Mobilisations intersectionnelles (Liban)
Entretien avec Roula Seghaier réalisé par Saba Le Renard, automne 2020
p. 227-238
Texte intégral
1Roula Seghaier se définit comme militante féministe queer transnationale. Pour elle, le terme féminisme englobe nécessairement celui d’intersectionnalité. Après avoir participé à la révolution tunisienne, elle est arrivée au Liban en 2011 pour ses études et y a milité dans différents collectifs formels ou informels. C’est dans cette continuité qu’elle s’est engagée dans le mouvement protestataire massif qui a commencé le 17 octobre 2019. Professionnellement, au moment de l’entretien, elle travaille comme coordinatrice de programme stratégique pour la Fédération internationale des travailleuses domestiques (FITD, ou IDWF en anglais), qui est la seule fédération mondiale dirigée par des femmes. Elle a auparavant été directrice d’une revue en accès libre bilingue qui vise à faire le pont entre université et activisme et à subvertir l’hégémonie occidentale dans la production de savoir sur les questions de corps et de genre au Moyen-Orient, au Maghreb et en Asie. Cet entretien met en lumière un militantisme qui refuse de séparer les questions de genre ou de sexualité de celles du clientélisme, du confessionnalisme et du statut des immigré.es et réfugié.es, qui représentent environ un quart des habitant.es du Liban. L’entretien a eu lieu en anglais le 5 octobre 2020 et a été traduit par Saba Le Renard.
2Comment qualifies-tu le mouvement qui a commencé au Liban le 17 octobre 2019 ?
3Je voudrais d’abord revenir sur cette date du 17 octobre, choisie pour marquer le début de la révolte. Davantage que comme surgissement en réaction aux annonces gouvernementales d’imposer de nouvelles taxes, j’analyse le soulèvement de 2019 comme une combinaison de plusieurs événements. Beaucoup de mobilisations inédites dans le contexte libanais étaient arrivées juste avant, comme le mouvement des camps. Les habitant.es des camps de réfugié.es palestinien.nes ont protesté contre la décision du ministère du Travail selon laquelle ils et elles devaient désormais demander un permis pour pouvoir travailler légalement. Avant cette décision, ils et elles étaient déjà exclu.es de 70 professions prestigieuses et confiné.es aux positions subalternes, et cette nouvelle mesure destinée à la « nationalisation » de la main-d’œuvre a engendré la fermeture de nombreux commerces et a obligé de nombreuses personnes à travailler de manière informelle, en dehors du cadre légal. Pour la première fois depuis soixante-douze ans, c’est-à-dire depuis le début de la présence des réfugié.es palestinien.nes au Liban, un mouvement a réuni tous les camps palestiniens, et des militant.es libanais.es s’y sont joint.es. Or, étant donné l’interdiction de rassemblement entre Palestinien.nes, les réfugié.es palestinien.nes manifestent à l’intérieur des camps contre les autorités qui les administrent, mais ne peuvent pas présenter leurs revendications en public, face au gouvernement libanais. Je crois que cela a créé un contexte propice. Il y a aussi eu un mouvement étudiant contre la hausse des frais d’inscription, contre la privatisation de l’accès au savoir et contre la volonté de réserver les diplômes et les postes élevés dans la hiérarchie à une petite minorité qui les contrôle. Ensuite, deux semaines avant le 17 octobre 2019, il y a eu des feux de forêt dans la montagne, que le gouvernement a dit ne pas avoir les moyens de contrôler. Ce sont des réfugié.es palestinien.nes qui les ont combattus, mobilisant les pompiers et les premiers secours des camps. Donc, il y a eu ces mobilisations étudiantes, palestiniennes et d’autres habitant.es non libanais.es, notamment syrien.nes, à travers la campagne « Le pays s’adapte à tou.tes ». En dix ans de vie au Liban, je n’avais jamais expérimenté une telle convergence des luttes. Le 17 octobre est la date qui a été retenue, mais c’est aussi un effet de la manière dont on pense les révolutions. Cette date résulte d’un processus de cadrage national de la révolte, comme une révolution libanaise, plutôt qu’une révolution au Liban, impliquant toutes les personnes qui y vivent, libanaises, palestiniennes, syriennes, travailleuses domestiques, étudiantes.
4De ton point de vue, ce mouvement constitue-t-il une révolution ?
