L’essor de la balnéologie dans le monde germanique à la fin du Moyen Âge
p. 99-111
Texte intégral
1La lettre que Poggio Bracciolini adressa en 14161 à son ami Niccolò Niccoli, depuis les bains de Baden sur la Limmat, représente sans doute la plus célèbre description d’une station thermale de l’espace germanophone à la fin du Moyen Âge. L’humaniste italien y décrit son séjour, alors qu’il participait au concile de Constance, une ville distante d’environ 90 km. Dans cette missive, Poggio adopte, pour ainsi dire, le regard d’un ethnologue qui aurait été avant tout intéressé par les mores dissimilis nostris2 des curistes ; c’est la raison pour laquelle sa peinture de la vie thermale a été utilisée jusqu’à une époque récente – notamment dans l’ouvrage Das deutsche Badewesen in vergangenen Zeiten3 – comme un document susceptible d’éclairer quelques aspects culturels du séjour thermal. En réalité, la description de la vie balnéaire ne constituait qu’une toile de fond ; elle servait de prétexte pour alimenter la correspondance que Poggio entretenait avec certains de ses amis, une correspondance qu’il voulait littéraire et foisonnante d’allusions aux textes antiques4. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il n’ait rien dit d’intéressant sur les vertus curatives du bain et sur ses usages médicaux. Ce n’est que 35 ans plus tard, dans le Tractatus de balneis naturalibus du chanoine zurichois, Felix Hemmerli5, qui vivait non loin de Baden, que l’efficacité curative des sources thermales de Baden, leur nature et leur utilisation, de même que leur intérêt médical firent l’objet d’une étude poussée, inaugurant l’histoire de la balnéologie dans l’espace germanophone.
2Toutefois, dès le début du XIVe siècle, des documents d’archives attestent l’usage thérapeutique et économique des sources thermales de Baden et d’autres sites du monde germanique6. Leur fréquentation entraîna l’aménagement d’infrastructures durables pour utiliser l’eau et, dans les nombreux sites inhospitaliers, la construction de logements destinés aux visiteurs7. Les documents sont, en revanche, muets, quant au recours à d’éventuels soins médicaux ; cependant on peut estimer qu’à partir de la fin du XIVe siècle au plus tard, les médecins allemands qui, pour la plupart, avaient fait leurs études en Italie, disposaient également d’une connaissance médicale des bains grâce aux nombreux traités sur ce thème écrits dans la péninsule8, tel le Tractatus primus de balneis et le Tractatus secundus de balneis de Gentile da Foligno9 (ca. 1300-1348), les Recepta aquae balnei de Porrecta de Tura de Castello10 († avant 1353), le traité De fontibus calidis agri Patavini de Giovanni Dondi11 (1318-1389) ou encore le Liber de balneis Burmi de Pietro da Tussigano12 († ca. 1407). En effet, l’influence de cette littérature est perceptible dans certains manuscrits du XVe siècle qui appartenaient à des médecins allemands. C’est notamment le cas pour Konrad Schelling, médecin personnel des princes électeurs de Heidelberg ou pour Hartmann Schedel, médecin municipal à Nuremberg, qui, tous deux, avaient fait leurs études à Padoue vers 1460, et qui, de leur propre main, ont copié les traités spécialisés de Gentile da Foligno, Francesco da Siena, Ugolino da Montecatini, Bartolomeo Montagnana, Pietro da Viterbo et Giovanni Dondi. En tout, dix manuscrits d’origine allemande du XVe siècle, comportant ce type d’œuvres rédigées en Italie, ont été conservés et l’accumulation de ces textes dans certains codices montre bien l’intérêt tout particulier que suscita cette branche nouvelle de la médecine13.
3Les traités qui avaient vu le jour en Italie aux XIVe-XVe siècles décrivaient essentiellement les bienfaits diététiques et curatifs des sources minérales et thermales italiennes, ce qui, en apparence, n’offrait que peu d’intérêt pour les curistes allemands et pour les médecins qui les soignaient ou les accompagnaient aux bains. Pourtant, ces ouvrages furent appréciés, car ils offraient aux praticiens allemands une connaissance et un modèle qui leur permettaient d’évaluer la valeur thérapeutique d’une source14. Tout étudiant en médecine savait grâce au Canon d’Avicenne que l’efficacité des eaux curatives résidait dans leur chaleur et leur humidité et dans les substances qu’elles contenaient. Le médecin de Bagdad15 indiquait également le mode d’utilisation des différentes eaux selon qu’elles contenaient du nitre, du fer, du sel, du soufre, de l’alun, du sulfate de cuivre, des cendres ou qu’il s’agisse d’eau de mer. Il mettait à la disposition de ses contemporains un savoir fondamental, quoique succinct, sur l’art et la manière de recourir aux sources thermales et minérales, à des fins thérapeutiques.
