Introduction
p. 7-16
Texte intégral
1Janvier 1145. Les bourgeois et les moines de Cluny s’engagent sous serment dans une alliance mutuelle :
Si, par un messager du seigneur abbé, ils sont appelés à combattre en armes quelque part, qu’ils sortent tous, sauf ceux qui sont trop faibles pour s’y rendre. [...]
Si quelqu’un, au cours de ce combat ou ailleurs, meurt pour la défense de l’Église, qu’il soit ramené à Cluny, reçu très dignement par tout le convent, enseveli gratuitement sauf s’il a lui-même voulu donner quelque chose.
Ensuite, il sera absous dans le chapitre. Un office et une messe seront célébrés par le convent, tant pour le repos de son âme que pour celui de ses parents. Dès lors, ils bénéficieront de tous les bienfaits spirituels de l’Église1.
2Trois siècles plus tard, les bourgeois de Cluny sont en conflit avec les moines au sujet de l’acquisition d’un hôtel de ville, souhaité par les laïcs, refusé par les religieux. Devant le juge royal de Mâcon, le procureur de l’abbé justifie sa position et demande la condamnation des habitants, en ces termes :
Ledit Révérend Père, à cause de son Église de Cluny, est de tout temps seigneur de la ville de Cluny ; il a l’habitude et la coutume d’avoir dans cette ville toute la juridiction temporelle haute, moyenne et basse, et l’empire, pur et mixte, dans toute l’étendue des limites de la ville et sur tous ses habitants2.
3L’abbé de Cluny est un seigneur. Au milieu du XIIe siècle, il peut exiger des hommes qui vivent aux portes de l’abbaye d’aller combattre pour lui au risque d’y laisser leur vie. Au milieu du XVe siècle, il revendique toujours un pouvoir absolu dans les limites de la ville qui s’étend autour du monastère et refuse, sur ce principe, l’émancipation des habitants.
4C’est cette domination et la nature du lien social entre moines et laïcs que l’on se propose d’étudier dans ce livre. On verra les moines de Cluny édicter des normes, mettre en place des structures d’encadrement, penser leur pouvoir, leur rôle et celui des laïcs dans la société qu’ils dominent et confondent avec l’Église. On tentera de suivre les réactions des hommes demeurant sur la terre clunisienne, et tout spécialement celles des habitants du bourg établi autour du monastère.
5Pourquoi Cluny ? Pourquoi encore Cluny ? Comme les hommes du XIe siècle, l’historien médiéviste ne peut-il détacher son regard de la « lumière du monde »3 ? Après tant de thèses et d’ouvrages consacrés à l’abbaye bourguignonne, que peut-on apporter de nouveau ?
6Originaire du Mâconnais, j’ai été très tôt intéressé par l’histoire clunisienne et le projet d’étudier l’histoire du bourg abbatial a germé depuis une dizaine d’années. Mais cela ne constitue aucune excuse, bien au contraire. La suspicion peut paraître encore plus grande. À vrai dire, les raisons documentaires ont été déterminantes. Pierre Bonnassie le rappelait récemment : le Mâconnais est une « terre féconde »4 et les cinq mille chartes de Cluny antérieures à 1300, conservées et publiées, sont une mine incontournable pour le médiéviste. D’autre part, la place occupée par le monastère bourguignon au XIe siècle en fait sur bien des points le paradigme du monachisme noir et un terrain de choix pour poser des problèmes généraux concernant l’ensemble de la société médiévale. « Cluny n’est pas un membre inférieur de l’Église universelle », écrivait Pierre le Vénérable au milieu du XIIe siècle5. Et l’Église, dans la société médiévale occidentale, est l’institution structurante par excellence. En étudiant les liens entre les moines seigneurs de Cluny et les hommes soumis à leur domination, il s’agit aussi de mieux connaître le rôle de l’institution ecclésiale dans l’organisation des rapports sociaux au Moyen Age, particulièrement pendant la période « centrale », les Xe-XIIIe siècles.
7Sur ce point, Cluny reste un terrain à explorer. En effet, il est tout à fait étonnant de constater à quel point les historiens ont négligé l’organisation de la domination seigneuriale des moines de Cluny.
