Des processus spécifiques ? Tentative comparatiste
p. 265-280
Texte intégral
1Dans quelle mesure les processus et les phénomènes étudiés dans le présent ouvrage sont-ils spécifiques aux régions du Maghreb et du Moyen-Orient ? Cette question mérite d’autant plus d’attention que les sociétés de ces régions sont souvent renvoyées à une particularité culturelle : tant les stéréotypes de genre que les issues de leurs révolutions sont mobilisés à leur sujet, dans les discours communs et médiatiques, pour les mettre à distance et les « altériser ». Nous proposons ici de mettre en perspective les résultats des enquêtes présentées dans l’ouvrage et ceux portant sur d’autres processus de crise, révolutionnaires ou non, dans un double objectif : repérer des similitudes et des divergences entre des processus qui s’ancrent dans différents contextes historiques et régionaux et, ce faisant, mieux contrôler les arguments théoriques et méthodologiques de l’ouvrage.
2Nous discuterons ici principalement les cas de la France (1789 et 1968), de la Russie (1917), de l’Iran (1979) et, de manière plus marginale, du Portugal (1974), de Cuba (1959) et du Nicaragua (1978-1979). Nous ne prétendons bien évidemment pas analyser de manière exhaustive les situations et les processus révolutionnaires à l’aune du genre, ni rendre justice à toutes les recherches qui y ont été consacrées. Nous espérons que cette mise en perspective permettra de dépasser certaines frontières régionales et historiques habituelles des sciences sociales et d’éclairer d’autres manières les processus révolutionnaires étudiés dans le livre.
3La plupart des travaux disponibles qui abordent le genre ont pour objet les femmes dans les processus révolutionnaires. Plusieurs relèvent de l’histoire des femmes, avec la volonté de rendre visibles des protagonistes structurellement ignorées – telles que les femmes des classes populaires. Peu d’entre eux problématisent les masculinités ou les sexualités minoritaires. Ce chapitre porte, à nouveau, la marque de ces orientations de recherche.
4La période étudiée dans l’ouvrage se distingue par le fait que les révolutions n’ont pas été menées et encadrées par des organisations militantes qui auraient promu des modèles genrés bien définis, comme cela a été le cas pour Cuba en 1959, pour le Nicaragua en 1978-1979 ou pour l’Iran en 1979. Au Nicaragua, le Front sandiniste de libération nationale, l’organisation marxiste-léniniste fer-de-lance de la lutte armée contre le régime autoritaire de Somoza, a, dans son idéologie, intrinsèquement lié révolution et libération des femmes, comme l’atteste son slogan phare « pas de révolution sans émancipation de la femme, pas d’émancipation de la femme sans la révolution » (Lacombe, 2019, p. 335). Les révolutionnaires ont promu le modèle de féminité de la « guerrière-mère » et la maternité révolutionnaire comme la matrice génératrice de la patrie nouvelle, tout en stigmatisant particulièrement la figure de la prostituée, considérée comme une incarnation du régime honni. En Iran, les organisations ayant mené la révolution ont défendu des modèles de féminité (« islamique » pour les partisan.es de l’ayatollah Khomeiny, « masculin neutre » pour les mouvements de guérilla d’extrême gauche) qui ont été centraux dans la construction du sujet révolutionnaire – sans pour autant défendre les droits des femmes. Dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb à partir de 2010, à l’exception du Soudan1, les revendications féministes sont absentes au début des conjonctures de crise. Elles deviennent de plus en plus visibles lors de la resectorisation des mobilisations, en même temps que les tensions et les rivalités opposant les organisations politiques, auparavant mises en sommeil, sont réactivées. Pour celles qui ont évolué vers des situations de guerre, la militarisation a engendré la réaffirmation d’une division sexuée du travail et des modalités d’engagement, entre hommes combattants et femmes civiles (à l’exception de certains mouvements prokurdes). Cette division semble différer de certaines situations révolutionnaires des décennies précédentes (comme au Nicaragua dans les années 1970 et au Salvador dans les années 1980), où des femmes ont participé aux luttes armées, tout en étant le plus souvent affectées à des tâches spécifiques.
5La plupart des travaux existant sur le genre dans les révolutions, généralement produits par des historiennes, ne s’appuient pas, ou peu, sur la sociologie des mobilisations, et encore moins sur celle des crises politiques et des révolutions. Il n’en demeure pas moins possible de les mettre en perspective avec les processus étudiés dans l’ouvrage pour dégager certaines régularités, qui apparaissent dès lors indépendantes des différents contextes sociohistoriques. La comparaison a ici pour objectif de montrer que le schème théorique esquissé dans l’ouvrage est destiné à « voyager » (Sartori, 1970, cité par Dobry, 1986, 1992, p. 43), tout comme celui des conjonctures fluides de Michel Dobry sur lequel il s’appuie. En paraphrasant ce dernier, il s’agit d’« arracher à l’historicité et à la singularité des diverses [articulations entre le genre et les] crises quelques fragments de connaissance d’ordre nomologique » (p. 44).
Genre, ressorts et dynamiques des crises et des révolutions
6Le genre, entendu à la fois comme rapports sociaux de sexe (à savoir la division sexuée du travail et les violences sexistes) et comme normes et stéréotypes, apparaît nécessaire pour reconstituer le commencement des mobilisations, ainsi que leur dynamique, c’est-à-dire leur radicalisation et leur reflux.
