Les joies du thermalisme. Nouvelles pratiques thermales et sociabilité dans l’Allemagne de la fin du Moyen Âge
p. 113-129
Texte intégral
1Dans son traité sur la nature, paru pour la première fois en 1519 sous le titre Les effets et les propriétés des thermes (Wildbäder) allemands, Lorenz Fries, médecin municipal de Colmar, prenait note, non sans réserve, de l’engouement de ses contemporains pour le bain : « Je crois que Neptune, le dieu des eaux, a gratifié les êtres humains de la joie du bain. En effet, je ne peux expliquer autrement que malades ou en bonne santé, des gens venant de tout pays se précipitent aux bains, certains avec le souhait de guérir de leur maladie, mais la plupart pour contenter des exigences physiques1 ». Ce médecin érudit réagissait face à un nouvel usage des sources thermales dont le succès gagnait très rapidement des publics toujours plus larges. C’est la raison pour laquelle il considérait nécessaire d’expliquer aussi leur utilisation raisonnée à des gens simples et peu cultivés.
2Tandis que les étuves municipales étaient devenues au bas Moyen Âge un point de cristallisation de la vie sociale qui rassemblait des hommes d’origines les plus diverses, mais qui tous étaient en demande de soins de santé, de distractions et de plaisirs, en Allemagne, ce n’est qu’à partir du XIVe siècle qu’un nouveau modèle de comportement balnéaire apparut : le séjour aux thermes (die Badenfahrt). Des malades, mais aussi des gens en quête de repos se rendaient, à intervalles plus ou moins fréquents, aux thermes, dans l’espoir que les sources d’eaux minérales et chaudes guérissent leurs maux chroniques ou passagers lors d’une cure2.
3On notera en marge, que du XIVe au XVIe siècle, sources chaudes et étuves (Badestube) coexistaient et que les séjours aux thermes n’étaient aucunement responsables du ralentissement de la fréquentation des installations balnéaires municipales. On cite à propos du déclin de ces derniers les raisons les plus diverses qu’on ne développera pas ici : l’apparition et la recrudescence des épidémies comme la peste et la syphilis, la pénurie de bois et donc l’augmentation de son prix, les critiques venues des mouvements réformistes et des autorités publiques contre la vie balnéaire ou encore la constante augmentation du nombre de bains privés3.
4Les thermes offraient à leurs visiteurs des prestations bien différentes et plus nombreuses que les étuves, avec leurs piscines et leurs bains de vapeur. On attribuait, en effet, une plus grande efficacité thérapeutique aux premières qu’aux bains préparés de manière artificielle. Car la source thermale disposait de principes actifs spécifiques qui pouvaient être différents des vertus naturelles des autres eaux. On accordait principalement de l’intérêt – et pas seulement pour des raisons d’ordre pratique – aux sources chaudes dont la chaleur naturelle était souvent expliquée par la présence de soufre.
5Au Moyen Âge, les encyclopédistes s’accordaient, par exemple, sur le fait que les bains thermaux restituaient leur force aux muscles en réchauffant les humeurs du corps malade et en retirant les matières inutiles. Dès le XIVe siècle, se développa en Italie toute une littérature, issue pour une large part du milieu universitaire, qui s’intéressa aux bains. L’un des premiers à rédiger plusieurs opuscules sur le sujet, au milieu du XIVe siècle, fut le médecin de Pérouse Gentile da Foligno4. Quelques décennies plus tard, deux autres médecins, Pietro da Tossignano et Tura di Castello, établirent des règles de séjour pour des sites spécifiques et leurs ouvrages firent autorité5. Ce n’est toutefois qu’à partir de la seconde moitié du XVe siècle que ces ouvrages de balnéologie furent connus dans l’espace germanophone. Cependant leur utilité pratique fut limitée parce qu’ils ne décrivaient que des bains italiens. Des traités médicaux relatifs aux sources allemandes firent encore longtemps défaut6. Le curiste qui souhaitait, au XIVe ou au XVe siècle, profiter des bienfaits des thermes allemands devait donc faire confiance à la réputation propre de ces bains ou alors tester, de manière empirique, leur efficacité, c’est-à-dire faire sa propre expérience.
6En dépit de cette lacune, les eaux thermales allemandes furent grandement utilisées. Les plus anciens témoignages d’une activité balnéaire autour des sources chaudes datent du XIIIe siècle. On ne peut pas encore parler d’une exploitation en règle, car dans un premier temps, ces bains furent essentiellement fréquentés par les habitants des régions voisines. Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que l’on dispose d’informations de plus en plus fréquentes sur des curistes venant de l’extérieur. Le séjour aux thermes, que l’on entreprenait durant les mois chauds du printemps ou de l’été, devint une habitude ; les statuts de l’ecclesia maior de Zurich garantissent depuis 1376 aux chanoines, au printemps et à l’automne et sans qu’ils aient à renoncer à leurs indemnités de présence, une cure annuelle de huit jours à Baden, un site proche7. Dans les protocoles du chapitre de la cathédrale de Mayence, on trouve à partir de 1467 des mentions relatives aux vacances que prenaient les chanoines pour se rendre aux bains (« causa balnei naturalis ») et dont la durée pouvait aller jusqu’à 6 semaines8 ; au XVe siècle, le conseil de la ville de Nuremberg alloua à plusieurs reprises à ses hauts fonctionnaires municipaux, une autorisation pour y séjourner9. L’activité caritative se concentra également de plus en plus sur les thermes10. À la fin du XVe siècle, un hôpital fut fondé à Bad Gastein pour les nécessiteux et les malades afin qu’ils puissent, lors de leur séjour, y résider, se baigner et être soignés11. À Nuremberg, les pauvres reçurent à partir du XVIe siècle une aumône spéciale appelée « bains », qui leur permettait de se faire soigner dans ces lieux de cure12.
7La plus ancienne génération des bains allemands remonte aux thermes romains. Les vestiges antiques des installations balnéaires qui, dans de rares cas seulement, ont été sommairement maintenues en état ou encore les piscines qui les ont remplacées étaient généralement, au Moyen Âge, à ciel ouvert. Peu à peu elles furent aménagées avec la création de nouveaux bassins et la construction d’auberges de manière à ce que des visiteurs étrangers puissent aussi y trouver un hébergement. Des preuves écrites de la présence de ce type de grandes piscines à usage communautaire existent à partir de 1232 pour la ville de Wiesbaden. Dès le XIVe siècle, une vie balnéaire trépidante animait les 18 établissements thermaux qui étaient alimentés par les deux plus importantes sources chaudes13. Plombières dans les Vosges, décrite par Konrad Gesner, représente le type même de la ville thermale. Elle figure, d’ailleurs, de manière stéréotypée, dans les compendia cosmographiques du XVIe siècle : un château ou une maison forte ainsi que des remparts lui garantissaient une sécurité suffisante ; elle abritait des auberges thermales aux enseignes évocatrices, offrant aux hôtes étrangers le gîte et le couvert, des écuries, le chauffage ainsi que des bains privés. Cependant l’image de la ville fut essentiellement marquée par de piscines ouvertes dont indigents et malades pouvaient profiter gratuitement14.
