint-Jacques, à visiter par ses pèlerins ». Dans le même esprit, le sujet de ce chapitre, au sommaire initial, est ainsi libellé : De sanctorum corporibus requirendis in itinere eius et de passione sancti Eutropii, « Les corps des saints dont il faut s’enquérir sur sa route, et la Passion de saint Eutrope ». On note au passage que l’argumentum, ici et là, rattache les reliques parsemant ces routes de France au pèlerinage de Saint-Jacques : en l’occurrence il s’agit moins de pèlerinages locaux que d’étapes spirituelles, accomplies graduellement dans le dessein qui se donne pour fin Saint-Jacques. Également, dans chacune des formulations, le participe futur – visitanda, requirendis – déclare, plus encore que l’éventualité propice à la curiosité, l’obligation. De fait, ce chapitre 8, augmenté de la Passion de saint Eutrope de Saintes, évoque successivement, dans l’ordre où le chapitre 1 a présenté les itinéraires qui sillonnent la France, la relique de saint Gilles per viam Egidianam ; per viam Podiensem celle de sainte Foy ; celles de sainte Marie-Madeleine, de saint Léonard in via (...) per Sanctum Leonardum ; per viam Turonensem, celles de saint Martin, de saint Jean Baptiste (à Saint-Jean d’Angély), de saint Eutrope enfin.
14Dessinant, par la citation de ces repères nominaux, les quatre routes françaises qui viennent confluer au chemin de Saint-Jacques, le chapitre 1 comporte une part d’implicite, au vrai peu dissimulée. Chaque fois que le texte mentionne en tête d’itinéraire une localité qu’on répute illustre sur une carte française de la dévotion viatique, il n’emploie pas devant la référence géographique la préposition a ou ab indiquant le point de départ, mais la préposition per : per Sanctum Egidium ; per Sanctam Mariam Podii ; per Sanctam Mariam Magdalenam Viziliaci ; per Sanctum Martinum Turonensem... : « par Saint-Gilles » ; « par Sainte Marie du Puy », etc. Associée aux verbes de mouvement, variés, sur lesquels s’achèvent les propositions – tendit, incedit, pergit, vadit –, synonymes autour du sème d’avancée, la tournure imprime au texte une sorte de dynamique au demeurant très propre à traduire la progression vers un but. Ces localités n’en sont pas moins des lieux de passage, au confluent de routes venues de plus loin et où, présume-t-on, viennent déjà se fondre d’autres trajets. De fait, à suivre le chapitre 8, on s’aperçoit que certains des itinéraires sont prolongés en deçà du point de départ fixé par le chapitre 1. Avant Saint-Gilles, primitus namque, il y a « tout premièrement » Arles, avec les reliques de saint Trophime, saint Césaire, saint Honorat et saint Genès, sans oublier, tout près, les Alyscamps. De même, avant Tours, une halte s’impose dans une ville en amont sur le cours de la Loire : in urbe Aurelianensium lignum dominicum et calix beati Evurcii, episcopi et confessoris, in ecclesia Sancte [Crucis] visitandum est : « dans la ville d’Orléans, ce sont le bois de la Croix et le calice de saint Euverte, évêque et confesseur, qu’à l’église Sainte-Croix il faut aller voir ».
15Mais lorsque le texte relègue en deçà des itinéraires prescrits tant de pèlerinages locaux bien connus, l’implicite atteint pour ainsi dire au second degré. C’est à peine si, dans le cours du chapitre 8, on en apprend exceptionnellement un peu plus. Item, y peut-on lire, a Burgundionibus et Theutonicis per viam Podiensem ad Sanctum Iacobum pergentibus, corpus sanctissimum est visitandum... Habitants de Bourgogne et pèlerins teutoniques seraient donc censés s’acheminer vers Saint-Jacques en passant par le Puy. De fait, un premier itinéraire, où les Allemands, passés par Bâle, avaient traversé vers le sud-ouest la Bourgogne et, avec les Bourguignons, descendu, plein sud, la vallée de la Saône, puis, dès Lyon, celle du Rhône, rejoignait à hauteur de Valence un autre itinéraire qui, venu de l’Allemagne méridionale et descendant toujours vers le sud-ouest, en passant par Berne et Genève, avait traversé le Dauphiné. De la rive droite du Rhône, face à Valence, une très vieille route, allant vers l’ouest, gagnait, par le Vivarais, le Puy en Velay. Il est à la fois troublant et intéressant qu’au chapitre 8 de ce Codex, l’allusion, parmi les pèlerins en route vers Saint-Jacques, à des nations lointaines – dont l’appellation, Burgundiones, Theutonici, renvoie à l’histoire de la Germanie – se limite à la seule référence au Puy.
