Conclusions
p. 519-526
Texte intégral
1Au terme de cette enquête, il est utile de rappeler son propos essentiel : comprendre l’organisation des rapports sociaux aux portes d’un puissant monastère bénédictin, depuis l’époque de sa fondation jusqu’à la fin du XVe siècle. Le choix de la longue durée a nécessité des restrictions qui pourront paraître drastiques, à commencer par le recentrage sur le bourg de Cluny à partir du XIIe siècle et par l’absence d’étude comparative suivie sur d’autres bourgs monastiques. Par ces restrictions, il s’agissait de se concentrer sur un seul cas, posé comme modèle. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de céder à l’hégémonisme clunisien et de voir la société médiévale à travers le prisme unique de Cluny. Il s’agit de prendre un cas d’espèce bien documenté pour étudier sur la longue durée l’évolution des rapports sociaux entre le populus et les hommes d’Église, les inflexions des modes d’organisation communautaire au sein d’une société structurée par l’Église, en posant les relations des hommes à leur espace comme un moyen privilégié d’étude des sociétés.
2J’ai voulu mettre en exergue deux notions, cardinales : paix et communautés, étudiées ici autour de l’abbaye de Cluny, mais considérées comme un moyen d’analyse plus globale de la société médiévale. Les communautés sont plurielles, mais elles s’intègrent toutes dans l’ecclesia, la seule communauté légitime, la seule societas dont toutes les communitates ne sont que des déclinaisons conjoncturelles. L’ecclesia médiévale est une société terrestre tournée vers un but eschatologique. Les hommes doivent transcender leurs liens charnels, ceux qui les attachent à la glèbe et à la servitude, pour nouer des liens spirituels entre eux, avec les spécialistes de l’intercession que sont les hommes d’Église, avec les morts « très spéciaux » que sont les saints. Dieu, les saints, les ecclésiastiques et le populus : telles sont les composantes de l’ecclesia médiévale. La pax est l’état d’harmonie entre ces différentes composantes. Les voies sont multiples et l’histoire tout entière de l’ecclesia médiévale peut être vue comme une série d’ajustements pour maintenir la structure et la position dominante des hommes d’Église. J’ai tenté de le montrer aux portes de l’abbaye de Cluny.
De la domination clunisienne
3Sur le plan de la causalité, il a semblé important de souligner le rôle du moine noir dans la société des Xe-XIe siècles. Le moine bénédictin postérieur à la « réforme » de Benoît d’Aniane est un ascète volontairement retiré du monde et consacré essentiellement à la prière, d’abord pour son propre salut, mais aussi pour celui des autres. Ces moines dits « réformés », dont les clunisiens constituent le paradigme, conçoivent le monde comme une massa perditionis1. Le seul moyen de lui échapper est de se convertir ou de se tourner vers le monastère, à l’article de la mort ou tout au long de sa vie, par des échanges avec les moines considérés comme des médiateurs efficaces entre Dieu et les hommes, aptes à transformer des biens matériels en bienfaits spirituels. Ayant renoncé au monde par les deux aspects qui le caractérisent le mieux, la propriété et les relations sexuelles, ils sont eux-mêmes placés dans une position intermédiaire entre l’ici-bas et l’au-delà, semblables aux anges auxquels ils aiment à se comparer.
4Cette situation n’est pas propre à l’ordo monasticus. Elle caractérise l’ensemble de l’ordo clericalis. Depuis l’époque carolingienne, au moins, l’Église est la seule institution de la société occidentale. Elle imprègne l’ensemble des rapports sociaux et des structures de domination, bien au-delà du strict domaine de « l’ecclésial » ou du « religieux » qui ne se pensent pas comme des domaines distincts de « l’économique », du « politique » ou évidemment, du « social ». Tous les potentats (domini) ne sont guère que de lointains délégués du seul Seigneur (Dominus), Dieu. Tout pouvoir n’est légitime que s’il est incarné par des hommes qui sont, par leur naissance ou leur conversion, plus près de Dieu que les autres hommes. La chasteté et la pauvreté individuelle instituent les clercs et les placent en position d’intercesseur et de dominant. La domination clunisienne est née et a été légitimée par ce principe. Les moines ont quelque chose de plus que tous les seigneurs châtelains de la région : la faculté d’entretenir des « conversations célestes » avec Dieu et ses anges, pour paraphraser le testament de Guillaume d’Aquitaine.