4Les auteurs des ouvrages italiens de balnéologie élargirent ces connaissances dans différentes directions. D’une part, certains comme Gentile intégrèrent au système de classement des eaux minérales proposé par Avicenne des exemples de sources curatives qu’ils connaissaient et dont ils déduisaient les caractéristiques thérapeutiques en s’inspirant des catégories de ce dernier. D’autre part, ils décrivirent – comme Ugolino da Montecatini – pour chacune de ces sources, leur réelle efficacité selon l’expérience qu’ils en avaient, et, ce faisant, les substances minérales qu’ils indiquaient n’étaient mentionnées que pour respecter les préceptes théoriques en vigueur. C’est ainsi que se sont développées une conscience et une pratique de l’observation empirique qui se sont progressivement écartées des principes d’une déduction systématique pour introduire d’autres processus d’analyse de la composition minérale. De même, dans le cadre de cette balnéologie « empirique », orientée vers la pratique, apparaissent deux typologies de textes. La première consiste dans le conseil balnéaire (Badeconsilium) qui présente des analogies structurelles avec le genre du conseil pour une maladie particulière (Krankheitsconsilium). Il vise à établir un rapport entre les propriétés (minérales) d’une source curative et les qualités thérapeutiques qui en découlent, et à prescrire son mode d’application pour les traitements et pour les bains. Le second est un guide des sites thermaux, conçu, pour chacune des sources, comme une sorte de recueil de consilia balnéaires (Badeconsilien) auxquels, toutefois, pour des raisons de concision, furent ôtés la liste des prescriptions thermales communes qui est rejetée au début ou à la fin du guide.
5Ainsi, lorsque naît en Allemagne la balnéologie, un siècle après l’Italie, les médecins germanophones disposaient, non seulement, d’un savoir fondamental sur l’efficacité des sources curatives thermales et minérales mais aussi de modèles « scientifiques » d’analyse. Plusieurs traces de cet intérêt pour les bains apparaissent, en effet, sensiblement à la même époque que le Tractatus de balneis naturalibus de Felix Hemmerli. On peut citer notamment l’ouvrage médical, écrit par Sigmund Gotzkircher, un médecin municipal de Munich qui avait étudié à Padoue en 1440 : y figurent quelques notes sur les sources de Gastein16. Ce ne sont, toutefois, que de brefs renseignements sur les minéraux des cinq sources du site et sur les propriétés actives qui en résultent. En fait, il ne saurait être question ici d’un véritable traité de balnéologie ; Gotzkircher s’en tient toujours aux présupposés théoriques d’Avicenne qu’il tente d’appliquer aux eaux de Gastein. Le premier représentant, dans l’espace allemand, d’un discours balnéologique poussé demeure, par conséquent, Felix Hemmerli.
6Né vers 138917, Hemerli, après avoir poursuivi des études de droit à Erfurt puis à Bologne, devint chantre de l’ecclesia maior de Zurich. Profitant de l’audience que lui assure sa fonction, il intervint publiquement sur de nombreuses questions notamment de droit et de théologie, affichant ainsi ses opinions politiques et religieuses. Le ton souvent acerbe et polémique de ses prises de positions, en particulier pour favoriser une réforme de l’Église ou mettre fin aux querelles entre les cantons suisses confédérés et les Habsbourg, suscita la haine de ses confrères du Großmünsterstift et du Conseil de Zurich et entraîna, en 1454, son incarcération sur ordre de l’évêque de Constance. Il mourut peu après, à une date indéterminée, alors qu’il était emprisonné chez les franciscains de Lucerne.
7Le Tractatus de balneis naturalibus occupe une place toute particulière dans l’œuvre d’Hemmerli – riche de plus d’une quarantaine d’opera –, car c’est le seul texte qui ne soit pas de nature juridique ou religieuse. Si l’auteur s’intéresse aux bains, c’est parce qu’il reproche aux médecins (comme il le rappelle dans le prologue de son traité) de ne pas communiquer leur savoir (c’est-à-dire la connaissance balnéologique acquise en Italie), afin de se réserver le monopole de l’information et du traitement des maladies (« quod medicorum impietas et dolus negligentie hactenus reticuit18 »), alors que les sources thermales et minérales sont, dit Hemerli, un don de Dieu qui permet aux malades de se soigner par eux-mêmes, à condition d’avoir reçu les bonnes directives. Aussi, en tant que prêtre – et ennemi des médecins, pourrait-on ajouter –, il lui paraissait fondé, s’appuyant sur la parabole du bon samaritain, de combler cette lacune dont les praticiens étaient responsables.