16En général, le propos qui permet, au chapitre 1, de dresser une carte routière est à la fois laconique et simplificateur. On imagine par exemple, au-delà de Saint-Gilles, les routes, l’une territoriale, l’autre côtière, en provenance de l’Italie. Vézelay rassemblait forcément des routes de la Bourgogne, de la Champagne, avec une partie de celles de l’Alsace et de la Lorraine. De même, sur l’itinéraire au départ de Tours affluaient en quelque façon les pèlerins de Normandie, de Bretagne et d’Anjou. Mais, qui plus est, Paris ? Nous savons bien qu’au nord de Tours, à remonter soit par Orléans, soit par Chartres, on ne peut éluder le rassemblement parisien. Dans la capitale aboutissaient des itinéraires venus d’Allemagne (soit par la Champagne, soit par l’Artois), la route qui, par Boulogne, Amiens et Beauvais, amenait les voyageurs d’Angleterre, sans compter les chemins qui, soit par Amiens, soit par Saint-Quentin puis Compiègne, ou encore par Soissons, venaient de Belgique, des Pays-Bas et, au-delà, de l’Europe du nord.
17Pareil laconisme se double de simplification. Prescrivant quatre itinéraires en les donnant pour canoniques, le Codex efface le maillage ô combien dense et complexe de voies de communication pourtant fréquentées. Émile Mâle, en quête des influences de l’art arabe sur l’art roman, s’est attaché pour ainsi dire à déchiffrer ce palimpseste routier16. Par exemple, entre Saint-Léonard en Limousin et Vézelay, la route, qui, plein nord, avait traversé le Berry en passant par Bourges, franchissait la Loire à La Charité vraisemblablement17. De même, au retour de Bordeaux, à côté de l’itinéraire par Blaye, Saintes, Niort et Poitiers, c’est-à-dire la route de la Saintonge, il y avait la route de l’Angoumois18 qui, de Poitiers en direction du sud, traversait Angoulême, Aubeterre, Casseneuil, pour aboutir à La Réole (où l’on rejoignait une autre route vers Saint-Jacques, celle qui venait de Vézelay). L’influence de l’art musulman sur l’architecture et la décoration des édifices romans, parfaitement lisible aux églises de nombre de ces villes, amène à reconsidérer l’importance d’itinéraires qu’on aurait vite estimés, sur la foi du Codex, secondaires, alors qu’ils ont acheminé sur le territoire de la France, à peu près jusqu’à Vézelay, pour les perpétuer dans la pierre, des souvenirs importés d’Espagne.
AD SANCTUM IACOBUM, SANCTORUM CORPORA
18Reste donc à comprendre pourquoi, dans le chapitre 1 (et même au chapitre 8), les itinéraires français conduisant au chemin de Saint-Jacques commencent pour ainsi dire en cours de route et ne remontent pas plus haut. L’aire géographique ainsi dessinée, Bernard Gicquel l’a bien montré, ne relève en rien du hasard. Elle correspond à l’application territoriale de l’idéologie d’Alphonse VII, telle qu’elle s’exprime justement dès sa Chronique à propos de son couronnement comme empereur en 1135. C’était renouer avec l’origine des Ibères que de rêver d’hégémonie de l’Océan au Rhône, via les Pyrénées. Au présent, la transcription de cette ambition impériale dans le domaine religieux se traduit par une aire englobant l’Aquitaine entière, laquelle, avant le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Louis VII (1137), n’est pas encore devenue française. À l’est, la vallée du Rhône, à l’époque, est terre d’Empire.
Les quatre chemins de Saint-Jacques, conclut Bernard Gicquel, n’existent qu’en dehors du domaine royal français (...). Toute la région située entre les Pyrénées, le Rhône et la Loire forme ainsi le glacis d’un pouvoir temporel castillan auquel l’archevêché de Compostelle ajoute une dimension spirituelle19.
19Délicate question, cependant, que la réception d’une idéologie. Une idéologie n’est pas ipso facto conçue pour être approuvée, ni même reconnue. Celle-ci pouvait sans doute se voiler ou s’effacer derrière des raisons dévotionnelles.