7Ce constat établi par plusieurs chapitres de l’ouvrage peut être mis en parallèle avec les travaux sur d’autres contextes. La révolution russe de 1917 commence par une grève d’ouvrières du textile de Petrograd (Saint-Pétersbourg), particulièrement frappées par les difficultés du ravitaillement en raison de leur rôle « nourricier ». Lasses des files d’attente devant les boulangeries pour une ration de pain de plus en plus réduite, elles se mettent en grève malgré les réticences des militants bolchéviques encore marqués par la répression de la révolution de 1905 et estimant que les conditions pour une révolution ne sont pas réunies (Marie, 2017). Dans son ouvrage – où elle ambitionne de faire rencontrer l’histoire des femmes, d’une part, et celle de la révolution française de 1789, d’autre part –, Dominique Godineau (1988, 2004) retrace, en croisant diverses sources, les formes et les processus d’engagement des femmes du « peuple » (entendues comme « ordinaires » par contraste avec des femmes « célèbres »). Leurs prises de position et leurs engagements sont inséparables de leurs pratiques quotidiennes, lesquelles découlent de la division sexuée du travail productif et reproductif. Les femmes du peuple s’engagent en effet dans leurs lieux et leurs espaces de travail, et elles s’engagent à partir de ces lieux et de ces espaces : des vendeuses de brochures et de journaux tentent de rallier les acheteur.ses à la révolution en les orientant ; des vendeuses des Halles sonnent le tocsin pour pousser de nombreuses passantes et clientes à les rejoindre lors des journées des 5 et 6 octobre 1789 marquées par les manifestations, presque exclusivement féminines, pour « le pain ». Ces dernières ont constitué un seuil dans le processus révolutionnaire en lui impulsant une radicalité.
8La restauration de l’ordre du genre a représenté, dans beaucoup d’autres configurations sociohistoriques que les crises politiques du Maghreb et du Moyen-Orient, un instrument de reflux du processus révolutionnaire. En France, à partir de 1792, les limites imposées à l’engagement des femmes du peuple (à travers la fermeture des clubs féminins, l’interdiction du port de la cocarde, l’équivalence entre « femmes publiques » et femmes dans l’espace public) semblent avoir affaibli les mobilisations (Godineau, 1988, 2004).
9De plus, le genre fait l’objet d’un usage tactique, à la fois par ceux et celles qui se réclament de la révolution et par les agents du régime contesté. L’usage tactique, par des révolutionnaires, de stéréotypes de genre souvent imbriqués avec d’autres rapports de pouvoir (de classe, de religion, etc.) n’est pas une spécificité qui découlerait d’une « culture » plus patriarcale que d’autres. Le cas des Syriennes transportant des armes et détournant les stéréotypes à leur sujet (ne portant pas le voile, elles sont perçues comme appartenant à des communautés confessionnelles hostiles au soulèvement populaire et sympathisantes des autorités) n’est pas isolé. L’histoire compte de nombreux exemples : les révolutionnaires russes issues de l’aristocratie, dont les corps correspondent à des normes de féminité telles que la blancheur et la finesse interprétées comme signes de candeur et dont « l’air innocent » permet, au cours de la révolution de 1905, d’abattre des hommes du régime tsariste sans être suspectées (Marie, 2017, p. 125) ; au Nicaragua, des militantes et combattantes mettent en scène leur féminité comme « rempart aux soupçons de l’ennemi », en transportant « des armes en pièces détachées dans les paniers des ventes ambulantes » ou en « feign[ant] d’être enceintes pour cacher dans de factices ventres ronds des documents de propagande » (Lacombe, 2019, p. 362) ; pendant la guerre révolutionnaire au Salvador, commencée en 1980, la participation des femmes, réelle et massive, est promue pour gagner la sympathie de l’opinion publique nationale et internationale (Falquet, 2005) ; à Cuba, entre 1956 et 1958, de nombreuses femmes révolutionnaires incarnent un moralisme maternaliste, qui permet de construire l’insurrection comme « une lutte morale contre un État dictatorial violent2 » et ainsi d’unifier les oppositions au régime, notamment lors de « marches des mères » habillées en noir contre l’assassinat de « leurs enfants » par le régime (Chase, 2005, p. 80). Cet usage stratégique de la maternité, sans rompre avec les stéréotypes associés à la féminité, transforme cependant ce statut en lui octroyant un caractère public et collectif. En Iran, la mobilisation des femmes, encouragée par Khomeiny dès 1978 et qui est là aussi réelle et massive, le sert pour contrer l’idéologie moderniste du Shah, qui prescrit des normes de genre particulières pour les femmes (ne pas porter le voile, par exemple). En effet, Khomeiny a besoin de montrer que de très nombreuses femmes le soutiennent dans son projet de société. Son appel à l’engagement et à la loyauté des femmes est également central au lendemain de la proclamation de la République islamique. Le nouveau régime enjoint à celles-ci de respecter le voile et la ségrégation de genre, de se conformer aux nouvelles politiques concernant le mariage et le divorce, d’être hostiles aux femmes dites « modernistes » et de donner leurs enfants en martyrs de guerre (Afary, 2009, p. 293).
10Les stéréotypes de genre sont aussi, dans tous les cas documentés, mobilisés par les agents des régimes contestés pour pousser les protestataires au désengagement et obtenir des soutiens. Les violences sexistes et sexuelles sont utilisées comme instrument de sanction afin d’acculer les femmes, militantes ou non, au désengagement et, par là, d’affaiblir l’ensemble du mouvement, ainsi qu’il en a été, par exemple, contre les révolutionnaires femmes en Russie (Marie, 2017). Au Nicaragua, les informations disponibles attestent le caractère systématique des agressions sexuelles et des viols à l’encontre des militantes sandinistes incarcérées (Lacombe, 2019). Plus largement, les réassignations sexuées sont au cœur des formes de répression. Au cours du Mai 68 français, les policiers administrent des coups aux manifestantes en ciblant spécifiquement les parties sexualisées de leur corps, leur imposent des fouilles corporelles lors des arrestations, les humiliations pouvant aller jusqu’aux tentatives de viol. Dans le même temps, ils coupent et rasent les cheveux longs de jeunes hommes (Zancarini-Fournel, 2002). De fait, « 1968 représente un moment d’imposition de la force virile où a été systématisé le marquage physique et symbolique des corps des manifestants » (p. 134-135). Le parti gaulliste, tout en décrivant les manifestants comme violents, interpelle dans certains discours les « Françaises » de manière spécifique en recourant aux stéréotypes associant les femmes à la maternité, à la paix et à la non-violence (Bantigny, 2018, p. 263).