8Pour construire sa thèse sur la société mâconnaise aux XIe et XIIe siècles, Georges Duby a puisé abondamment dans les chartes de Cluny, mais l’abbaye n’était pas l’objet propre de son enquête6. La spécificité de la domination abbatiale, si elle a existé, n’est pas envisagée. La question n’est pas posée. Le poids historiographique de La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise l’a rendue quasiment intouchable depuis bientôt cinquante ans. Or, à plusieurs reprises, Georges Duby est revenu lui-même sur certaines conclusions ponctuelles de son travail7. Et plus fondamentalement, l’orientation ultérieure de son œuvre constitue une invitation à poser de nouveau la question du pouvoir seigneurial en Mâconnais, et particulièrement celui de l’abbaye de Cluny. En effet, de L’adolescence de la chrétienté à L’histoire continue, en passant par sa Leçon inaugurale au Collège de France et Les trois ordres, Georges Duby s’est montré le promoteur efficace d’une histoire sociale totale, soucieuse des « articulations et discordances » entre les rapports concrets entretenus par les hommes et leurs représentations mentales, particulièrement celles des ecclésiastiques qui sont généralement les seules que l’on peut étudier en détail8. C’est donc aussi une manière de rendre hommage à Georges Duby que de suivre, près d’un demi-siècle après la publication de sa thèse, les pistes qu’il a lui-même tracées et regrettait de n’avoir pas complètement explorées9.
9Il y a une dizaine d’années, Barbara Rosenwein a apporté une contribution importante à la connaissance des rapports sociaux entre les moines de Cluny et les laïcs qui leur donnent, leur vendent ou leur échangent des biens fonciers10. Dans son ouvrage, l’historienne américaine a mis l’accent sur les liens horizontaux créés par ces échanges entre les « donateurs » et les « bénéficiaires ». S’efforçant de dépasser les explications traditionnelles des donations aux établissements ecclésiastiques, elle a insisté sur la cohésion sociale créée et périodiquement renouvelée par les transactions entre les moines et la noblesse mâconnaise dans une société marquée par l’absence d’État. En adoptant un point de vue résolument anthropologique, Barbara Rosenwein a néanmoins délaissé plusieurs aspects. D’une part, la domination des moines sur les hommes, objets, tout autant que les terres, de donations et de ventes, n’est pas prise en compte. D’autre part, l’accent mis sur l’amitié recherchée par les donateurs et la cohésion sociale qui en résulte brosse le tableau d’une société où les rapports de force, les intérêts matériels et les luttes pour le pouvoir sont relégués au second plan. Certes, Barbara Rosenwein a mis en valeur la stratégie des moines pour prendre le contrôle de certains lieux à partir desquels ils exerceront, ensuite, leur pouvoir seigneurial. Mais en arrêtant son étude à la mort d’Odilon, en 1049, précisément au moment où la domination monastique devient plus forte, elle n’a pu en voir les répercussions concrètes.
10Dans le cadre d’une recherche consacrée à l’ecclésiologie des moines tardo-carolingiens en Francie occidentale, Dominique Iogna-Prat s’est dernièrement intéressé au « système ecclésial » des clunisiens des XIe et XIIe siècles11. Par cette expression, l’auteur entend caractériser la manière dont les clunisiens se sont efforcés d’inclure dans leur Église monastique (l’ecclesia Cluniacensis) tous les ordres de la société, au nom d’une conception qui pense la communauté monastique comme une société de parfaits, pauvres et vierges, offrant aux gens du siècle un refuge. Cette conception, développée par les clunisiens depuis l’an mil, est particulièrement nette sous la plume de Pierre le Vénérable. Elle rencontre et participe à la constitution simultanée de la société chrétienne qui ordonne et exclut, produit des normes pour ses membres et dresse les limites au-delà desquelles l’inclusion n’est plus possible.
