Écriture et théologie du Miraculum dans le Livre des miracles de saint Jacques : essai de définition d’une forme-sens
p. 15-33
Texte intégral
1Le Livre des miracles de saint Jacques constitue sans doute le volet le plus ancien et le plus connu du Codex Calixtinus, celui à partir duquel, semble-t-il, le livre de saint Jacques s’est construit. Constitué de vingt-deux récits brefs, il forme un ensemble qui a suscité de nombreuses recherches1 ainsi que des études à caractère systématique2. En marge de cette série, l’ouvrage comporte d’autres miracles, tant il est vrai que « l’homme médiéval [est] friand de merveilleux3 » : ils sont réunis à la fin du Codex ou bien, comme le célèbre épisode des lances fleuries, ils font partie de la Chronique du pseudo-Turpin4.
2Ainsi que l’a rappelé G. Gros5, le mot miraculum possède au moins deux acceptions :
Il désigne d’abord une manifestation surnaturelle, qui relève du merveilleux chrétien6 : ainsi est-il employé à propos de l’enfant que saint Jacques ressuscite dans le bois d’Oca (I7). De même le secours que l’apôtre apporte pendant trente jours, sur son gibet, au pèlerin pendu est-il qualifié de « miraculum Dei » (V).
Miraculum fait également référence à un récit, généralement bref, accompagné d’autres récits formant collection8, les miracula, dont les plus anciens connus en Occident remontent aux Miracles de saint Étienne (réunis vers 420 par un clerc anonyme) et au recueil que saint Augustin consacre au même saint9. Ces ouvrages acquièrent leurs lettres de noblesse à la fin du vie siècle avec les Miracles de saint Martin de Grégoire de Tours10. Dans notre corpus, les formules « in praesenti miraculo » et « in hoc miraculo » qui encadrent le quatrième chapitre renvoient au récit lui-même, lequel s’attache à montrer qu’il vaut mieux ne pas faire un vœu que de revenir sur un vœu que l’on a fait.
3Le texte lui-même n’hésite pas à souligner les nombreux liens qui s’établissent entre les usages référentiel et métatextuel du mot. C’est le cas de l’Argumentum Calixti qui sert de prologue au Livre des miracles et qui est organisé autour de la question du scribere miracula : le pape se propose de transmettre par écrit des miracles qu’on lui a relatés ou dont il a trouvé une trace écrite11. Ailleurs le texte rapporte que c’est en se souvenant des innombrables miracles qui lui avaient été racontés qu’un marchand emprisonné songe à invoquer saint Jacques : celui– ci le libère miraculeusement – ce que narre le quatorzième miracle du recueil.
4Si les miracula s’offrent donc comme des miracles et comme des récits, si la beauté des premiers (« quanto magis pulcriora, tanto magis cariora ») se conjugue à l’art déployé par des conteurs habiles (« a peritis narrantur12 »), il importe de les étudier dans leur double dimension, comme des formes-sens, selon une notion proposée par H. Meschonnic13.
POSITION DU PROBLÈME
5Si l’on appréhende le miraculum en son plus grand degré de généralité, il convient de le rapporter à la notion de merveilleux et, plus précisément, au « canon du conte merveilleux en général », selon l’expression de J. Berlioz, C. Brémond et C. Vellay-Vallantin. Dans l’ouvrage que ces derniers ont consacré aux Formes médiévales du conte merveilleux, ils montrent que les thèmes dits merveilleux se rencontrent dans six genres narratifs principaux, c’est-à-dire, en allant du sacré au profane, l’hagiographie, les exempla, les autres recueils édifiants, les chroniques, la novela, la poésie profane. À la question de savoir : « Notre Moyen Âge a-t-il connu le conte merveilleux ? », les auteurs répondent :
Non et oui. Non, si nous pensons à un genre littéraire consacré comme seraient, par exemple, la chanson de geste, le lai, le roman : avant le xvie siècle, aucun clerc n’a pris la plume pour composer un recueil de contes merveilleux. Oui, si nous cherchons dans les textes médiévaux la matière, même déformée par le réemploi à des fins diverses, de récits conformes à la notion que nous avons du conte merveilleux14.
6Mais quelle est cette notion ? Une éthique la commande, selon A. Jolles : « l’idée que les choses doivent se passer dans l’univers selon notre attente est capitale à notre avis pour la forme du conte : elle est la disposition mentale du conte15 ». L’éthique merveilleuse relèverait à cet égard de l’anti-tragique :
Le tragique survient [...] quand ce qui doit être ne peut être ou quand ce qui ne peut pas être doit être. Le tragique c’est [...] la résistance d’un univers, ressenti comme contraire aux exigences naïves de notre éthique vis-à-vis de l’événement16.
7Or,
La forme du conte est précisément celle où la disposition mentale se produit avec ses deux effets : la forme où le tragique est en même temps posé et aboli17.
8C’est ce qui a conduit nombre de spécialistes, dans le prolongement des travaux de V. Propp, à fonder la structure du conte merveilleux sur la réparation d’un manque ou d’un méfait18.
9Même s’il aisé de reconnaître cette scansion binaire dans les récits des miracles attribués à saint Jacques (manque ou méfait/réparation), il importe d’articuler une telle « morphologie » (selon l’expression de V. Propp) à une théologie ou, à tout le moins, au christianisme qui leur donne sens au moment où ils ont été composés, c’est-à-dire au début du xiie siècle.
10À cette période, trois « genres narratifs » peuvent être distingués, ainsi que l’a montré Jean-Claude Schmitt :
Les miracula sont des récits souvent anonymes, réunis dans des collections qui sont l’apanage d’établissements ecclésiastiques (sanctuaire, monastère) ; ils ont pour fonction d’augmenter la réputation de ces derniers par le récit d’événements miraculeux qui s’y sont produits ou qui sont liés au saint local. Il s’agit donc d’un genre essentiellement hagiographique, bien représenté depuis les premiers siècles de la chrétienté […]
Les mirabilia sont des récits de prodiges qui, à l’inverse des miracles, ne sont pas immédiatement rapportés à la puissance divine ou à la gloire d’un saint, mais tirent leur origine de l’observation étonnée des curiosités de la nature ou du genre humain. Dans les compilations médiévales de récits merveilleux, la marque de l’auteur est beaucoup plus sensible. Cet auteur n’est généralement pas un moine, mais un clerc immergé dans le monde et la culture des laïcs. Le grand moment de cette littérature, écrite en latin, mais qui a plus d’un trait avec la littérature vernaculaire, est le tournant du xiie -xiiie siècle.