8Le traité comprend, outre l’avant-propos, sept chapitres. Le premier est consacré aux sources thermales et minérales comme don de Dieu envers lequel l’homme doit se montrer reconnaissant et digne ; le deuxième chapitre livre une théorie de l’origine de ces eaux pour laquelle Hemmerli s’appuie largement sur les passages correspondants des Étymologies d’Isidore de Séville et de l’Imago mundi d’Honorius d’Autun. Dans le troisième chapitre, il donne une vue d’ensemble de tous les bains qu’il connaît ; il commence avec les témoignages de la Bible et de l’Antiquité et cite ensuite, un à un, les bains italiens – ce faisant, il recopie mot pour mot les écrits de Gentile da Foligno et de Tura da Castello, mais néglige de citer les auteurs ; enfin il mentionne les bains de France, de Bohême, de Hongrie, d’Autriche et d’Allemagne, avec, à chaque fois, une brève description. En l’absence d’information antérieure sur les bains allemands, il faut considérer qu’Hemmerli s’est, sans doute, forgé son propre savoir et a lui même rassemblé les informations qu’il expose, peut-être acquises par ouïe-dire comme le laisse supposer leur caractère succinct, à l’image des notices de Sigmund Gotzkircher. Dans le septième et dernier chapitre, Hemmerli reprend encore une fois le thème du premier qu’il élargit aux merveilles de la nature elles-aussi œuvres et marques de Dieu sur terre ; ici également Hemmerli puise dans les sources bibliques et anciennes et, en particulier, dans les Étymologies d’Isidore.
9Les chapitres quatre à six sont au cœur du traité : l’auteur y détaille essentiellement les propriétés des sources de Baden sur la Limmat. Dans le quatrième, il procède à une description géographique et topographique du site et propose un avis astrologique concernant l’influence de Vénus et de Mercure sur les curistes. Les chapitres cinq et six constituent une véritable étude balnéologique qui s’inspire, tant par sa structure que par le savoir médical qu’elle révèle, des conseils balnéaires (Badeconsilia) italiens. Hemmerli commence par la description de toutes les particularités remarquables de la source : ses composantes minérales, son débit, sa température au cours des différentes saisons et sa couleur. Ensuite, il détaille l’utilisation des eaux pour chaque partie du corps, selon l’usage classique a capite ad calcem. Puis (dans le cinquième chapitre), il énonce quelques règles : nul ne devra se rendre aux bains sans avoir pris l’avis d’un médecin qui le purgera ; on ne commencera à prendre les eaux que lorsque l’air est pur ; au début, le curiste sera attentif aux signes qui lui indiqueront si le bain lui fait du bien ou si, au contraire, il lui est nuisible. Il se baignera quatre heures chaque matin et trois heures l’après-midi, en faisant attention à ce que l’eau du bain ne soit pas trop chaude ; il passera en tout quinze jours dans la station. En conclusion, l’auteur livre des conseils pour se nourrir correctement pendant la cure en disant expressément que ce regimen vite vel sanitatis n’est valable que pour les visiteurs aisés, tandis que les pauvres ne le suivront que dans la mesure de leurs moyens.
10En fixant des normes, comme la purge initiale, le jeûne avant d’entrer dans le bain et la durée de séjour, Hemmerli rejoint les Badeconsilia italiens, comme le Liber de balneis Burmi (1396) de Pietro da Tossignano sans que l’on puisse constater une concordance absolue entre ces œuvres. De même, plusieurs éléments du traité suivent le modèle des ouvrages italiens : le plan adopté, le mode de présentation du lieu, le rôle des influences astrales sur la cure thermale, l’inventaire des propriétés minérales, ou encore le régime. Toutefois, c’est la façon dont sont citées les pathologies, leur classement selon les complexions des malades (qui est le propre des médecins érudits), et le conseil donné au début du chapitre V enjoignant à consulter un praticien avant la cure, qui suggèrent qu’Hemmerli (bien qu’il ait manifesté, dans sa préface, une aversion à l’égard des praticiens) se soit probablement inspiré d’un Badeconsilium relatif aux sources de Baden sur la Limmat, rédigé par un spécialiste de médecine, qu’il aura même peut-être copié et enrichi de ses propres remarques, comme il l’avait déjà fait pour les deux ouvrages que nous avons cités de Gentile da Foligno et de Tura da Castello. Toutefois, nous n’avons pas conservé la trace d’une telle copie.