5L’immunité dont bénéficient les moines, tant pour leur personne que pour l’ensemble de leurs biens, sanctionne leur exemplarité et, par là même, institue leur domination temporelle. Georges Duby, Jean-François Lemarignier et bien d’autres l’ont remarqué, mais en ajoutant la dislocation des structures carolingiennes et la dévolution de la puissance publique des agents du roi aux seigneurs immunistes, ils font passer l’immunité au second plan pour expliquer la naissance de la seigneurie monastique2. Plus qu’un simple instrument utilisé pour protéger les moines et leur permettre d’exploiter leurs terres sans entrave, il s’agit d’un élément fondateur de la domination clunisienne et plus généralement de celle de l’Église. Il faut à ce propos rappeler un point souligné dernièrement par Barbara Rosenwein3. L’immunité de Cluny n’est pas l’immunité accordée par les princes mérovingiens ou carolingiens. D’une part, elle ne soumet les bénéficiaires à aucune domination fors celle de saint Pierre ; d’autre part elle n’est pas accordée par le roi, mais par le pape. L’immunité de Cluny n’a rien de la dévolution de la puissance publique par Raoul, Lothaire ou Robert le Pieux. Les privilèges accordés par les papes Jean XI et Agapet II mettent clairement en évidence les liens intrinsèques entre l’ordo monastique, la soustraction hors du monde des moines et des lieux de prière dans lesquels ils résident (la sanctitas) et l’immunitas. Les trois éléments vont de pair et constituent les fondements à partir desquels les clercs du Xe siècle pensent et exercent le pouvoir.
6Concrètement, la manière dont les moines de Cluny ont organisé et exercé leur domination est classique. C’est celle de tous les seigneurs du temps. D’une part, ils possèdent les hommes et les moyens de production ; d’autre part, ils créent des centres domaniaux - les doyennés - qui forment autant de points d’ancrage de leur domination. L’emplacement des doyennés semble révéler une véritable stratégie d’appropriation des lieux symboliques de la région, qu’il s’agisse d’anciennes forteresses, d’anciens lieux de culte ou des points marquants du paysage (cols, sommets des collines, croisées de chemin). À partir de ces lieux, les moines prélèvent les rentes, exploitent les campagnes au profit du centre - le monastère -, exercent la justice. Ils contrôlent également les moyens de circulation par l’obtention d’exemptions de péage et tous les lieux clunisiens forment un réseau marqué par les déplacements réguliers des hommes et des marchandises.
7En revanche, la domination seigneuriale de Cluny semble différer de celle des châtelains quant à la définition précise d’un territoire autour du monastère à l’intérieur duquel les moines disposent des pleins pouvoirs, tant au temporel qu’au spirituel. Peut-être est-ce une conséquence de l’immunité qui implique une domination absolue, sans entrave et sans amoindrissement ? Les textes qui proclament les territoires immunistes et exempts de Cluny expriment la totalité par la circularité et indiquent le caractère inaliénable et infrangible de la zone considérée. Sur le terrain, la zone n’est pas circulaire, mais tient compte des éléments du paysage de telle sorte qu’il s’agit bien d’un territoire dont les limites sont matériellement visibles. On touche ainsi à la question des frontières, généralement considérées comme une innovation de l’État moderne4. L’exemple de Cluny montre qu’il existait autour de l’abbaye deux zones précisément délimitées : l’une définie par Urbain II en 1095 comme le cadre de la juridiction temporelle de l’abbé (le ban sacré) ; l’autre, plus petite, définie par Pierre d’Albano en 1080 comme une zone de non violence et, par Calixte II en 1120, comme le cadre de la juridiction ecclésiastique de l’abbé de Cluny où son archidiacre visite les établissements ecclésiastiques et juge les clercs. Elle est également le cadre de la villa de Cluny, à l’intérieur de laquelle le doyen prélève les redevances et exerce la justice. C’est le cœur de la structure ecclésiale clunisienne et c’est là, avant tout, que les moines se sont efforcés d’appliquer leur projet social.