À partir de la première moitié du xiiie siècle et jusqu’à la fin du Moyen Âge, les prédicateurs, séculiers et plus encore religieux des ordres mendiants, diffusent par milliers des exempla, récits qui, eux aussi, font appel au surnaturel, mais sans le souci d’une localisation précise (comme dans les miracula), en tirant au contraire de l’événement rapporté une leçon morale se voulant universelle. Les recueils d’exempla […] participent d’une technique de la prédication dont l’efficacité repose largement sur le caractère stéréotypé des récits, à l’inverse de la singularité revendiquée par les mirabilia19.
11Ainsi que le souligne l’historien, un tel classement ne laisse pas de comporter une certaine part d’arbitraire car même si ces types de récits possèdent une chronologie propre, il leur arrive de coexister au même moment. En outre, en ce qui concerne leurs traits spécifiques, « les recouvrements de l’un sur l’autre sont, plus que les frontières rigides, la norme20 ». Plutôt que de chercher à étudier les miracula isolément, il a donc semblé préférable de prendre appui sur la double intersection – chronologique et « générique » – qui les rattache aux mirabilia et aux exempla afin de rechercher les conditions d’une définition du miraculum dans le cadre du Liber sancti Jacobi.
MIRACULA/MIRABILIA
12À l’orée du xiiie siècle, la différence entre mirabilia et miracula est nettement perçue, si l’on en croit du moins un certain nombre de témoins, parmi lesquels Gervais de Tilbury. Si les deux phénomènes ont en commun de susciter l’étonnement-admiration (ce que dénote leur radical en mir-), ils se distinguent par le rapport qu’ils entretiennent avec l’ordre de la création ainsi que par le comportement qu’ils suscitent de la part de l’homme. Tandis que les miracula, en tant qu’ils s’accomplissent praeter naturam, forcent la raison à s’incliner devant la toute-puissance de Dieu, les mirabilia suscitent la curiositas humaine et la recherche des causes naturelles cachées :
Par miracles, nous entendons habituellement les faits n’obéissant pas à la nature, que nous attribuons à la toute puissance divine [quae praeter naturam divinae virtuti adscribimus] : par exemple une vierge enfante, Lazare qui ressuscite, des membres infirmes dont on retrouve l’usage. Par merveilles, nous entendons ce qui échappe à notre compréhension, bien que naturel [quae nostrae cognitioni non subjacent, etiam cum sint naturalia] : ce qui fait merveille, c’est notre impuissance à donner une raison à l’existence d’un phénomène. […] Ainsi, fait banal et bien connu, la salamandre vit dans le feu et, quoique la nature du feu soit de consumer tout ce qu’il touche, elle se nourrit de feu sans être consumée21.
13Témoignant de la percée des concepts de raison et de nature, le Livre des merveilles, qui forme la troisième partie des Otia imperialia, conduit ainsi à définir le merveilleux comme « le rare, l’encore inexpliqué mais dont le mystère s’éclaircira22 ». Il s’agit probablement là d’« une première forme d’esprit scientifique qui a le souci de l’enquête (inquisitio), du témoignage vrai et même de l’expérience (experimentum) […] et qui s’applique à un champ très vaste, aux pierres et aux plantes, à l’histoire et à la géographie, comme aux manifestations des esprits, des fées et des défunts23 ».
14Une telle appétence n’est pourtant pas nouvelle. Sans remonter à Aristote et aux premiers mots de sa Métaphysique24, il convient de mentionner saint Augustin et le rôle fondamental que ce dernier attribue à la curiositas, à cette vertu qui n’a d’autre fin que la joie qui naît de la connaissance des choses25. Selon l’évêque d’Hippone, les mirabilia répondent tout particulièrement à l’attente du curiosus « pour qui comprendre est trop aisé [et] qui cherche dans le réel un contact rugueux26 ».
15C’est avec une telle attitude que renoue, de manière générale, la Renaissance du xiie siècle, y compris à travers la littérature : ainsi que le remarque le Père M.-D. Chenu, « la curiosité littéraire, avec tout son équipement, vient servir une découverte de la nature et de l’homme27 ». Au premier rang de l’« équipement » ainsi évoqué, il convient de mentionner la merveille, cette faculté d’étonnement que la poétique romanesque inscrit au centre de ses constructions28. Mais une telle observation déborde très largement le cadre des liens que les mirabilia entretiennent avec la littérature en langue vernaculaire29. Elle s’applique à un phénomène de vaste ampleur :
Le merveilleux revendique un espace humain, naturel, entre Dieu et Satan […] Il dilate jusqu’aux frontières du risque et de l’inconnu le monde et le psychisme. En rentrant dans le réel et le naturel, il l’élargit et l’accomplit. De l’étonnant, de l’extraordinaire, il fait le moteur du savoir, de la culture et de l’esthétique du Moyen Âge. Il pousse à ouvrir grands les yeux sur la création et sur l’imaginaire. Il inspire une culture de l’étonnement. Il fait croire à la créativité et à l’audace infinies de Dieu et de sa créature, l’homme. Et il sait même faire son miel des fantasmagories diaboliques30.
16À la différence de ce que l’on observe avec les mirabilia, la merveille est donc, dans le cas des miracula, directement rapportée à la foi chrétienne. Il suffit, pour s’en convaincre, de relever la formule conclusive qui figure dans tous les récits du livre II du Codex (à l’exception des trois miracles rapportés par Anselme de Cantorbéry) :
A Domino factum est istut et est mirabile in oculis nostris.
17Cette formule d’origine scripturaire31, qui semble être de la main du rédacteur final et qui inscrit les miracula dans une conception si nettement apologétique du merveilleux consiste tout à la fois à affirmer le rôle joué par Dieu, auteur du miracle considéré, et à souligner l’admiratio que celui-ci provoque au sein de la communauté humaine. Son sens se comprend d’après la longue tradition dans laquelle elle s’inscrit.
18L’étude de la terminologie biblique permet, en effet, de distinguer trois aspects fondamentaux32 :
Les termes terata (« prodiges ») et, plus nettement encore, ceux de thaumasia (« événements qui suscitent l’admiration ») et de paradoxa (« événements inattendus »), insistent sur l’aspect psychologique du miracle : « il s’agit d’un fait insolite qui suscite l’étonnement, l’admiration, l’émerveillement de l’homme ».