8À partir de la fin du XIVe siècle, les informations sur la découverte ou la redécouverte de sources chaudes sont plus nombreuses, mais elles concernent généralement des lieux situés hors des sites urbains. Wildbad dans le Wurtenberg en est un exemple ancien et caractéristique. Situé dans une vallée isolée de la Forêt Noire, il doit sa seule naissance aux sources chaudes dont il porte également le nom. Ce n’est pas par hasard si la tradition écrite commence avec l’attaque menée contre le comte Eberhard de Wurtemberg et son fils Ulrich qui, au printemps 1367, y faisaient une cure. Cette agression dont furent les auteurs les comtes d’Eberstein, si elle suscita l’indignation dans une grande partie de l’Empire, contribua aussi à forger la réputation des bains. Peu après, le site fut fortifié et put alors s’énorgueillir d’un développement rapide grâce à un fort afflux de visiteurs15.
9Les légendes relatives à la découverte de sources prestigieuses furent érigées en histoires de leur fondation et bénéficièrent, dès le XVIe siècle, d’une reconnaissance exceptionnelle. Elles mettent en avant l’isolement des bains au sein d’une nature sauvage et soulignent, le plus souvent, le rôle des bergers ou des chasseurs découvrant par hasard, dans des forêts impénétrables ou dans des régions montagneuses, ces eaux qui jaillissaient du sol. À Karlsbad, selon la tradition locale – rapportée pour la première fois dans l’œuvre du médecin Fabian Summer –, c’est Charles IV, lors d’une chasse, qui aurait découvert les sources chaudes dont il favorisa le développement. Le mythe de fondation s’inspire de celui d’Aix-la-Chapelle, puisque, selon la légende, c’est l’empereur Charlemagne qui fut l’inventeur des sources auprès desquelles il bâtit sa résidence palatine16.
10Le séjour dans ces lieux balnéaires plongeait le curiste citadin dans un environnement primitif et sauvage17. Jordan Tömlinger, homme de confiance des ducs de Munich, décrit les bains de Gastein dans le Land de Salzbourg – où il avait séjourné pas moins de cinq fois en 1467 pour accompagner différents princes et seigneurs qu’il avait en cure –, comme « des bains situés dans un lieu sauvage, que de hautes et abruptes montagnes enserrent au point de rendre ces bains pratiquement inaccessibles18 ». Le voyage exigeait par conséquent une planification et une organisation minutieuses, car les curistes ne pouvaient pas compter sur leurs ressources habituelles, en termes de sécurité, de logement ou encore d’approvisionnement. Des récits de voyage, des correspondances et des livres de comptes nous renseignent sur les déplacements de maisons princières entières, sur d’importantes livraisons de vivres et sur le souci de tout un chacun de bénéficier d’un séjour en toute sécurité et d’un logement agréable19.
11Toutefois le flux de capitaux qui arrivait dans les sites thermaux, ainsi que les gains attendus générèrent des investissements qui permirent d’apporter un confort supplémentaire aux visiteurs aisés. Particulièrement, lorsque la noblesse autochtone s’y intéressait, on construisit des auberges thermales. Les piscines qui, à l’origine, étaient à ciel ouvert, furent couvertes et l’on bâtit des bains privés20. Les hôtes du prestigieux établissement thermal de l’Argovie, que fréquentaient toute la noblesse de l’Allemagne du Sud et les élites citadines, rapportaient qu’il existait de nombreux établissements de bain réservés aux puissants, regroupés autour d’une cour dans laquelle se trouvaient deux bassins ouverts pour le commun du peuple21. Au XVIe siècle, on ajouta à la grande prairie arborée, le long du fleuve, qui servait pour les jeux de ballon et la danse, des salles qui s’ouvraient sur les jardins ou encore des charmilles dans lesquelles les hôtes de qualité et les honorables bourgeois se rencontraient après le bain22. Des institutions religieuses de Mayence et de ses environs possédaient à Wiesbaden leurs propres auberges thermales et leurs membres avaient le droit d’y résider et d’y faire leur cure, de préférence dans les bains publics que ces institutions avaient encouragés et qui, de ce fait, offraient quelque confort23.
12Ce type de mesures favorables à la construction permit de créer des espaces de sociabilité qui répondaient au souci de marquer les limites sociales entre les différentes catégories de curistes et permettaient de satisfaire aux exigences de bien-être et de représentation des élites.
13À partir de la seconde moitié du XVe siècle, l’importance croissante, aussi bien économique que sociale, du séjour aux thermes accompagna la production de traités sur les bains. Sur la base des manuscrits concernant les bains italiens, leurs auteurs décrivirent les sites allemands les plus illustres avec leurs propriétés et leurs effets, fournissant également des règles de vie à leurs visiteurs. Tandis que vers 1470, Johannes May de Tübingen, médecin personnel des comtes de Wurtemberg, écrivait en latin un ouvrage relatif aux sources tièdes de Calw, premier exemple connu d’œuvre assurant la publicité d’une source nouvelle (qui, toutefois, n’avait pas de concurrent dans le Wurtemberg24), Hans Folz, barbier et chirurgien de Nuremberg, tentait, avec son poème en rimes plates Von allen paden, die von natur heisz sein (antérieur à 1495), de résumer et de populariser toute la science thermale dont il disposait. Dans son guide des stations, il décrit précisément, aux côtés des sources chaudes respectivement antiques, italiennes, françaises, espagnoles et hongroises, les onze stations les plus connues d’Allemagne parmi lesquelles figurent Baden près de Vienne, Bad Gastein, Baden-Baden, Wiesbaden, Ems, Wildbad, Pfäffers (commune suisse du canton de Saint Gall), Leukerbad im Wallis (Loèche-les-Bains, Valais), Bad Liebenzell, Eger et Baden en Argovie. Dans cette série, le site suisse, de même que Ems/Lahn, présentent toutes les caractéristiques des stations à la mode, dans lesquelles, selon Folz, on se rendait plus pour le plaisir que pour des raisons de santé25.