D’une communauté fusionnelle aux communautés concurrentes
8Le retrait volontaire des moines noirs est animé par la fuite du monde pour mieux le reconstruire à l’intérieur du cloître et à partir du cloître. Le monachisme est l’un des modes de société imaginée dont l’existence a été la plus durable dans l’histoire de l’Occident5. Et par un accident de l’histoire, ces moines, reclus volontaires et reconstructeurs d’un petit monde marqué par l’union fraternelle de ses membres, sont devenus des seigneurs et se sont plus à progressivement prendre en charge l’ensemble de la société qu’ils avaient fui. La manière dont les moines ont conçu les rapports qu’ils devaient entretenir avec les hommes de l’extérieur, ceux qui étaient encore attachés par leur femme et leurs terres à la face noire du monde, est celle qui réglait les liens à l’intérieur du convent : l’union fraternelle et fusionnelle qui annihile toute différence de statut au regard de l’obéissance à l’abbé et à la règle de la communauté, dans l’espoir de réaliser ainsi une société meilleure, régénérée et préfigurant la Cour céleste.
9Ainsi, c’est sur le mode de l’obéissance, de la fidélité et de l’alliance que doivent se décliner les liens des moines avec le petit monde des laïcs établis à leurs portes. Quel que soit leur statut personnel, les hommes du bourg et plus généralement tous ceux qui vivent sur la terre immuniste des moines sont les membres de la même familia. Rappelons encore une fois la célèbre phrase de Pierre le Vénérable se justifiant devant Bernard de Clairvaux de la possession de châteaux et de serfs. Donnés aux moines, les châteaux cessent d’être des repaires de voleurs où l’on combat pour le diable pour devenir des oratoires où l’on milite pour le Christ. Sous la domination des seigneurs laïcs, les ruraux et les serfs sont accablés de taxes de toutes sortes ; entre les mains des moines, rien de tel ne les afflige ; les serfs et les serves perdent leur servitude pour devenir des frères et des sœurs. On sait à quel point cette revendication est beaucoup plus rhétorique que réelle. Elle révèle la conception sociologique de Pierre le Vénérable et plus généralement des hommes d’Église des XIe et XIIe siècles. Le monde laïc est le repaire du diable. La seule manière de sortir les hommes de ses griffes est de les inclure dans la grande famille monastique. C’est d’ailleurs en ces termes que Pierre le Vénérable achève sa justification : il est non seulement légitime aux moines de posséder des hommes, mais il est plus légitime que ce soit eux qui les possèdent plutôt que les seigneurs laïcs6.
10Au sein de cette familia, les hommes sont tenus d’obéir à l’abbé, leur père spirituel, et de le servir. Les redevances imposées aux habitants du bourg et des terres clunisiennes sont justifiées par ce principe. Les laïcs participent à la réfection du convent et aux anniversaires des abbés. Dans le bourg, les églises sont sous le patronage des saints abbés. En cas de danger éminent, les bourgeois et les « hommes des doyennés » doivent défendre les moines désarmés comme leurs plus fidèles serviteurs et accepter la mort pour l’Église clunisienne, la grande famille qui les inclut de la naissance à la mort et priera pour leur salut s’ils se sont sacrifiés pour elle. Les bourgeois sont aussi des serviteurs et leur mémoire sera conservée à hauteur de leur fidélité et de leur générosité à l’égard de l’Église.
11Les textes qui témoignent des rapports entre les moines et les habitants de Cluny au XIIe siècle semblent montrer une communauté fusionnelle sans heurt.
12Passé le schisme de Pons, les bourgeois ne se révoltent pas avant 1206. Pendant ce temps, au contraire, le bourg se couvre de maisons qui reproduisent l’image de l’église. En 1166, de nombreux hommes, partis sous la protection des bannières et des reliques, comme au bon vieux temps d’Odilon, se font massacrer par les troupes du comte de Chalon qui avait engagé des mercenaires spécialistes du combat. Et, quand au seuil du XIIIe siècle, les bourgeois tentent de se conjurer, le sceau qui authentifie leur renonciation et la restauration de la vieille paix clunisienne figure l’église pour représenter la ville. De ces traces lacunaires, on est tenté d’en déduire une parfaite harmonie dans la société clunisienne. La légitimité du seigneur abbé semble soutenue par l’amour que lui portent les bourgeois7.