11On en restera donc au fait que le premier ouvrage spécialisé en balnéologie dans l’espace allemand a été rédigé par un juriste, sans compétences médicales, et que cette œuvre copie mot à mot, avec quelques ajouts, deux ouvrages italiens et, probablement, un traité allemand antérieur demeuré inconnu. Par conséquent, le Tractatus de balneis naturalibus s’en tient clairement au modèle italien et, plus particulièrement, à celui du Badeconsilium ; toutefois, Hemmerli insère ses considérations dans un cadre parénétique plus large dont il se sert pour dénoncer, de façon virulente, l’âpreté au gain des médecins et pour exhorter les curistes à n’utiliser les sources qu’à des fins thérapeutiques, pour plaire à Dieu. Il insiste sur ce dernier point, en décrivant les activités balnéaires contraires à la morale qui font écho à la description des bains faite par Poggio.
12Le traité d’Hemmerli, en qualité de précurseur de la balnéologie allemande, a joui d’une certaine considération parmi les auteurs contemporains et ultérieurs. Dès 1467, en effet, le médecin munichois Johannes Hartlieb, traducteur de nombreuses œuvres littéraires et médicales19, conçut le projet de le traduire, mais il ne put terminer son entreprise. C’est Jordan Tömlinger, un bourgeois de Munich, qui acheva l’entreprise en utilisant les travaux préliminaires de Hartlieb20. Ce qui est étonnant, c’est que cette traduction ne gomme pas – ce qui aurait pu être le cas – les reproches formulés par Hemmerli au milieu médical, mais, au contraire, elle tente au moyens d’ajouts, souvent très détaillés, de les réfuter. Le traducteur reconnaît que Hemmerli a utilisé des textes italiens et il met à jour les contradictions de l’auteur, révélant, par là-même, sa propre connaissance précise des textes balnéologiques péninsulaires. En même temps, il étoffe considérablement les passages consacrés aux aspects thérapeutiques. En particulier, il propose un Badeconsilium très détaillé pour Gastein, fondé, ce qui est tout à fait remarquable, sur une analyse précise des sources minérales21. La traduction est conservée dans quatre manuscrits ; elle n’a donc probablement pas eu tout à fait le même succès que le traité d’Hemmerli dont il existe encore actuellement sept manuscrits. L’une des copies fut, sans doute, destinée à servir de modèle pour une impression (peut-être perdue), au début du XVIe siècle. Une autre fut utilisée par le célèbre chirurgien et poète nurembergeois, Hans Folz, pour composer un petit poème en rimes plates : Von allen warmen Bädern22. Cette traduction se présente sous la forme d’une liste plus ou moins détaillée de sites thermaux de l’espace germanophone. Elle apparaît comme la première œuvre balnéologique imprimée et surprend par l’usage de la langue vulgaire et par sa tonalité très populaire. Ainsi, le Tractatus de balneis naturalibus fut, dans l’espace allemand, non seulement le premier ouvrage spécialisé de balnéologie, mais aussi, par le biais de la traduction allemande de Jordan Tömlinger, à la base du premier traité de thermalisme médical imprimé à la fin du XVe siècle.
13Outre cette traduction, d’autres documents attestent la réception de l’œuvre d’Hemmerli et suscitent sur le plan scientifique un intérêt tout particulier. En effet, parmi les lecteurs d’Hemmerli, figurent Ulrich Ellenbog. Formé à Padoue, il fut jusqu’à sa mort, en 1499, médecin de la ville Memmingen et médecin personnel de différents princes et notables du Sud-Ouest de l’Allemagne. Il détint une copie du traité d’Hemmerli encore conservée aujourd’hui23. Il semble qu’Ellenbog ait été d’autant plus agacé par les griefs d’Hemmerli contre les médecins que lui-même avait connu la balnéologie en Italie. Il décida donc de rédiger une sorte de « droit de réponse », un Tractatulus de balneis, composé en 1460, dans lequel, d’une part, il prenait position face aux attaques d’Hemmerli et, d’autre part, tentait de décrire lui-même les bains de l’espace germanique. Comme le traducteur du traité d’Hemmerli, Ellenbog démontre que ce dernier a recopié les auteurs italiens. Cependant, afin de prouver que la médecine étudie bien les sources, il fait explicitement référence à Hippocrate, Galien, Rhazes, Avicenne, Jean Damascène et Maïmonide, par conséquent à des autorités antiques ou de langue arabe, révélant ainsi une conception plutôt conservatrice de la balnéologie.
