Présentation
p. 5-12
Texte intégral
1Si, comme le notait Molière, « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens1 », ne serait-il pas tentant, quand on songe au Livre de saint Jacques, de reprendre la formule pour souligner que c’est, plus encore peut-être, une étrange entreprise que celle de les faire prier ? Car, assurément, c’est bien de cela qu’il s’agit d’abord, dans cet étonnant objet littéraire. Certes, une telle expression est tout à la fois imprécise et inexacte. Imprécise, volontairement, car l’on ne saurait ranger dans une catégorie générique déterminée cet ensemble de textes, rédigés ou réunis dans la première moitié du xiie siècle, et dont le Codex Calixtinus conservé à Compostelle nous offre le plus remarquable témoignage2. Inexacte, sans doute, car si son probable compilateur, Aimeri Picaud, attribue au défunt pape Calixte II3 la rédaction de son ouvrage, c’est à l’évidence qu’il n’entend pas faire œuvre de littérateur. Et il suffit de songer à ce que contiennent les cinq livres qui constituent l’ensemble pour en percevoir d’emblée la visée religieuse : d’abord un énorme recueil liturgique destiné, selon les mots d’A. Moisan, à « rehausser un culte jusque-là régional et sans beaucoup de faste4 », puis un recueil des miracles attribués à saint Jacques, le récit de la translation de ses reliques, depuis la Palestine jusqu’à Compostelle, la Chronique, attribuée à l’archevêque Turpin, et qui raconte les guerres conduites en Espagne par le Charlemagne des légendes épiques, et enfin le célèbre Guide du pèlerin, qui enracine dans la démarche concrète du voyageur l’itinéraire spirituel auquel invite l’ensemble du recueil. De la liturgie au pèlerinage, en passant par le miracle et la guerre sainte, toute la compilation célèbre non point seulement les mérites de l’apôtre décapité que l’on vénère en Galice, mais l’engagement collectif et individuel dans une quête de sacralité. Étrange recueil, donc, et étrange entreprise, qui s’attachent, en définitive, à rendre la dévotion séduisante et le sacré accessible.
2L’on parle généralement de compilation, pour caractériser cet ouvrage inclassable5. C’est une manière discrète d’en avouer la diversité, sinon d’en reconnaître la complexité, en oubliant peut-être que, comme le dit B. Cerquiglini dans son Éloge de la variante, « dans sa forme, et dans sa fonction sans doute, le manuscrit médiéval (…) est une anthologie, un recueil. Unité toujours supérieure à l’œuvre (…), le codex est l’espace ouvert d’une confrontation, un geste qui rassemble6 ». Mais se résigner à définir le Liber sancti Jacobi simplement comme une compilation, c’est surtout s’en tenir à son apparence formelle, en esquivant la question essentielle de sa nature profonde. L’unité du Codex peut certes se découvrir assez aisément dans la dévotion à saint Jacques et dans la thématique espagnole et compostellane : « tenemos en el Liber un monumento al culto jacobeo (libros I y II), cimentado en una historia de la tradición jacobea (libros III y IV), en la perspectiva de una actualidad espiritual y real (libro V)7 ». Mais il pose, plus profondément, le problème des relations entre religion et littérature. Le paradoxe de cet ouvrage, tout entier voué à l’édification et à la prière, est de vouloir servir la vérité religieuse par un usage systématique de la fiction. Attribuer à saint Jacques des miracles qui appartiennent au corpus traditionnel de l’hagiographie8 et se retrouvent aussi, par exemple, dans les nugae de Gautier Map9, insérer dans le livre III la lettre du pseudopape Léon pour authentifier le récit de la translation10, ou même prêter au pseudo-Calixte, dans le sermon du chapitre XVII du livre Ier, une violente diatribe contre les légendes répandues par de « multi insensati, turpe etiam in heresim labentes11 », n’est-ce pas user de toutes les ressources d’une fiction qui, pour des yeux modernes, est nécessairement d’ordre littéraire ? Cela pousse un savant bollandiste comme B. de Gaiffier à s’interroger sur ce qu’il appelle « la mentalité de ces auteurs du moyen âge : comment, [dit-il,] après s’être exprimés avec véhémence contre les légendes, prennent-ils eux-mêmes tant de liberté avec l’histoire et les documents12 ? ». C’est que si l’on s’efforce, avec les intentions les plus pieuses, d’associer l’imaginaire et la sacralité, et que l’on s’engage de fait en littérature pour mieux servir la religion, l’on court le risque de faire de leur association une compromission.