Le mot adynata, dans l’Ancien Testament, présente les miracles sous l’angle de ce qui est impossible à l’homme, ce que soulignent, dans le Nouveau Testament, les mots erga (« des œuvres ») et dynameis (« des manifestations et des effets de la puissance divine ») : ces termes « mettent en évidence l’aspect ontologique du miracle et le représentent comme une œuvre transcendante, c’est-à-dire impossible aux créatures et supposant, par suite, une intervention spéciale de la causalité divine ».
Enfin, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, en particulier chez Jean, le miracle est appelé semeion, « signe », et ce mot est souvent associé à prodige : « le miracle, en effet, plus qu’un prodige, est un signe adressé par Dieu. Il est porteur d’une intention divine qu’il faut savoir lire dans son contexte ».
19Dans le Liber sancti Jacobi, le champ lexical du miracle s’organise selon ces trois grandes lignes de force. À côté de miraculum, qui joue le rôle d’un hyperonyme, en vertu de la double valeur (textuelle et métatextuelle) que nous lui avons reconnue33, il convient de relever les termes suivants :
20Pôle psychologique :
admiratio (XVII), admirati sunt (VI)
mira (res) (II, IV, XVIIII) ; unde magis mirum fuit (XI)
mirabile34
21Pôle sémiologique :
signis virtutum (I), miraculorum signis (XX)
22Pôle ontologique :
virtus (I), virtus Dei (IV, VII), virtutibus divinis (XIX)
operante divina ulcione (XIII)
divinitus35.
23Comme le souligne R. Latourelle, si ces trois pôles se rencontrent dans toute la tradition patristique et théologique, il est possible de noter des inflexions variables selon les périodes :
En particulier, une oscillation se dessine entre l’aspect factuel et ontologique, qui voit surtout dans le miracle un fait de transcendance physique, et l’aspect sémiologique, qui l’envisage avant tout comme un signe adressé par Dieu36.
24Ainsi, chez saint Augustin, l’aspect psycho-sémiologique semble devoir l’emporter :
Miraculum voco, quidquid arduum aut insolitum supra spem vel facultatem mirantis apparet37.
25Une telle définition, en effet, reste ordonnée au sujet du miracle, ce que souligne, aux deux extrémités de la phrase, l’écho entre miraculum et mirantis : la cause efficiente divine, à laquelle saint Thomas accordera tant d’importance, n’est pas mentionnée en elle-même, elle se déduit de l’effet produit, de l’arduum et de l’insolitum, qui renvoient respectivement aux capacités et aux attentes du sujet humain. C’est le point de vue extérieur et subjectif de l’étrangeté qui prime, rapporté à la notion d’étonnement (admiratio)38.
26Tout le Moyen Âge jusqu’à saint Thomas d’Aquin reprend cette définition, y compris ce dernier qui l’accepte et l’explique, même s’il ne la cite jamais littéralement. C’est ainsi que l’on peut repérer deux étapes dans la formulation thomiste : la première est d’inspiration augustinienne : « Miraculum dicitur quasi admiratione plenum… » ; la seconde fait triompher le point de vue objectif de la cause efficiente : « … quod scilicet habet causam simpliciter et omnibus occultam. Haec causam est Deus39 ». Le théologien marque ainsi un aboutissement dans le passage du point de vue psychologique au point de vue métaphysique que l’on voit peu à peu apparaître à partir d’Anselme40.
27Il va de soi que l’aspect ontologique n’est pas absent de la notion augustinienne du miracle mais il reste en arrière-plan, sans doute parce que dans le contexte qui était celui de l’évêque d’Hippone, face au paganisme, il importait avant tout de convaincre et de persuader. La conception que développe Grégoire le Grand dans ses Dialogues privilégie, elle aussi, les aspects psychologique et sémiologique du phénomène. S’il définit le miracle par sa fonction, qui est d’être un signe, c’est-à-dire pour Dieu une théophanie et pour l’homme un avertissement et une leçon, c’est parce que son souci fondamental est d’ordre pastoral :
L’absence de définition théorique, tout autant pour la structure ontologique du fait miraculeux que pour les limites exactes des charismes extraordinaires, le conduit à accepter sans problèmes apparents la réalité des miracles des hérétiques ou des réprouvés : ce qui les distingue n’est pas une fausseté « ontologique », c’est-à-dire une origine différente des miracles accomplis par les bons, mais une fausseté « morale », c’est-à-dire leur intégration différente dans la vie. Ainsi sa préoccupation fondamentale de pasteur n’est jamais celle de distinguer vrais et faux miracles, mais miracles intégrés ou non dans l’humilité et la charité41.
28C’est bien dans le cadre d’une telle tradition qu’il convient d’inscrire le Livre de saint Jacques. Si tout part de Dieu, présenté comme l’auteur des miracles accomplis par l’intermédiaire de saint Jacques (« A Domino factum est istut… »), c’est l’homme et sa capacité d’admiratio qui sont visés (« … et est mirabile in oculis nostris »). Seul le mirum est à même de donner sa pleine résonance à la potentia du thaumaturge. Lorsque celui-ci fait parcourir à un mort et à son compagnon, en une seule nuit, la distance qui sépare le port de Cize de son propre sanctuaire, le texte souligne, en une triple formule :
Mira Dei virtus, mira Christi clemencia, mira beati Jacobi subsidia ! (IV)
29Inversement, une fois reconnue par le sujet humain, la merveille devient le point de départ d’un chant de louange qui reconduit à Dieu et à son immense gloire. C’est ce qui se produit après le miracle de la cédule :
Mira res magnumque gaudium, magna laus et gloria Deo et apostolo decantanda in evum. (II)
30Ainsi bornée par l’alpha et l’omega divins, l’écriture miraculaire se déploie selon différentes stratégies : selon les cas, le narrateur prend à sa charge la marque d’étonnement-admiration ou bien il la rapporte aux personnages qu’il évoque. Ainsi, le récit dans lequel saint Jacques, fort d’un pouvoir invisible, ouvre les portes de fer de sa chapelle est-il ponctué par le conteur d’un « Mira res ! » (XVIII) tandis que le miracle du Poitevin à qui l’apôtre procure l’aide d’un ange sous la forme d’un âne est aussitôt redoublé par le récit qu’effectue le pèlerin à son retour, ce qui permet de mettre en scène la réaction des auditeurs :
Quod multi illo narrante audientes, ultra quam dici fas est, admirati sunt. (VI)
31À chaque instant et d’une manière fort consciente d’elle-même, s’affirme l’art des conteurs habiles évoqués par le pape Calixte dans son Argumentum42. Ici, de peur que le miracle ne soit attribué à la qualité du cheval plutôt qu’à la gloire de saint Jacques43, le narrateur précise que la monture qui a permis à un chevalier d’échapper à ses assaillants ne valait pas la moitié de vingt sous (XV) ; là, il renchérit sur le merveilleux en signalant que l’homme incarcéré dans les oubliettes d’une tour et libéré par l’apôtre briseur de chaînes monta non seulement jusqu’au sommet de la tour sans aucune aide humaine mais encore – « unde magis mirum fuit » – qu’il sauta sur le sol d’une hauteur de soixante coudées sans se blesser (XV).