14Toutefois, la lecture des règles balnéaires, rassemblées par Folz ou édictées par des médecins renommés pour leurs patients éminents ou pour vanter les mérites de quelques stations spécificiques, ne suffit pas à faire comprendre l’importance de l’engouement pour les thermes qui, à la fin du Moyen Âge, draînait un nombre toujours plus important de curistes de toute extraction sociale. Selon la qualité de la source et la constitution du curiste, on prévoyait des séjours de deux à six semaines au cours desquels on se baignait chaque jour de quatre à dix heures. Lucas Rem, marchand à Augsburg, décrivit le protocole de la cure de trois semaines qu’il fit en 1511 à Pfäffers, sur avis médical, à la suite d’une grave crise de rhumatismes. Il passa chaque jour en moyenne entre sept et huit heures dans l’eau, parfois onze heures, jusqu’à ce que survienne l’inévitable dermatose qui était le but recherché. À la fin du séjour, il n’y restait plus qu’une à trois heures, ce qui représente quelques 127 heures de bain. Lucas Rem fit remarquer qu’il avait scrupuleusement observé les prescriptions médicales et qu’il avait vécu en célibataire, dans l’abstinence26. À la suite d’une nouvelle poussée de sa maladie – et après avoir à nouveau consulté des médecins de renom –, il se rendit, cette fois avec son épouse, à Wildbad où il se baigna pendant 162 heures. Il souligna une fois de plus la dureté des prescriptions thermales qui lui ôtaient en fin de compte tout appétit, jusqu’au vin qu’il ne parvenait plus à apprécier27.
15D’une manière générale, les médecins déconseillaient la prise de nourriture et soulignaient les effets néfastes du sommeil pendant le bain, car cela attirait à nouveau les matières malsaines à l’intérieur du corps alors que celles-ci devaient en être expulsées. En plus de la purge avant le bain et du respect d’une diète qui interdisait tout au long de la cure les mets trop lourds, trop gras ou trop épicés, ils exigeaient que l’on évite tout acte sexuel responsable d’un affaiblissement possible du corps, et même, au pire, cause de mort28. Peut-il encore ici être question des plaisirs du bain ?
16Nombre des curistes, loin d’observer aussi sérieusement que Lucas Rem les recommandations des médecins, se rendaient pourtant aux thermes bien plus pour le plaisir que pour des raisons de santé, comme Hans Folz le laissait déjà entendre. Quels qu’en aient pu être les motifs, les curistes avaient sûrement en commun la nécessité d’organiser de manière agréable leur séjour afin de passer les interminables heures dans les bassins de la façon la plus distrayante possible.
17Pour donner un aperçu de la vie dans les stations thermales, les travaux scientifiques font régulièrement référence à la description des bains de Baden en Argovie proposée par Poggio Bracciolini. Bien qu’il s’agisse là d’une entreprise hasardeuse, notre étude s’appuiera également sur ce texte – en tenant compte toutefois de son caractère essentiellement littéraire et de l’histoire de sa réception, qui doit en être distinguée29. Dans une lettre qu’il adressa en 1416 à son ami Niccolò Niccoli, Poggio raconte avec enthousiasme son séjour à Baden, où il s’était rendu lors du concile de Constance, dans l’espoir de soulager les douleurs que lui causait la goutte. Dans la missive, il fait référence à un discours de l’empereur Heliogabal qui avait fait l’éloge des prostituées pour leur ars meretrica et avait promulgué une loi, « ut omnes mulieris communes fiant ». Poggio donnait ainsi l’impression que la liberté des curistes allemands ne tenait pas de leur connaissance directe des lois d’Heliogabal, mais qu’ils en maîtrisaient les préceptes grâce aux enseignements de la nature30. En raison de ce jeu érudit avec des modèles littéraires, la description de Poggio ne peut pas être considérée comme une peinture fidèle de la vie thermale de Baden31. Les détails érotiques piquants qu’évoque, apparemment en toute ingénuité, la lettre de Poggio attirèrent vite l’attention des contemporains qui, par la suite, l’utilisèrent pour forger le topos d’une vie débridée et citèrent toujours Baden comme l’exemple type d’une ville thermale mondaine et malfamée32. Iucunditas animi, le plaisir de l’âme, c’est la vertu centrale qui permet à Poggio d’évaluer la signification sociale des mœurs balnéaires qu’il observe. Ces bains, où hommes et femmes s’ébattaient ensemble, rendaient d’humeur allègre aussi bien le petit peuple que les visiteurs élégants, car ils offraient la possibilité aux deux sexes de se rencontrer, sans retenue, sans malice, dispute ou jalousie. Il y avait bien des parois de bois qui séparaient les bassins pour créer des espaces réservés aux hommes ou aux femmes, mais des ouvertures en formes de fenêtres permettaient de boire ensemble, de converser, de se voir et même de se toucher33. Tout autour, des galeries étaient aménagées, grâce auxquelles les visiteurs qui ne se baignaient pas pouvaient assister au spectacle et bavarder. Chacun était libre de se rendre d’un bassin à l’autre pour participer à une activité balnéaire tels des jeux badins ou érotiques34. Poggio Bracciolini considéra comme parfaitement insensé d’essayer de poursuivre des activités savantes au milieu de ces divertissements perpétuels où musiques et chants lui parvenaient de tous côtés35. C’est pourquoi il participa avec ferveur à cette joyeuse vie thermale sans regretter de ne pas avoir de temps pour la lecture ou la réflexion. Toutefois, il souligna combien sa connaissance insuffisante de la langue le frustrait du plus grand plaisir du bain, à savoir la conversation qui était l’un des passe-temps les plus exquis36. Lorsqu’enfin, il en vient à parler de la qualité de l’eau, il évoque l’image antique de l’origine divine des sources chaudes, et affirme qu’il n’existe aucune eau au monde qui ait des effets aussi efficaces sur la fécondité des femmes37.
18Cependant, la plupart des curistes qui faisaient un long chemin pour se rendre à Baden venaient moins pour la cure que pour les plaisirs. Car ici, quiconque était à la recherche de l’amour, du mariage ou de tout autre plaisir pouvait trouver ce qu’il convoitait. Poggio poursuit en rappelant que nombreux étaient ceux qui prenaient prétexte de maux physiques alors qu’en réalité c’était leur cœur qui était malade. Il en veut pour preuve les nombreuses jolies femmes qui se rendaient à la station thermale, sans leurs maris ou sans parentés, simplement accompagnées de deux servantes et d’un serviteur ou encore d’une tante âgée qu’il était plus facile d’abuser que de suborner. Afin d’attirer l’attention, elles se paraient d’or, d’argent et de pierres précieuses ce qui donnait l’impression qu’elles se rendaient plutôt à un mariage somptueux qu’aux bains38.
19Le texte de Poggio n’est pas une description ethnologique39. Il appartient à un type de littérature spécifique, l’écriture épistolaire humaniste et, à ce titre, il est soumis à ses modèles et à leurs règles. C’est la raison pour laquelle cette lettre doit être entendue non seulement comme un témoignage exceptionnel, mais surtout comme un moyen de comprendre la conception que les humanistes se faisaient de ce que devait être une conversation conviviale dans l’espace du bain, loin des échanges quotidiens et des activités savantes40. Ainsi, il serait fâcheux de considérer la description de Poggio comme une peinture objective des relations sociales au nord des Alpes. Sa lettre nécessite pour le moins une comparaison avec d’autres textes, autant que possible de provenance germanique. Cela permettra d’expliquer les singularités de Baden que souligne Poggio, en quoi elles se distinguaient des formes traditionnelles du divertissement telles qu’elles étaient décrites, par exemple, dans le Bäderbüchlein de Hans Folz41.