11Pierre le Vénérable et ses prédécesseurs ont combattu, par la plume, sur le terrain de l’Église universelle. Mais dans le même temps, ils étaient des seigneurs temporels, possédant de très nombreuses terres, des hommes, des églises et des bâtiments d’exploitation dans les environs de leur monastère. Leur conception de l’ordre social étant maintenant bien éclairée, il est essentiel de s’interroger sur leurs répercussions concrètes. Comment la volonté des moines d’inclure le siècle s’est-elle traduite dans l’organisation des rapports sociaux autour de leur monastère ? Le « système ecclésial » clunisien n’est-il pas qu’un rêve de société ? Quelles sont les « articulations et discordances » entre ce rêve de société et la manière dont les agni immaculati12 ont gouverné les hommes et administré les terres ? Comment leur pouvoir s’inscrit-il sur le terrain ? Et comment les hommes soumis à la domination des moines supportent-ils cette inclusion dans l’Église clunisienne, si tant est qu’ils en soient conscients ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles on tentera de répondre.
12Pour conduire l’enquête, plusieurs voies étaient ouvertes. Sur le plan géographique, on s’est limité à l’organisation du pouvoir seigneurial du seul monastère de Cluny, en accordant une attention privilégiée à l’organisation des rapports sociaux dans le bourg abbatial. Sur le plan chronologique, c’est le choix de la longue durée qui a été fait, à savoir les presque six siècles écoulés entre la fondation de l’abbaye, en 910, et le troisième quart du XVe siècle où les fondements et l’auto-justification de la domination clunisienne apparaissent très nettement déconnectés de la base sociale sur laquelle ils sont censés reposer. Chacun de ces choix mérite une explication.
La seigneurie clunisienne, le bourg et la communauté d’habitants de Cluny
13Désirant saisir les « articulations et discordances » entre la conception clunisienne de l’ordre social et l’organisation concrète des rapports sociaux, il était indispensable de choisir un terrain d’enquête où les sources étaient suffisamment nombreuses et variées pour croiser ce type d’analyse. Les archives de Cluny le permettent. Les textes narratifs, hagiographiques, littéraires et normatifs laissés par les clunisiens des Xe-XIIe siècles sont très nombreux. Les actes de la pratique sont également conservés en plus grand nombre que pour aucun autre monastère contemporain. Il en va de même pour les privilèges pontificaux adressés à Cluny et, dans une moindre mesure, pour les diplômes et préceptes royaux. Ce faisceau de documents constitue une masse énorme pour les trois premiers siècles de la période envisagée. Leur analyse conjointe constitue à elle seule un travail de très longue haleine susceptible de nourrir plusieurs recherches. Il a donc semblé préférable de se concentrer sur l’étude particulière de cette documentation, plutôt que d’envisager d’emblée une recherche comparative entre la situation clunisienne et celle d’un ou de plusieurs autres monastères contemporains.
14D’autre part, il fallait également délimiter précisément le cadre géographique de l’étude. Les moines de Cluny possèdent des terres et des hommes dans un rayon très étendu autour du monastère. Mais il est apparu très vite que leur pouvoir connaissait une organisation spécifique dans un rayon fort restreint, celui du bourg établi aux portes de l’abbaye. Or, le bourg de Cluny est le parent pauvre de l’historiographie clunisienne.
15Les travaux qui lui ont été consacrés depuis un siècle et demi se limitent, à de très rares exceptions près, à l’étude des formes et de l’évolution stylistique des maisons « romanes » et « gothiques » conservées en grand nombre dans le bourg abbatial. Depuis Viollet-le-Duc, ces études s’emploient à montrer l’exemplarité et la richesse des maisons clunisoises des XIIe-XIIIe siècles, mais elles passent outre l’étude des rapports sociaux entre moines et laïcs13. L’ouvrage collectif paru en 1997 sous la direction de Pierre Garrigou-Grandchamp et Michael Jones en est un exemple édifiant. À l’exception des quelques pages consacrées aux XIVe et XVe siècles, les chapitres historiques résument la vulgate clunisienne et n’apportent rien de nouveau14.
16Depuis le milieu du XIXe siècle, des études ponctuelles ont été consacrées aux édifices religieux et au paysage urbain médiéval de Cluny. L’ouvrage d’Auguste Penjon, Cluny. La ville et l’abbaye, paru en 1872, en est le premier exemple. Il s’agit, comme le précise l’auteur, d’un « retour aux Antiquités », à savoir d’une succession de monographies sur les édifices civils et religieux du bourg abbatial rédigées sans grand souci de critique historique15. La même optique patrimoniale mêlant l’inventaire et la description architecturale anime quelques opuscules parus depuis l’ouvrage de Penjon qui se contentent, dans bien des cas, de le recopier et de colporter des données qu’aucune source médiévale n’atteste16.
