Ce que le genre fait à la crise politique, et vice-versa (Algérie)
p. 193-226
Texte intégral
1Le 22 février 2019, dans plusieurs villes algériennes, des centaines de milliers de personnes, presque exclusivement des hommes, manifestent après la prière du vendredi contre la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à sa propre réélection. Dans les jours suivants, les manifestations deviennent rapidement mixtes et intergénérationnelles et agrègent des groupes sociaux allant des classes populaires à certaines franges de la bourgeoisie culturelle (artistes, universitaires, etc.) et économique. Des organisations aux obédiences idéologiques antagonistes prennent part aux mobilisations : islamistes, sociaux-démocrates, marxistes, féministes, etc. La crise de délégitimation s’étend à toutes les élites politiques gouvernantes, civiles (ministres, membres du Front de libération nationale [FLN], du Rassemblement national démocratique [RND] et des organisations qui leur sont liées, nommés « le système FLN-RND1 », et des membres des partis d’opposition occupant ou ayant occupé des fonctions gouvernementales ou de député.es) puis militaires (l’état-major en particulier). Dans le même temps, divers secteurs sont affectés par des mobilisations simultanées : l’Université, des secteurs perçus comme des instruments du régime, tels que l’information et la communication, mais aussi la magistrature. La protestation touche la hiérarchie des organisations, syndicales et associatives liées au régime, en particulier celles de la puissante Union générale des travailleurs algériens (UGTA) et de l’Union nationale de la femme algérienne (UNFA). La crise n’épargne pas non plus les partis politiques autres que le FLN, comme le Parti des travailleurs et le Front des forces socialistes.
2Après l’opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, le mot d’ordre principal devient « que tous dégagent ! » (Yetnahâw gâ’ !), auquel s’ajoute « État civil et non militaire » (Dawla madaniyya, mâchî ‘askariyya !) Les mobilisations continuent en dépit du retrait de sa candidature, le 11 mars, à la suite de l’intensification des mobilisations et de la désectorisation. Avec l’annonce, le 9 avril, de l’élection présidentielle pour le 4 juillet, la protestation se cristallise autour de l’opposition à la tenue d’élections dans le cadre des institutions existantes. Dans un contexte de poursuite du mouvement de protestation et de radicalisation des revendications (exigence d’une seconde République, d’une Assemblée nationale constituante), des maires et des juges annoncent leur refus d’organiser et de faire surveiller le scrutin. Si les mobilisations dissuadent les candidatures, le 1er juin, une nouvelle date d’élections est fixée par le Conseil constitutionnel. Les mobilisations se poursuivent contre leur tenue, tout en ayant entre-temps connu un creux et un reflux. Elles reprennent un souffle à la rentrée scolaire de septembre, mais la répression s’est accrue depuis, avec la multiplication des arrestations et des procès. Les élections se tiennent le 12 décembre, malgré des appels au boycott et une abstention massive : selon les chiffres officiels, 20 % du corps électoral seulement y participe. Dans quelques villes, comme Béjaïa, où les autorités locales se distinguent par leur opposition au pouvoir central, les urnes ont été vidées et les élections n’ont pas eu lieu. C’est Abdelmadjid Tebboune, ancien Premier ministre sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, qui est élu. Sa trajectoire politique fait de lui un membre du FLN pouvant se présenter comme réformateur. Des manifestations continuent le vendredi avec des cortèges nettement plus réduits. Les désengagements permettent aux autorités de cibler la répression contre ceux et celles identifié.es comme les meneur.ses, ainsi que contre des journalistes critiques. La mobilisation s’essouffle et prend fin avec la crise sanitaire.