32Tous ces exemples le montrent, si les miracula et les mirabilia ont bien le mirum en partage, celui-ci est différemment orienté. Dans le premier cas, il est visé et atteint dans le cadre d’une structure close dont l’instance divine constitue le point de départ et le point d’aboutissement. Les mirabilia, en revanche, s’organisent à partir de l’admiratio humaine au sein d’une structure ouverte, ce qui explique sans doute les points communs que l’on a pu établir avec la littérature en langue vernaculaire. De cette littérature, nous le savons, Dieu n’est pas absent – les romans du Graal suffiraient à le montrer. Mais il est la plupart du temps visé, à défaut d’être atteint, tant il est vrai que le merveilleux médiéval témoigne, de manière privilégiée, d’un « intérêt pour les marges du surnaturel44 ». Comme le fait observer M. Meslin :
La vraie question est donc de comprendre comment l’homme, dans le merveilleux, croit percevoir du surnaturel à travers de l’extraordinaire45.
MIRACULA / EXEMPLA
33Dès l’Argumentum Calixti, les mots miracula et exempla semblent pouvoir alterner librement46, comme le confirment les titres des vingt-deux chapitres47. Au moment où il se défend d’avoir écrit la totalité des miracles et des exempla qu’il a entendus, l’auteur coordonne même les deux termes (« miracula et exempla scripsisse »).
34Comment analyser ces commutations lexicales alors que l’on considère généralement que la tradition des exempla est à la fois distincte et postérieure à celle des miracula48 ?
35Une double raison peut être avancée, chronologique et « générique ». À la suite de J.-C. Schmitt, nous avons noté que les phénomènes de chevauchement partiel sont monnaie courante. Les recouvrements s’expliqueraient d’autant plus facilement, dans notre cas, que le Liber sancti Jacobi est élaboré dans la première moitié du xiie siècle, à un moment où la littérature des exempla est en plein essor. Ajoutons à cela qu’il est loisible de repérer, bien avant cette date, ce que J. Le Goffnomme des pre-exempla, par exemple dans les Dialogues de Grégoire le Grand49, au même titre qu’il est possible de parler, à propos de la novella, de post-exemplum50.
36Les différences qui séparent miracula et exempla méritent cependant d’être recherchées car au cours des années 1170-1220, période où « l’exemplum médiéval s’affirme dans sa structure, sa fonction, sa diffusion51 », les auteurs s’attachent à le distinguer nettement des autres genres avec lesquels on a tendance à le confondre, à savoir la parabole et le miracle. C’est notamment le cas de Pierre le Mangeur dans son Historia Scholastica (1164) et de Césaire de Heisterbach dans son Dialogus miraculorum (vers 1220).
37Quels sont, d’abord, les points d’intersection entre miracula et exempla ? Pour en juger, il n’est pas inutile de rappeler les neuf traits à partir desquels C. Brémond, J. Le Goffet J.-C. Schmitt établissent une définition de l’exemplum :
le caractère narratif de l’exemplum, ce qui conduit à replacer celui-ci dans l’étude des genres et formes littéraires du Moyen Âge et, du point de vue de l’analyse structurale, à le situer dans la logique du récit […]
la brièveté de la narration, et à cet égard l’exemplum entre dans la catégorie du récit bref […]
la véracité ou l’authenticité, c’est-à-dire que le récit rapporté dans l’exemplum est, toutes les fois qu’il est possible, affirmé comme historique, comme s’étant réellement passé [...]
la dépendance relative de l’exemplum par rapport à un discours dans lequel il vient s’insérer comme un élément formant un tout, mais un tout subordonné à un ensemble englobant : c’est un collage ;
le fait que le discours englobant est souvent un sermon ; il y a un lien étroit entre l’exemplum médiéval et la prédication […]
la finalité et la tonalité de l’exemplum qui sont la persuasion et la rhétorique de la persuasion ;
l’existence d’un rapport entre un locuteur et un allocutaire, mais cet allocutaire est un auditoire particulier, celui de fidèles ou de disciples à qui l’on donne :
une leçon : l’exemplum est didactique et la rhétorique de persuasion dont il relève est une rhétorique pédagogique ;
la finalité de cette pédagogie qui n’est pas seulement une bonne conduite (d’où l’insuffisance de la caractérisation moralisatrice de l’exemplum), ni le divertissement (l’utilisateur d’exemplum qui se laisse entraîner sur cette pente pervertit la finalité de l’exemplum en prenant pour fin ce qui n’est qu’un moyen), ni le bonheur terrestre de l’auditeur, mais son salut éternel : l’exemplum est dominé par le souci des fins dernières de l’homme52.
38À lire cette définition, les traits communs concernent principalement les points 1, 2 et 9. Exempla et miracula sont des récits brefs qui reposent sur une leçon salutaire. Ils sont animés d’une même préoccupation, le salut éternel, et, dans notre corpus, ce sont sans doute les miracles maritimes qui donnent le plus de relief à cet aspect en jouant en particulier sur l’image traditionnelle du port du salut53.
39Deux différences majeures doivent être signalées, qui concernent sans doute moins la nature de ces récits que leur orientation.
Le discours homilétique englobant et la stratégie pédagogique de la prédication, si caractéristiques de l’exemplum (points 5, 6, 7 et 8), paraissent singulièrement absents du Livre des miracles de saint Jacques. Les miracula, seulement précédés de l’Argumentum Calixti, semblent se présenter comme autant de récits isolés, qui se suffisent à eux-mêmes, la poétique du récit miraculaire s’inscrivant dans le cadre délimité par la formule récurrente : A Domino factum est istut et est mirabile in oculis nostris54. Il ne faut cependant pas oublier que les vingt-deux miracles forment le deuxième livre d’un ensemble qui en comporte cinq et qu’il ne prennent sens que dans le cadre de ce projet d’ensemble. Un tel « discours englobant » développe néanmoins une visée autre que celle que l’on rencontre avec la prédication exemplaire, une visée moins morale et abstraite que politique et concrète.