17Hors du domaine des « Antiquités » le bourg de Cluny a fait l’objet de quelques articles qui envisagent les rapports entre les moines et les habitants. Les deux plus anciens sont ceux de Théodore Chavot publiés en 1841. C’est à ce juriste clunisois que l’on doit le sauvetage des chartes et des cartulaires de l’abbaye oubliés dans les greniers de la mairie au milieu du XIXe siècle avant d’être achetés par la Bibliothèque nationale en 1881. Le premier, il a transcrit, traduit et commenté un certain nombre d’actes, notamment les chartes de coutumes des habitants de Cluny à la fin du XIIe siècle et des notices de plaid entre les moines et les laïcs de la région aux XIIe et XIIIe siècles. Ses deux articles restent utiles sur de très nombreux points et soulèvent des questions qu’aucun historien n’a reprises depuis lors, comme l’organisation de la justice abbatiale et la délégation à la communauté d’habitants de la régulation des conflits mineurs17.
18Dans la première moitié du XXe siècle, des compléments très ponctuels ont été apportés à la connaissance de l’histoire clunisoise médiévale par Léonce Lex, Paul Degueurce et Georges Duby, insistant ici sur l’office du prévôt de Cluny18, là sur le développement topographique du bourg abbatial et les motifs qui ont présidé à sa constitution19. Mais aucune étude d’ensemble n’a été entreprise. Les deux articles de Germaine Chachuat parus dans les années soixante sous le titre prometteur « Des rapports entre l’abbaye et les habitants de Cluny » envisagent une période chronologique beaucoup plus large (XIe-XVIIIe siècle), mais les seules lignes originales concernent les deux derniers siècles ; elles sont fondées sur les archives inédites et inexploitées du musée Ochier de Cluny20. Pour la période antérieure, l’auteur a plagié Georges Duby et Guy de Valous21.
19En 1992, Giles Constable s’est penché sur les rapports entre les moines et les bourgeois de Cluny au XIIe siècle22. Son article fait le point sur les questions ouvertes depuis Théodore Chavot et Georges Duby : le développement du bourg, la date de construction des églises, l’apparition des burgenses, leurs interventions collectives aux côtés ou contre l’abbé et les chartes de coutumes. Giles Constable met en exergue les principaux textes sur lesquels l’historien peut s’appuyer pour étudier les rapports entre moines et bourgeois. Le premier met clairement en évidence le statut spécial de la terre, des hommes et des églises du bourg sur lesquels s’étendent l’immunité et l’exemption de l’abbé, mais il n’exploite pas cette donnée fondamentale. Giles Constable conclut son article au seuil du XIIIe siècle par une réflexion sur le partenariat établi entre les moines et les bourgeois de Cluny, en ces termes :
Pendant le siècle qui a suivi le moment où les bourgeois sont apparus pour la première fois comme un groupe reconnaissable, ils sont devenus une force avec laquelle, tant l’abbaye que l’aristocratie locale devait compter ; ils se sont établis eux-mêmes moins comme les dépendants que comme les partenaires de l’abbé à qui ils étaient liés par des intérêts politiques, économiques et militaires communs. L’alliance n’était pas simple, cependant, et plusieurs tensions demeuraient depuis que les bourgeois s’étaient montrés dans le même temps parmi les supporteurs les plus loyaux de l’abbé et ses opposants les plus déterminés23.
20Enfin en 1996, Godula Süßmann mettait en perspective l’histoire de plusieurs bourgs clunisiens aux XIIe et XIIIe siècles avec les évolutions institutionnelles au sein de l’ordre de Cluny. Elle observait ainsi une conjonction frappante entre les révoltes bourgeoises et les moments de crise au sein de l’ordre, conjonction qui dans bien des cas permettait une certaine émancipation des communautés d’habitants aux dépens de la domination monastique24.
