Introduction
p. 39-41
Texte intégral
1Au début du XIIe siècle, Humbert, fils d’Humbert de Sailly, se rend auprès du prieur de Cluny pour confirmer les dons faits par son père, récemment décédé. Les motifs et le déroulement de sa transaction sont consignés dans une charte que les moines copient presque aussitôt dans un de leurs cartulaires :
Sachent tous présents et futurs que Humbert de Sailly a mis en gage auprès des moines de Cluny le manse de Manfred près de la porte de Bézornay et toutes les terres que Manfred tenait de lui, ainsi que toutes les terres qu’Humbert possédait depuis la rive de la Gande jusqu’à la Vineuse et jusqu’à Sandon et Corbolum, pour cinq cents sous ; de telle sorte que si Humbert ne les rachète pas avant de mourir, [les moines] les tiendront et les posséderont perpétuellement. Ceci a été fait en présence des moines Bérard Vert, Guillaume de Bézornay, Etienne de Jalogny, devant l’église Saint-Odilon de Cluny, dans les mains de dom Bernard, chambrier. Les témoins sont André, prévôt, Jean, secrétaire, Garnier, serviteur du chambrier ; les fidéjusseurs sont Gérard le Vert, Pierre Ruils, Joceran de Vitry. Aussi pour trois cents sous qu’il a eu du chambrier, dom Bernard, il donne trois muids de vin chaque année sur le domaine de Chérizet, dans les vignes de Bernard et de son frère, appelé le Tout petit, Milon de Zublé étant témoin et fidéjusseur.
Or plus tard, l’abbé saint Hugues a reçu à Lourdon Humbert, proche de la fin de sa vie, pour prendre l’habit monastique ; Humbert a alors donné, confirmé et concédé à l’Église de Cluny tous les biens qu’il avait mis en gage et qui sont notés ci-dessus, pour son âme. Seing de Luce, bibliothécaire, seing d’Artaud de Lourdon. Les témoins sont dom Bernard, chambrier, Raoul, serviteur, Connétable et plusieurs autres. De même, il a été convenu par l’obédience de Bézornay, que chaque année son obédiencier paye au chambrier vingt sous pour la fête de saint Maïeul.
Mais quelque temps plus tard, après la mort du susdit Humbert, son fils, nommé Humbert, portant atteinte à son âme, revendiquait la donation de son père. Humbert dut venir au plaid ainsi que Bernard, chambrier dans le temps passé, à présent prieur soucieux de la paix. Pour apaiser la querelle et pour obtenir la paix, le prieur fit des dons à Humbert. Humbert a donc approuvé la donation de son père et s’il avait un quelconque droit sur ce bien, il l’a donné et concédé à Dieu et aux serviteurs du bienheureux Pierre à Cluny. Des témoins sincères ont assisté à cette donation : dom Bernard, prieur de Cluny et son frère Bernard, Engilbert des Pagnes, Boson, Fulcon, moines ; Artaud de La Bussière, Humbaud, serviteur, Etienne de Charolles, Dodon de Saint-Germain, Giraud Pelletier, laïcs1.
2Cette charte est, comme on le voit, un document composite. Sur une même pièce de parchemin, trois épisodes des relations entre les de Sailly et les moines de Cluny sont relatés. En termes relativement brefs, éludant tout ce qui n'apparaît pas essentiel à la mémoire monastique. Point de préambule, ni d'eschatocole détaillé ; pas davantage de date mais des noms de lieux, des noms de personnes et quelques mots suffisants pour mettre en scène les échanges entre moines et laïcs. Tout est là pourtant : les saints abbés serviteurs de Dieu, les officiers monastiques, les membres de l’aristocratie laïque, principaux bienfaiteurs, l’enjeu crucial de la possession foncière, les obédiences monastiques, le bourg de Cluny, ses églises, ses habitants et la paix qui unit les protagonistes. Chacun de ces éléments est une partie constitutive d’un système social original dont les rouages se sont mis en place progressivement depuis la fondation de l’abbaye.
3Pour comprendre son fonctionnement, il nous faut revenir aux débuts de l'histoire clunisienne et voir comment, pendant plus d'un siècle, les moines ont accumulé des biens-fonds, des églises, des hommes, des bâtiments d'exploitation et se sont efforcés de donner à ces biens hétérogènes un statut spécial qui les sanctifie et les rende inviolables (chapitre 1). Fondé sur la possession foncière et institué par l'immunité, le pouvoir des moines s'organise sur le terrain. Il se traduit par la mise en place d'un réseau de lieux stratégiques répartis autour du monastère à partir desquels s'exerce la domination polymorphe des moines (chapitre 2). Il s'inscrit également dans des zones et des territoires précisément délimités qui constituent autant de cercles concentriques autour du sanctuaire principal (chapitre 3). Le burgus et la villa de Cluny sont les deux cercles les plus restreints, là où la domination des moines est théoriquement absolue (chapitre 4). C'est dans ces cercles et autour de ces lieux que les moines tentent d'imposer leur paix, la paix clunisienne, par la peur, la propagande, la mise en scène et le marchandage (chapitre 5).