20À quoi, dès lors, pouvait rimer, pour le pèlerin de Saint-Jacques, l’assemblée prioritaire, en territoire français, de saint Gilles, sainte Marie du Puy, sainte Marie Madeleine et saint Martin ? Dans le choix des têtes d’itinéraires dédiées à ces saints, une raison qu’il est bon de croire est à verser au dossier. En concluant la notice de saint Gilles, le chapitre 8 précise :
Quatuor sunt sanctorum corpora, que ab aliquo de propriis sarcofagis nullo modo moveri posse referuntur, ut a multis probatur : beati scilicet Iacobi Zebedei et beati Martini Turonensis et sancti Leonardi Lemovicensis, et beati Egidii, Christi confessoris. Traditur quod Philippus, rex Galliorum, eadem corpora ad Galliam deferre olim temptavit, sed nullo modo de propriis sarcofagis suis ea movere potuit.
21Voilà donc un fait qu’on rapporte, attesté par beaucoup, et, pour paraphraser le texte : quatre corps saints n’ont pu, en aucune manière, être enlevés de leurs propres sarcophages, celui, « bien entendu » (scilicet) du bienheureux Jacques fils de Zébédée, celui du bienheureux Martin de Tours, celui de saint Léonard du Limousin et celui du bienheureux Gilles. Il n’échappe pas que, suivant la tradition, Philippe, roi de France (en l’occurrence Philippe Ier, mort en 1108) a tenté jadis de transporter ces reliques en France, en pure perte : impossible de les tirer de leurs tombeaux ; il n’échappe pas non plus que cette dernière phrase pourrait comporter plus d’un sous-entendu de politique ecclésiastique. Reste qu’en matière d’inamovible localisation, la priorité – allant de soi – donnée aux restes de saint Jacques place en quelque sorte les autres saints nommés sous son influence et orientent ces divers pèlerinages sous son attraction : Limousin, Touraine et Provence sont éclairés du rayonnement de la Galice.
22On observe aussi qu’au même chapitre 8, à l’évocation de la viam Egidianam, saint Gilles suscite un commentaire enthousiaste et la somptueuse description de la châsse in qua eius corpus venerandum honorifice requiescit. Au commencement de l’itinéraire venu de Bourgogne, primitus beate Marie Magdalene corpus dignissimum iuste a peregrinantibus venerandum est : vénération à juste titre recommandée, que justifient une Vie succincte et le rappel du transfert des reliques de la sainte à Vézelay. Le propos venu sur le voyage per viam Turonensem, l’auteur, après un excursus en amont de la Loire, à Orléans, rappelle les miracles de saint Martin, de qui le texte précise que l’immense et vénérable basilique édifiée sur ses restes ad similitudinem scilicet ecclesie beati Iacobi miro opere fabricatur : on échappe de moins en moins, y compris par la reproduction architecturale, à la primauté de Saint-Jacques.
23Or, au long de la viam Podiensem, la prescription pieuse commence (et finit) à la vénération de sainte Foy. Sur Le Puy, c’est en vain qu’on attendrait quelque notice. Il est probable que le pèlerinage en était assez connu pour se passer de commentaire ; en outre il devait paraître inutile de souligner, entre Saint-Jacques et cette cité, l’ancienneté d’une relation qui remontait à Gotescalc, évêque, au milieu du xe siècle – un fervent serviteur de la Vierge20 et vraisemblablement le premier pèlerin de Galice21 –, que son successeur indirect Pierre II, dit le Mercœur, episcopus sedis Podii, maintenait au deuxième tiers du xie siècle22, ayant compris que ce type d’échanges était susceptible de profiter aussi bien au culte de la Vierge qu’à la piété pour saint Jacques, et dont les traces de l’art arabe encore visibles aujourd’hui dans l’architecture et la décoration de plus d’un monument ponot dédié au culte23, attestent l’intensité.