14Ellenbog articule son traité en cinq chapitres dont la démarche est, dans l’ensemble, plus déductive qu’empirique. Dans son premier chapitre, il propose une brève introduction à la nature du bain et cite la définition de Pietro d’Abano dans son Conciliator24 qui distingue les bains simples (simplices) des bains composés (composita). Parmi ces derniers, il fait encore une différence entre les bains naturels et les bains artificiellement préparés. Ensuite il s’intéresse aux balnea composita naturales qu’il classe, suivant le modèle d’Avicenne, selon les minéraux qu’ils contiennent. Ellenbog y consacre son deuxième chapitre où, pour chaque principe actif – dans l’ordre, le soufre, l’alun, le nitre, le sel, le fer et encore bien d’autres substances –, il donne d’abord un canon universalis en s’appuyant, presque mot pour mot, sur Avicenne, puis cite les sources thermales selon leur nature. Il ne se limite pas ici aux bains de l’espace germanique, bien qu’ils soient au centre de ses préoccupations, mais il nomme également les sources italiennes. Tandis que le troisième chapitre ne donne que de brèves informations sur les conditions nécessaires à la formation d’un site thermal – le type de bâtiments nécessaires, la pureté de l’air, le volume de l’eau… –, les quatrième et cinquième chapitres détaillent les régimes de soins. Dans cette partie aussi, Ellenbog n’utilise pas d’ouvrages italiens, mais il compile des textes empruntés aux autorités médicales plus ou moins anciennes, en particulier Hippocrate, Galien, Rhazès, Averroès, Maïmonide et Pietro d’Abano. Les aspects curatifs occupent pratiquement la moitié du traité, si bien que l’œuvre pourrait être définie, d’une certaine manière, comme un régime thérapeutique à valeur universelle, associé à la description des bains et destiné à instruire les lecteurs au sujet des qualités d’un ensemble de sources parmi les plus connues. En adoptant cette structure, héritée d’Avicenne et de la littérature médiévale sur les régimes, Ellenbog recule à nouveau d’un pas face à la méthode empirique et inductive des auteurs italiens. C’est la raison pour laquelle le Tractatus de balneis de Félix Hemmerli, même comparé à l’œuvre d’Ellenbog, demeure dans l’ensemble le traité le plus moderne et le plus à la pointe de la science balnéologique de son époque. Cela explique d’ailleurs qu’Ellenbog ait lui-même été obligé de reprendre à son compte certaines des descriptions de bains fournies par Hemmerli qui offrait alors l’information la plus complète sur le sujet.
15Jusqu’au XVIe siècle, bien des emprunts furent faits au traité d’Hemmerli en-dehors même de ses traductions25 et ce n’est que dans les années 1470, qu’une nouvelle œuvre fut composée. Il s’agit du De thermis oppidi Calw de Johannes May, professeur de médecine à Tübingen à partir de 1477. Ce texte ne nous est transmis que sous forme manuscrite. Par la suite, plus aucune étude spécialisée ne fut produite dans l’espace allemand avant le XVIe siècle. En revanche, après 1500, 63 impressions virent alors le jour, et plus de 150 éditions furent rééditées jusque vers la fin du XVIIe siècle, de sorte que le XVIe siècle peut être considéré comme l’un des sommets de la balnéologie dans les mondes germaniques26. Ces ouvrages manifestent plusieurs tendances. La plupart d’entre eux proposent des conseils relatifs à un site thermal particulier. Cela concerne les stations suivantes : Baden, près de Vienne, en 1511, Wildbad en 1513, Baden en Argovie en 1516, Elbogen en 1522, Ems sur la Lahn et Pfäffers en 1535, Aix-la-Chapelle en 1546, Spiegelberg en 1556, Wembding en 1567, Karlsbad en 1571, Pfäffers en 1572, Annaberg et Wolkenstein en 1576, Baden en Argovie en 1578, Wildungen en 1580, Langenschwalbach en 1581 et 1582, Badenweyler en 1581, Offenau en 1584, Kissingen en 1589, Greyßbach en 1590, Rippoltsaw en 1591, Teplitz en 1594, Spiegelberg en 1597, Neumarkt, Markgrafenbad, Zeller Bad, Wildbad, Huberba et Boll en 1598. Leur nombre reflète l’importance grandissante du rôle des curistes étrangers, c’est-à-dire de ceux qui entreprenaient un séjour aux thermes (Badenfahrt) et dont l’existence est attestée dès les XIVe-XVe siècles. Désormais, les sites thermaux d’implantation ancienne comme Baden sur la Limmat, Gastein ou Pfäffers en Suisse ne furent plus les seuls à attirer ces visiteurs potentiels. Ils furent concurrencés par de nouveaux lieux associés à des sources récemment découvertes. Les différents conseils rédigés pour chacune de ces stations ne contenaient d’ailleurs pas seulement des instructions pour le visiteur ; ils étaient explicitement conçus pour contribuer à publiciser les bains. Ils insistaient sur la nouveauté de la source, le confort particulier du site et l’efficacité thérapeutique des eaux27. Les opuscules consacrés aux bains connus et utilisés de longue date s’attachaient, pour leur part, à vanter la « vieille renommée » des stations28.