Pluralité des révolutions et interdépendance des sphères
11Au Maghreb et au Moyen-Orient, les révolutions n’ont pas résidé uniquement dans la contestation des régimes autoritaires. Elles ont eu lieu dans une diversité de sphères sociales, où les rapports de pouvoir ont été remis en cause. Les révolutions apparaissent donc plurielles, irréductibles à la « grande révolution » qui attire d’ordinaire l’attention, celle qui se produit contre les régimes politiques. Si cette affirmation peut paraître tautologique (ne découle-t-elle pas de la définition même des crises politiques comme résultant de mobilisations simultanées dans diverses sphères sociales différenciées ?), une piste d’analyse féconde est d’appréhender les processus de contestation dans différentes sphères de manière interdépendante, notamment en prenant simultanément pour objet la critique des institutions politiques publiques d’une part et privées (le couple et la famille en particulier) d’autre part.
12En premier lieu, les dispositions à la rébellion peuvent se former contre l’ordre du genre ou des générations dans la sphère privée. Cela n’est pas une spécificité des cas égyptien et tunisien analysés dans cet ouvrage. Ainsi, dans la Russie tsariste, la contestation de l’arbitraire du père constitue un ressort de l’engagement de nombreuses femmes issues de l’aristocratie plus tard devenues militantes contre l’autoritarisme du régime (Marie, 2017). À la fin du xixe siècle, en Russie, certaines jeunes femmes aspirant à l’autonomie (indépendance matérielle, accès à la culture et à la mobilité) concluent des mariages blancs pour échapper à la tutelle du père et partir étudier dans d’autres villes européennes au moment où les universités russes leur sont fermées. Ce processus de politisation et d’élargissement d’une révolte qui trouve ses racines dans la sphère familiale a été aussi bien analysé pour le Mai 68 français. Julie Pagis montre ainsi que la révolte contre l’ordre familial et les « ruptures d’allégeance à l’autorité parentale » ont constitué une matrice de l’engagement en Mai 68, en particulier pour de jeunes femmes diplômées ayant souffert au cours de leur enfance et de leur adolescence du manque de liberté et plus tard de l’absence de considération de leur conjoint, de leur famille ou de leur belle-famille en dépit de leur statut d’étudiantes (2014, p. 67). La crise de Mai est entrée en résonance avec des crises vécues de manière personnelle : elle a apporté une « charge politique aux sentiments individuels et diffus de révolte, off[ert] le droit de s’exprimer ainsi que différents cadres collectifs d’interprétation des crises préalablement vécues » (p. 71). Dans son travail sur le parti marxiste-maoïste prokurde Komala en Iran à partir de 1979, Fatemeh Karimi montre également que l’absence de perspectives autres que le mariage et la volonté de contester leur position dominée poussent des jeunes femmes rurales à s’engager dans le sillage de la révolution (2022). Par la suite, la menace de la répression par le régime, notamment les viols infligés en prison qui engendreraient leur rejet par leur famille, les pousse à se radicaliser et à prendre le maquis pour y échapper.
13La contestation des régimes peut aussi favoriser le refus des rapports inégalitaires dans la sphère familiale et conjugale. Il en est ainsi du rejet, pendant la révolution française de 1789, des privilèges de l’aristocratie et de l’Église d’une part et de ceux des hommes ainsi que des aînés dans les couples et les familles d’autre part. Contre l’interprétation dominante de la révolution française de 1789 comme un moment de différenciation des sphères publique et privée et de l’assignation des femmes à l’espace domestique, Suzanne Desan montre que les années 1790 sont des moments de redéfinition des rapports intrafamiliaux et intraconjugaux, entre les sexes et les générations (2004). Les révolutionnaires adoptent une série de lois (divorce, égalité successorale entre les frères et sœurs, les enfants « légitimes » et « illégitimes », consentement comme fondement du lien marital, etc.) afin de garantir la liberté et l’égalité aux membres de la famille. Ces réformes découlent de la conviction des révolutionnaires que la refondation de l’ordre politique et de l’État nécessite une transformation des rapports dans les foyers, espaces d’éducation et de formation des citoyens libres. Loin d’être un changement par le haut décidé et imposé par les élites révolutionnaires au pouvoir, ces réformes résultent aussi des revendications et des actions de membres de la famille eux-mêmes, à travers des pétitions, des pamphlets, etc. En effet, « les individus confrontés aux contraintes et hiérarchies familiales se sont réapproprié les principes révolutionnaires de “liberté” et de “droit naturel” pour bâtir une critique véhémente des coutumes familiales » (Desan, 2004, p. 5). Il en a découlé une « révolution sociale dans les foyers » (p. 12). En analysant, dans le Calvados, les affaires des tribunaux familiaux créés pour gérer les conflits dans les sphères familiale et conjugale dans les années 1790, Suzanne Desan souligne par ailleurs que de nombreuses personnes (femmes mariées victimes de violences, filles lésées par le partage coutumier inégalitaire de l’héritage, enfants illégitimes, etc.) se réclament de la législation révolutionnaire pour exiger une redistribution du pouvoir et des ressources dans la sphère familiale et conjugale. Son travail prolonge celui de Dominique Godineau qui montre que de nombreuses femmes du peuple se saisissent de la législation révolutionnaire pour se séparer d’un époux violent ou qu’elles n’aiment pas (1988, 2004). Dans les années qui suivent la redéfinition du mariage comme un contrat entre deux individus libres et, par conséquent, susceptible d’être rompu sur décision de l’un des deux individus ou sur décision conjointe, 70 % des divorces sont à l’initiative de femmes qui, à l’inverse des hommes, n’y procèdent pas pour se remarier. Les rapports entre époux et épouse ne sont pas les seuls à être redéfinis avec la révolution. C’est le cas également des rapports entre parents et enfants. Anne Verjus fait remarquer que l’une des premières lois révolutionnaires concernant la famille a aboli « les fameuses lettres de cachet qui donnaient la possibilité de faire emprisonner ses propres enfants à des fins domestiques » (2002, p. 46). Au sujet du même événement historique, Clyde Plumauzille met en évidence « les petites révoltes du quotidien évoluant à côté de la grande Révolution », lesquelles sont le fait d’une « jeunesse rebelle et sans cause », avec des sociabilités tournées vers l’extérieur, comme les cafés, les salles de spectacle, etc. (2016, p. 117). Dans le Paris révolutionnaire caractérisé par un accroissement de la mobilité et des déplacements quotidiens, les rencontres entre jeunes hommes et prostituées, jusque-là plutôt circonscrites au cadre du bordel, peuvent se produire dans une grande partie de l’espace urbain (p. 119).