Miraculum et exemplum entretiennent sans doute un rapport fondamental avec l’espace et avec le temps, dans lesquels ils sont fortement ancrés, mais ce lien relève d’une spatialisation et d’une « temporalisation » du sacré radicalement différentes55, car « si les miracles rapportent des faits vrais du point de vue de la foi (c’est-à-dire conformes à la Vérité), ils ne sont pas des écrits authentiques du point de vue de la vérité historique56 ». C’est en vertu de cette différence57 que J. Le Goff soutient l’idée que certains miracula du second livre des Dialogues de Grégoire le Grand sont traités comme des exempla car « le premier souci d’un rédacteur ou d’un utilisateur d’exemplum est d’authentifier la véracité du récit qu’il va faire, de garantir la réalité “historique” de l’anecdote […], de donner des garanties sur les sources, sur les informateurs, de désigner les personnages “historiques”, crédibles, et si possible proches dans l’espace et le temps58 ». Force est de reconnaître, à cet égard, qu’un tel système de références est quasiment absent du second livre du Codex59.
40C’est pourquoi,
il faut […] conserver aux miracula leur caractère spécifique et en particulier bien tenir compte de leur finalité propre qui est de prouver non la vérité et l’utilité des préceptes chrétiens salutaires de façon abstraite, mais le pouvoir de Dieu de réaliser des miracles directement ou par l’intermédiaire des saints60.
41On en revient donc à l’importance qu’il convient d’accorder à la potentia, comme nous l’avons montré dans la première section de cet article. Au-delà, la distinction entre miracula et mirabilia fait surgir une autre notion, fondamentale dans les récits de miracles, celle de praesentia, c’est-à-dire de « présence physique du sacré », bien mise en lumière par P. Brown61.
42Une telle praesentia concerne sans doute au premier chef l’espace, qui constitue « le substrat et comme la matière de l’acte pèlerin62 ». S’agissant des reliques et de la piété de l’Antiquité tardive et du début du Moyen Âge, P. Brown note :
Ce culte se glorifiait de son particularisme. Hic est locus : « C’est ici le lieu », ou simplement hic, est un refrain qui court dans les inscriptions sur les plus anciens sanctuaires des martyrs en Afrique du Nord. Le sacré pouvait être atteint en un lieu précis, et en chacun de ces lieux, il n’était accessible qu’à un seul groupe et par une voie impossible à d’autres en un autre lieu63.
43Cette définition convient tout à fait à la réalité médiévale du pèlerinage car « en localisant le sacré de cette façon, le christianisme de l’Antiquité tardive put se nourrir des réalités de la distance et des joies de la proximité64 ».
44Un caractère profondément dialectique s’attache, en effet, à la façon dont le pèlerinage, cette « thérapie par la distance » selon l’heureuse formule d’A. Dupront65, s’inscrit dans l’espace. Le départ constitue un moment fondamental car, en partant, le pèlerin « reconn[aît] que ce qu’il ou elle espérait, il ne l’obtiendrait pas dans son environnement immédiat66 », ce qui rattache le pèlerinage à la structure du conte merveilleux. Animés par « un désir d’étroite intimité », les pèlerins, en se soumettant à un long voyage, espèrent réparation du manque ou du méfait initial par « la rencontre de la personne pour laquelle ils avaient traversé de si vastes espaces dans le désir de la toucher67 ». La distance constitue donc le sujet même des récits et l’un des ressorts fondamentaux du merveilleux surnaturel68 consiste à la rendre sensible. Dans l’espace polarisé du pèlerinage69, il s’agit tantôt de multiplier les obstacles, en insistant sur les périls de la mer, le froid et les embûches liés à la traversée des Pyrénées, les pièges du diable, la maladie, la cupidité des hôteliers malhonnêtes, etc., tantôt d’abréger le voyage de manière saisissante, comme dans le quatrième miracle où il est question des trente lorrains et du mort que l’apôtre transporte en une nuit du port de Cize à Compostelle.
45À l’égard du rôle que jouent les miracles dans la spatialisation du sacré, la « temporalisation » paraît seconde. Comme l’a montré P.-A. Sigal, elle intervient néanmoins de manière importante si on veut bien la rapporter à la personne du saint. Ici encore, c’est un aspect dialectique qui gouverne le rapport à la praesentia sacrale, articulé sur l’opposition entre la vie et la mort du thaumaturge : « parmi les différentes classifications, l’une des plus simples et des plus évidentes est celle qui sépare les miracles faits par les saints pendant leur vie et ceux qui leur ont été attribués après leur mort70 ». Une telle distinction régit également la structure de ces compositions hagiographiques que sont les Vies des saints, à la fin desquelles prennent place les miracles posthumes, de loin les plus nombreux, à moins qu’ils ne soient regroupés dans des recueils indépendants. Même dans ce dernier cas, le lien entre miracle in vita et miracle posthume reste profondément organique71 car il importe de souligner la continuité du pouvoir thaumaturgique, lequel constitue, « aux xie et xiie siècles comme à d’autres époques, un des principaux attributs de la sainteté72 ». Une telle continuité ne va pas nécessairement de soi, en particulier quand il s’agit d’accorder au thaumaturge, une fois mort, le pouvoir de ressusciter un mort. Après avoir narré la résurrection d’un enfant par saint Jacques dans le bois d’Oca, le troisième chapitre du Liber miraculorum aborde ce point délicat :
Qu’un mort ressuscite un mort, la chose est nouvelle et inouïe jusqu’à présent. Saint Martin, de son vivant, ressuscita trois morts, et Jésus-Christ notre Seigneur en fit autant. Mais saint Jacques mort a ramené un mort à la vie. Si, comme on lit, Notre Seigneur et saint Martin n’ont ressuscité personne après leur mort, mais seulement trois morts avant leur propre mort, on pourrait en conclure que des morts ne peuvent ressusciter des morts, mais seulement des vivants. Mais cette proposition doit être comprise ainsi. Si un mort ne peut ressusciter un mort, mais seulement un vivant, c’est donc que saint Jacques vit véritablement avec Dieu, puisque mort il a ressuscité un mort. Ainsi, tant avant sa mort qu’après sa mort, n’importe quel saint peut, avec l’aide divine, ressusciter un mort73. (III)
46Comme le souligne la dernière phrase, ce bref argument doctrinal vise avant tout à établir la praesentia du saint « tant avant sa mort qu’après sa mort [ante mortem et post letum] » afin de témoigner que « jusqu’à nos jours […] il brille dans la terre entière, en long comme en large par le nombre de ses miracles74 », conformément au but que poursuit tout chroniqueur de miracles, en « essa[yant] de matérialiser le pouvoir et l’action invisibles du saint patron par le témoignage de faits précisément situés dans l’espace et dans le temps75 ».