16Les guides balnéaires représentent le second genre de la littérature balnéaire au XVIe siècle ; d’une part, ils livrent des informations essentielles sur les différentes variétés de sources et leurs possibles utilisations pour des cures sous forme de bains, de sudation ou de boisson ; de l’autre, ils établissent un répertoire des sites thermaux les plus connus de l’espace allemand, avec leurs particularités thérapeutiques. Douze de ces compendia parurent au XVIe siècle dont le Tabernaemontanus29 qui, avec ses cinq rééditions en moins de vingt ans, fait figure de « bestseller ».
17À la fin du XVIe siècle, les guides-conseils pour des sites particuliers furent plus souvent édités que les guides balnéaires du type compendium. Sur 30 guides-conseils, 18 furent imprimés au cours des trente dernières années du XVIe siècle, alors que la plus grande partie des guides balnéaires, c’est-à-dire neuf sur un total de douze, parurent dans les années 1560-1570. Deux raisons à cet état de fait peuvent être avancées : d’une part, à la fin du siècle, les guides balnéaires de type compendium était sans doute en nombre suffisant pour le public de lecteurs ; d’autre part, la création, à cette époque, de nouveaux sites balnéaires entraîna l’élaboration de nouveaux traités. De même, alors que pendant les 80 premières années du XVIe siècle, le nombre des éditions latines (25) étaient supérieures aux éditions allemandes (18) – même s’il faut souligner que les œuvres en latin furent en général bien vite traduites en allemand –, le rapport s’inverse par la suite, puisque furent alors publiées jusqu’à la fin du siècle, 12 éditions princeps en allemand et sept éditions princeps en latin. Si l’on considère les guides-conseils consacrés à des lieux particuliers, la tendance est encore plus nette : pour 14 éditions princeps en latin, sept furent imprimées en allemand jusqu’en 1580 et par la suite respectivement quatre, qui furent aussi vite traduites, et dix entre 1581 et 1600. Sur l’ensemble du XVIe siècle, le rapport a basculé en faveur des impressions en langue allemande : 32 éditions en latin contre 44 en allemand. En faisant le total de tous les écrits de balnéologie du XVIe siècle, nous obtenons le chiffre 99 éditions en allemand pour 54 en latin.
18Par conséquent, au cours du XVIe siècle, on observe un changement linguistique progressif : la langue latine des érudits est abandonnée au profit de la langue populaire allemande. Si de nombreuses œuvres furent d’abord proposées en latin, elles furent très rapidement publiées en allemand et connurent de multiples éditions. À la fin du XVIe siècle, de plus en plus de textes furent directement rédigés en langue vulgaire et le choix des éditeurs se porta nettement sur les guides-conseils spécialisés dans une station particulière. Ces deux phénomènes révèlent une démocratisation générale de la littérature balnéologique qui, désormais, ne s’adresse plus en premier lieu aux médecins, mais au profane intéressé qui projette une cure thermale en pratiquant une « auto-médication ». Toutefois, la balnéologie demeure un secteur précis de la médecine comme le montre l’activité des différents auteurs : sur l’ensemble des 49 rédacteurs de traités dont on connaît la biographie, 46 furent médecins ou professeurs de médecine.