21Partenaires, alliance, intérêts communs économiques, politiques et militaires, tels sont les termes à partir desquels il faut maintenant réfléchir. Quelle peut être la nature du « partenariat » entre des moines seigneurs qui s’identifient à des « agneaux immaculés » et les habitants laïcs qui vivent à leurs portes et se consacrent au commerce ? Les XIIe et XIIIe siècles constituent une période pendant laquelle les communautés villageoises et urbaines se forment dans l’Occident chrétien. Comment la communauté monastique de Cluny fondée sur l’inclusion de tous les ordres de la société peut-elle intégrer les habitants du bourg ? Que représentent-ils aux yeux des moines ? Sont-ils perçus comme des individus ou les membres d’une communauté reconnue ? Les moines de Cluny peuvent-ils penser l’existence d’une communauté dont ils ne sont pas les pivots ? Et si oui, quelle est la nature de cette communauté ? Peut-elle prétendre à l’autonomie ? Les bourgeois peuvent-ils réellement exprimer et manifester leurs « intérêts communs politiques, économiques et militaires », pour reprendre les termes de Giles Constable ? Et quels sont ces intérêts ? Peut-on les connaître pour une période si reculée ?
22Si le bourg de Cluny constitue le cœur géographique de l’enquête, on sera nécessairement conduit à analyser de manière beaucoup plus large l’organisation de la domination abbatiale et des rapports sociaux, particulièrement sur les terres de la région de Cluny. C’est à cette seule condition que l’on pourra saisir la place du bourg dans la structure seigneuriale clunisienne et son éventuelle spécificité. Et s’il existe une réelle spécificité du lien social entre moines et laïcs à Cluny même, ne peut-on pas et ne doit-on pas envisager autrement la question des bourgs monastiques et plus généralement celle de la seigneurie monastique médiévale ? Ne peut-on pas préciser davantage la définition du bourg monastique trop négligé par l’historiographie des villes25 ? Y a-t-il un modèle clunisien, c’est-à-dire existe-t-il des particularités dans l’organisation de l’espace et les structures de leur gouvernement seigneurial par rapport à celles des autres moines, des évêques, du pape ou du roi ?
La longue durée, Xe-XVe siècles
23Le choix d’étudier une période aussi longue est motivé par plusieurs éléments. Comme on vient de le voir, les études consacrées au bourg de Cluny se limitent à une tranche chronologique restreinte, le plus souvent la fin du XIe et le XIIe siècle. Il est essentiel de dépasser ce seuil pour observer comment évoluent les rapports sociaux à partir du XIIIe siècle lorsque, dans l’Europe entière, se structurent les communautés urbaines et lorsque, tout près de Cluny, le roi de France installe un bailli et modifie profondément les fondements sur lesquels la paix, les pouvoirs et les rapports sociaux sont établis.
24En outre, les archives de la communauté d’habitants de Cluny, inexistantes jusqu’à la fin du XIVe siècle, croissent progressivement par la suite. Les « articulations et discordances » entre la domination abbatiale et les aspirations des bourgeois à plus d’autonomie, perceptibles auparavant uniquement à travers le prisme monastique, se conçoivent désormais plus clairement. La seconde moitié du XVe siècle voit fleurir les conflits entre les moines et la communauté bourgeoise, marquant ainsi un seuil de rupture dans la paix sociale. Le fonds de Cluny à la Bibliothèque nationale et les archives municipales de Cluny conservent de nombreuses traces de ces conflits, délaissées jusqu’alors par les historiens de Cluny.
25En effet, la très grande majorité des études consacrées à l’histoire clunisienne concernent la période « de gloire », celle du « Cluny, Licht der Welt » (Cluny, « lumière du monde »), selon les mots de Joachim Wollasch26. La mort de Pierre le Vénérable constitue généralement un terminus consensuel vers lequel on arrête les études - c’est le cas majoritaire - ou à partir duquel on les commence, comme l’ont fait en Allemagne depuis une dizaine d’années Gert Melville et ses disciples27 et, en France, Philippe Racinet et Denyse Riche28. Il semble impossible voire impensable de transcender la coupure radicale causée par la mort, le 25 décembre 1156, du dernier des « grands abbés de Cluny »29. Ce Noël-là ne fut pas l’aube d’un renouveau pour les clunisiens, chacun s’accorde sur ce point. Mais Cluny n’est pas mort en 1156 ! Et le Cluny des successeurs de Pierre le Vénérable mérite d’autant plus qu’on s’y arrête que les conditions dans lesquelles son pouvoir exceptionnel s’exerçait ne sont plus les mêmes ; ceci précisément pour observer comment les moines se sont adaptés, comment leurs projets sociaux se sont confrontés à la réalité mouvante et à la naissance des institutions concurrentes qui ont contribué à l’extinction de la « lumière du monde ».