5Les mots que l’on emploie créent en quelque sorte la valeur politique de la mobilisation, indépendamment d’une réalité objective. Nous l’avons qualifié différemment selon les moments. Quand c’était en train de se passer, nous disions que c’était une révolution, d’abord parce que notre objectif était que ce soit une révolution ! Mais c’était aussi en réaction aux tentatives de beaucoup d’hommes politiques, comme Hassan Nasrallah [le leader historique du Hezbollah], de minimiser la révolte en l’appelant « mouvement » (hirak). Ceux-ci prétendaient qu’il s’agissait simplement d’une demande de réformes, mais que ce mouvement n’avait pas le pouvoir de renverser le gouvernement ni d’insuffler un changement radical. Hassan Nasrallah a d’ailleurs prédit que le « mouvement » s’éteindrait de lui-même en deux mois – et il a eu bien tort ! Et donc, nous avons décidé de l’envisager comme une révolution, en affirmant : nous ne sommes pas là pour demander des réformes. On peut même dire que la guerre civile s’est terminée le 17 octobre 2019, parce que l’ennemi commun est enfin devenu clair : le gouvernement.
6Mais le soulèvement s’est essoufflé au fil des mois, avec l’aggravation de la crise économique (dont beaucoup d’hommes politiques ont accusé les protestataires d’être responsables). Quand le confinement a commencé, le 19 mars, nous avons dû remettre en question le choix d’appeler ce mouvement « révolution », parce que les changements radicaux que nous appelions n’ont pas eu lieu et que les mêmes dynamiques se poursuivent, voire empirent. Nous devrions être dans la rue, contre le régime, en train de continuer le travail que nous avons commencé. Mais à cause de la pandémie, nous avons transformé nos manières de nous organiser et nous n’avons plus forcément la possibilité d’être présent.es dans la sphère publique. Les autorités bénéficient d’une pause, d’un temps de répit qu’elles utilisent pour intensifier diverses formes d’oppression et de répression. Nous avons perdu l’élan de la révolte. Personnellement, j’ai la rage, tout en me sentant dépossédée de mon pouvoir.
7Aujourd’hui, on parle plutôt de révolte ou de soulèvement en attendant d’atteindre d’autres victoires. Et nous demandons vengeance pour tout ce qui est arrivé depuis. À l’époque, nous revendiquions par exemple que les hommes politiques aient à répondre de leurs actes, nous leur présentions des revendications, nous demandions des changements. Aujourd’hui, on ne s’adresse même plus à eux. Après l’explosion du 4 août 2020, qui a fait plus de 200 morts, ce sont les gens qui ont dû nettoyer les rues, chercher dans les décombres, soigner les personnes blessées, faire les soins humanitaires. Quelques jours avant l’explosion, l’hôpital américain a licencié des centaines d’infirmières. Ce sont ces infirmières injustement licenciées qui ont soigné les blessé.es de l’explosion, gratuitement. Donc, le gouvernement n’a pris aucune de ses responsabilités après le désastre, sans même aborder comment il a causé ce désastre. Ce sont les gens qui ont lancé leurs propres initiatives pour survivre. Si nous descendons dans la rue aujourd’hui, c’est dans une volonté de survivre.
8Peux-tu revenir sur ton engagement avant 2019 ?
9J’appartiens à une coopérative féministe, qui tente de créer une économie alternative féministe et cherche à créer des espaces plus sûrs pour les femmes et les personnes trans et non binaires. Elle a été fondée en 2014. C’est une coopérative qui est autofinancée et non une organisation non gouvernementale (ONG). Nous voulons garder le contrôle sur notre discours et ne pas subir l’influence des bailleurs de fonds et des rapports de pouvoir du Nord global sur le Sud global. Chaque personne verse 1 à 2 % de son salaire à la coopérative, notamment pour payer le local. C’est bien sûr négociable, notamment pour les personnes qui ont des charges familiales. Le droit d’adhésion minimal est d’un dollar par mois et le montant de la contribution ne détermine pas le pouvoir d’une personne. Nous organisons des événements, ouverts ou réservés aux membres de la coopérative, et encourageons des formes d’entraide. La coopérative féministe nous est apparue comme une solution à des problèmes que diverses personnes avaient rencontrés dans de précédents collectifs formels ou informels. Certaines avaient participé, auparavant, au collectif Nasawiyya1, qui avait déjà impulsé une réflexion sur ces questions.