14De son côté, Raquel Varela montre que la révolution portugaise, déclenchée en avril 1974 par l’opposition à la guerre coloniale, s’accompagne de l’expression publique de nombreuses femmes aspirant à l’autonomie, parallèlement à l’élargissement du mouvement féministe. Des femmes se révoltent contre leur interdiction par le mari de se rendre à l’étranger avec leurs enfants, expriment des frustrations de n’avoir pas étudié et d’avoir peu de liens sociaux indépendants du mari (Varela, 2018, p. 217-218). C’est aussi au cours de la révolution que des Portugaises parlent pour la première fois publiquement des violences sexuelles qu’elles subissent, la dénonciation de la torture exercée par les agents du régime salazariste contre les contestataires et les dissident.es constituant le point de départ de la politisation de ces questions.
15Enfin, dans certains cas, l’autonomisation des autorités familiales et la création de rassemblements entre pairs permises par un processus révolutionnaire ont des effets à moyen terme pour les minorités sexuelles. Ainsi, lorsque de jeunes Nicaraguayen.nes quittent leur famille pour participer à la révolution sandiniste à la fin des années 1970, puis aux brigades d’éducation et de santé au début des années 1980, cela crée un espace d’indépendance propice à l’exploration de leur intimité et de leur sexualité, même si cela ne se traduit pas à court terme par la revendication de droits ni même d’une appartenance commune (Babb, 2003).
L’ordre du genre entre transgressions, permanences et réassignations
16Une idée transversale à plusieurs chapitres de l’ouvrage est que l’ordre du genre fait l’objet de transgressions et de contestations au cours des crises politiques et des révolutions, selon des degrés variant en fonction de l’intensité de la désectorisation et du poids du passé incorporé et mémorisé. Dans beaucoup de contextes, des législations remettant en cause plus ou moins radicalement les rapports de genre sont adoptées au cours de conjonctures révolutionnaires, comme dans certains cas au Moyen-Orient et au Maghreb pour la séquence historique étudiée dans l’ouvrage (Tunisie entre 2011 et 2015 ; Soudan entre 2019 et 2020), mais aussi comme lors de la révolution française de 1789, de la révolution russe de 1917 ou de celle du Portugal de 1974. S’agissant de cette dernière, c’est à ce moment-là que les Portugaises arrachent, sous la pression des mouvements féministes qui se forment ou se consolident, le droit au divorce et la fin de la différenciation entre enfants légitimes et illégitimes. La mobilisation de nombreuses femmes de différentes classes sociales aboutit à la conquête de
droits fondamentaux qui ont permis de renverser les chiffres dramatiques de la santé des mères et des enfants, grâce notamment à la possibilité de congés de sept semaines avant l’accouchement et de sept semaines après ; elles obtiennent également l’accès gratuit aux soins dispensés par un médecin ou une sage-femme au moment de l’accouchement (Varela, 2018, p. 218).
En définitive, « les mutations concernant la condition des femmes constituent l’un des versants les plus visibles des changements considérables que la révolution a entraînés en matière de mœurs et de vie privée » (p. 221).
17Ce phénomène est loin d’être systématique et général, ainsi que le montre le chapitre du présent ouvrage consacré aux effets variables, voire contrastés, des différentes révolutions soudanaises sur les rapports de genre. Au Portugal, l’interdiction de l’avortement est maintenue et l’histoire compte de nombreux exemples où des crises politiques ou des révolutions s’accompagnent au contraire d’une remise en cause de droits précédemment conquis par les femmes. Il serait intéressant de s’interroger sur les conditions sociales de possibilité de l’adoption de législations plus favorables aux femmes et de la conquête de nouveaux droits. Ces conditions semblent relever à la fois des engagements et des mobilisations antérieurs aux événements, de ceux qui se produisent au moment des conjonctures fluides et de l’issue de ces dernières : tout d’abord, le degré d’auto-organisation des femmes et des féministes avant les crises politiques et les révolutions, le travail militant clandestin ou légal mené, l’ampleur de leurs réseaux formels et informels ; ensuite, les revendications et les caractéristiques des réseaux et des mobilisations féminines et féministes au cours des conjonctures fluides ; enfin, le degré de circulation des élites politiques et l’accès au pouvoir d’individus ou de groupes relayant ces mobilisations. Il en a été notamment ainsi de la révolution bolchévique (Marie, 2017). Sur le plan individuel et local, des facteurs matériels conditionnent la réappropriation et la concrétisation de ces mesures. Suzanne Desan montre pour la France des années 1790 que les effets de la révolution sur les rapports de genre dans la sphère privée ne sont pas uniformes (2004). Ils dépendent de la place dans les rapports de classe, des différences entre milieu urbain et milieu rural, des cultures régionales et des coutumes. Dans le Calvados, de nombreuses citadines exerçant dans l’artisanat ou une autre profession décident de divorcer, tandis que la résistance au divorce en milieu rural a été très forte. Dans la Russie révolutionnaire, la dégradation des conditions matérielles et la guerre entravent la concrétisation de mesures révolutionnaires radicales (Marie, 2017). Les révolutionnaires bolchéviques femmes au pouvoir promulguent, en effet, une série de décrets sur l’ouverture massive de crèches et de jardins d’enfants, la dépénalisation de l’avortement, l’instauration du mariage civil et du divorce (par consentement mutuel ou décision unilatérale de l’épouse ou de l’époux), l’égalité entre enfants légitimes et illégitimes, la protection de la maternité et de la petite enfance dans le droit du travail, etc. Le volontarisme politique des révolutionnaires au pouvoir se heurte aussi à l’inertie des structures et de la distribution effective du pouvoir, symbolique et matériel, entre les sexes et les générations. De nombreuses femmes russes cherchent à s’appuyer sur les nouveaux droits (au divorce, à la liberté du mariage sans intervention paternelle, etc.), mais font l’objet de réassignations violentes (qui vont jusqu’à l’assassinat) par les autorités masculines de maintien de l’ordre dans le couple et la famille. Au cours de la révolution française, les relations privées entre parents et enfants et entre conjoints ne sont que partiellement redéfinies au regard des nouveaux principes politiques de liberté et d’égalité, dont l’extension entre en contradiction avec l’idéologie familialiste. La prégnance de celle-ci conduit à la non-inclusion des femmes dans la citoyenneté, au même titre que les enfants mineurs et les domestiques (Verjus, 2002), représenté.es par le chef de famille.