3De février 2019 à mars 2020, l’Algérie aura donc connu de manière presque ininterrompue des manifestations hebdomadaires, plurisectorielles le vendredi et étudiantes le mardi et, au sein de cette séquence temporelle, une conjoncture fluide (Dobry, 1986, 1992). Comme pour les autres crises politiques et les révolutions du Maghreb et du Moyen-Orient, la production scientifique (Desrues & Gobe, 2019 ; Benderra et al., 2019 ; Allal et al., 2021) reprend globalement l’idée d’un acteur protestataire homme. Une petite exception se distingue : l’article de la sociologue féministe algérienne Fatma Oussedik, lequel, bien qu’il ne soit pas principalement axé sur le genre, évoque une redéfinition de la masculinité au cours du hirak à travers la « démarche de protection bienveillante » des hommes envers les femmes (2020, p. 74) et déconstruit l’idée d’une irruption de ces dernières dans les espaces publics en rappelant leurs engagements dans la guerre de libération.
4Ce chapitre rompt avec le biais aveugle au genre (gender blind) en montrant l’intérêt analytique de croiser le genre avec les propriétés des conjonctures fluides. L’approche n’est pas additive, au sens où il s’agirait d’intégrer les femmes engagées, en plus des hommes. Le genre est appréhendé, dans sa dimension matérielle et symbolique, de manière relationnelle, comme un rapport de hiérarchie entre les hommes et les femmes ainsi qu’entre les masculinités et les féminités.
5D’une part, le genre apparaît indispensable à la reconstitution de la dynamique de la crise ; d’autre part, la crise affecte les rapports de genre et les mobilisations féministes. Appréhender la crise et les mobilisations à l’aune du genre tout en reconstituant – propriété majeure des conjonctures fluides – leur caractère processuel relève a priori du paradoxe, tant le genre constitue un rapport de pouvoir structurel, inscrit dans les structures objectives et cognitives, ainsi que l’ont montré les nombreuses recherches féministes. L’analyse fondatrice de Michel Dobry des crises politiques autorise néanmoins ce croisement, bien que l’ouvrage soit, comme d’autres classiques des sciences sociales, aveugle au genre. Si, en effet, « l’activité tactique des protagonistes des conflits est placée au cœur de l’analyse des processus de mobilisation » (Dobry, 1986, 1992, p. 21) et que les crises politiques consistent en un « échange de coups2 », les protagonistes n’agissent pas dans un vide structurel. L’hypothèse de continuité indique que les structures ne s’évaporent pas, quand bien même les acteurs et actrices auraient le sentiment de s’en affranchir : elles continuent de s’imposer à eux et elles, à façonner leurs perceptions, leurs calculs et leurs comportements, notamment à travers la « régression vers les habitus ». Celle-ci constitue
l’une des modalités – la plus importante sans doute – par lesquelles le passé d’une société, ce qu’elle a été et les expériences qu’elle a connues, tendent à persister et à façonner jusqu’aux perceptions et comportements des acteurs dans les moments mêmes où le monde social paraît se défaire autour d’eux (Dobry, 1986, 1992, p. 239).
À partir d’une réappropriation de cette analyse à l’aune du genre, je montrerai dans ce chapitre que tout en étant un rapport de pouvoir structurel entre les hommes et les femmes, ainsi qu’entre les masculinités et les féminités, le genre n’en fait pas moins l’objet d’usages tactiques au cours du hirak.
6La seconde hypothèse est relative aux effets de la crise sur les rapports de genre. Dans quelle mesure le hirak s’est-il accompagné de transgressions et de renégociations du genre, de redéfinition des manières socialement admises d’être un homme ou une femme ? Certaines propriétés des conjonctures fluides – en particulier la désectorisation et la désobjectivation – incitent en effet à les considérer comme des moments privilégiés de déstabilisation du genre, car elles signifient potentiellement une rupture dans la perception des rapports sociaux « sur le mode de “ce qui va de soi” » (Dobry, 1986, 1992, p. 154).