3Or, l’originalité du Liber sancti Jacobi tient largement dans une tentative pour sacraliser l’espace et la temporalité humaines. C’est cette dimension essentielle que relèvent, en particulier, les études constituant la première partie du présent volume. Ainsi, alors que les récits de miracles semblent à première vue partager avec d’autres genres, notamment l’exemplum, une identique utilisation du merveilleux, J.-R. Valette montre qu’à l’admiratio suscitée par les merveilles, et à leur valeur de signe, s’ajoute ici une spécifique dimension ontologique, la fonction « d’établir la praesentia du sacré (…) à travers un espace, une temporalité et un rapport interpersonnel sui generis13 ». De même, en examinant dans le détail la technique d’écriture des récits qui illustrent et célèbrent les pouvoirs de saint Jacques, M. Possamaï observe que s’ils présentent de nombreux traits caractéristiques du conte merveilleux et reprennent des stéréotypes folkloriques et hagiographiques, ils visent en définitive, à travers leur fonctionnement rhétorique – docere et placere –, à inscrire l’action thaumaturgique du martyr vénéré à Compostelle au cœur même de l’existence ordinaire de l’humanité : faire de lui avant tout un saint dont la protection est offerte à tous, n’est-ce pas donner à la merveille le caractère le plus accessible qui soit ? L’on ne saurait s’étonner, dès lors, de retrouver une perspective comparable dans le Guide du pèlerin : l’itinéraire qu’il propose vers le tombeau de l’apôtre est évidemment un parcours vers la sainteté, mais il dessine plus profondément, comme le montre G. Gros, une géographie choisie, non point seulement stylisée mais déterminée par un schéma signifiant qui révèle « l’appropriation du lieu par le saint14 », et qui ancre, de la manière la plus concrète, le sacré dans le sol de sites privilégiés et clairement hiérarchisés. En ce sens, le Liber sancti Jacobi témoigne bien, dans le discours, de cette praesentia du divin qu’établissent, en ce monde, la relique et le sanctuaire. Mais s’il se caractérise particulièrement par une volonté de surmonter l’altérité du sacré en le fixant, de manière inamovible, dans le monde humain, un tel effort ne pourrait-il conduire aussi, par un mouvement inverse, à le diluer dans la géographie et dans l’histoire terrestres ?
4Certes, ce n’est pas le Codex Calixtinus qui institue l’extraordinaire concentration de sacralité qui caractérise Compostelle : au commencement, aurait pu dire Bédier, était le sanctuaire, – depuis, du moins qu’aux ixe-xe siècles, la découverte du tombeau de l’apôtre et la lettre du pseudo-Léon avaient établi, sur la base d’une simple tradition locale, ce foyer religieux qui allait si longtemps rayonner sur l’Europe tout entière. Mais ce qu’illustre le recueil du pseudo-Calixte, c’est une structuration de l’espace chrétien dans l’imaginaire. Face à Jérusalem et à Rome, la présence, dans cet extrême Occident, d’un troisième pôle dessine ce qu’A. Dupront appelait une « extraordinaire triangulation, pleinement empoignante de l’orbis romanus, entre un Orient, un Occident et un centre15 ». Et, dans cet espace ainsi globalisé et enclos en sa ternaire perfection, les différents livres qui constituent le Codex révèlent des lignes de force, les itinéraires qui, dans un temps originel, ont fixé le sacré en quelques lieux de l’espace terrestre, et qui depuis permettent aux hommes d’aller vers ces sanctuaires où se répand la grâce. Ce sont là, assurément, les chemins du pèlerinage, que présente le Guide et qu’évoquent aussi certains des miracles et la Chronique de Turpin. Mais c’est, mieux encore, ce « caminum stellarum16 » qui apparaît à Charlemagne, au début de la même chronique, et qui dessine dans le ciel le reflet – ou le modèle – lumineux d’une précise cartographie terrestre organisant l’Europe, depuis les côtes de la mer du Nord jusqu’aux rivages de la Galice, selon une polarisation inscrite dans l’ordre divin.