10Je suis aussi migrante, et en tant que migrante je me suis engagée dès mon arrivée au Liban pour les travailleuses domestiques. Quand je suis arrivée au Liban, la première scène que j’ai vue à l’aéroport, c’était celle des employées domestiques qui, à leur descente de l’avion, étaient mises à part et dont les passeports étaient confisqués. Cela m’a marquée et je me suis engagée dans le mouvement antiraciste. J’ai été une des membres fondatrices du Migrant Workers Task Force en 2012. Mais en dehors de cela, j’ai surtout participé à des initiatives spontanées de réunions avec des ami.es face à des injustices : aller protester devant le tribunal quand une personne réfugiée est séparée de son enfant par exemple, quand une personne est déportée vers la Syrie parce qu’elle n’a pas de papiers, etc. Dans ces manifestations, on croise toujours un peu les mêmes personnes, et ce sont ces visages familiers que j’ai retrouvés le 17 octobre. Je savais que je pouvais m’organiser avec ces personnes.
11Toi comme beaucoup des personnes avec lesquelles tu milites travaillez dans une ONG, mais vous préférez éviter la forme ONG pour les engagements que tu as cités. Peux-tu revenir sur ce choix ?
12Beaucoup d’entre nous travaillent dans des ONG, parce que c’est là que nous pouvons trouver des emplois. Certaines ONG sont meilleures que d’autres et je ne souhaite pas condamner cette forme d’action. Mais pour l’organisation politique, il nous semble très important de ne pas choisir cette forme. Les ONG promeuvent des formes particulières de militantisme et d’organisation, conformes aux imaginaires occidentaux. Elles ont besoin de justifier les financements qu’elles reçoivent et donc de s’approprier les actions protestataires, de dire qu’elles ont été les premières à revendiquer telle ou telle chose... Non seulement c’est élitiste, mais cela crée un récit linéaire, alors que ce n’est pas comme ça que les mouvements se font. Les ONG parlent dans une perspective de droits humains, ce qui implique de demander des droits pour tel ou tel groupe à l’État, alors que nous souhaitons militer dans une perspective de justice, car celle-ci est indivisible. Elles peuvent proposer des réformes ou éduquer et sensibiliser sur des problèmes spécifiques, mais pas enclencher des révolutions.
13As-tu commencé ta participation au soulèvement du 17 octobre au sein d’un collectif en particulier ?
14Le 17 octobre, nous organisions une soirée jeux à la coopérative. J’avais préparé des questions pour jouer sur le modèle du Trivial Pursuit. Tout le monde était réuni, puis on a entendu les nouvelles, vu les images d’immeubles qui brûlaient et des gens dans la rue, et plus personne n’a eu envie de jouer au Trivial Pursuit. Nous voulions voir ce qui se passait. Nous avons fermé la coopérative et je suis partie dans le centre-ville avec deux personnes. J’ai rencontré d’autres personnes que je connaissais d’autres actions protestataires et de cercles de sociabilité féministes et antiracistes et nous avons commencé à nous organiser ensemble. Une forme de collectif est née, rassemblant un groupe de personnes très diverses, des mouvements antiraciste, féministe, queer. Pas seulement des personnes de la coopérative, mais aussi d’autres féministes qui s’étaient auparavant engagées contre le harcèlement de rue, dans la cause antiraciste, etc., et des personnes qui n’avaient pas forcément milité auparavant en dehors des ONG. Il n’y avait pas une seule stratégie politique et les personnes s’intéressaient à différentes formes de luttes. Certaines voulaient faire des actions directes, d’autres écrire des discours, d’autres encore s’occuper de la sécurité, c’est-à-dire veiller à ce que personne du collectif ne soit attaqué ou tabassé par la police ou les milices. Ce qui nous rassemblait, c’est que nous avions confiance les un.es en les autres, que personne ne souhaitait s’approprier la révolte en s’en attribuant l’initiative. Nous pensons, par ailleurs, que demander aux protestataires de fournir une solution alternative « clé en main » est une manière de les réduire au silence. Nous avons une vision et des revendications, mais pas un programme à tendre au gouvernement.
15Pour mieux se représenter ce collectif, peux-tu donner un ordre de grandeur du nombre de personnes qui y ont participé ? Quelles sont ces personnes ?