4Pour suivre la mise en place de ce système, on sera fréquemment conduit à « changer de focale ». L'organisation précise de la domination clunisienne sur le bourg abbatial ou dans sa proche banlieue ne prend toute sa signification qu'au regard d'une réflexion structurelle attentive à la nature du pouvoir aux Xe-XIIe siècles et au rôle de l'Église dans la société occidentale du Moyen Age. Mais elle ne prend du relief que si l'on suit concrètement, sur le terrain, les chemins empruntés par les moines pour faire admettre à tous les hommes qui n'entendent pas grand chose à l'ecclésiologie que la vie autour d'un monastère sacro-saint implique certaines règles de conduite.
Notes de bas de page
1 C 3950 : Notum sit omnibus presentibus et futuris, quod Ubertus de Saliaco misit in vadimonium mansum Mainfredi justa portam [Besorniaci] monachis Cluniacensibus, et omnes terras quas ipse Mainfredus tenebat ab eo, et omnes terras quas idem Ubertus habebat, a ripa Grandi usque ad Vinosam, et usque ad Vissandum et Corbolum pro quingentis solidis, eo pacto, ut si Ubertus non redimerit antequam moriatur, perpetualiter habeant et possideant. Hoc autem factum est presentibus monachis Berardo Viridi, Guillelmo de Besorniaco, Stephano de Galoniaco, ante ecclesiam Sancti Odilonis Cluniaci, per manum domni Bernardi camerarii. Testes quoque sunt Andreas prepositus, Johannes secretarius, Garnerius, famulus camerarii ; fidejussores vero sunt Girardus Viridis, Petrus Ruils, Gaucerannus de Vitreia. Pro trecentis quoque solidis, quos a domno Bernardo camerario habuit, dedit tres modios vini per unumquemque annum in villa Chagisiaco, in vineis Bernardi et fratrum ejus, qui cognominatur Parvuli, teste ac fidejussore Milone de Oble.
Postea vero sanctus Hugo abbas, Lurduni eum Ubertum [vitae fi] ne jam sibi proxima, recepit ad monachizandum, et tunc idem Ubertus omnia que in vadimonium miserat et que [supra] scripta sunt, pro anima sua, in quantum melius scivit et potuit, Cluniacensi eclesie dedit, et data confi[mavit, et] concessit. S. Luce armarii. S. Artaldi de Lurduno. Testes sunt domnus Bernardus camerarius, Rodulphus famulus, Constabulus, et alii multi. Hoc autem tali modo, concessum est obedientie de Besorniaco, ut singulis annis obedientiarius ejus persolvat inde camerario xx solidos in festivitate Sancti Maioli.
Sequenti autem tempore, post mortem supradicti Uberti, filius ejus, nomine Ubertus, donum patris sui, anime ejus non bene providens calumnians, repetebat, unde ad placitum venire ipse Ubertus et domnus Bernardus, suprascripto tempore camerarius, nunc vero prior pacificus ; isque prior, pro pacanda querela et pro obtinenda pace, Uberto numera dedit. Laudavit ergo Ubertus donum suprascriptum patris sui, et si aliquid juris in eo habebat totum dedit et concessit Deo et servientibus beato Petro Cluniaci. Huic donationi interfuerunt viri veraces testes hi : Domnus Bernardus, prior Cluniacensis, et frater ejus Bernardus ; Engelbertus de Yspania, Boso, Fulco, monachi ; Artaldus de Busseria, Ubaldus famulus, Stephanus de Cadrella, Dodo de Sancto Germano, Giraldus pellicus, laici.
La charte originale est aujourd'hui perdue. Lambert de Barive en a dressé une copie à la fin du XVIIIe siècle : BnF, coll. Moreau, t. 50, f° 101. Elle a été copiée pendant la première moitié du XIIe siècle dans le cartulaire B, parmi les autres actes de l'abbatiat de Pons de Melgueil.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Séjourner au bain
Le thermalisme entre médecine et société (xive-XVIe siècle)
Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud (dir.)
2010
Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin
Sacralité et littérature
Jean-Claude Vallecalle (dir.)
2011
Lyon vu/e d’ailleurs (1245-1800)
Échanges, compétitions et perceptions
Jean-Louis Gaulin et Susanne Rau (dir.)
2009
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume I
Le pouvoir et l'institution ecclésiale
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume II
Les Églises locales
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995