5Mais à cet axe directement orienté vers le tombeau de saint Jacques s’en ajoute un autre, plus ancien et fondateur, qui a permis la diffusion du sacré depuis son foyer originel et oriental, en Terre sainte, jusqu’à ce pôle symétrique que constitue, à l’autre extrémité du monde, le sanctuaire galicien. La translation des reliques, que le rédacteur place au cœur de son ouvrage, dans le troisième des cinq livres, définit l’itinéraire et le mouvement qui ont permis à la sacralité de se diffuser, à partir de son foyer principal, le lieu terrestre de la Rédemption, jusqu’aux confins d’une Europe qui allait devenir chrétienne. Mouvement difficile et obstiné, car selon la légende il a fallu, pour christianiser définitivement l’Espagne, non seulement une première prédication du vivant de l’apôtre mais surtout, après son martyre, la translation merveilleuse de ses reliques, désormais porteuses d’une puissance surnaturelle capable de vaincre les forces du mal. Cependant ce mouvement répété d’est en ouest ne témoigne pas seulement de l’élan qui a permis au message évangélique de se répandre parmi les nations, il illustre la prégnance d’un schéma par lequel l’imaginaire de l’Occident médiéval organise ses liens avec une sacralité venue d’Orient. Comme le note A. Dupront, « l’histoire chrétienne de l’Occident est faite d’un acharnement millénaire à s’assurer la possession des puissances sacrales de l’Orient. Dans le geste de ce rapt grandiose et vital, le fait jacobite intervient comme l’un des épisodes les plus essentiels, avec le double caractère de pourvoir enfin l’extrême Occident et d’être en définitive le dernier des transferts les plus insignes17 ». Non point le dernier cependant, du moins dans l’imaginaire, car c’est ce même mouvement d’Orient vers les confins du monde celtique qui, trois quarts de siècle après la rédaction du Codex Calixtinus, informera la légende du Graal et de sa translation, depuis Jérusalem jusqu’au royaume arthurien. Mais, à la différence du Graal, relique toujours imparfaitement saisissable, et du retour merveilleux vers l’orientale Sarras qui, dans la Queste, prélude à sa disparition, le sanctuaire de l’apôtre installe solidement et définitivement la présence du sacré dans l’espace des hommes d’Occident. Paradoxalement, c’est le roman qui illustre ici pleinement le fossé séparant l’humanité de la transcendance, tandis que la compilation édifiante d’Aimeri Picaud s’emploie à rendre le sacré familier et accessible, en inscrivant sa permanence dans une structuration imaginaire de l’espace européen. Mais dans les deux cas c’est par le recours à la fiction que le texte se met au service d’une perspective religieuse et s’efforce de dire le vrai : il s’agit bien de ce que nous appelons littérature.
6Cependant, lorsque la fiction triomphe trop complètement, ne risque-t-elle pas de devenir autonome, et de dénaturer la vérité qu’elle prétend servir ? C’est sans doute ainsi que peut s’expliquer la fortune diverse du Liber sancti Jacobi pendant le Moyen Âge.