13Mais ces traces sont partielles et partiales. Elles ne montrent que la façade. Ce que les moines veulent que l’on voie, que l’on proclame et que l’on répète. Or, sensiblement, sans peut-être que les moines n’en soient véritablement conscients, les liens qu’ils entretiennent avec les laïcs ne sont manifestement pas que fusionnels. Et ce dès le moment où les bourgeois apparaissent sur la scène de l’histoire clunisienne. La codification par écrit des règles propres à normaliser les rapports sociaux dans le petit monde de Cluny en est le premier signe. On a vu qu’il remontait aux dernières années du XIe siècle avec la rédaction de la lex banni. En 1145, Pierre le Vénérable impose aux bourgeois de lui prêter serment de fidélité et de défendre l’Église clunisienne. Le sacramentum n’est pas que rituel. Il est couché sur le parchemin, sous la forme d’un chirographe dont une partie est destinée aux bourgeois. Vingt ans plus tard, les vieillards de Cluny se réunissent à l’appel de l’abbé Étienne pour rappeler à leur mémoire les anciennes coutumes de la villa et les mettre par écrit. Ces trois étapes créent un intermédiaire entre les moines et les bourgeois : le texte ; un intermédiaire nouveau qui commence déjà à les séparer.
14Les rapports entre chaque membre de l’Église clunisienne sont ainsi progressivement codifiés dans le cours du XIIe siècle. Au moment où il fait rédiger le sacramentum des bourgeois, Pierre le Vénérable compile les premiers statuts de l’ecclesia Cluniacensis. Dans les deux cas, l’abbé n’agit pas seul. Il s’entoure du conseil de ceux sur qui ces règles vont devoir s’imposer. Le pater abbas doit désormais gouverner avec ses fils qui ont grandi. Dans le sacramentum de 1145, il est en effet question des meliores burgenses, petit groupe formé des plus riches de la localité dont on sollicite le conseil pour décider de qui partira au combat ou restera pour garder le bourg. Les coutumes sont rédigées sur les conseils des viri antiquiores. Au tout début du XIIIe siècle, pour pacifier le conflit avec les sires de Brancion, deux bourgeois de Cluny jurent la paix au nom de tous les autres et de la villa Cluniacensis.
15La codification écrite, d’une part, la représentation, de l’autre : la masse anonyme des bourgeois qui semblait encore se confondre avec les famuli et servientes des moines forme un groupe, uni par les mêmes règles, pouvant déléguer certains de ses membres pour représenter les autres. Ce groupe ne constitue pas encore une communauté. Il n’a d’autre légitimité que d’agir pour le bien commun de l’Église dont il est une partie constitutive. Il n’a d’autre nom que la villa Cluniacensis ; il n’a d’autre sceau que l’image de l’église abbatiale.
16L’organisation communautaire clunisoise s’épanouit dans la cellule paroissiale. Le système est mis en place dans la seconde moitié du XIIe siècle, avec la rédaction des coutumes : le citoyen de Cluny est un paroissien. Le maillage des quartiers et la nature des échanges entre les bourgeois et les prêtres à la fin du Moyen Âge montrent clairement le fonctionnement des communautés. La sociabilité clunisoise s’organise autour des curés et des églises paroissiales, marginalisant progressivement les moines. Il ne s’agit pas d’une émancipation ni d’une laïcisation, concepts tout aussi anachroniques que ceux de « politique » ou « d’économique » pour la période considérée. L’abbé reste le principal seigneur des habitants, leur juge temporel, leur percepteur. Dans une société structurée par l’Église, l’organisation communautaire passe nécessairement par la médiation des prêtres et se polarise autour des lieux de culte. Ce que l’on constate à Cluny est l’impossibilité des moines de s’adapter aux développements des paroisses qui leur font perdre leur place d’intercesseurs obligés entre Dieu, les saints et les hommes, au profit des clercs séculiers, plus proches des bourgeois, plus prompts à adopter la civilisation comptable.
17L’arrivée du roi et de ses officiers apporte un autre élément déstructurant pour la vieille ecclesia Cluniacensis. Le changement n’est pas brutal, mais progressif. Quelques étapes le jalonnent : le pariage de 1166 sur Saint-Gengoux, l’extension de la garde royale sur les prieurés clunisiens du Brionnais et d’Auvergne à la fin du XIIe siècle, l’installation du bailli de Mâcon en 1239. La deuxième moitié du XIIIe siècle est décisive. Louis IX, puis Philippe III et Philippe le Bel font passer Cluny et toutes ses possessions dans la garde royale et rattachent sa justice dans le ressort direct du Parlement. Les Clunisiens deviennent des sujets du roi de France. Ils paient ses impôts et se soumettent à sa justice. Encore une fois, la façade est sauvegardée. L’immunité de Cluny demeure formellement intacte ; les rois ont peut-être besoin de cette ancienne fiction pour construire la leur. Mais les fondements sur lesquels avaient été construits l’immunité aux Xe et XIe siècles ont éclaté. La clef de voûte du système n’est plus saint Pierre, mais Saint Louis et ses successeurs.