20Le récit de voyage de Hans von Waltheym représente l’une des rares peintures de la vie thermale de Baden qui ait vu le jour indépendamment de Poggio. En 1474, Hans von Waltheym de Halle sur la Saale, riche propriétaire de salines, sur le chemin de retour de son pèlerinage à Saint-Maximin dans le Sud de la France, fit une cure de trois semaines à Baden. Dans son récit de voyage, il propose une description détaillée de son séjour42. Il y rencontra des hôtes de marque comme le chevalier Hans von Ems de Fribourg en Brisgau, conseiller du duc Albrecht d’Autriche, qui prenait les eaux avec sa femme, elle-même accompagnée d’une amie et de son chapelain. Au milieu de cette société, on trouvait encore un chanoine de Zurich, ainsi que d’autres notables qui avaient loué un bain privé et invité Waltheym à se joindre à eux43. Le caractère aimable et l’entregent de ce dernier lui permirent de nouer rapidement des relations amicales et c’est ainsi qu’il apprit beaucoup sur la politique intérieure de Fribourg. Les autres hôtels balnéaires rassemblaient aussi des personnages importants : on y trouvait des comtes, des chevaliers et des seigneurs, des nobles de toute la Souabe et d’autres contrées et beaucoup de belles femmes ainsi que des bourgeois et bourgeoises (« und dorzu vile schoner frawen burgere und burgeriynne ») originaires de Bâle, de Constance ou encore de Lindau dont Waltheym admira grandement l’étalage de luxe avec des robes coûteuses et des timbales en argent44.
21Comment cette bonne société constituée de nobles et de riches bourgeois mettait-elle en scène sa vie thermale, quelles étaient ses distractions, quelle sociabilité entretenait-elle ? On trouve quelques informations dans la correspondance de l’époque lorsqu’entre amis ou parents, les rédacteurs faisaient part de leurs projets de séjours balnéaires, se donnaient rendez-vous ou se lançaient des invitations pour participer ensemble à des activités. Le 5 juin 1469, le comte Philippe von Katzenelnbogen, par exemple, écrivit au Markgraf Charles de Baden qu’il allait faire une cure à Ems avec ses filles ; il lui demandait s’il voulait bien leur tenir compagnie45. Erhard Wameszhafft, le poète rhénan des blasons, livre un témoignage d’une grande richesse sur les formes d’une sociabilité élégante. Dans la préface à son Hodoeporicon, il rapporte qu’en 1477, faisant partie de la suite de l’archevêque de Mayence avec d’autres princes, comtes et seigneurs, il avait séjourné chez le comte Philipp von Katzenelnbogen et son épouse pour une cure à Ems. Pour distraire et honorer ce dernier (« inn kurtzwile und in eren »), on lisait quelques pages d’un livre. Le comte Philippe avait fait lire devant ses invités le récit du pèlerinage en Terre Sainte que, jeune homme, en 1433-34, il avait entrepris46. À cette occasion, l’archevêque de Mayence, Dietrich von Isenburg, un parent et un allié politique du comte, l’avait chargé lui, Wameszhafft, de composer une version versifiée de ce récit47.
22La comparaison entre ces différentes formes de sociabilité, d’un côté des distractions, somme toute sérieuses et convenables, de l’autre l’esprit enjoué, voluptueux et malicieux qui pimentait les plaisirs balnéaires de Poggio, pose la question de savoir si, au cours du XVe siècle, il est possible de déceler, au sein de la bonne société, des formes de sociabilité thermale différentes et délibérément voulues. Il existe, en effet, une pratique qui s’est développée dans le cadre des plaisirs balnéaires et qui est particulièrement riche d’enseignement. Dans des échanges épistolaires et dans des lettres d’hommage, on trouve ainsi de nombreuses mentions de cadeaux que l’on adressait aux curistes pour les encourager et soutenir leur moral lors de leurs séjours ; ces cadeaux étaient accompagnés de vœux de guérison et de souhaits de rétablissement. Ils visaient à entretenir des relations familiales, politiques, professionnelles, amicales ou encore littéraires48. Qu’il s’agisse de nourritures que la station offrait à des maisons princières en cure, ou de vin, de gibier, de fruits – parfois venus des zones méridionales de l’Europe –, de sucreries, de bouquets de fleurs et d’herbes, de livres, de poèmes ou d’autres productions littéraires, ces envois permettaient au donateur de souligner son propre prestige et d’exprimer envers celui qui les recevait une estime personnelle.
23De ces nombreux échanges émerge un réseau de relations mondaines, habilement nouées et minutieusement entretenues qui, en tout premier lieu, se caractérisaient par des échanges littéraires aimables. Les participants de ce cercle lettré balnéaire appartenaient à la nouvelle élite érudite humaniste et, en général, ils occupaient des fonctions importantes de conseillers cultivés, de juristes, de médecins, de prédicateurs ou de professeurs, fonctions qu’ils exerçaient à la cour des princes ou dans les villes et les universités. Leur sentiment d’appartenance à une communauté repose sur leur intérêt commun pour les Studia humanitatis qui, indépendamment de leurs origines, du milieu social et de la sphère dans lesquels ils évoluaient, au-delà même des murs des cloîtres, faisait d’eux des participants à un mode de vie identique, c’est-à-dire à celui du savant49. Les lettres et les dédicaces dans lesquelles ils échangeaient des salutations, des nouvelles et des cadeaux nous livrent un témoignage riche d’enseignements sur les formes de la sociabilité balnéaire telle qu’ils la pratiquaient de même que sur leurs représentations et exigences spécifiques à propos de la conversation et du divertissement pendant le séjour thermal.
24La correspondance du savant, juriste et théologien strasbourgeois, Peter Schott, en offre de nombreux témoignages50. Dans ses lettres, Schott décrit tout d’abord les choses de la vie quotidienne au nombre desquelles il compte également les habituelles cures thermales en famille, à Wildbad et à Baden-Baden51. Il entretenait des liens amicaux solides avec Jean Geiler de Kaysersberg qu’il s’était attaché pour remplir la fonction de prédicateur à la cathédrale de Strasbourg. En 1481, Schott et Geiler de Kaysersberg étaient tous deux en cure, mais à des endroits différents : le premier séjournait à Wildbad et le second à Baden-Baden. Dans une lettre adressée à Geiler, Schott écrivait que la compagnie de ce dernier lui manquait beaucoup, mais qu’il s’était réjoui d’apprendre que sa cure avait pris un cours plaisant (« iucunde »). En même temps, il le remerciait pour les plaisanteries que lui et ses compagnons de bains lui avaient envoyées et qui l’avaient divinement amusé. Elles avaient pimenté le dîner pris en famille au point que, dans le véritable sens du terme, il en avait ri jusqu’aux larmes, ainsi que les servantes qui ne pouvaient pratiquement plus se contenir. À la fin, il annonce à Geiler qu’il lui adresserait un cadeau en retour. Il espérait que son ami se trouvait dans un environnement plus civilisé que les montagnes peu accueillantes, noyées de pluie dans lesquelles il devait poursuivre une cure thermale bien fatigante. Car enfin, leurs âmes ne devaient pas être oppressées par les pentes boisées des montagnes qui les entouraient52. À l’occasion d’un autre séjour thermal de Geiler, Schott fit apporter à ce dîner, de Strasbourg, une corbeille d’herbes médicinales fraîches53. Dans une autre lettre, il lui conseillait de ne pas exagérer avec le bain et de le pratiquer avant tout « iucunditate animi54 ».