47À côté de l’espace et du temps, le troisième aspect qui s’attache à la praesentia du sacré concerne donc la personne même du thaumaturge. Comme suffiraient à le montrer de nombreux exemples76, « les pratiques de ceux qui recherchent le miracle auprès des saints » engagent un « processus de don et de contre-don77 » qui relève, de manière souvent très concrète, d’un véritable rapport interpersonnel.
48P. Brown a exploré l’archéologie de cette relation en rattachant ce qu’il nomme le « compagnon invisible » à des traditions qui remontent à l’Antiquité païenne :
La praesentia sur laquelle se focalisait un enthousiasme aussi persévérant était la présence d’un personnage invisible. Les dévots dont les troupes s’acheminaient hors de Rome vers le sanctuaire de saint Laurent, pour lui demander ses faveurs ou pour placer leurs morts auprès de sa tombe, ne faisaient pas un simple trajet vers un lieu ; ils se rendaient en un lieu où rencontrer une personne – ad dominum Laurentium78.
49Le merveilleux miraculaire vient donner un relief particulièrement saisissant à de telles rencontres. En de très nombreuses occasions, saint Jacques apparaît aux humains en détresse dans toute sa splendeur, ce que souligne l’écriture du merveilleux. Ici, la figure radieuse du thaumaturge se manifeste dans les ténèbres d’une prison (I), là saint Jacques porte secours à un noyé en surgissant à ses côtés au fond de la mer avant de le déposer sur le pont du bateau (VII), là encore il vient en aide à un pèlerin en proie au démon « sous l’aspect d’un beau jeune homme svelte au teint hâlé » (XVII). L’importance accordée au moment de l’apparition n’a d’égale que celle que le narrateur prête à celui de sa disparition, comme s’il s’agissait, par une telle dialectique, de susciter le désir de s’acheminer vers le sanctuaire afin de prolonger la rencontre. Se conjuguant avec le jeu sur le proche et le lointain, sur les miracles accomplis par le saint in vita ou après la mort, une telle tension a pour effet d’aviver l’appétence spirituelle, de mettre en rapport le visible et l’invisible, en un mot de renforcer la conscience d’un « monde relié79 ».
*
50Afin de définir le miraculum, nous nous sommes attaché aux frontières qu’il partage avec les mirabilia et avec les exempla. Les éléments constituant ces trois formes-sens restent constants et, par référence à la théologie biblique du miracle, nous avons pu distinguer un triple aspect – psychologique, sémiologique et ontologique. Miracula, mirabilia et exempla se distinguent, d’une part, par le poids respectif accordé à chacun de ces aspects, de l’autre, par l’orientation que l’écriture confère à leur combinaison.
51Ainsi l’aspect psychologique, qui repose sur l’admiratio, est commun aux miracula et aux mirabilia ; mais, dans un cas, la merveille constitue le point de départ d’un processus merveilleux en quête de causes naturelles ou surnaturelles ; dans l’autre, selon la perspective édifiante du miraculum, elle donne un relief particulier à l’intervention de Dieu dans le cours des choses, elle permet d’exalter sa potentia.
52De même, la composante sémiologique peut paraître prépondérante aussi bien dans les miracula que dans les exempla ; mais alors que le fait merveilleux, pris comme signe, est orienté par la rhétorique exemplaire de la prédication vers un enseignement moral, dans les miracula, il est adressé par Dieu aux hommes pour « marquer l’espace et christianiser la mémoire80 ».
53Qu’en est-il de l’aspect ontologique ? Il est évidemment essentiel à la définition du merveilleux miraculaire puisque les miracles accomplis par le thaumaturge ont pour fin d’établir la praesentia du sacré et de célébrer la potentia divine, lesquelles se manifestent à travers un espace, une temporalité et un rapport interpersonnel sui generis. Dans le corpus que nous avons étudié, il reste cependant étroitement lié aux aspects psycho-sémiologiques du miraculum, ceux qui concernent en propre le sujet humain. À partir des xiie et xiiie siècles, la dissociation du mirum et du miraculum aura pour effet de réorganiser le champ du surnaturel selon d’autres lignes.
Notes de bas de page
1 Voir notamment la monographie de M. de Menaca, Histoire de saint Jacques et de ses miracles au Moyen Âge (viiie -xiie siècles), Nantes, Université de Nantes, 1987.
2 Voir en particulier la typologie des 22 miracles du livre II établie par A. Moisan à la suite des travaux de ses prédécesseurs, P. David et K. Herbers (Le Livre de saint Jacques ou « Codex Calixtinus » de Compostelle. Étude critique et littéraire, Paris, Champion, 1992, p. 136-139). Le livre II sera cité ici d’après l’édition du LSJ.
3 A. Moisan, ibid., p. 133.
4 Dans les limites de cette étude et selon la perspective qui est la nôtre, nous nous bornerons aux 22 miracles qui composent le livre II du Codex.
5 « Miracles », Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard, A. de Libéra et M. Zink, Paris, PUF, 2002.
6 Ch. Vulliez, définit le miracle comme une « manifestation du “merveilleux” chrétien » (« Le miracle et son approche dans les recueils de miracula orléanais du ixe au xiie siècle », Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Âge, xxve Congrès de la SHMES (Orléans, juin 1994), Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 91). Comme l’indiquent les guillemets utilisés par l’historien, la notion de merveilleux chrétien ne va pas de soi. Sur ce problème, voir J. Le Goff (« Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 17-39) et A. Vauchez (Saints, prophètes et visionnaires. Le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1999). À la suite de ces spécialistes, nous utilisons le concept de merveilleux de manière extensive et englobante.
7 Les chiffres romains entre parenthèses renvoient aux chapitres correspondants du Livre des miracles, éd. cit.
8 D’emblée le chap. I évoque la série des récits (« hujus scripture serie ») qui composent le Liber miraculorum.
9 Pour une vue d’ensemble de la tradition des miracula, on se reportera à l’article de P.-A. Sigal, « Les récits de miracles », Comprendre le xiiie siècle. Études offertes à Marie-Thérèse Lorcin, dir. P. Guichard et D. Alexandre-Bidon, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995, p. 132-144. Voir aussi, du même auteur, L’Homme et le miracle dans la France médiévale (xie -xiiie siècle), Paris, Cerf, 1985.