18Aussi, est-ce la porte ouverte à tous les détournements. La justice abbatiale perd peu à peu ses justiciables qui obtiennent la grâce royale, portent leurs appels devant le Parlement de Paris ou prétendent ne relever que du roi sous prétexte de sauvegarde. Nul doute que ceux-là se sentent plus sujets du roi que fidèles de l’abbé. Ils ne constituent qu’une partie de la population du bourg, mais la guerre de Cent Ans va donner l’occasion à tous les Clunisois de se rattacher au roi et, en ajoutant cette sujétion à la fidélité qu’ils continuent de devoir à l’abbé, d’amoindrir la domination de celui-ci et de s’en détacher davantage. Ce sont en effet des octrois royaux qui leur permettent de reconstruire leurs fortifications, en prélevant tout d’abord une part des impôts qu’ils lui doivent puis en organisant euxmêmes leur propre fiscalité. De 1360 à 1450, l’administration clunisoise se met en place. Les assemblées d’habitants deviennent plus nombreuses ; leurs représentants sont institués et deviennent permanents. Lorsque les conflits s’apaisent, en 1450, l’abbé conserve une domination formelle et la revendique avec emphase lorsque les habitants tentent d’obtenir une maison commune. Mais dans la pratique, son imperium est beaucoup moins pur que ses procureurs ne le prétendent.
19Doublé sur le terrain de la justice par le roi dont les Clunisois sont devenus les sujets, il l’est également sur le terrain de l’administration. Même à Cluny, là où son doyen, son archidiacre et son juge-mage conservent théoriquement le droit de juger en premier ressort tous les hommes, ce sont des fonctionnaires qui tiennent le premier plan : des notaires et des juristes principalement. Ils gardent et utilisent les sceaux, rédigent les actes au nom des officiers monastiques, et figurent parmi les procureurs des habitants. Enfin, sur un troisième terrain, l’abbé s’est fait très nettement distancer : celui de l’intercession pour le salut. Les prêtres des trois paroisses l’ont remplacé à tel point qu’un moine, l’infirmier, fonde son anniversaire dans l’église Saint-Marcel au milieu du XVe siècle.
20Vers 1460, Jean de Bourbon parvient à rétablir la paix avec ses bourgeois après une quinzaine d’années marquée par des conflits successifs. La mémoire clunisienne et, encore récemment, l’historiographie apologétique qui s’en inspire le présentent comme un pacificateur et un restaurateur, le dernier, tout dernier, des « grands abbés » de Cluny8. Jean de Bourbon est en fait le dernier des grands propagandistes clunisiens, peut-être l’un des derniers qui a cru en la place centrale des moines clunisiens dans l’ordre social. En effet, il n’a rien résolu ni rétabli. Il n’est parvenu qu’à proclamer de nouveau l’intégrité de son pouvoir sur une société qu’il imagine tout entière unie derrière les hommes d’Église. Il fait rédiger et approuver par le chapitre général des statuts qui ne sont, en fait, que la reprise verbatim de ceux de Jean de Damas Cozan, rédigés en 1399. Il fait restaurer l’église abbatiale pour lui redonner le lustre du XIIe siècle. Il tente de rétablir son autorité sur les moines qui fréquentent les universités et s’efforce de ramener à la correction des définiteurs les moines rebelles ou désobéissants qui portent plainte devant le Parlement de Paris. Enfin, c’est sous son abbatiat, et vraisemblablement à son instigation, que l’on reprend la rédaction des Annales de Cluny arrêtée depuis le début du XIIIe siècle. Ces Annales deviennent, sous son successeur, la Chronique de Cluny (Chronicon Cluniacense), l’un des derniers avatars de la geste clunisienne9. Son attitude face aux bourgeois de Cluny se place sur le même plan. Il est incapable de tolérer et de penser l’existence de la communauté d’habitants hors de la sphère ecclésiale clunisienne bien que la fusion entre les deux ne soit plus possible. Elle est depuis longtemps dépassée par les liens administratifs entre les bourgeois et les fonctionnaires de l’abbé, par les liens de sujétion entre les bourgeois et le roi, par les fraternités paroissiales et caritatives du bourg abbatial.