25La finalité de ces cures thermales qu’entreprenait ce cercle amical d’humanistes strasbourgeois est tout à fait évidente ; il s’agissait d’atteindre un état d’esprit que Peter Schott décrit avec les mêmes mots que Poggio : « iucunditas animi ». L’humaniste avait explicitement décrit ce qu’il fallait entendre par là : fuir la tristesse, chercher l’entrain et ne penser qu’aux plaisirs de la vie55, une mission pour le moins périlleuse pour un savant aussi sérieux que Peter Schott qui passait ses nuits à travailler. Alors qu’à cette fin Poggio cultivait une conversation spirituelle et brillante, des bavardages vifs et pleins d’humour, même sur des sujets scabreux et osés pour lesquels la vie balnéaire fournissait un lieu d’observation privilégié, les humanistes allemands inscrivaient leur divertissement dans des formes scripturaires qui leur permettaient, avec un plus grande distance, de constituer une joyeuse société. Les plaisanteries, les énigmes, les poèmes et les farces étaient leurs armes favorites pour conduire, dans l’espace de liberté du bain, au délassement et au repos qu’exigeaient leurs études intensives et leurs affaires usantes.
26L’humaniste Heinrich Bebel de Tübingen, dont l’œuvre est caractérisée par la composition de formes littéraires particulières, comme des recueils d’anecdotes, de proverbes et de plaisanteries, a introduit ce type d’échanges cultivés dans la culture balnéaire, de façon délibérée, en rédigeant une collection de facéties en latin56. La préface à son premier livre, achevé en 1506, sert à justifier et à présenter le caractère complexe de son entreprise. Bebel le dédie à son mécène, Petrus Jacobi, chanoine à Stuttgart, conseiller du Wurtemberg et juriste influent, qui se rendait à Wildbad pour recouvrer la santé. Dans sa dédicace, il fait référence à l’usage souabe d’envoyer des cadeaux aux amis en cure. En raison de ses moyens financiers limités, il ne pouvait certes adresser à son protecteur qu’une modeste offrande de papier mais qu’il tenait pour particulièrement pertinente pour des curistes. Il était certain que ce cadeau serait le bienvenu car tout homme devait passer son temps entre otium et negotium, accompagné de seria et ioci. Tandis que les cours bruyantes ignoraient et dédaignaient ces farces, elles étaient le sel qui assaisonnait les mets des joyeuses tablées et les plaisanteries soulageaient les savants de leurs soucis57.
27Bebel a fait de ces amusements et de la détente produite par les facéties des éléments physiques et psychiques constitutifs des plaisirs, de la récréation et de la guérison. Cette idée se manifeste plus encore dans les dédicaces et dans le contenu même de certaines facéties, où la licence des mœurs thermales est évoquée explicitement. En outre, en invoquant l’utilité diététique toute puissante de ces historiettes très libres, mais qui, par leur latinité, avaient pour cible un public élégant et érudit, il offrait dans le même temps une légitimité à sa collection de facéties littéraires.
28En ayant recours à des dédicaces et à d’habiles prologues, Bebel cherchait le cœur du processus de légitimation tel qu’il existait dans l’ancienne rhétorique poétique de la plaisanterie dont Poggio s’était également servi58. Dès l’Antiquité, des autorités confirmaient que la nature humaine avait régulièrement besoin de se reposer et de se ressourcer afin de ne pas être prématurément usée et c’est pourquoi il était nécessaire d’alterner continuellement phases de travail et de détente, esprit de sérieux et gaieté59. Dans de nombreux ouvrages didactiques de l’humanisme, on insiste sur l’importance, surtout pour le savant, de se détacher de temps en temps, au cours de ses études, d’une difficile réflexion intellectuelle. En joyeuse compagnie avec des amis, se livrant à des jeux amusants, entre calembours et badinages courtois, il trouvait à la fois l’apaisement et un regain d’énergie60.
29La littérature médicale contemporaine donne à ce sujet une explication qui découle de différents points de vue physiologiques. Alors que le Moyen Âge avait oublié la conviction formulée pour la première fois par Celse selon laquelle l’érudit menait une vie malsaine, affaiblissant ses forces en se livrant à la réflexion du fond de sa retraite et en veillant, le nouvel idéal humaniste de la culture, de l’homme et du savant met, lui, à l’honneur une prophylaxie et une thérapie médicales61. Le premier livre du De Vita libri tres de Marsile Ficin, imprimé en 1489 à Florence, est une justification médicale de la conception de la mélancolie néoplatonicienne florentine : il contient la première hygiène complète à l’adresse du scientifique62. Enfin, sa traduction en allemand par Johannes Adelphus Muling, médecin à Strasbourg, imprimée pour la première fois en 1505 dans cette ville et rééditée par la suite, a contribué de façon non négligeable à influencer fortement la représentation en Allemagne de la mélancolie en tant que maladie du savant génial63.
30Ce qui est nouveau et intéressant pour la signification sociale de la culture thermale, c’est que Bebel a mis en étroite relation et, de manière fonctionnelle, cette forme de divertissement empreint de légèreté avec le thermalisme. De son point de vue, l’un comme l’autre sont indispensables au repos complet et à la guérison de l’être humain. Les deux doivent concourir ensemble à assurer le plein succès de la cure. La distraction n’est plus considérée comme une médecine, comparée à d’autres moyens thérapeutiques et pharmacologiques, mais elle est une médecine en soi qu’il convient de proposer avec les bains au cours desquels elle sera appréciée. Aux côtés de l’élimination par l’eau des matières nocives au moyen de saignées et de purges, de l’échauffement, de la fluidification et de l’excrétion par l’urine des dépôts pétrifiés dans le corps – fondé sur le même enseignement humoral64 –, on apprend à prendre en compte l’effet régénérant et stimulant des mondanités et des divertissements comme un processus équivalent et tout aussi indispensable que les moyens thérapeutiques proprement dits.