26Ce faisceau d’éléments m’a incité à prendre en charge l’histoire clunisienne et clunisoise30 depuis ses origines, à savoir le testament fondateur de Guillaume d’Aquitaine, jusqu’à la fin du XVe siècle. Ce dernier terme étant, comme on le verra, avant tout déterminé par les sources puisqu’il ne constitue pas une véritable rupture dans l’organisation des rapports sociaux à Cluny ; des infléchissements majeurs ne se produisant qu’au début du XVIIe siècle et définitifs qu’à la fin du XVIIIe.
27L’enquête qu’on va lire suit un plan en deux parties chronologiques. La première envisage les fondements de la domination monastique sur la terre et les hommes et les moyens mis en œuvre pour faire respecter la paix entre les différents groupes sociaux résidant sur la terre clunisienne. Il s’agit de la « période classique » de Cluny, depuis la fondation de l’abbaye et l’apparition avec elle d’un élément perturbateur dans les structures sociales du Mâconnais, jusqu’à l’abbatiat de Pons de Melgueil (910-1120). Sans vouloir récrire les milliers de pages déjà consacrées à cette période, on tentera de dégager les aspects fondamentaux de la structure seigneuriale de Cluny, c’est-à-dire tout d’abord la possession de la terre, des églises et des hommes, puis l’obtention d’un statut spécial concédé par l’immunité et l’exemption. Il s’agira surtout de comprendre la logique du système qui fait des moines de Cluny les principaux seigneurs du Mâconnais et des seigneurs d’un type particulier dont le pouvoir repose sur leur retrait du monde et leur consécration à la prière (chapitre 1). Dans un deuxième temps, on observera comment, dans l’espace, les moines ont organisé leur domination seigneuriale en se demandant quelle place le bourg de Cluny occupe parmi les lieux du pouvoir monastique (chapitres 2, 3 et 4). Ensuite seulement, il nous sera permis d’observer l’organisation de la paix entre Dieu, les saints, les moines de Cluny et le peuple soumis à leur domination (chapitre 5).
28La deuxième partie s’ouvre avec l’apparition sur la scène clunisienne des bourgeois de Cluny, au seuil du XIIe siècle (chapitre 6). On se demandera comment les abbés se sont adaptés à la montée en puissance de ce nouveau groupe social dont ils ont besoin, mais dont les aspirations semblent en contradiction fondamentale avec les fondements de la paix antérieure (chapitres 7 et 8). Dans la seconde moitié du XIIe siècle et surtout à partir du milieu du siècle suivant, les moines vont devoir faire face à une triple concurrence : celle des bourgeois qui tendent à vouloir former une communauté distincte de celle des moines, celle du pape qui tend à intégrer complètement les moines clunisiens dans les ordines de l’Église romaine et celle du roi de France qui tend, lui aussi, à inclure l’Église clunisienne et ses membres dans son royaume (chapitre 9). À la suite de quoi, on reviendra sur l’organisation des rapports sociaux entre moines et bourgeois à la fin du Moyen Age pour observer les évolutions par rapport à la période précédente et tenter de comprendre les articulations nouvelles entre les institutions, les communautés et les individus, le discours sur l’ordre social et les moyens mis en œuvre pour maintenir la paix (chapitre 10).
29En embrassant ainsi six siècles d’histoire, il va de soi que de très nombreux aspects pourront paraître négligés ou mal reliés au contexte général de l’époque considérée. Aussi faut-il préciser un dernier point. Le bourg de Cluny, premier cercle de laïcs établis autour du monastère, constitue un espace privilégié pour saisir une dialectique essentielle : celle des liens entre les moines et le populus, entre les ecclésiastiques grégoriens et les laïcs, entre les membres de l’Église et ses exclus et marginaux. C’est en cela qu’il a été choisi comme un objet privilégié de l’enquête. Tous les aspects abordés dans la première partie ne seront pas envisagés jusqu’à la fin du XVe siècle. On a simplement choisi de tirer les quelques fils que la documentation permettait de suivre sur la longue durée. Ceux-ci n’étant conçus que comme des éclairages partiels susceptibles de poser des questions plus générales sur l’évolution des structures sociales entre le temps d’Hugues de Semur et celui de Louis XI.