16Nous étions environ 80, au plus fort de la mobilisation. Il n’y a pas beaucoup de personnes non libanaises dans le groupe. C’est très difficile pour les personnes palestiniennes et syriennes de participer à ce type de collectif, car elles sont tout de suite perçues comme membres, voire représentantes, d’une communauté. Il y en a quelques-unes, mais peu. En tant que Tunisienne, c’est plus facile pour moi de militer comme individu, sans qu’on m’assigne à une communauté. J’accède à ce statut de sujet politique abstrait grâce à cette appartenance ambiguë, ce qui me confère un espace supplémentaire, un espace qui est précisément refusé aux personnes palestiniennes et syriennes – ce qui me fait mal au cœur. Mais nous faisons en sorte que les revendications des personnes non libanaises soient là. Y compris pour les travailleuses domestiques immigrées, qui ont très peu de possibilités pour militer et risquent d’être très rapidement emprisonnées.
17Quelles étaient les revendications de ton collectif et que signifiait pour toi avoir un engagement intersectionnel ?
18Je ne différencie pas vraiment les cercles féministes, queers et antiracistes, qui se rejoignent. Nous luttons dans une perspective de justice sociale. Nos convictions diffèrent de celles des ONG dédiées à la cause LGBT, dominées par des hommes gays libanais appartenant à des milieux plus privilégiés d’un point de vue économique, qui ignorent les questions de migration et d’asile et défendent des politiques de visibilité. Ces ONG ont par exemple évalué les politiciens en compétition lors des dernières élections et ont appelé à voter pour des candidat.es s’affirmant publiquement gay friendly. Mais pourquoi appellerait-on à voter pour des membres de partis dont l’un, les Phalanges libanaises (kata’ib), est construit sur le modèle du parti fasciste italien, dont l’autre est impliqué dans des massacres de Palestinien.nes, dont beaucoup ont participé à la guerre civile, sous prétexte qu’ils seraient gay friendly ? Et comment peut-on donner des consignes de vote quand les personnes trans n’ont même pas la possibilité de changer de papiers et sont de fait exclues du droit de vote ? Ce type d’activisme permet à des hommes politiques de conquérir un électorat jeune. Les mouvements féministes queers critiquent ce genre d’initiative : ce n’est pas ce type de changement que nous voulons.
19Nous demandons la justice. La raison pour laquelle une travailleuse migrante n’est pas autorisée à avoir des relations intimes ou sexuelles est aussi celle pour laquelle être queer est criminalisé, et aussi celle pour laquelle les femmes hétérosexuelles ne peuvent pas se marier civilement, et aussi celle pour laquelle les mères ne peuvent pas avoir la garde de leurs enfants ni leur transmettre la nationalité libanaise. C’est pour cette même raison que les personnes qui veulent changer de genre doivent renoncer à toute filiation avec les enfants qu’elles ont pu avoir. Cette raison, c’est que cela bouleverserait les mécanismes sur lesquels l’État est bâti.
20La présence des organisations plus réformistes ou des ONG dans la révolte était-elle marginale ?
21Tout le monde a participé à cette révolte, sauf les personnes qui avaient des liens forts avec les partis politiques et celles qui ne pouvaient pas se le permettre en raison de leur position subalterne dans des relations de clientélisme confessionnel et qui auraient pris de gros risques pour elles-mêmes ou pour leurs proches (et je ne cherche pas, ici, à blâmer ces dernières). Mon but n’est pas de nier la participation des ONG, mais elles n’étaient pas la révolution.
22Lors de la révolte du 17 octobre, personne ne pouvait s’approprier les revendications, on ne pouvait que s’y joindre. C’était une révolte du peuple. Les gens étaient massivement dans les rues, sans revendiquer l’appartenance à des organisations. Et les personnes qui étaient dans la rue étaient aussi et surtout celles qui avaient tout perdu, qui n’avaient pas d’autre choix que protester, qui protestaient pour leur survie : des personnes sans logement, etc. Il n’y avait pas de leader. Bien sûr, ce type de dynamique nous amène à lutter aux côtés de personnes avec lesquelles on n’est peut-être pas d’accord sur le fond. Par exemple, quand on marche à côté de gens qui demandent des emplois décents, nous sommes d’accord avec cette revendication a priori, mais demandent-ils des emplois décents spécifiquement pour les citoyen.nes libanais.es, à l’exclusion des autres habitant.es du pays ?