19Il convient enfin de ne pas oublier dans ce tableau un domaine de la littérature du XVIe siècle qui, certes, ne relève pas directement de la balnéologie mais qui n’aurait pas existé sans l’essor du thermalisme : il s’agit des Badenfahrt (séjours aux bains) qui révèlent la démocratisation des séjours thermaux et mettent en lumière l’importance culturelle et économique des bains. À partir du milieu du XVe siècle au plus tard, en effet, se rendre aux bains est devenu une pratique mondaine qui permettait à la noblesse et à la bourgeoisie aisée, au prétexte d’un traitement médical ou de prévention diététique, de se rencontrer dans une sorte de fraîcheur estivale et de mettre en scène un monde fait de légèreté et d’insouciance30. La découverte de sources nouvelles, au cours du XVIe siècle, offrait aussi la possibilité d’user de leurs vertus thérapeutiques en pratiquant une « auto-médication » et constituait une alternative sérieuse au traitement médical dans les étuves municipales31. Ces deux faits conduisirent à ce que le « séjour aux bains » devienne une pratique courante, à l’égal de celle des étuves qui existaient depuis longtemps, et qu’il fournisse un cadre à l’élaboration d’une écriture littéraire. Alors que les étuves (Badestuben) alimentaient depuis longtemps, au bas Moyen Âge, la veine de la farce (Schwank), les Badenfahrt ne donnèrent lieu à des créations littéraires qu’au XVIe siècle32. Deux de ces textes doivent avant tout être cités : celui des Neun lehr in einem Bad écrit en 1536 par Hans Sachs33, maître chanteur et poète gnomique de Nuremberg, et celui de la Andechtig geistliche Badenfahrt rédigé en 1514 par le théologien et prédicateur strasbourgeois, Thomas Murner34. Dans son poème en rimes plates, Hans Sachs énonce neuf règles balnéaires qui, en partie, rappellent des prescriptions qui se trouvaient déjà dans la littérature spécialisée en balnéologie, comme par exemple chez Pietro da Tossignano : il s’agit en particulier des préceptes concernant la purge et la durée du séjour. Ce qui caractérise ces règles, c’est que Sachs ne les fonde pas ou, tout au moins pas exclusivement, sur la médecine, mais tout au contraire, il montre, dans une description à la fois comique et efficace, les effets de la non-observance de certaines normes pour les baigneurs eux-mêmes (das wer sein schad, v. 30) et pour leurs compagnons de bain (und den spot zu dem schad hab, v. 70). Sachs fournit ici une dimension sociale aux règles balnéaires qu’il transmet ; la vie thermale est mise en scène en tant qu’espace social de communication à l’intérieur duquel se côtoyer, dans de bonnes conditions, dépend en grande partie d’une maîtrise individuelle de soi. Thomas Murner, pour sa part, utilise le modèle de la Badestube, aussi bien que celui du Badenfahrt, comme une allégorie : chaque station et chaque acte de la cure peuvent devenir les symboles d’un examen de conscience, d’une confession, d’une absolution des péchés ou encore de sacrements. Pour notre propos, le chapitre 32 revêt un intérêt tout particulier car Murner, en s’appuyant sur la Badenfahrt, aborde le délicat problème de la conversion et du baptême au seuil de la mort pour les non-baptisés, en prenant pour métaphore de leur éventuelle conversion un hypothétique séjour thermal. Selon Murner en effet, pour être efficaces, les bains doivent paraître désagréables, sinon ils ne provoquaient que des dommages à l’âme du baigneur35.
20C’est par cette allégorie que s’achève l’étude du premier texte consacré à la balnéologie dans l’espace allemand, le Tractatus de balneis naturalibus de Félix Hemmerli. Murner et Hemmerli, qui tous deux étaient des ecclésiastiques et de fervents critiques des abus de leurs contemporains, prirent comme prétexte le caractère institutionnel de la fréquentation des bains pour lancer un avertissement contre leur usage exécrable. Car, en s’écartant de l’indication médicale pour en faire un voyage d’agrément – en particulier par les excès sexuels qu’ils suscitaient –, les curistes ne respectaient pas la volonté de Dieu. Alors que Murner en faisait un enseignement fondamental du péché, Hemmerli avait une attitude plus pratique, puisqu’il se proposait de rassembler dans son ouvrage des indications adaptées, pour en faciliter un bon usage. En libérant le savoir médical du monopole des médecins et en le destinant à un usage laïc, Hemmerli anticipait une tendance de la littérature balnéologique du XVIe siècle : même si les conseils étaient toujours prodigués par des médecins, leur savoir s’était démocratisé pour être confié aux laïcs, ce qui allait aussi tout à fait dans le sens d’une stratégie d’auto-médication « de l’homme ordinaire » qui, à l’occasion, était suivie par les médecins eux-mêmes.