Notes de bas de page
1 C 4098 bis : Item si per nuncium domini abbatis commoniti fuerint alicubi armati exire, ut omnes exeant, nisi aliquis adeo infirmus sit quod nullo modo egredi valeat. [...] Quod si aliquis in congressu illo vel alibi propter defensionem ecclesie mortuus Cluniacum delatus fuerit, a toto conventu dignissime susceptus gratis sepelietur nisi sponte sua aliquid dare voluerit. Postea in capitulo absolutus, tam pro ejus anima quam pro requie parentum suorum officium et missa in conventu celebrabitur eruntque exinde participes tocius benefacti ecclesie.
2 AMCl., FF 1.1, f° 22r : Item quod dictus Reverendus Pater ad causam sue ecclesie Cluniacensis ab omni tempore est dominus ville Cluniacensis et in eadem habet habere que solet et consuevit omnimodem juridicionem temporalem altam mediam et bassam, merum que et mixtum imperium inquantum limites eiusdem ville se comportant et extendunt et super omnibus et habitantibus eiusdem.
3 Je fais ici référence à la bulle d’Urbain II adressée à l’abbé de Cluny, Hugues de Semur, en janvier 1097 (PL 151, col. 485), dans laquelle il attribue à Cluny la parole du Christ aux apôtres : Vos estis lux mundi (Mt. 5.14).
4 P. Bonnassie, « Mâconnais, terre féconde », dans L’an Mil : rythmes et acteurs d’une croissance, p. 39-46.
5 DM I. 9, p. 36, l. 63-64 : hac Cluniacensi ecclesia que illius uniuersalis non inferius membrum est.
6 G. Duby, La société.
7 En particulier sur les questions du servage et de la noblesse en Mâconnais : G. Duby, « Géographie et chronologie du servage » ; Id., « La noblesse dans la France médiévale. Une enquête à poursuivre » ; Id., « Les origines de la chevalerie » ; Id., « Lignage noblesse et chevalerie au XIIe siècle dans la région mâconnaise ». Ces quatre articles sont rassemblés dans G. Duby, Hommes et structures.
8 G. Duby, Des sociétés médiévales, notamment p. 10-20 ; Id., Les trois ordres, p. 250-251 (sur Cluny).
9 G. Duby, L’histoire continue, p. 91. À propos de sa thèse, G. Duby écrit : « La décision de m’en tenir aux laïcs, de ne pas considérer les moines et les clercs, ne se justifie pas. Les deux parts, ecclésiastique et laïque, de la société se compénétraient étroitement et, par la fonction fondamentale qu’ils remplissaient, par la richesse de leurs possessions et de leur culture, les gens d’Église pesaient d’un poids si lourd que leur présence affectait profondément, dans les moindres détails, l’agencement d’ensemble des rapports sociaux ».
10 B. Rosenwein, To be the Neighbor of Saint Peter.
11 D. Iogna-Prat, « Cluny comme “système ecclésial” », repris dans Id., Ordonner et exclure, p. 41-99.
12 L’idéal de perfection des clunisiens de l’an mil est le moine vierge qu’ils comparent, dans leurs œuvres hagiographiques, aux agni immaculati. La thèse de D. Iogna-Prat, Agni immaculati, est centrée sur cette question.
13 A. de Caumont, Abécédaire ou rudiment d’archéologie, p. 98-101, p. 181-183. E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française, t. 6, p. 216-231. C. Enlart, Manuel d’archéologie française, t. 1, p. 53-200 (sur la maison urbaine médiévale).
14 P. Garrigou-Granchamp et al., La ville de Cluny et ses maisons, précédé de nombreux articles (cités en bibliographie).
15 A. Penjon, Cluny. La ville et l’abbaye, et son opuscule Cluny. Notice sur la ville et l’abbaye. La matière première de ces ouvrages est la Description historique et topographique de la ville de Cluny rédigée par Benoît Dumolin, médecin clunisois, au milieu du XVIIIe siècle : MAAC, ms. 71.