23Je souhaite par ailleurs contester les interprétations qui ont attribué la révolution à la « société civile ». Outre les ONG, le terme englobe trop de groupes différents, dont certains sont sexistes, racistes, homophobes, etc. La « société civile » peut désigner des associations de charité confessionnelles, où, par exemple, les bénévoles chrétiens refusent de donner du riz à une femme voilée affamée. L’expression « société civile » est aussi utilisée pour des initiatives que je rattache à un féminisme d’État, initiées par des femmes et des hommes appartenant à la classe dirigeante.
24Enfin, il est important de reconnaître les différentes manières de participer à la révolte, parce que tout le monde ne peut pas forcément venir crier des slogans en public, c’est quelque chose d’assez masculin, sans tomber dans le stéréotype. Par exemple, il y a des femmes qui ne manifestaient pas, mais qui cuisinaient pour les personnes dans la rue. Certaines venaient en voiture près des zones de rassemblement et faisaient monter à bord les personnes fuyant la répression de la police ou des milices. Ces femmes contribuaient au mouvement.
25Comment le collectif s’est-il positionné au sein du mouvement et comment ses revendications ont-elles été accueillies ?
26Nous avons tenté de combattre le cadrage national de la révolution et d’apporter une lecture intersectionnelle, en portant des revendications de personnes qui ne pouvaient pas forcément être là, dans la rue, notamment des femmes et des minorités de genre, ainsi que des personnes non libanaises, en raison des risques encourus ou du contrôle rapproché sur elles. Par exemple, nous reprenions des slogans comme :
Pour toi Tripoli nous renverserons le gouvernement
Pour toi Tyr nous créerons un système juridique juste
Pour les femmes trans nous resterons dans la rue
Pour les personnes LGBT nous dégagerons l’extrême droite.
27Nous reprenions toutes les phrases du slogan en mentionnant différentes villes.
28Un autre slogan répondait aux hommes politiques qui avertissaient que la révolte risquait de mener à un vide politique et à la guerre :
N’essayez pas de me faire peur avec le vide politique
Deux ans sans logement est un vide
Les femmes perdant la garde de leurs enfants sont un vide
Travailler de longues heures sans percevoir un salaire minimum est un vide
L’absence d’assurance santé est un vide
L’absence des hôpitaux est un vide
Les mauvaises infrastructures électriques sont un vide
Donc arrêtez de me faire peur avec le vide.
29Certains hommes politiques ont également prétendu que le système confessionnel était une condition sine qua non de la paix au Liban et que sa remise en cause engendrerait une guerre civile. Nous répondions : « Nous avons un criminel de guerre comme président/ Le gouvernement est la guerre civile et nous sommes la révolution du peuple. »
30Nous avons aussi répondu au ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, pour qui la « libanité est au-dessus de tout2 » et qui veut expulser les réfugié.es, par le slogan : « Prenez Gebran Bassil et donnez-nous les réfugié.es ! »
31Ces slogans nous ont permis de rencontrer de nouvelles personnes, notamment des personnes d’autres milieux et d’autres villes, plus jeunes que nous, en dehors de nos cercles, et dont c’était souvent le premier engagement politique, sachant que notre collectif était constitué principalement d’habitant.es de Beyrouth se connaissant d’autres mobilisations et aussi de l’univers des ONG, un peu les « usual suspects » ! La révolte nous a permis de nous faire des ami.es et des allié.es. Parfois, d’autres militant.es nous disaient que les réfugié.es et les droits des personnes trans, par exemple, n’étaient pas la question ; dans ce cas, nous leur expliquions notre point de vue.
32La révolte a-t-elle eu des effets sur les rapports de genre et sur la manière dont les personnes queers sont désormais perçues ?