24Dans l’ordre de la sainteté vénérable, il est possible que la juxtaposition de ces quatre itinéraires ad Sanctum Iacobum pergentibus esquisse une hiérarchie dont le sommet n’est atteint qu’au terme du voyage. À propos de saint Gilles, le texte déclare (au passage on appréciera l’anaphore d’insistance) : Post prophetas et apostolos nemo illo inter ceteros sanctos dignior, nemo sanctior, nemo gloriosior, nemo auxilio velocior : « Après les prophètes et les apôtres, nul entre les saints n’est plus digne que lui, nul n’est plus saint, nul n’est plus couvert de gloire, nul n’est plus prompt à venir en aide ». Marie-Madeleine, à révérer à Vézelay, renvoie aux Évangiles : elle s’était, in domo Simonis Leprosi, humblement prosternée aux pieds du Christ, et, dit le texte, quapropter dimissa sunt ei peccata multa quoniam dilexit multum amatorem universorum, Jhesum Xpistum scilicet, remissorem suum, « et c’est pourquoi lui furent remis ses nombreux péchés : elle avait beaucoup aimé celui qui aime tous les hommes, Jésus-Christ évidemment, son Rédempteur ». Enfin, la renommée de saint Martin, beati Martini episcopi et confessoris, est, à cause de ses mérites, dignis preconiis ubique ad Xpisti decus divulgatur, « répandue partout à l’honneur du Christ par de dignes panégyriques ». De même la renommée de saint Gilles, piissimi confessoris atque abbatis, était-elle donnée pour universelle : per cuncta cosmi climata. Deux saints confesseurs, l’un abbé, l’autre évêque, une sainte du temps des Évangiles assemblent des chrétiens en route vers la Galice où, comme dit le chapitre 8, beati Iacobi apostoli corpus (...) in urbe Compostellana visitandum est. Sans doute, au premier chef, la vénération vellave encourage la dynamique du pèlerinage au corps saint de l’apôtre : il ne peut en être autrement, fût-ce implicitement, Marie étant mater Dei. Tandis qu’une dévotion d’envergure européenne s’établit, déplacée vers l’extrême occident, c’est un substitut de Jérusalem que, tacitement, paraît figurer Le Puy.
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25Les quatre itinéraires qui vont se fondre en Espagne au seul et unique chemin de Saint-Jacques paraissent bien tracés suivant un dessein qui (probablement sans reléguer les données politiques) ordonne une progression dont le terme est la Galice, avec Saint-Jacques pour troisième pèlerinage dans la dynamique et l’histoire de la Chrétienté.
26Dans ces pages de géographie hagiographique et d’institution du voyageur, évidemment l’onomastique est reine. On constate, à toute étape dévote, l’assimilation (ou l’assujettissement) du toponyme à l’anthroponyme : avec naturel elle atteste l’appropriation du lieu par le saint.
27Ces fameuses quatre voies dessinent donc un espace de la sainteté conquis par l’aventure millénaire du christianisme et propice au salut du voyageur. En route pour Compostelle, il faut avoir visité, comme on ferait des vivants, ces corps saints qui reposent dans leur église. Hic et nunc, c’est un devoir de mémoire, appelé d’ailleurs par l’inscription des vertus de ces bienheureux dans le Livre : or la mémoire, reconnaissance d’une sainteté historiquement avérée, acte de foi, abolit le temps dans une rencontre spirituelle. Ainsi les notices hagiographiques composent un livre de géographie sacrée, dont la lecture implique le pèlerinage.
28En fait de mémoire, le Livre enregistre d’autres souvenirs, où affleure la trace des antiquités mais où s’impose avant tout la gloire de la geste carolingienne. L’histoire, alors, perce dans la géographie, sur cette tere altaigne qu’est l’Espagne, ainsi que dit la Chanson de Roland24.
Notes de bas de page
1 Énoncé de la table des matières initiale ; le capitulum est intitulé : De corporibus sanctorum que in ytinere Sancti Iacobi requiescunt, que peregrinis eius sunt visitanda. Voir, infra, p. 60 sq.
2 C’est encore l’énoncé du sommaire initial.
3 Il a été démoli en 1593.
4 Ajoutons un rapprochement calendaire : la fête de sainte Christine tombe le 24 juillet, celle de saint Jacques le lendemain.
5 Tardivement, en ce qui concerne l’hôpital du Mont-Joux, l’affirmation de l’auteur aura été confirmée, puisque le fondateur de cet établissement, Bernard d’Aoste (erronément appelé Bernard de Menthon) a été canonisé en 1681. Voir Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, III, Iconographie des saints, Paris, PUF, 1958, p. 206-207.
6 Voir B. Gicquel, La Légende de Compostelle : le Livre de Saint Jacques, Paris, Tallandier, 2003, p. 86.
7 Diego Gelmirez, mort en 1139 ; voir J. Vielliard, Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, Paris, Vrin, 1978, p. 11 n. 6.
8 « Alfonse VII, roi d’Aragon et de Navarre en 1104, de Castille et de Leon en 1109, † 1134, il est dit Alfonse Ier comme roi d’Aragon » (J. Vielliard, ibid., p. 13 n. 1).