16 L. Daclin, Dans les venelles du vieux Cluny ; J. Virey, L’abbaye de Cluny ; Id., Les églises romanes, p. 255-265 (sur les églises Saint-Marcel et Saint-Maïeul de Cluny) ; É. Magnien, Cluny : l’abbaye, la ville, la région ; G. Rozet, Mon vieux Cluny qui demeure ; M. Bouillot, « Présentation du vieux Cluny » ; Id., L’église Notre-Dame.
17 T. Chavot, « Des franchises et coutumes ». Id., « De la juridiction seigneuriale ».
18 L. Lex, « Un office laïque de l’abbaye de Cluny ».
19 L. Degueurce, « Cluny. Étude d’évolution urbaine » ; G. Duby, « La ville de Cluny au temps de Saint-Odilon ».
20 G. Chachuat, « Des rapports... XIVe-XVIIIe ». Germaine Chachuat était en effet conservateur du musée Ochier de Cluny.
21 G. Chachuat, « Des rapports... XIe-XIIIe » et le début du second article. Certains passages sont repris verbatim de G. Duby, La société, ou de G. De Valous, « Cluny ».
22 G. Constable, « The Abbot and Townsmen ».
23 Ibid., p. 171 : « During the century since the townsmen appeared as a recognisable group, therefore, they became a force to be reckoned with by both the abbey and the local aristocracy and established themselves less as dependants than as partners of the abbot, to whom they were bound by common political, economic and military interests. The alliance was uneasy, however, and many tensions remained, since the townsmen showed themselves to be at the same time among the most loyal supporters and most determined opponents of the abbot »
24 G. Süßmann, Konflikt und Konsens, p. 12-40 sur Cluny.
25 Sur cette question voir E. Ennen, « Abteistadt », Lexikon des Mittelalters, t. 1, 1977, col. 64-65, avec les critiques judicieuses de H. Trauffler, « Abteistädte im südlotharingischen Raum » ; Id., « Klostergrundherrschaft und Stadt », p. 220-221.
26 J. Wollasch, Cluny. Licht der Welt. Il s’agit de la dernière synthèse parue sur l’histoire de Cluny au Moyen Age. Le titre est inspiré de la bulle d’Urbain II de janvier 1097 (cf. supra n. 3). J. Wollach arrête son étude à la mort de Pierre le Vénérable.
27 Outre son article programmatique paru dans Francia en 1990, à destination notamment des historiens français (G. Melville, « Cluny après “Cluny” »), G. Melville a publié un article fondamental sur le changement structurel de l’ordre clunisien à partir du XIIIe siècle : G. Melville, « Die cluniazensische Reformatio ». G. Melville a dirigé plusieurs recherches à Münster puis à Dresde, parmi lesquelles il faut citer celles de J. Oberste sur les modes de régulation de l’ordre clunisien par les documents écrits : J. Oberste, « Ut domorum status » ; Id., Visitation und Ordensorganisation, et celles de F. Cygler sur les chapitres généraux de Cluny, Cîteaux, Prémontré et Chartreux : F. Cygler, Organisation, Funktion und institutionnelle Diversität des Generalkapitels.
28 P. Racinet, Les maisons de l’ordre de Cluny ; Id., Crises et renouveaux. D. Riche, L’ordre de Cluny.
29 Tel est le titre de l’ouvrage de R. Oursel, Les grands abbés de Cluny, qui s’arrête, bien sûr, à Pierre le Vénérable. Dans le même ordre d’idées, l’ouvrage de l’historien mâconnais É. Magnien, Les deux grands siècles de Cluny.
30 L’adjectif « clunisien » désigne les moines, tandis que « clunisois » désigne les habitants du bourg. Cette distinction m’a beaucoup servi pour poser, de manière rhétorique, les rapports entre les deux communautés.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Séjourner au bain
Le thermalisme entre médecine et société (xive-XVIe siècle)
Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud (dir.)
2010
Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin
Sacralité et littérature
Jean-Claude Vallecalle (dir.)
2011
Lyon vu/e d’ailleurs (1245-1800)
Échanges, compétitions et perceptions
Jean-Louis Gaulin et Susanne Rau (dir.)
2009
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume I
Le pouvoir et l'institution ecclésiale
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume II
Les Églises locales
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995