Notes de bas de page
1 Bracciolini, 1984, p. 128-135. Traduction en anglais dans Phyllis-Godhart, 1991, p. 24-31.
2 Bracciolini, 1984, p. 134.
3 C’est le titre de l’ouvrage le plus complet sur des bains allemands, cf. Martin, 1906, p. 239-245.
4 Fürbeth, 1999.
5 L’édition critique est dans Fürbeth, 2004.
6 Mittler, 1962, 1966, p. 254-275. Dans ce volume, l’article de B. Studt.
7 Cf. par exemple Vogler, 1986 ; Gruber, 1994.
8 Les ouvrages de balnéologie italiennne sont édités dans De balneis omnia, 1553.
9 De balneis omnia, 1553, fol. 181r-181v et 182r-182v. Cf. l’article de J. Chandelier dans ce volume.
10 De balneis omnia, 1553, fol. 46r-47r. Cf. l’article de D. Boisseuil et M. Nicoud, dans ce volume.
11 De balneis omnia, 1553, fol. 94r-108v.
12 De balneis omnia, 1553, fol. 193r-194v.
13 Fürbeth, 2004, p. 83-108.
14 Fürbeth, 2004, p. 83-108.
15 Avicenne, 1964, fol. 36v-r (Livre I, fen 2, chap. 19).
16 Fürbeth, 1996.
17 Toujours fondamental sur la vie et l’œuvre de Hemmerli, Reber, 1860.
18 Fürbeth, 2004, p. 238.
19 Fürbeth, 1992.
20 L’édition de la traduction de l’ouvrage se trouve dans Fürbeth, 2004, p. 235-417.
21 « Und ich han das pad an allen ursprung gesotten und versuecht », cf. Fürbeth, 2004, p. 323.
22 Dises puchlein saget uns von allen paden die von natur heisz sin. O. Dr., O. u. J.[Hans Mair, Nürnberg. Vor 1495], éd. Fischer, 1961, p. 388-411.
23 Cf. à ce sujet et sur ce qui va suivre Fürbeth, 2004, p. 158-167.
24 De balneis omnia, 1553, fol. 222r-v.
25 Fürbeth, 2004, p. 167-173.
26 Fürbeth, 1995.
27 Cf. par exemple le texte de Johann K. Rummel, Gruendliche Beschreibung Des Newerbauten Minerischen Bads Der Churf. Stadt Newenmarckt in der Obern Pfalz : Wie man dasselbig zu mancherley kranckheiten und leibsgebrechen nuetzlich unnd recht brauchen / auch jeden zufae llen mut heylsamen artzneyen begegnen soll. Auß befelch eines Ersamen Rahts daselbsten : Durch taeglche efahrung unnd Spagyrische observation maenniglich zu wolfart an tag geben [...], Amberg, 1598.
28 Cf. par exemple le texte de Georg Döderlein, Kurze Beschreibung des vor altem her beruehmten Bads zu Badenweyler in der Obern Marg= Graffschafft : Handlend von seinem Ursprung / Gelegenheit / Mineralischen Gehalt / Natur und Wesen ; wie auch denen Kraeffen / Eigenschaffen und Wuerckungen in Kanckheiten ; dann letztlich von dem rechten Gebrauch [...], Bâle, 1672, [incunable de 1581, perdu].
29 Jakob Theodorus (Tabernaemontanus), Neuw Wasserschatz / Das ist : Aller Heylsamen Metallischen Minerischen Baeder und Wasser / sonderlich aber der new erfundenen Sawrbrunnen zu Langen Schwallbach in der Nider Graffschafft Katzenelenbogen gelegen : Auch aller anderer Sauwerbrunnen eigentliche beschreibung/Sampt derselben Gehalt / Natur/krafft und wirckung. Auch wie man dieselbigen und alle Metallische Wasser zu mancherley Kranckheiten und Gebrechen nuetzlich und recht gebrauchen soll. Deßgleichen wie man allen zufaelle / so von unordentlichem baden und ubelhalten mit heylsamen Rath begegnen und zu huelff kommen soll [...], Francfort s/ le Main, 1581.
30 Fürbeth, 1999, p. 268 et suiv. (avec les notes).
31 Fürbeth, 1994.
32 Loleit, 2006. Je remercie l’auteur pour m’avoir si aimablement communiqué son manuscrit avant qu’il ne soit mis sous presse.
33 Goetze, 1894, no 305, p. 356 et suiv.
34 Murner, 1927.
35 Je suis ici l’interprétation de Loleit, 2006, p. 272.
Auteurs
Institut für deutsche Sprache und Literatur II, Goethe-Universität Frankfurt
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