31Il est évident que cette vie mondaine balnéaire qu’une élite intellectuelle recherchait par tous les moyens et dont le seul but était d’atteindre les plaisirs de la vie n’était pas toujours partagée. En particulier, l’Église s’irritait de ces comportements qui étaient liées à des formes, nobles ou vulgaires, de divertissement. Parmi les théologiens du Moyen Âge, Heinrich von Langenstein fut sans doute l’un des plus opposés à ce mode de vie balnéaire. Dans un traité adressé sous forme de missives au chanoine de Mayence, Johann von Eberstein, il esquisse le panorama des plaisirs physiques et sensuels pratiqués par les curistes, toutes origines sociales confondues65. Le prétexte de ce Tractatus de cursu mundi provient d’un cycle de tableaux qui se trouvait dans la maison du chanoine à Mayence avec lequel Heinrich, lors d’une visite, s’était longuement expliqué. Aux côtés de scènes de guerres et de tournois, les représentations illustraient également une fête balnéaire à Wiesbaden, non loin de là, que Heinrich prit pour symbole de toutes les vanités de ce monde, c’est-à-dire l’orgueil, la cupidité et la concupiscence. En même temps, il n’hésitait pas à décrire cette fête balnéaire extravagante dans les plus petits détails : gaspillage, banquet, danse, jouissance, luxure et volupté66. Des auteurs du monde monastique réagirent également face à la propension croissante des moines à participer à ces plaisirs profanes. Des statuts réformés interdirent le bain à l’extérieur du monastère, dans des thermes publics, et l’autorisation de s’y rendre fut soumise à des obligations strictes. Il devint nécessaire de renforcer continuellement ces prescriptions et les visiteurs des monastères du XVe siècle menaient un combat constant contre la liberté de se rendre aux bains que revendiquaient les moines67. Au concile de Bâle, le réformateur de Melk, Martin von Senging, exigea la séparation entre la vie balnéaire profane et les moines. Précisément parce qu’ils étaient « mundo mortui », ces derniers n’avaient pas le droit, lorsqu’ils prenaient soins de leurs corps, de se montrer à ceux qui vivaient dans le siècle. Au cas où la santé d’un moine l’obligerait à se rendre aux bains publics, celui-ci devait avoir une attitude extrêmement réservée et décente et en aucun cas s’adonner à des plaisirs frivoles. Son habit devait toujours indiquer clairement son état religieux, mais bien sûr, il était préférable, si cela était possible, qu’il se fasse apporter l’eau thermale à son logement68.
32La littérature spécialisée consacrée à la balnéologie montre une attitude ambiguë face aux mœurs balnéaires dont Poggio avait décrit la liberté et les mondanités. Tous les auteurs prirent pour référence l’humaniste qu’ils avaient lu comme une invitation provocante à la jouissance des plaisirs profanes des bains.
33Vers 1450, le supérieur Felix Hemmerli de Zurich, un juriste virulent, rédigea le premier Tractatus per utilis de balneis naturalibus sive termalibus. Hemmerli place au centre de son propos la conduite lascive dans les bains de Baden à laquelle participaient également, ce qu’il réprouve, des ecclésiastiques et des religieux des deux sexes69. Il leur reproche de détourner la sagesse biblique à propos de l’effet de la joie à la fois nécessaire et source de vie pour en faire un sauf-conduit menant aux plaisirs débridés des sens. Ce comportement n’est pas compatible avec la morale chrétienne et contredit également les principes du droit canon de l’époque ainsi que le droit civil. Hemmerli en tire comme conséquence la nécessité de rédiger un guide pour un bon usage thérapeutique des bains.
34Les auteurs d’ouvrages sur les bains, en langue vulgaire, du XVe siècle ne l’ont pas suivi dans sa critique très acerbe, bien qu’ils aient tous fait référence à son traité, qu’ils l’aient étudié et même traduit70. Les membres du cercle des humanistes strasbourgeois tels Lorenz Fries, Otto Brunfels, Gegor Saltzmann et Georg Pictorius se sont occupés, au début du XVIe siècle, de populariser le véritable bon usage des bains. Ils s’adressèrent directement au petit peuple (le « gmein volk71 »), et plus particulièrement aux paysans (« sonderlich das Baurs volk72 ») qui, jusqu’à présent, ne connaissait absolument pas ces règles de vie balnéaire et qui, de plus, n’avait pas la possibilité de consulter avant la cure des médecins expérimentés. Le propos de ce cénacle était de normaliser et de civiliser le comportement de ces personnes et, pour le moins, de les mettre en garde contre les effets pernicieux des plaisirs débridés des bains73. Dans le premier de ce genre de traités sur les thermes paru en allemand, Lorenz Fries se plaint de l’usage déraisonnable des bains. Il lance un avertissement à ceux qui, jour et nuit, demandent du vin à l’aubergiste et qui, en revanche, ignorent les remèdes que le médecin leur a ordonnés, et déclare qu’il y a plus de décès dus à un mauvais usage des eaux que par l’épée74. L’auteur se réfère plutôt à l’enseignement cicéronien dans son intention d’expliquer au lecteur que l’homme par nature n’a pas été créé pour le plaisir mais pour le sérieux et ce que la vie prévoit de strictement nécessaire pour plaisanter et se divertir, « schimpff und kurtzweil », mais « zuo strengigkeit und den dingen / so uns die notturfft zwinget75 ». Cependant, Fries a dissimulé à ses lecteurs la seconde partie de la citation de Cicéron qui accorde à l’homme aussi bien jeux que plaisanteries, non sans avoir préalablement achevé des travaux difficiles et sérieux76. Par ailleurs, la description du philosophe à propos de la manière de plaisanter, qui ne laissait aucune place au débordement et à la démesure, mais au contraire se devait d’être élégante et pleine d’esprit, paraissait sans doute trop exigeante pour le cercle de lecteurs auxquels voulaient s’adresser Fries et ses collègues77.
35Il en va tout autrement dans les écrits des médecins en vue, spécialistes de thérapeutique thermale, qui faisaient la publicité des sites particuliers auprès d’un public élégant disposant de moyens financiers conséquents. Les plaisirs balnéaires y étaient recommandés comme un outil médical performant contre toutes formes de malaises psychosomatiques qui résultaient d’une langueur, de la répugnance et de la mélancolie (« unlust [...], widermut und melancoley »). Ainsi, Johannes Dryander, qui avait été d’abord médecin à Coblence, puis professeur à Marburg, promettait dans son ouvrage paru en 1535, Vom Eymbser Bade : « Lorsqu’on se rend à Ems ou dans tout autre station thermale équivalente et qu’on y séjourne quelques temps, on guérit, non pas grâce aux eaux thermales, mais à cause de la bonne société et de la vie agréable78. »
Notes de bas de page
1 « So ich betracht hab wie Neptunus der wasser regierer/ die menschen mit mancherley freüden unnd wollust/ begabt hat, deshalb dann mit grossem schall/ gesunde und krancke von allen enden der welt/ die selbigen heimsuochent. Etliche das sie die lust irer leib begerend zu pflegen/ etliche das sie von kranckheiten zuo gesuntheit begeren zuo kommen […] », Fries, 1538, introduction (l’édition n’est pas paginée).