10 Sur Grégoire de Tours, voir notamment M. Heinzelmann, « Une source de base de la littérature hagiographique latine : le recueil de miracles », Hagiographie, culture et sociétés (ive -xiie siècles), Actes du colloque organisé à Nanterre et à Paris (2-5 mai 1979), Paris, Études augustiniennes, 1981, p. 235-259.
11 A. Moisan rappelle que l’on peut lire chez les hagiographes et les historiographes des xiie et xiiie siècles la quasi totalité des miracles recueillis dans le Liber sancti Jacobi (op. cit., p. 145). Voir aussi, du même auteur et à propos de l’ensemble du projet élaboré par Aimeri Picaud, « Le Codex Calixtinus ou les vérités d’un faussaire », Farai chansoneta novele. Hommage à Jean-Charles Payen, Caen, Université de Caen, 1989, p. 275-283.
12 Argumentum Calixti.
13 Sur la notion de forme-sens, voir H. Meschonnic, Pour la Poétique 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 21.
14 Formes médiévales du conte merveilleux, textes traduits par J. Berlioz, C. Brémond et C. Vellay-Vallantin, Paris, Stock/Moyen Âge, 1989, p. 16.
15 A. Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, 1972, p. 190.
16 Ibid., p. 191.
17 Ibid., p. 192.
18 V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970. Pour une application de ce type d’approche à la littérature, voir E. Sienaert, Les Lais de Marie de France. Du conte merveilleux à la nouvelle psychologique, Paris, Champion, 1978.
19 J.-C. Schmitt, Les Revenants. Les vivants et les morts dans la société médiévale, Paris, Gallimard, 1994, p. 77-78.
20 Ibid., p. 77.
21 Gervais de Tilbury, Le Livre des merveilles (Divertissement pour un empereur, troisième partie), trad. A. Duchesne, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 20.
22 J. Le Goff, Préface à la trad. d’A. Duchesne, Le Livre des merveilles…, op. cit., p. XII. Voir aussi A. Duchesne, « Miracles et merveilles chez Gervais de Tilbury », Miracles, prodiges et merveilles…, op. cit., p. 151-158.
23 J.-C. Schmitt, Les Revenants…, op. cit., p. 100. Voir aussi J. Le Goff « Le merveilleux scientifique au Moyen Âge », Zwischen Wahn, Glaube und Wissenschaft, dir. J.-F. Bergier, Zurich, Verlag der Fachvereine, 1988, p. 87-113.
24 « Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître. » (Aristote, Métaphysique, A, 1)
25 « Et omnis illa quae appellatur curiositas, quid aliud quaerit quam de rerum cognitione laetitiam ? » (Saint Augustin, De vera religione, XLIX, 94, éd. J. Pegon, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1951). Voir cette autre formule : « quid enim appetit curiositas, nisi cognitationem » (ibid.).
26 H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, Éditions de Boccard, 1958, p. 155.
27 M.-D. Chenu, La Théologie au xiie siècle, Paris, Vrin, 1957, p. 21.
28 Sur ce point, voir D. Poirion, Le Merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1982 ; F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie -xiiie siècles). L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991 ; J.-R. Valette, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1998.
29 Sur ce courant de mentalité aspirant à la nouveauté, voir J. Le Goff, Préface à la trad. d’A. Duchesne, Le Livre des merveilles…, op. cit., p. XII et, du même auteur, « Réflexions sur le merveilleux », Démons et merveilles au Moyen Âge, Actes du IVe Colloque International de Nice, (13-14 mars 1987), Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, 1990, p. 7-21.
30 J. Le Goff, « Merveilleux », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J. -C. Schmitt, Paris, Fayard, 1999, p. 723.
31 Ps 118, 23 et Mt 21, 42.
32 Nous utilisons ici l’article de R. Latourelle, « Miracle », Dictionnaire de théologie fondamentale, dir. R. Latourelle et R. Fisichella, Montréal/Paris, Bellarmin/Cerf, 1992. Les citations qui suivent sont empruntées aux pages 851-852 de cet article.
33 Pour d’autres occurrences, voir les chap. XIV, XV, XVIII, XXII.
34 Cet adjectif appartient à la formule récurrente (citée précédemment) qui vient clore le récit dans 19 miracles sur 22.
35 Cet adverbe est régulièrement employé à propos de l’action de saint Jacques afin de traduire le concours divin, indispensable à la réalisation du miracle (I, VII, X).
36 R. Latourelle, art. cit.
37 De Utilitate credendi, XVI, 34, Patrologie Latine, t. XLII, col. 90.
38 Voir D. P. de Vooght, « La théologie du miracle selon saint Augustin », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 11, 1939, p. 197-222.
39 Sum. theol. Ia, q. CV, a. 7.
40 « Ce qui importe […] tout d’abord, pour Anselme, c’est moins d’étudier le miracle selon l’ordre de sa finalité que de l’envisager dans sa cause efficiente. Et par le fait même le centre d’intérêt est déplacé. Il n’est plus, en ordre principal, dans la signification du miracle, mais dans l’authentique préternaturalité de celui-ci ». (F. Taymans, « Le miracle, signe du surnaturel », Nouvelle revue théologique, 77, 1955, p. 228) De manière plus générale, sur la restructuration du champ du miraculeux au xiie siècle et sur la séparation du mirum et du miraculeux, voir A. Vauchez (Saints, prophètes et visionnaires…, op. cit. ; « Miracle », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, op. cit.) ; et P. Brown, « La société et le surnaturel : une transformation médiévale », La Société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, 1982, p. 245-272.
41 P. Boglioni, « Miracle et Nature chez Grégoire le Grand », Épopées, légendes et miracles, Cahiers d’Études Médiévales, 1, 1974, p. 102.
42 Nous avons cité le passage supra, p. 21.
43 « […] ne viribus equi hoc pocius miraculum quam beati Iacobi laudi […] » (XV)
44 J. Le Goff précise quelques lignes plus loin : « Ce qui était en jeu dans le domaine du merveilleux, c’étaient les frontières entre la nature et la surnature » (« Merveilleux », art. cit., p. 709).
45 M. Meslin, « Qu’est-ce que le merveilleux ? », L’Imaginaire et les croyances en Occident, dir. M. Meslin, Paris, Bordas, 1984, p. 7.