33Un des slogans les plus chantés pendant la révolution a été « Gebran Bassil... Kiss Ummek », ce qui signifie « la chatte de ta mère3 ». Je ne veux pas juger cela, et il n’y a pas de manière respectable d’exprimer sa colère. L’idée n’est pas d’opposer de façon binaire les bonnes et les mauvaises manières de protester. Mais nous avons essayé d’engager une conversation, de proposer des chants alternatifs au mégaphone, et il y a maintenant de nombreux graffitis partout dans Beyrouth qui disent « chatte n’est pas une insulte ». En même temps, certains militants faisaient parfois exprès de venir chanter le slogan près de nous, sachant que nous le critiquions. Aujourd’hui, je vois les changements que la révolte commencée en 2019 a insufflés dans le militantisme. Dans les mouvements militants de gauche, ce n’est plus possible d’organiser un débat avec 10 hommes à la tribune. Ça ne peut plus exister sans notre présence. Les gens ne peuvent plus dire de manière explicite, publique, que le genre est secondaire, car ils perdraient leur légitimité. Les réunions entre hommes marxistes qui s’écoutent parler car ils pensent avoir la solution ne sont plus possibles. Les réunions politiques impliquent maintenant presque toujours des féministes ou des militant.es queers. Et je pense que c’est en partie une conséquence de la révolte.
34Nous nous sommes battu.es pendant des mois ensemble, nous nous sommes entraidé.es face à la répression de la révolte, nous avons protesté ensemble contre des arrestations, avons cherché des stratégies juridiques pour défendre les un.es et les autres. Nous avons été là les un.es pour les autres. Cela a créé une expérience commune. J’ai l’impression que maintenant les personnes militantes, notamment la jeune génération, peuvent être un peu plus flexibles sur les questions de genre et de sexualité, même si elles ne saisissent pas tous les enjeux de nos revendications.
35Ce mouvement s’inscrit aussi dans un contexte. Aujourd’hui, quelqu’un qui se dit progressiste ne peut plus faire de déclaration homophobe. Ce n’est pas forcément un progrès, vu comment l’homonationalisme fonctionne : des hommes politiques impliqués dans les massacres de Sabra et Chatila se disent gay friendly... On ne les écoute pas et ça ne change rien pour nous. Tant qu’il y a la criminalisation, l’absence de justice sociale, etc., je ne vois pas vraiment de changement social.
36Pourrais-tu revenir sur la répression ? Dans quelle mesure était-elle genrée ?
37Le gouvernement a utilisé les questions sexuelles pour tenter de décrédibiliser la révolte, affirmant que c’était une révolte de gays et de lesbiennes, et non de « bon.nes » Libanais.es, ou encore que les gens avaient des pratiques sexuelles dans la rue. Ce discours prétendait aussi que les révolté.es étaient des « infiltré.es » étranger.ères et non des Libanais.es. Il désignait les revendications comme celles des gays et des lesbiennes, avides de sexe, Palestinien.nes, étranger.ères... et non celles des « bon.nes Libanais.es ». C’est aussi pour cette raison que je ne différencie pas beaucoup, dans mon groupe, lutte contre le racisme et lutte contre le sexisme. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement assimile les différentes minorités pour délégitimer les luttes. Il entérine ainsi une certaine représentation de la légitimité politique au Liban, associée à la citoyenneté, à la masculinité et à l’hétérosexualité.
38Cela dit, la violence que nous avons le plus subie n’était pas genrée. C’était la violence des polices, des milices et des mercenaires payés par le gouvernement ou des hommes politiques pour passer à tabac des manifestant.es. Une de mes amies a dû se faire opérer car elle a eu l’utérus endommagé. Les personnes se faisaient frapper, une personne du groupe a été tuée par balle lors d’une manifestation à Tripoli. Lors de notre dernière marche, en août 2020, après l’explosion, un militaire a tabassé une personne du groupe qui a soulevé son tee-shirt pour lui montrer sa brassière. Celui-ci s’est calmé en pensant que c’était une femme et non un homme. Donc, le caractère genré de la répression est ambivalent.
39Les personnes les plus visées par la répression ont été celles ayant des soucis de papiers, qu’elles soient trans, réfugiées ou tout simplement étrangères. Elles ont souvent été convoquées par la police et gardées à vue. Par exemple, je suis migrante et j’ai été convoquée à la Sûreté générale.
40Il y a aussi eu du harcèlement sexuel : des policiers ou des membres de milices ont infiltré le mouvement pour le rendre dangereux pour les femmes, les personnes queers, etc. Mais nous avions des stratégies pour nous protéger, grâce à nos expériences précédentes d’organisation, en ne restant jamais seul.es. Nous restions en bloc, bien entouré.es. Nous faisions aussi en sorte que les personnes participant à la révolte et connues pour avoir harcelé n’entrent pas dans nos espaces. On touche là à des formes de violence qui peuvent aussi venir d’autres militant.es.