18Les transgressions et les innovations ne signifient pas la suspension de l’ordre du genre, ce qui rejoint une idée défendue dans plusieurs chapitres de cet ouvrage. Avant tout parce que les actrices qui les commettent peuvent se réclamer d’identités de genre conformes aux attentes sociales, sans qu’il soit aisé de démêler ce qui relève des tactiques et de l’effet de l’intériorisation des normes. Les femmes du peuple qui exigent le droit de porter des armes dans le Paris révolutionnaire le font ainsi en se présentant comme « mères » de la patrie (Godineau, 1988, 2004). Pendant la Commune de Paris, des femmes transgressent la norme et la loi qui leur refusent le port des armes, tout en effectuant la majorité du travail de care : éducation et instruction des enfants, soins aux blessé.es, assistance aux pauvres, orphelin.es et personnes âgées (Zancarini-Fournel, 2016, p. 358-359). On retrouve cette double caractéristique de l’ordre du genre, à la fois transgressé et reconduit, dans beaucoup de situations révolutionnaires. Ainsi, lors de la guerre révolutionnaire au Salvador, parmi maints exemples, des femmes assument des tâches militaires et, simultanément, l’essentiel du travail de care dans la continuité de la division du travail en temps de paix, auquel s’ajoute le considérable travail émotionnel de deuil engendré par la guerre (Falquet, 1997). Le recours à la notion de division sexuée du travail permet de mettre en évidence les continuités entre temps de paix et temps de guerre, de « “désacraliser” le processus révolutionnaire, ôter à la guerre son halo de période exceptionnelle et appliquer les outils sociologiques développés pour les temps de paix » (Falquet, 2005, p. 21). La « division sexuée du travail révolutionnaire » (Falquet, 1997) explique la permanence des rapports sociaux de sexe après la guerre, et ce, malgré la participation massive et réelle des femmes. Cette reconduction des rapports sociaux de sexe en temps révolutionnaire se retrouve dans la guerre de libération algérienne pendant laquelle de nombreuses femmes transportent des armes, posent des bombes et prennent le maquis tout en nourrissant et soignant les troupes (Amrane, 1991). De même, au sein du mouvement marxiste-maoïste prokurde Komala qui prend les armes en Iran à partir de 1979, les femmes peuvent certes se marier avec des militants sans l’accord de leurs parents, mais elles assument ensuite l’intégralité du travail domestique et parental en plus des tâches combattantes, pour lesquelles elles sont subordonnées à leur mari dans la hiérarchie organisationnelle (Karimi, 2022).
19Les franchissements de lignes de genre s’effectuent ainsi en sens unique, ce qui ne bouleverse guère la division sexuée du travail. Il semblerait même que, particulièrement dans les cas de conflits armés, le travail assumé par les femmes s’en trouve redoublé, puisque ces dernières doivent prendre en charge des tâches dites « masculines » tout en continuant à effectuer le travail qui leur est habituellement assigné. Qu’il s’agisse du Front Farabundo Marti de libération nationale (organisation marxiste-léniniste née au Salvador en 1980), du Front sandiniste de libération nationale, du parti bolchévique, du Front de libération nationale algérien, du parti prokurde Komala en Iran ou des groupes d’extrême gauche français en mai-juin 1968, toutes les organisations porteuses des projets révolutionnaires sont elles-mêmes structurées par le sexisme et la division sexuée du travail.
20Les transgressions s’accompagnent toujours, au-delà des cas étudiés dans l’ouvrage, de discours et de pratiques de restauration de l’ordre du genre. Pendant les premières années de la révolution de 1789 en France, la prostitution n’est pas mentionnée dans les textes de loi, si bien qu’elle connaît une dépénalisation de fait (Plumauzille, 2016). Cette libéralisation juridique coïncide avec une plus grande visibilité de la prostitution et avec son inscription dans l’espace urbain parisien. Parmi les élites politiques, des voix plaident pour une grande clémence et une tolérance envers les prostituées, en s’appuyant sur les principes révolutionnaires de liberté individuelle et au nom du droit des individus à disposer de leur corps. Cela ne signifie pas la fin de la répression, comme l’attestent les massacres de l’hôpital-prison la Salpêtrière3 (p. 215-219). Cette répression par le bas, dont les acteurs sont des hommes des classes populaires, se conjugue avec le développement d’une « opinion conservatrice et inquiète de l’administration policière à l’égard de “l’étourdissement” d’une jeunesse qui met en péril la régénération républicaine » (p. 118), mais aussi de voix d’hommes appartenant aux élites politiques et au clergé.