7Car à la différence de ses autres livres et même, parmi eux, du Guide du pèlerin18, qui sont restés dans l’ombre et n’ont connu qu’une réception très limitée, ou au mieux ont vu leur rôle et leur signification dénaturés19, la Chronique attribuée à Turpin a bénéficié, dans toute l’Europe, d’un succès extraordinaire, dont témoigne le nombre de ses manuscrits20, de ses traductions et de ses adaptations. Et elle a si longtemps été considérée comme un texte indépendant, que l’on a fini, au xviie siècle, par détacher du Codex Calixtinus les folios qui la contiennent21. C’était méconnaître, assurément, le véritable sens de la perspective religieuse qui donnait originellement sa cohérence au recueil, en isolant un texte trop facilement considéré comme une simple chronique. Mais la longue et riche destinée indépendante du récit de Turpin témoigne, par sa complexité même, de l’ambiguïté qui l’a progressivement affecté et qui a assuré son rayonnement. Séparée du contexte qui, dans la compilation originelle, rendait nécessaire la merveille et lui donnait sa pleine valeur, cette Historia Karoli Magni et Rotholandi a pu être perçue tantôt comme un témoignage à caractère historique – en dépit de ses invraisemblances22 –, tantôt comme une fiction littéraire – en raison même de celles-ci. Évolution révélatrice d’une manière nouvelle d’envisager la destinée de l’homme et son rapport au sacré, dont la deuxième et la troisième partie du présent recueil invitent à examiner quelques aspects.
8Plus, peut-être, qu’à la feinte authenticité des événements rapportés, la dimension historicisante de la Chronique tenait d’abord à l’éclairage qu’elle porte sur la destinée de l’humanité. Sans doute, jusqu’à la fin du Moyen Âge, a-t-elle été souvent reçue comme le récit prétendument véridique des guerres de Charlemagne en Espagne, et c’est à ce titre que, jusqu’à la Renaissance elle a été reprise, dans toute l’Europe, mais particulièrement en France et en Bourgogne, par des auteurs soucieux de conter la geste de l’empereur en complétant par une auctoritas cléricale l’héritage des poèmes épiques. Mais plus profondément, la vérité dont elle était initialement porteuse était celle du sens – direction et signification à la fois – de l’Histoire : vérité identique à celle que ne cessaient de revendiquer les auteurs de chansons de geste pour des poèmes « voir chascun jor aparant » selon la formule célèbre de Jean Bodel23. C’est la vérité d’une conception de l’action humaine dominée toute entière, depuis la Rédemption jusqu’à la Parousie, par la lutte entre le bien et le mal. Vérité par conséquent, comme le montre J. Subrenat, d’une vocation authentifiée par l’autorité du légendaire archevêque : « le rôle joué par Charles forme comme l’épine dorsale de tout le livre24 », car il offre un modèle en même temps que le récit d’un épisode fondateur. Et si, comme le suggère l’article, les deux controverses théologiques présentées dans le récit de Turpin évoquent, de manière sans doute troublante pour un clerc informé, le souvenir du vieux débat sur l’adoptianisme, n’est-ce pas que ce texte possède, comme la chanson de geste selon P. Zumthor, « la dignité trompeuse mais rassurante de ce qui, émergeant du puits le plus profond de l’histoire, échappe virtuellement à l’emprise du temps et à la décadence du monde25 » ? Plus qu’à une naïve exactitude événementielle, la vérité de la Chronique tient à sa valeur de modèle permanent, un modèle qui donne tout son sens à l’histoire collective de l’humanité, mais qui, en même temps, éclaire la destinée des individus lorsqu’elle se fixe, à l’instant du trépas. M. Bonansea montre en effet, dans cette perspective, comment la mort, « châtiment ou glorification (qui) manifeste in fine le rôle joué par l’individu de son vivant dans l’affrontement qui le dépasse26 », peut être, dans ce livre IV du Codex, généralement édifiante, souvent acceptée, parfois exaltée. Elle est encore un « temps fort de la présence du sacré27 », illustrant la rencontre entre l’histoire humaine et le surnaturel, entre la temporalité et l’éternité. Mais pour les nombreux auteurs français qui vont plus tard reprendre, en l’isolant, le texte du pseudo-Turpin ou s’en