2 Cf. les informations réunies par Martin, 1906, p. 226 et p. 251 ; Studt, 2005b, I, p. 159-162 ; II, p. 140.
3 Zappert, 1859, p. 28-42 et Martin, 1906, p. 133 et suiv. Pour la France, Vigarello, 1988, p. 37 et suiv. et p. 46. À partir de la fin du XVe siècle, la bourgeoisie aisée des villes construisit de nouvelles barrières culturelles pour se distinguer des classes inférieures et discrédita les bains publics, arguant que c’était des lieux de luxure, bruyants et violents : Braudel, 1985, p. 352 ; Vigarello, 1988, p. 46 et 308.
4 L’article de J. Chandelier dans ce volume.
5 Fürbeth, 1994, p. 466.
6 Fürbeth, 1994, p. 468.
7 Martin, 1906, p. 226.
8 Herrmann Kneis, 1976, no 331, 448, 464, 711, 1170, 1373 et 1425.
9 Lochner, 1862, col. 442-446.
10 Martin, 1906, p. 226 et 251 et Bitz, 1989, p. 39 et suiv.
11 Gruber, 1994, p. 503 et suiv.
12 Zappert, 1859, p. 149 qui porte d’autres témoignages et Martin, 1906, p. 200-203.
13 Renckhoff, 1980, p. 91 et 227-231.
14 Studt, 2005, p. 140, fig. 99 (dans Konrad Gesner, De thermis Germaniæ, dans De balneis omnia, 1553).
15 Greiner, 1952, p. 19 ; Bitz, 1989, p. 43 et suiv. ; Holtz, 1999, p. 397.
16 Schlesinger, 1892-93, p. 212 et Widder, 1989, p. 271 et suiv.
17 Fürbeth, 1999.
18 « Das pat ligt an ainer herrten stat, di unlustig ist und mit klamen und hochen pergen umgeben, so vast, daz gar hartt in das padt zu kumen ist“d’après Klein, 1964, p. 134 ; pour la traduction du latin, du traité sur les bains de Felix Hemmerli, chanoine à Zurich, attribuée à Johann Hartlieb, écrivain de cour et médecin personnel des ducs de Munich, cf. Fürbeth, 1993, p. 109 et suiv.
19 Cf. les dépenses concernant le voyage aux bains d’Anna de Weinsberg pour se rendre à Wildbad en 1436, publiées par Boger, 1879 ; cf. aussi Schulte, 1981. À propos des séjours du comte Philippe von Katzenelnbogen à Ems, Wiesbad et Wildbad, Demandt, 1953-59, no 3861, 5553, 5921, 6188, 6152/2, 6246, 4754, 6096/90, 109, 134, 152 et 6213. L’édition de Georg Steinheusen est un véritable trésor en ce qui concerne la préparation et l’organisation des voyages aux bains, cf. Steinheusen, 1899. Pour le XVIe siècle, voir la correspondance et les dépenses du comte de Henneberg dans Koch, 1905 et Mötsch, 2002.
20 À propos du bâti dans les sites thermaux, Bitz, 1989, p. 38-46.
21 Mittler, 1962, p. 257-262 et 271-275 et Bitz, 1989, p. 38 et suiv., p. 41 et 44 et suiv.
22 Heinrich Pantaleon, érudit et médecin à Bâle, dans son ouvrage sur les bains de la ville de Baden, paru en 1578, décrit le « Herrengarten » situé à la porte basse de la ville ; celui-ci appartenait à une société rassemblant quelques personnes huppées, la « Gartengesellschaft », et son hall contenait quarante tables qui permettaient d’accueillir quatre cents personnes. Cf. des extraits chez Martin, 1906, p. 322 et suiv. À propos de Pantaleon et de son livre sur les bains, Buscher, 1946, p. 38, 62 et suiv. et Feller-Bonjour, 1979, p. 210 et suiv.
23 Renckhoff, 1980, p. 233 et suiv.
24 Mehring, 1914.
25 Fischer, 1961, p. 403.
26 Rem, 1861, p. 16.
27 Rem, 1861, p. 23 et suiv.
28 Mehring, 1914, p. 402-404 et Fischer, 1961, p. 404.
29 Bracciolini, 1984, p. 128-135 ; paraphrasé par Martin, 1906, p. 239-245 (d’après une traduction de 1800) et par Voigt, 1973, p. 59-63. À propos de la réception et d’autres jugements sur cette description, Walser, 1914, p. 65, n. 1, ainsi que Chiesi, 1991, p. 185 et suiv.
30 Bracciolini, 1984, p. 128-135, lignes 30-34.
31 Toutefois, Leonardo Bruni, l’ami de Poggio, était bien l’auteur du discours dont des copies circulaient dans ce groupe d’amis humanistes. C’est pourquoi la lettre de Poggio de Baden doit d’abord être considérée comme une réponse littéraire à l’écrit de Bruni dans laquelle il donne, sous une forme stylisée, sa peinture de la vie thermale, Fürbeth, 1994, p. 479, n. 124 et suiv.
32 Heinrich Pantaleon, médecin et savant à Bâle, fit figurer la lettre de Poggio en introduction de son livre sur les bains de la ville de Baden, paru en 1578. Cf. Buscher, 1946, p. 38 et 62 et suiv. ; Feller-Bonjour, 1979, p. 210 et suiv. Georg Pictorius, écrivain très prolixe, spécialisé en médecine et en sciences naturelles, se réfère, lui aussi, à la description de Poggio dans son opuscule sur la cure thermale paru en 1560 lorsqu’il définit Baden comme une ville thermale mondaine où l’on trouve tout ce qui sert au plaisir et même à la volupté (« was zu aller lust, und sogar was zu wollust dienet »), Pictorius, 1980, p. 86 et suiv.
33 Bracciolini, 1984, p. 128-135, l. 60-76.
34 « Nam cuivis licet visendi, colloquendi, iocandi ac laxandi animi gratia aliorum balnea adire » (Bracciolini, 1984, p. 128-135, l. 77-79).
35 Bracciolini, 1984, p. 128-135, l. 128-132.
36 « Ad summam voluptatem deerat commercium sermonis, quod rerum omnium est primum » (Bracciolini, 1984, p. 128-135, l. 133 et suiv.).
37 Bracciolini, 1984, p. 128-135, l. 154-158.
38 Bracciolini, 1984, p. 128-135, l. 158-168. À propos du cliché littéraire selon lequel les femmes qui se rendaient seules aux bains cherchaient avant tout une aventure sexuelle et parvenaient ainsi à la maternité souhaitée, Studt ; 2005a, p. 110 et suiv.
39 Comme le rappelle Hans Peter Duerr dans son essai critique du projet de civilisation de Nobert Elias, Duerr, 1992, p. 59 et suiv.
40 La forme littéraire de cette lettre rejoint le genre de la nouvelle ; il s’agit d’une epistola iocosa qui, de manière familiariter, décrit des événements gais, drôles et inhabituels, Harth, 1983, p. 95-97.