Effets à moyen terme des crises politiques et des révolutions
21La plupart des chapitres de l’ouvrage mettent en évidence des retours à l’ordre du genre après les crises politiques et les révolutions. Ces retours ne sont pas nouveaux et résonnent avec la mémoire féministe dans la région, marquée par les années qui ont suivi la libération nationale en Algérie tout comme la révolution iranienne de 1979. Dans les premiers jours après sa prise de pouvoir, Khomeiny annonce que le divorce ne pourra plus être à l’initiative des femmes, puis que le hijab devient obligatoire au travail dans le service public. À la suite de ces déclarations, plusieurs manifestations ont lieu contre ces mesures. Elles sont durement réprimées. Les manifestantes ne sont pas soutenues par les groupes d’extrême gauche, qui considèrent les protestations contre l’obligation du voile comme le fait de « bourgeoises ». Les partisan.es de Khomeiny appellent à des contre-manifestations dans lesquelles la présence de femmes est massive (Afary, 2009, p. 271-275). Les politiques du régime ont néanmoins par la suite des effets ambivalents sur les rapports de genre, loin de se résumer à un simple recul, comme l’ont montré divers travaux, tels ceux de Janet Afary, analysant ces dynamiques à moyen terme (2009) : le régime favorise leur éducation, ainsi que la baisse de la fécondité, tout en réprimant très durement certaines formes de contestation et en plaçant les femmes en situation de forte dépendance légale par rapport aux hommes de leur famille.
22Les processus de retours à l’ordre du genre sont courants et ne se réduisent pas aux sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient. Ils ne se produisent pas uniquement une fois les crises politiques ou les révolutions achevées, mais ils ont tendance à s’accentuer avec le reflux des mobilisations. Après une phase de libéralisation et de banalisation de la prostitution dans le Paris révolutionnaire, la Commune adopte en octobre 1793 un arrêté contre les « femmes de mauvaise vie » (Plumauzille, 2016, p. 229). Alors que s’intensifie la lutte contre les « ennemis de l’intérieur », la prostitution devient « un mal contre-révolutionnaire propre à une débauche aristocratique d’Ancien Régime » (p. 231). Le champ lexical de la débauche est employé au-delà des femmes qui vivent de la prostitution. Ainsi, les militantes sans-culottes sont accusées d’outrepasser les bornes de leur sexe et, par là, de produire du désordre politique et sexuel, empêchant le projet de régénération de la cité (Godineau, 1988, 2004). L’association entre femmes publiques et femmes dans l’espace public constitue une entreprise de délégitimation du militantisme des femmes. Dans la sphère conjugale, « une reconfiguration patriarcale des droits individuels s’effectue au détriment des innovations révolutionnaires » (Zancarini-Fournel, 2016, p. 179). En 1804, le Code civil français est adopté en « réaction à la révolution sociale dans les foyers » (Desan, 2004, p. 12). Il ne s’agit cependant pas d’un retour à l’ordre antérieur : héritage de la révolution, le mariage reste, dans le Code Napoléon, défini comme un contrat civil, révocable, mais les possibilités de rupture du lien conjugal sont réduites et le Code proclame le devoir d’obéissance de l’épouse à l’époux.
23L’injure sexiste et sexuelle a constitué dans de nombreux cas un moyen de réassignation de celles qui transgressent l’ordre du genre : les communardes sont taxées de « pétroleuses » par la presse versaillaise alors que le déclenchement d’incendies à Paris est démenti par les témoignages des contemporain.es. Ces accusations, cumulées à celles de déviantes sexuelles (concubines, prostituées et lesbiennes), s’expliquent « surtout par le refus, largement partagé chez les hommes – y compris par certains communards, les proudhoniens par exemple –, que les femmes jouent un rôle actif dans l’arène politique, pensent et agissent par elles-mêmes et prennent part, à armes égales, aux combats » (Zancarini-Fournel, 2016, p. 372). Au continuum habituel des violences sexistes s’ajoutent les sanctions judiciaires « exemplaires » (au sens de faire exemple à des fins de dissuasion), telles les lourdes condamnations prononcées contre des actrices de la Commune de Paris accusées d’avoir enfreint les normes de féminité, ainsi que l’a montré Édith Thomas dans l’ouvrage pionnier qu’elle a consacré aux formes d’engagement des femmes au cours de cet épisode révolutionnaire ainsi qu’aux modalités de leur répression sociale et judiciaire (1963, 2021).
24Dans de nombreux cas, la resectorisation des mobilisations s’est accompagnée de la formation et de l’élargissement des collectifs, des associations et des groupes féministes et, dans certains contextes, des minorités sexuelles. Ainsi, c’est une fois la guerre révolutionnaire terminée que des Salvadoriennes y ayant pris part s’organisent dans des associations féministes, pour dénoncer les violences sexistes et formuler un ensemble de revendications propres (Falquet, 1997). En France, c’est surtout au cours des années après mai-juin 1968 et non, contrairement à une idée reçue, pendant l’événement que les hiérarchies de genre et de sexualité sont dénoncées (Bantigny, 2018, p. 259-278). Centrales dans les graffitis en mai-juin, les représentations de la sexualité sont andro et hétérocentrées, avec des références à la matérialité de l’éjaculation masculine et le cantonnement des femmes à une posture esthétique (Plaquevent, 2019). Lucile Ruault montre que l’impératif de « libération sexuelle » est construit par et pour des hommes et que des femmes cherchent à répondre aux injonctions masculines au prix de souffrances dont l’expression a été censurée (2019). Parallèlement, dans les années qui suivent les événements de 1968, les mouvements féministes, gays et lesbiens remettent en cause la norme d’une sexualité hétéro et androcentrée (Plaquevent, 2019). L’attention aux processus de politisation de long terme a amené des chercheur.ses à privilégier l’expression d’« années 1968 » (Dreyfus-Armand et al., 2008). Dans leur enquête sur les modes de politisation de jeunes femmes au cours des années 1970, à Auxerre, Catherine Achin et Delphine Naudier montrent que les idées féministes se diffusent « par capillarité » (2008, p. 385) dans les collectifs non mixtes et lors de grèves, mais aussi dans le cadre de sociabilités que tout semble éloigner des milieux féministes, comme « les réunions Tupperware ». C’est aussi au cours des années 1970 que le mouvement féministe lyonnais s’élargit et se renouvelle considérablement, dans sa composition, ses revendications et ses modes d’action (Masclet, 2018), tout comme le mouvement homosexuel à Paris (Sibalis, 2005, 2010).