inspirer, depuis ceux des Grandes Chroniques de France, ou Girart d’Amiens, au xiiie siècle, jusqu’à David Aubert ou Jehan d’Outremeuse, au xve, la Chronique de Turpin apparaîtra porteuse d’une simple historicité événementielle, et non plus de sacralité. C’est pourquoi, peut-être, ces auteurs, comme le montre F. Suard, vont progressivement se sentir de plus en plus libres de combiner leurs sources, en empruntant notamment à une tradition épique par nature mouvante, et même à les remanier sans trop d’hésitation. C’est qu’à trop vouloir inscrire le sacré dans le concret de l’histoire humaine, et en se contentant de manifester la présence du surnaturel par des merveilles et des miracles, surabondants sans doute mais non dépourvus d’artifice, le pseudo-Turpin lui a fait perdre beaucoup de sa spécificité. La fiction prétendument historique cesse alors de s’inscrire dans la temporalité mythique où se fondaient à la fois le culte de l’apôtre et le modèle de la guerre sainte contre les Sarrasins. Et lorsque, finalement, s’estompera sa fonction religieuse, et se dissipera l’illusion qui lui attribuait quelque authenticité historique, il ne pourra lui rester rien d’autre que sa dimension littéraire.
9La réception et l’utilisation norroises du récit de Turpin offrent déjà des indices révélateurs d’une telle évolution. D. Lacroix montre comment, dès le xiiie siècle, la reprise en Scandinavie d’épisodes traduits ou adaptés de la Chronique, dans certaines branches de la Saga de Charlemagne, s’accompagne de nombreux autres emprunts, épiques ou hagiographiques, mais aussi d’un travail stylistique original, révélateur d’un souci d’ordre littéraire. La visée peut rester édifiante, et l’idée de croisade n’est pas toujours effacée, mais la perspective n’est plus dominée par la prégnance du rapport au sacré qui donnait sa cohérence au Liber sancti Jacobi. Et dans la diversité même du traitement des sources, même présentées comme historiques, se perçoit discrètement la tentation de la liberté propre à la création littéraire. Mais c’est certainement dans l’Italie pré-humaniste du Trecento que cette tentation va se déclarer avec le plus de clarté. Il est possible d’observer en effet (J.-C. Vallecalle), dans les textes épiques franco-italiens composés en Vénétie tout au long du xive siècle, comment leurs auteurs, s’ils font mine souvent d’invoquer le modèle et l’autorité de la Chronique, n’y reconnaissent plus la moindre marque de sacralité, et jouent plaisamment avec sa réputation d’historicité pour faire de ce texte, et de la figure même de l’archevêque, des images emblématiques de la fiction littéraire. Cela n’a rien d’étonnant, sans doute, chez des poètes dont le goût de l’artifice maîtrisé se révèle à travers même le langage qu’ils choisissent d’employer, cette Mischsprache que chacun d’entre eux élabore à sa manière, pour un usage exclusivement littéraire. Mais l’évolution de l’image de Turpin et de son livre s’inscrit dans une tendance plus profonde, dont l’étude de L. Morgan montre la permanence dans la littérature italienne : depuis les textes florentins du xive siècle, contemporains et parfois inspirés de l’épopée franco-italienne, jusqu’à l’époque moderne, Turpin, auteur aussi bien que personnage, est toujours associé à l’idée de fiction, souvent à celle de fantaisie, parfois même à celle de mensonge.
10Pouvait-il en être autrement dès lors que la Chronique était séparée du contexte de sacralité qui, dans le Liber sancti Jacobi, lui donnait tout son sens ? La merveille, initialement nécessaire comme signe d’une vérité et garantie d’une réalité religieuses, devenue ensuite un simple ornement, parfois quelque peu superfétatoire, de l’histoire d’un passé prestigieux et exemplaire, devait finalement apparaître comme la marque même et l’effet du travail subjectif de l’imaginaire. La destinée contrastée des différents livres qui constituaient la pieuse compilation d’Aimeri Picaud, la longue survie autonome, le rayonnement et les métamorphoses de la Chronique de Turpin illustrent et associent, en définitive, deux aspects importants de l’évolution de la pensée occidentale, une lente désacralisation du monde et le triomphe de la littérature.