Et pour continuer
21J’arrête ici cette enquête, conscient d’avoir négligé de nombreux pans qui auraient permis de nuancer certaines hypothèses ou d’en prolonger d’autres. Le type de lien social mis en évidence entre les moines et les bourgeois de Cluny m’invite à regarder de beaucoup plus près que cela n’a été fait ici la situation autour des autres monastères clunisiens et plus généralement des autres monastères immunistes et exempts. Sur bien des plans, la situation de Cluny est sans doute particulière. Sa position géographique à l’écart des centres du pouvoir royal et de l’influence de tout prince important a sans doute considérablement favorisé le développement de la domination des moines et son maintien formel pendant de très nombreuses années. Non loin de là, à Paray, à Charlieu, à Souvigny, la présence du roi ou du duc de Bourgogne, beaucoup plus précoce, a profondément modifié les rapports sociaux dans les bourgs abbatiaux. Mais il n’empêche que le type de fraternisation monastique et le fait, accidentel au regard de l’histoire occidentale, que les moines aient été conduits à gouverner des hommes, incitent à étudier avec une attention particulière l’organisation de la domination des moines noirs des IXe-XIIe siècles, notamment dans les abords immédiats de leurs monastères. On sera ainsi nécessairement amené à poser de nouveau la question de l’immunité autour des monastères et de sa délimitation territoriale, au croisement d’autres recherches sur la délimitation, la représentation et l’organisation de l’espace au temps des seigneurs, et la mise en place d’un « espace chrétien », la Christianitas, polarisé par un semis de loca, sedes terrestres de la divinité et points de convergence des déplacements humains10.
22D’autre part, pour Cluny, il est important de poursuivre l’étude de la seigneurie monastique au-delà du XIIIe siècle en observant notamment comment fonctionne et évolue le système des doyennés. La concurrence que l’on a pu déceler entre la domination des moines, le développement de la souveraineté royale et la naissance de la communauté d’habitants trouverait des comparaisons utiles avec la situation dans les campagnes où les communautés villageoises se développent sensiblement à la même époque.
23Ces quelques questions et pistes de recherche en feront naître sans doute beaucoup d’autres. Les moines du Moyen Age ont beaucoup écrit, beaucoup imaginé. Ils nourriront encore l’imaginaire de nombreux historiens.
Notes de bas de page
1 L’expression est empruntée à Max Weber dans sa Religionssoziologie : voir notamment la traduction partielle dans M. Weber, Économie et société, t. II, p. 294-293, ici p. 309-310.
2 G. Duby, La société, p. 177-179. J.-F. Lemarignier, « La dislocation du pagus », p. 409 ; Id., « Hiérarchie monastique et hiérarchie féodale », p. 172-173, et surtout Id., « L’exemption monastique et les origines de la réforme grégorienne » et Id., « Structures monastiques et structures politiques ».
3 B. Rosenwein, Negotiating Space.
4 Voir par exemple B. Guenée, « Des limites féodales aux frontières politiques » ; J.-P. Genet, « L’État moderne, un modèle opératoire ? », dans L’État moderne : genèse. Bilans et perspectives, p. 277-278 ; les articles du volume collectif Grenzen und Raumvorstellungen ; P. Boucheron, « Représenter l’espace féodal ».
5 Réflexions stimulantes dans J. Séguy, « Une sociologie des sociétés imaginées ».
6 LPV 28, p. 86-87.
7 Sur la légitimité des dirigeants fondée notamment sur l’amour du peuple : M. Weber, Économie et société, t. I, p. 285-291 ; J. Chiffoleau, C. Vincent, « État et Église dans la genèse de l’État moderne. Premier bilan », dans État et Église dans la genèse de l’État moderne, p. 305-309.
8 L’ouvrage de G. de Valous, Jean de Bourbon est tout à fait édifiant sur ce point. Voir également Id., « Cluny », col. 105-107 ; P. Caillet, La décadence de l’Ordre de Cluny ; G. Chachuat, « Un grand abbé de Cluny au XVe siècle ». Également l’historiographie récente : P. Racinet, Crises et renouveaux, p. 356-357 ; D. Riche, L’ordre de Cluny, p. 601-602.
9 D. Riche, « Un témoin de l’historiographie clunisienne ».
10 Par exemple A. Guerreau, « Quelques caractéristiques spécifiques de l’espace » ; Id., « Le sens des lieux » ; A. Heit, « Raum » ; D. Iogna-Prat, « La spatialisation du sacré » ; F. Irsigler, « Raumerfahrung und Raumkonzepte ».
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