25Prendre en compte une temporalité de long terme qui dépasse le temps court des événements permet aussi d’interroger l’idée de retour à l’ordre du genre. Les dispositions des individus peuvent être durablement transformées. Lors des années suivant les événements, les décalages peuvent s’accentuer entre, d’une part, le contexte et, d’autre part, les aspirations à une autre vie, pour soi et de manière plus générale. Ces « désajustements », qui engendrent des souffrances psychologiques, ont été mis en évidence pour les ancien.nes participant.es à Mai 68 (Pagis, 2014). Les effets transformateurs déstabilisants de la participation aux événements sont particulièrement accentués chez des jeunes femmes qui débutent leur carrière d’engagement en Mai 68 et qui, issues des classes moyennes et de la bourgeoisie, y prennent part de manière intensive car leur disponibilité biographique les y autorise. Les tensions résultent « d’habitus déchirés » (p. 190), de la contradiction entre les produits, d’une part, de la socialisation primaire et, ceux, d’autre part, de la socialisation dans les mouvements féministes au cours des années après 68 : incompréhensions de l’entourage familial, ruptures temporaires ou plus durables avec la famille d’origine ou le conjoint et difficultés à trouver une place sur le marché matrimonial. Les conversions génèrent ainsi des « coûts affectifs » (p. 191). Les désajustements entre les dispositions et les contextes sont cependant bien plus importants dans notre cas, non en raison de spécificités culturelles, mais de l’évolution des conjonctures économique et politique. D’une part, l’aggravation des crises économiques affaiblit les ressources matérielles, en particulier pour les jeunes et les femmes, alors même que les révolutions ont fait naître ou renforcé des aspirations à l’autonomie. D’autre part, les possibilités d’actualisation et de reconversion des dispositions critiques apparaissent, en raison des trajectoires des crises politiques et des révolutions qui ont abouti à des restaurations autoritaires ou à des guerres, beaucoup plus réduites que pour les ancien.nes soixante-huitard.es français.es.
26Les travaux cités ici portent sur des processus révolutionnaires terminés, sur lesquels les auteur.rices disposent d’un recul historique. Cela leur permet d’interroger la production des récits et des mémoires et de mettre en lumière les normes et les rapports de pouvoir qui conduisent à retenir certaines personnes comme protagonistes des révolutions et à en oublier d’autres. Michelle Chase souligne par exemple que le récit mémoriel de la révolution cubaine consacre l’armée rebelle (masculine) menant les guérillas dans la montagne comme ce qui a fait tomber le régime, alors que les Cubaines ont surtout participé à la résistance urbaine (2015). Comme ces travaux, les chapitres de cet ouvrage ont mis en lumière des protagonistes souvent invisibilisé.es par les récits les plus répandus des événements – quoique leur construction mériterait en elle-même une étude rigoureuse, qui n’existe pas pour le moment à notre connaissance. Au-delà des individus ayant physiquement participé aux manifestations, sit-in et occupations de places, il semblerait important et stimulant d’élargir encore le spectre des personnes incluses dans de tels projets d’étude. Dans un court article intitulé « Le privilège de la révolution » (« The Privilege of Revolution »), Jessica Winegar interroge la perception selon laquelle la révolution et le changement social se feraient sur une place urbaine, en centre-ville (2012). À propos de la situation au Caire en 2011, elle rappelle que de nombreuses personnes ne peuvent pas être sur cette place : celles qui s’occupent d’enfants ou en ont à charge, dont les ressources dépendent du travail informel, qui n’y sont pas autorisées par leurs parents, qui sont âgées ou en mauvaise santé ou qui ne peuvent pas se déplacer jusqu’au centre du Caire. Elle restitue la forte anxiété exprimée par des personnes de fait enfermées chez elles tout au long des premiers jours et des semaines de la révolution. Certaines de ces personnes se sont probablement engagées, quelques années plus tard, dans d’autres mouvements dans le sillage des révolutions ; mais lorsque ce n’est pas possible, peut-être l’impression d’être passé.e à côté du moment révolutionnaire et de subir ensuite le contexte répressif et la restauration autoritaire crée-t-elle également des « habitus déchirés » spécifiques. En combinant perspective de genre et sociologie des crises et en élargissant les sphères étudiées, nous espérons avoir apporté une meilleure compréhension des processus révolutionnaires, tout en appelant à un renouvellement des angles d’étude et d’analyse que cet ouvrage est loin d’épuiser.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Achin Catherine & Naudier Delphine (2008), « Les féminismes en pratiques », dans Dominique Damamme et al. (dir.), Mai-juin 68, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, p. 383-399.
Afary Janet (2009), Sexual Politics in Modern Iran, Cambridge, Cambridge University Press.
10.1017/CBO9780511815249 :Amrane Djamila (1991), Les Femmes algériennes dans la guerre, Paris, Plon.
10.3917/plon.amran.1991.01 :Babb Florence (2003), « Out in Nicaragua: Local and Transnational Desires after the Revolution », Cultural Anthropology, vol. 18, nº 3, p. 304-328.
10.1525/can.2003.18.3.304 :Bantigny Ludivine (2018), 1968 : de grands soirs en petits matins, Paris, Éditions du Seuil.
Chase Michelle (2015), Revolution within the Revolution. Women and Gender Politics in Cuba, 1952-1962, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.
10.5149/northcarolina/9781469625003.001.0001 :Desan Suzanne (2004), The Family on Trial, Berkeley, University of California Press.