41Nous avions également des stratégies pour ne pas mettre en danger inutilement des membres du groupe. Par exemple, s’il y avait beaucoup de personnes trans, nous évitions de crier des slogans attirant l’attention sur cette question. Et en même temps, c’est un dilemme, car ces slogans permettent de se rendre visible et de nouvelles personnes peuvent ainsi se rallier au collectif et venir marcher avec nous. Quand nous en avons pris conscience, nous en avons discuté entre nous, et nous nous sommes dit que c’était fondamental de chanter ces slogans. C’est pareil pour les slogans concernant les réfugié.es.
42Le collectif est-il toujours actif aujourd’hui ?
43Comme le collectif est informel, les personnes vont et viennent. Il y a eu des tensions, au sens où les personnes veulent parfois faire des choses différentes : certaines veulent descendre dans la rue, d’autres veulent produire du discours, d’autres encore veulent faire des réunions pour réaliser des projets... L’idée est de ne pas choisir et que chaque personne puisse faire comme elle le souhaite. Mais pendant le premier confinement, nous avons essayé de mettre en place une organisation plus systématique, tout en restant attaché.es au principe que chaque personne fait ce qu’elle a envie de faire. Certaines ont voulu aider des personnes à payer leur loyer, héberger des personnes ayant perdu leur logement, payer des billets de retour à des travailleuses domestiques coincées au Liban sans emploi et sans argent. Nous nous organisons aussi à moyen terme, pour continuer à protester.
44Après l’explosion du 4 août 2020, le gouvernement a décrété l’état d’urgence et l’armée a pris le contrôle. Nous avons organisé un « samedi de la vengeance » (le 8 août 2020). Nous avons participé à une grande marche, des funérailles symboliques pour les personnes migrantes et réfugiées tuées par l’explosion, que le gouvernement a présentées comme anonymes. Que ces personnes soient restées anonymes n’est pas un hasard, mais l’effet du racisme systémique. Nous nous sommes organisé.es pour trouver leurs noms et prévenir leurs familles. La marche du 8 août 2020 a été durement réprimée, avec des gaz lacrymogènes de France, merci Macron pour l’aide au Liban ! La police a tabassé des manifestant.es, dont des membres du groupe.
45La déclaration de l’état d’urgence, le 13 août 2020, ne nous a laissé aucun répit, aucun temps de deuil. Nous avons parcouru les rues en expliquant au mégaphone ce que signifie l’état d’urgence, qui fait que des personnes sans abri n’ayant nulle part où aller pendant le couvre-feu peuvent être emprisonnées :
Ô peuple de Beyrouth en détresse
Plus d’une semaine depuis l’explosion
Plus d’une semaine et Beyrouth panse seule ses blessures sous le regard du gouvernement et ses milices
Mais aujourd’hui, cette même autorité qui a fait exploser Beyrouth a décidé de craindre pour sa sécurité.
Aujourd’hui, le parlement, qui est illégitime, discute de l’état d’urgence
Censure, arrestations, assignations à domicile, oppression des libertés sous prétexte de la sécurité nationale
La loi d’urgence est destinée à réprimer les manifestations et couvrir le massacre de Beyrouth
Que cette loi soit supprimée
Ils sont la seule menace pour la sécurité
Justice pour les victimes
Vengeons-nous du régime.
46D’autre part, ces dernières semaines, nous avons renommé une rue des noms de trois hommes syriens, des travailleurs du bâtiment, qui habitaient de manière informelle un immeuble incendié par les manifestant.es le 17 octobre. Les personnes qui l’ont incendié le pensaient vide et voulaient lutter contre la gentrification. Nous n’en voulons pas aux manifestant.es, mais au Code du travail libanais et au gouvernement qui ne protègent pas les travailleur.ses. Le travail manuel est souvent exercé par des travailleurs étrangers qui ne sont pas couverts par le droit du travail libanais. Ils sont mal payés et parfois sans logement. Ces travailleurs sont les victimes d’un système qui les a tués. Nous avons donc nommé cette rue du nom de ces trois hommes et avons projeté des images, dans l’espoir que leur mémoire soit associée à ces bâtiments. Ces trois hommes sont les premiers martyrs de la révolte du 17 octobre, mais les récits médiatiques et la mémoire collective tendent à les invisibiliser. Nous voudrions graver leur mémoire dans le centre-ville de Beyrouth.