9 Nous ne traduisons pas le superlatif, pour nous en tenir au surnom usuel de Louis VI, roi de France de 1108 à 1137.
10 J. Vielliard, op. cit., n. 5 p. 11.
11 B. Gicquel, op. cit., p. 601.
12 Pourquoi unum, et non unam [viam] ainsi qu’on l’attendrait ? Certes, il peut s’agir du pronom neutre. Autrement, il faut songer à un lapsus, qui substituerait à [unam viam] unum [iter], soit « un seul trajet ».
13 B. Gicquel, op. cit., p. 108-109.
14 On a bien lu, pour Le Puy, « Sainte Marie ». D’une part, la dénomination employée par l’auteur n’est jamais que la transposition rétrogradée du nom qu’avait pris en 1077 la cité du Velay, Podium Sanctae Mariae, en remplacement de celui d’Anicium, « Anis » en langue romane. Probablement l’appellation de « Nostre Dame » – Domina nostra venant équilibrer Dominus noster, « Nostre Seigneur » appliqué au Christ – ne s’est-elle pas encore imposée définitivement. On sait l’importance de saint Bernard, abbé de Clairvaux (mort en 1153), dans la définition de l’intercession mariale et même dans l’esquisse d’une sorte de théologie mariale. Il semble que le terme de « Nostre Dame » soit attesté pour la première fois dans la Conception Nostre Dame de Wace, entre 1130 et 1140. Quant à l’emploi métonymique par lequel ce terme devient le titre d’une église dédiée à la Vierge, il paraît d’usage beaucoup plus récent, ne remontant peut-être pas plus haut que la fin de l’Ancien Régime.
15 J. Vielliard, op. cit., n. 4, p. 3.
16 Voir entre autres É. Mâle, « L’Espagne arabe et l’art roman », dans Art et artistes du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1968, chapitre III, p. 40-81, notamment p. 69-81 (cet article a paru d’abord dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1923).
17 Ibid., p. 73-74.
18 Ibid., p. 75-78.
19 B. Gicquel, op. cit., p. 107.
20 À Saint-Martin d’Abelda, durant le voyage qu’il fait en Espagne en 951, Gotescalc a l’occasion de lire le traité que saint Hildefonse, archevêque de Tolède, avait écrit en l’honneur de la Vierge, et prie le moine Gomez de lui en faire une copie qu’il rapporte au Puy. Cet exemplaire existe toujours : Paris, BnF., lat. 2855, fol. 69vo -71, S. Hildefonsus Toletanus, De Virginitate perpetua sanctae Mariae (avec un prologue autographe de Gomez, et après une prière pour l’évêque Gotescalc, fol. 69). Avec d’autres opuscules reliés au même volume, ce manuscrit provient du chapitre du Puy (Voir Catalogue général des manuscrits latins, sous la direction de J. Porcher, III, Paris, Bibliothèque Nationale, 1952, p. 166-167). – Sur l’évocation de saint Hildefonse dans les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci, voir G. Gros, « Gautier architecte : étude sur la disposition des récits dans les deux Livres des Miracles », Babel, Langages – Imaginaires – Civilisations, no 16, La mise en recueil des textes médiévaux, Université du Sud Toulon-Var, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 2007, p. 123-154, spécialement p. 130-138.
21 Voir J. Bédier, Les Légendes épiques, recherches sur la formation des chansons de geste, III, Paris, 1912 (rééd.), p. 70-74.
22 En 1063, cet évêque assiste à Leon à la translation des reliques d’Isidore [de Séville], décidée par le premier roi de Castille Ferdinand Ier. Patron de Séville et de Leon, populaire aussi bien dans le nord que dans le sud de l’Espagne, Isidore a été canonisé en 1598. Le Liber IV du Codex recommande, à Leon, la visite à ses restes (chapitre 8) : Inde apud urbem Legionem visitandum est corpus venerandum beati Ysidori episcopi et confessoris sive doctoris, qui regulam piissimam clericis ecclesiasticis instituit, et gentem yspanicam suis doctrinis imbuit, totamque sanctam ecclesiam codicibus suis florigeris decoravit.
23 Voir A. Fikry, L’Art roman du Puy et les influences islamiques (...), Paris, Ernest Leroux, 1934, notamment p. 262-267.
24 La Chanson de Roland, éd. G. Moignet, Paris, Bordas, 1969, laisse I, v. 3.
Auteur
Université de Picardie.
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