41 « Do macht sich mancherley geschikt / Von essen, trincken, tanczen, springen, / Steinstossen, lauffen, fechten, ringen, / Seitenspil, pfeiffen, singen, sagen, / Eynander von vil sachen fragen, / libkosen, halsen und sust schimpfen / Kün sie einander alls gelimpfen », Fischer, 1961, p. 407, vers 616-622.
42 Welti, 1925, p. 83 et suiv. ; cf. aussi Paravicini, 1991. Sur la combinaison des différents motifs et buts des voyages de la noblesse au bas Moyen Âge qui sont particulièrement évidents dans ce traité, Paravicini, 1993, surtout p. 102 et suiv.
43 Welti, 1925, p. 84.
44 Ibid.
45 Demandt, 1953-59, no 5553.
46 Bach, 1916/17, v. 70-76. À propos de l’intérêt que portait le comte à ce cercle littéraire balnéaire, Schmitz, 1990, particulièrement p. 57 et suiv.
47 Bach, 1916/17, v. 77-106.
48 Le marchand de Nuremberg, Anton Tucher, envoyait à ses filles en cure, du vin et des citrons ; à plusieurs reprises, elles reçurent après leur retour des sucreries ou des étoffes précieuses en cadeau, Loose, 1877, p. 70, 99, 64, 85, 149 et 151 ; voir aussi, Grote, 1961, p. 23. D’autres témoignages surtout pour les XVIe et XVIIe siècles, dans Martin, 1906, p. 325-329.
49 Treml, 1989, p. 81-98 et Müller, 2006, particulièrement p. 61-72.
50 Petri Schott Arggentinensis Patricii […] Lucubarciunculae ornatissimae, Strasbourg, Martin Schott, 1498 (Hain, 1524), éd. Cowie, 1963-1971, 1.
51 Pierre Schott et sa famille recherchaient avec plaisir la compagnie du célèbre médecin de Tübingen, également médecin personnel des seigneurs wurtembergeois, non seulement en tant que spécialiste reconnu du thermalisme, mais aussi parce qu’ils partageaient les mêmes plaisirs ; cf. Cowie, 1963, no 88, 129, 131, 132. À propos de Widmann qui a rédigé un Tractatus de balneis ferinarum (vulgo Wildbaden), imprimé à Tübingen en 1513 et qui, la même année, a été traduit en allemand, Cowie, 1971, p. 508, no 706 et p. 765 et suiv.
52 Cowie, 1963, no 21, p. 30-323.
53 Cowie, 1963, p. 539, no 931.
54 Cowie, 1963, no 119, p. 139, l. 1-5.
55 Bracciolini, 1984, lettre 46, l. 172 et suiv. : « tristitiam fugere, querere hilaritatem, nihil cogitare nisi quemadmodum leti vivant, gaudiis fruantur ».
56 Cf. son sujet, Barner, 1987, p. 120 et suiv. ; Barner, 1993, particulièrement p. 294, 296-298.
57 Bebel, 1931, p. 4.
58 Barner, 1981, p. 114 et suiv., et p. 125.
59 Schmitz, 1972, p. 62 et 76.
60 Schmitz, 1972, p. 78.
61 Schipperges, 1977 et Kümmel, 1984, p. 67 et suiv. et p. 72 et suiv.
62 Kümmel, 1984, p. 74.
63 La traduction de Muling est éditée par Gotzkowsky, 1980. Cf. aussi Benesch, 1977, p. 126-129 et 168 et suiv. qui attire l’attention sur une autre traduction du texte à peu près contemporaine.
64 À propos de la justification systématique de l’enseignement des humeurs d’Hippocrate, Diepgen, 1949, p. 126 et suiv.
65 À propos de sa biographie et particulièrement de son séjour à Rheingau, Kreutzer, 1987, p. 63-79.
66 Cette lettre se trouve dans une série d’écrits édifiants au caractère fortement ascétique de la tradition contemptus mundi qu’Heinrich avait envoyée à des amis et connaissances, Kreutzer, 1987, p. 72. Des extraits chez Wil, 1874, p. 344-349, ici p. 348 ; ou encore Martin, 1906, p. 232-234 et Renkhoff, 1980, p. 229 et suiv.
67 Kühnel, 1980, p. 27 et Sydow, 1992, p. 220.
68 Martin von Senging, 1725, col. 540 et suiv.
69 Münzel, 1972, p. 55 donne un extrait du traité, une traduction du quatrième chapitre.
70 À propos de la réception du traité d’Hemmerli, Fürbeth, 1993.
71 Ainsi Lorenz Fries dans l’introduction à son traité sur les thermes de 1519 ; ici, la citation est extraite de l’édition non paginée de 1538. À propos du médecin strasbourgeois et de son traité sur les thermes, Öhlschlegel, 1985, particulièrement p. 115-117.
72 Georg Saltzmann, Ain new gar schön und nutzlichs Büchlein von allen Wildbeder Natur, Wirkung und Aygenschafft mit sampt underweisung / wie sich ain yeder beraitten soll / eh und Badet / auch wie man Baden / und etliche zufell der Badenden gewendt sollen werden, Augsburg, 1538, Introduction (non paginée). L’exemplaire choisi est celui de la Bibliothèque universitaire de Tübingen, Sign. i III 9 ; ce texte y est relié avec le traité de L. Fries.
73 Dans cette sorte de petit guide des cures apparaissent, selon l’exemple de Lorenz Fries, des informations stéréotypées sur les propriétés minérales et la composition des différentes sources chaudes, des indications brèves sur la bonne préparation des bains, les règles à respecter et des directives pour traiter les effets secondaires du traitement, Fürbeth, 1995, p. 222 et suiv.
74 Dans le chapitre 4, parmi les indications sur la bonne manière de se préparer au bain (« wie man sich bereiten soll / ehe man in die beder sitzet »), Lorenz Fries cite l’appel des curistes demandant du vin : « würzknecht bring unns die vollen fleschen mit wein / wir wöllen tag und nacht voll sein / nichts zu schaffen haben mit der artzet tränk ! ».
75 Fries, chap. I, « Von mancherley underscheid der wasser ; Cicéron affirmait : « Neque enim ita generati a natura sumus, ut ludum et iocum facti esse videamur, ad severitatem potius et ad quaedam studia graviora atque maiora. Ipsumque genus iocandi non profusum nec immodestum, sed ingenuum et facetum esse debet », De officiis I, 29 (103), Cicero, 1984, p. 90.
76 « Ludo autem et ioco uti illo quidem licet, sed sicut somno et quietibus ceteris tum, cum gravibus seriisque rebus satis fecerimus », ibid.
77 « Ipsumque genus iocandi non profusum nec immodestum, sed ingenuum et facetum esse debet », ibid.
78 « Wan diser ins Eymser oder ein gleichs badt kompt / all da ein zeitlang verharret / würdt gesundt / nit des badens / sonder guter geselschaft und gutes lebens halben » ; réédition du livre dans Stemmler, 1937, p. 9-38, ici p. 24.
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