47Quant à la coopérative, elle s’est transformée du fait du confinement et de la crise. Nous avons utilisé l’argent qui nous restait pour aider des personnes dans le besoin. Nous allons devoir fermer l’espace car nous ne pouvons plus payer le loyer. Beaucoup de personnes ne peuvent plus payer leur adhésion et l’argent de celles qui le peuvent est utilisé pour aider les autres. Nous allons bientôt discuter de ce que nous pouvons faire sans espace et sans pouvoir se réunir.
48Tu as participé à la fois à la révolution de 2011 en Tunisie et aux manifestations de 2019-2020 au Liban. Comment, selon toi, la première expérience a-t-elle influencé la seconde, à ton échelle personnelle et à celle des mouvements eux-mêmes ?
49Les deux expériences sont très différentes parce que les deux gouvernements sont très différents. En Tunisie, nous étions face à un État très centralisé, empêchant toute initiative autonome d’exister. Je m’étais alors battue notamment contre la censure et pour la liberté d’expression et j’avais participé à la campagne Sayeb Salah contre la censure. C’était une campagne plutôt libérale par rapport à mes convictions, mais c’était aussi un des seuls espaces disponibles à ce moment-là pour lutter ou pour rencontrer des personnes avec lesquelles s’organiser. J’avais aussi été convoquée au commissariat, d’ailleurs, mais j’étais trop jeune pour être emprisonnée. Au Liban, le système est différent, décentralisé et confessionnel. Tu te bats contre beaucoup de bêtes à la fois. Mais la contrepartie, c’est qu’il y a énormément de collectifs qui s’organisent depuis longtemps de manière autonome. Alors qu’en Tunisie, avant 2011, c’était très limité.
Notes de bas de page
1 Sur ce collectif, voir Paola Salwan-Daher, « Nasawiya : un collectif féministe libanais », Nouvelles questions féministes, vol. 35, nº 2, 2016, p. 144-148, en ligne : www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2016-2-page-144.htm (juillet 2023).
2 « Certains nous accusent de racisme parce que leur appartenance libanaise n’est pas assez forte pour qu’ils comprennent ce que nous ressentons. [...] Il est naturel que nous défendions la main-d’œuvre libanaise avant toute autre. Les Libanais avant tout ! Certains ne comprennent pas que notre libanité est au-dessus de tout. Notre appartenance libanaise est une appartenance à une civilisation, une histoire et une nation. » Discours cité par Christine Khalil, « Accusé de “racisme” par Joumblatt, Bassil défend son “appartenance” libanaise », L’Orient-Le Jour, 9 juin 2019, en ligne : www.lorientlejour.com/article/1173963/accuse-de-racisme-par-joumblatt-bassil-defend-son-appartenance-libanaise.html (juillet 2023).
3 Gebran Bassil était particulièrement ciblé en tant que figure centrale du népotisme, du clientélisme et du confessionnalisme et parce que ses politiques économiques ont contribué à la crise.
Auteurs
Roula Seghaier travaille comme coordinatrice de programme stratégique pour la Fédération internationale des travailleuses domestiques (FITD). Elle a auparavant été directrice d’une revue en accès libre bilingue qui vise à faire le pont entre université et activisme et à subvertir l’hégémonie occidentale dans la production de savoir sur les questions de corps et de genre au Moyen-Orient, au Maghreb et en Asie.
Saba Le Renard est sociologue au Centre national de recherche scientifique (CNRS) et membre du Centre Maurice-Halbwachs. Ses recherches s’inscrivent dans une approche féministe postcoloniale et s’intéressent en particulier à l’imbrication entre genre, classe et race. Son projet actuel porte sur les violences sexuelles. Iel a notamment publié Le Privilège occidental : travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï (Presses de Sciences Po, 2019) et, avec Abir Kréfa, Genre et féminismes au Maghreb et au Moyen-Orient (Éditions Amsterdam, 2020).
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Penser les frontières sociales
Enquêtes sur la culture, l’engagement et la politique
Lilian Mathieu et Violaine Roussel (dir.)
2019
Lutter pour ne pas chômer
Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc
Montserrat Emperador Badimon
2020
Sur le terrain avec les Gilets jaunes
Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique
Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin et al. (dir.)
2022
Le genre en révolution
Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020
Sarah Barrières, Abir Kréfa et Saba Le Renard (dir.)
2023