46 On relève quatre occurrences de miracula, trois d’exempla et une colocation miracula/exempla.
47 Sur les vingt-deux miracles, seize portent le titre de miraculum et six celui d’exemplum. Le chapitre IV présente un cas intéressant puisque si le titre comporte le mot exemplum, le récit lui-même est désigné in fine par la formule « in hoc miraculo ».
48 « L’exemplum médiéval trouve peu à peu sa forme et sa fonction par un processus qui débute au viiie / ixe siècle et s’accélère au xiie. [Il] se développe d’abord en milieu monastique, surtout chez les ordres nouveaux des xie et xiie siècles en particulier chez les cisterciens – puis éclate en milieu urbain à la fin du xiie. Genre narratif, il est évidemment lié à la parole et en particulier à la prédication. » (C. Brémond, J. Le Goff et J.-C. Schmitt, L’« Exemplum », Turnhout, Brepols, 1982, p. 50)
49 J. Le Goff, « “Vita” et “pre-exemplum” dans le 2e livre des Dialogues de Grégoire le Grand », Hagiographie, cultures et sociétés, op. cit., p. 105-120.
50 Telle est la suggestion que l’on trouve, sous la plume de J. Le Goff, dans l’article cité dans la note précédente (p. 116). Sur ce point, voir aussi C. Cazalé-Bérard, « L’exemplum médiéval est-il un genre littéraire ? II. L’exemplum et la nouvelle », Les Exempla médiévaux. Nouvelles perspectives, dir. J. Berlioz et M.A. Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998, p. 29-42.
51 C. Brémond et al., L’« Exemplum », op. cit., p. 54.
52 Ibid., p. 36-37.
53 Voir notamment le chap. VIII.
54 Seuls huit récits de miracles sont suivis d’une vigoureuse leçon morale, qui déborde cette formule à valeur conclusive, ce qui conduit aussitôt A. Moisan à les rapprocher des sermones Calixti.
55 Sur les concepts de spatialisation et de « temporalisation », définis comme « l’investissement de l’espace et du temps par un discours et des pratiques chrétiennes », voir P. Henriet, « Introduction. Les clercs, l’espace et la mémoire », À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne médiévale (ixe -xiiie siècle), Actes du colloque de la Casa de Velasquez (26-27 avril 2001), dir. P. Henriet, Paris, Madrid, ENS Éditions, Casa de Velasquez, 2003, p. 11-25 (citation p. 13).
56 C. Brémond et al., L’« Exemplum », op. cit., p. 54.
57 Il s’agit du point no 3 dans la définition de l’exemplum citée plus haut.
58 J. Le Goff, « ‘ Vita’ et ‘pre-exemplum’… », art. cit., p. 111.
59 Il suffit pour s’en convaincre de se reporter, dans le tableau établi par A. Moisan, aux « Circonstances des témoignages ». Celles-ci sont extrêmement ténues et surtout fort imprécises. Le système de véridiction du Livre des miracles repose presque exclusivement sur l’autorité du pape, garantie par l’Argumentum Calixti.
60 C. Brémond et al., L’« Exemplum », op. cit., p. 54.
61 Potentia et Praesentia donnent leur titre aux deux derniers chapitres de l’ouvrage de P. Brown, Le Culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Cerf, 1984. La citation est empruntée à la p. 115.
62 A. Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages, Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 376. Sur les « stratégies de spatialisation » de l’espace hispanique, dont relève l’inventio des reliques de saint Jacques, voir P. Henriet, « L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs (ixe -xiiie siècle) », À la recherche de légitimités chrétiennes, op. cit., p. 81-127 (en partic. p. 106 sq.).
63 P. Brown, Le Culte des saints, op. cit., p. 113.
64 Ibid.
65 A. Dupront, « Pèlerinages et lieux sacrés », Mélanges F. Braudel, Toulouse, Privat, 1973, t. II, p. 190.
66 P. Brown, Le Culte des saints, op. cit., p. 113.
67 Ibid.
68 Nous empruntons à A. Moisan cette formule qui réunit deux notions que l’on oppose parfois (« Le Codex Calixtinus ou les vérités d’un faussaire », art. cit., p. 279). Voir notre note 6.
69 Compostelle n’est pas le seul pôle investi d’une charge sacrale. Jérusalem est également évoquée, en vertu d’une géographie symbolique traditionnelle, mais, dans la perspective propre au Codex, il s’agit de valoriser Compostelle. Comme le montrent les miracles VII et VIII, les pèlerins reviennent de Jérusalem lorsque saint Jacques les sauve de la noyade, ce qui les incite alors à se rendre en Galice, sur le tombeau de l’apôtre.
70 P.-A. Sigal, « Miracle in vita et miracle posthume aux xie et xiie siècles », Histoire des miracles, Actes de la VIe Rencontre d’Histoire Religieuse (Fontevraud, 8-9 oct. 1982), Angers, Presses de l’Université, 1983, p. 41.
71 « Les Miracula […] ont pour caractère fondamental de rassembler des miracles posthumes attribués à un saint. C’est pourquoi, même lorsqu’ils constituent une œuvre indépendante, formant un tout, les Miracula ne sont, en réalité, que le complément d’une autre composition, la Vie ou la Passion d’un saint. » (P.-A. Sigal, « Histoire et hagiographie : les Miracula aux xie et xiie siècles », L’Historiographie en Occident du ve au xve siècle, Actes du Congrès de la SHMES (Tours, 10-12 juin 1987), Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 87, 1980, p. 241).
72 P.-A. Sigal, « Miracle in vita et miracle posthume… », art. cit., p. 48.
73 Nous citons d’après la traduction établie par B. Gicquel, La Légende de Compostelle : le livre de saint Jacques, Paris, Tallandier, 2003, p. 475.
74 « […] cum iam nostris temporibus multis miraculorum signis beatissimus Iacobus apostolus per totum orbem longe lateque refulsisset… » (XXX)
75 M. Heinzelmann, « Une source de base de la littérature hagiographique latine… », art. cit., p. 248.
76 Voir en particulier les miracles V et XII.
77 P.-A. Sigal, « Les récits de miracles », art. cit., p. 136.
78 P. Brown, Le Culte des saints, op. cit., p. 115-116.
79 Nous empruntons cette formule à M.-M. Davy, Initiation à la symbolique romane (xiie siècle), Paris, Flammarion, 1977, p. 9.
80 P. Henriet (dir.), « Introduction. Les clercs, l’espace et la mémoire », À la recherche de légitimités chrétiennes, art. cit., p. 27.
Auteur
TELEM, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3.
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