Dobry Michel (1986, 1992), Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
10.3917/scpo.dobry.2009.01 :Dreyfus-Armand Geneviève et al. (2008), Les Années 68 : le temps de la contestation, Bruxelles, Éditions Complexe.
Falquet Jules (2005), « Trois questions aux mouvements sociaux “progressistes”. Apports de la théorie féministe à l’analyse des mouvements sociaux », Nouvelles questions féministes, vol. 24, nº 3, p. 18-35.
Falquet Jules (1997), « Les Salvadoriennes et la guerre civile révolutionnaire », Clio, nº 5, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/clio/411 (juillet 2023).
10.4000/clio.411 :Godineau Dominique (1988, 2004), Citoyennes tricoteuses : les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Paris, Perrin.
Karimi Fatemeh (2022), Genre et militantisme au Kurdistan d’Iran : les femmes kurdes du Komala, 1979-1991, Paris, L’Harmattan.
Kréfa Abir & Le Renard A. (2020), Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb, Paris, Éditions Amsterdam.
Lacombe Delphine (2019), « “Pas d’émancipation de la femme sans la révolution” : les enjeux de genre de la révolution sandiniste », Ethnologie française, vol. 49, nº 2, p. 357-371.
Marie Jean-Jacques (2017), Les Femmes dans la révolution russe, Paris, Éditions du Seuil.
Masclet Camille (2018), « “Debout, mères et ménagères !” Les mobilisations féministes lyonnaises », dans Collectif de la Grande Côte (dir.), Lyon en luttes dans les années 68 : lieux et trajectoires de la contestation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, p. 97-155.
Pagis Julie (2014), Mai 68, un pavé dans leur histoire : événements et socialisation politique, Paris, Presses de Sciences Po.
Pavard Bibia, Rochefort Florence & Zancarini-Fournel Michelle (2020), Ne nous libérez pas, on s’en charge : histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte.
Plaquevent Blanche (2019), « Penser la révolution sexuelle dans les années 1960 : intellectuel.le.s et étudiant.e.s en quête de subversion », Ethnologie française, vol. 49, nº 2, p. 277-292.
Plumauzille Clyde (2016), Prostitution et révolution : les femmes publiques dans la cité républicaine, Paris, Champ Vallon.
10.14375/NP.9791026700685 :Ruault Lucile (2019), « Libération sexuelle ou “pression à soulager ces messieurs” ? Points de vue de femmes dans les années 68 en France », Ethnologie française, vol. 49, nº 2, p. 373-389.
Sartori Giovanni (1970), « Concept Misformation in Comparative Politics », The American Political Science Review, vol. 64, nº 4, p. 1033-1036.
10.2307/1958356 :Sibalis Michael (2005, 2010), « L’arrivée de la libération gay en France. Le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) », Nathalie Paulme (trad.), Genre, sexualité & société, nº 3, en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/gss/1428 (juillet 2023).
10.4000/gss.1428 :Thomas Édith (1963, 2021), Les « Pétroleuses », Paris, Gallimard, édition préfacée et enrichie par Chloé Leprince.
Varela Raquel (2018), Un peuple en révolution : Portugal 1974-1975, Marseille, Agone.
Verjus Anne (2002), Le Cens de la famille : les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin.
Winegar Jessica (2012), « The Privilege of Revolution », The American Ethnologist, vol. 39, nº 1, p. 67-70.
Zancarini-Fournel Michelle (2016), Les Luttes et les rêves : une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Paris, La Découverte.
Zancarini-Fournel Michelle (2002), « Genre et politique : les années 1968 », Vingtième siècle, nº 75, p. 133-143.
10.2307/3771864 :Notes de bas de page
1 Pour plus de détails, voir Kréfa & Le Renard (2020, p. 144-145).
2 Sauf indication contraire, nous traduisons.
3 Le 3 septembre 1792, des hommes armés de sabres et d’autres objets tranchants pénètrent à la Salpêtrière, libèrent une cinquantaine de détenues, tout en en assommant et en en tuant une trentaine. Selon Clyde Plumauzille, ils semblent avoir effectué le tri en fonction de la présence ou non de la flétrissure, marque au fer rouge sur les épaules des détenues condamnées aux galères pour vol et des prostituées récidivistes (2016).
Auteurs
Abir Kréfa est sociologue à l’Université Lumière Lyon 2 et au Centre Max-Weber. Spécialiste de l’action collective, du genre, des sexualités et de la culture, elle a notamment publié Écrits, genre et autorités : enquête en Tunisie (Éditions de l’ENS, 2019) et coordonné avec Sarah Barrières le dossier « Genre, crises politiques et révolutions » de la revue Ethnologie française (2019). Son dernier article a été publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales.
Saba Le Renard est sociologue au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et membre du Centre Maurice-Halbwachs. Ses recherches s’inscrivent dans une approche féministe postcoloniale et s’intéressent en particulier à l’imbrication entre genre, classe et race. Son projet actuel porte sur les violences sexuelles. Iel a notamment publié Le Privilège occidental : travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï (Presses de Sciences Po, 2019) et, avec Abir Kréfa, Genre et féminismes au Maghreb et au Moyen-Orient (Éditions Amsterdam, 2020).
Sarah Barrières est doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et, depuis 2021, attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) en science politique à l’Université de Lille. Elle prépare une thèse sur les luttes de classes et de genre en Tunisie. Elle a coordonné avec Abir Kréfa le dossier « Genre, crises politiques et révolutions » de la revue Ethnologie française (2019) et a publié, entre autres, dans la revue Travail, genre et sociétés.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser les frontières sociales
Enquêtes sur la culture, l’engagement et la politique
Lilian Mathieu et Violaine Roussel (dir.)
2019
Lutter pour ne pas chômer
Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc
Montserrat Emperador Badimon
2020
Sur le terrain avec les Gilets jaunes
Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique
Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin et al. (dir.)
2022
Le genre en révolution
Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020
Sarah Barrières, Abir Kréfa et Saba Le Renard (dir.)
2023