Notes de bas de page
1 Molière, La Critique de l’École des femmes, scène VI.
2 Liber sancti Jacobi, Codex Calixtinus, éd. K. Herbers et M. Santos Noia, Saint-Jacques de Compostelle, Xunta de Galicia, 1997-1998. Les textes du Liber (LSJ) et de la Chronique du pseudo-Turpin (CPT) sont cités dans l’ouvrage, sauf indication contraire, d’après cette édition.
3 Calixte II meurt en 1124.
4 A. Moisan, Le Livre de saint Jacques ou Codex Calixtinus de Compostelle. étude critique et littéraire, Paris, Champion, 1992, p. 30.
5 Cf. par exemple C. Díaz y Díaz, El Codice Calixtino de la Catedral de Santiago. Estudio codicológico y de contenido, Saint-Jacques de Compostelle, Centro de Estudios Jacobeos, 1988, p. 112 ; A Stones et J. Krochalis, « Qui a lu le Guide du pèlerin de Saint-Jacques ? », Paris, CTHS, 1995, p. 12-13.
6 B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 50.
7 C. Díaz y Díaz, op. cit., p. 314.
8 Cf. A. Moisan, op. cit., p. 145.
9 Cf., infra, l’article de M. Possamaï, p. 44 sq.
10 LSJ, p. 188-189.
11 Ibid., p. 86.
12 B. de Gaiffier, « Notes sur quelques documents relatifs à la translation de saint Jacques en Espagne », Analecta Bollandiana, 89, 1971, p. 66.
13 Cf. infra, p. 32.
14 Cf. infra, p. 65.
15 A. Dupront, « Perspectives anthropologiques », La Quête du sacré : Saint Jacques de Compostelle, Turnhout, Brepols, 1985, p. 184.
16 LSJ, p. 201.
17 A. Dupront, art. cit., p. 197.
18 Cf. A Stones et J. Krochalis, art. cit.
19 Le corpus des récits de miracles du Codex Calixtinus n’a certes pas été ignoré, mais, repris dans d’autres contextes édifiants, « they lost their specific liturgical function », et, dans les compilations d’Exempla, « it seems that some miracles of the Codex Calixtinus were never of any interest to these compilers. » (K. Herbers, « The Miracles of St. James », The Codex Calixtinus and the Shrine of St James, dir. J. Williams et A. Stones, Tübingen, Narr, 1992, p. 27).
20 Cf. C. Meredith-Jones, Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, Paris, Droz, 1936, p. 5-32.
21 Cf. A. Hämel, Überlieferung und Bedeutung des Liber Sancti Jacobi und des Pseudo-Turpin, Munich, Bayerische Akademie der Wissenschaften, 1950, p. 8. L’intégrité originelle du Codex a été rétablie, on le sait, lors de la restauration effectuée entre 1964 et 1966 à la Biblioteca Nacional de Madrid. Cf. C. Díaz y Díaz, op. cit., p. 224.
22 Cf. par exemple E. A. R. Brown, qui montre comment les moines de Saint-Denis, d’abord « reluctant to associate the abbey with the pseudo-history », « slowly and cautious grafted the Turpin fabulous tales into the body of Dionysian traditions », et cela pour des raisons qui n’étaient sans doute pas totalement désintéressées : « Saint-Denis and the Turpin Legend », The Codex Calixtinus and the Shrine of St James, dir. J. Williams et A. Stones, Tübingen, Narr, 1992, p. 58 et 52.
23 Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 11.
24 Cf. infra, p. 78.
25 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 336.
26 Cf. infra, p. 109.
27 Ibid., p. 116.
Auteur
CIHAM, Université Lumière Lyon 2.
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