7Croiser une analyse de genre avec celle des conjonctures fluides amène à repenser les objets de la recherche. Les travaux sur les mouvements sociaux mettent couramment l’accent sur les interactions entre les acteurs des mobilisations et les autorités de maintien de l’ordre. Les recherches récentes incitent à prendre en compte la diversité des modes et des formes de répression, au-delà de l’usage de la violence physique par les autorités étatiques lors du moment manifestant (Combes, 2020). Introduire le genre conduit à élargir ces autorités – la police et l’armée dans le cas du hirak – pour inclure les acteurs pluriels, privés et publics, de maintien de l’ordre du genre : autorités parentales, paternelles et protestataires, dont les pratiques de surveillance, de contrôle et de violence façonnent le risque de l’engagement pour les femmes. Dynamique et non fixiste, l’analyse intègre aussi les variations et les hiérarchies des masculinités. Car si la « masculinité hégémonique » (Connell, 2014) se manifeste souvent à travers l’exercice de la violence physique à l’endroit des femmes, l’hégémonie peut prendre d’autres configurations et la masculinité hégémonique être redéfinie (Connell & Messerschmidt, 2015, p. 166).
8La démonstration se fonde sur une enquête de terrain que j’ai effectuée en mai 2019, à Alger et à Béjaïa, auprès d’acteurs et d’actrices du hirak aux carrières militantes diversifiées3. Certain.es disposent d’un important capital militant, sont membres ou sympathisant.es d’organisations ou de collectifs prenant part au hirak : le Parti socialiste des travailleurs (PST)4, le Front des forces socialistes (FFS)5, le Mouvement démocratique et social (MDS)6, le Rassemblement actions jeunesse (RAJ)7, le Collectif algérois des femmes algériennes pour un changement vers l’égalité (FACE) et le Collectif libre et indépendant des femmes de Béjaïa (CLIFB). Certain.es portent plusieurs casquettes : des membres de RAJ militent au FFS ou au MDS et des militantes du CLIFB sont engagées au PST. D’autres enquêté.es sont des novices de la protestation. Ils et elles sont désigné.es comme des acteur.rices « ordinaires ». Les données empiriques proviennent de trois sources : des entretiens non directifs ; des observations d’actions collectives, de débats publics et de réunions militantes ; des archives privées et publiques sur les réseaux internet. Les langues utilisées sont l’arabe et le français et, dans le premier cas, les traductions ont été effectuées par mes soins. Si j’ai réalisé l’enquête de terrain en mai 2019, j’avais au préalable suivi pendant des heures quotidiennes, à partir du 22 février, les événements à Alger et à Béjaïa tels qu’ils étaient relayés par des participant.es ou des journalistes, dans divers médias numériques, sur Facebook, Twitter, dont des pages de clubs de football. Si ces sources doivent être analysées avec précaution, car elles renseignent parfois davantage sur les catégories de perception et d’appréciation de celles et ceux qui les diffusent que sur le cours réel des événements, leur croisement m’a amenée à élaborer des hypothèses que j’ai pu tester une fois sur le terrain.
Causes et dynamique du hirak à l’aune du genre
9Le genre apparaît indispensable à la reconstitution de la crise, à savoir des causes de son déclenchement, de sa dynamique et de son reflux. Le hirak commence ainsi par des masculinités en révolte. Cependant, ainsi que l’a montré Michel Dobry et de nombreux travaux ultérieurs dans son sillage, il importe de rompre avec « l’illusion étiologique » (1986, 1992, p. 48) : irréductible aux facteurs de son émergence, la crise revêt une dynamique propre et c’est tout autant (sinon plus) celle-ci qui constitue « l’énigme à résoudre » (p. 50). Déclenchées par un affront aux masculinités, les mobilisations se féminisent en un double sens, quantitatif et qualitatif, pour culminer autour du 8 mars. Par la suite, le hirak connaît un reflux largement imputable au genre, plus précisément ici aux rapports sociaux de sexe : la division sexuée du travail ainsi que les violences de réassignation conduisent au désengagement de nombreuses femmes. Le rapport de force se déplace en défaveur des protestataires, la répression s’élargit et s’intensifie.
Des masculinités en révolte
10Les premières manifestations sont le fait de masculinités en révolte. Le mot d’ordre majoritaire est le « non au cinquième mandat » d’un président qui, mourant et en fauteuil roulant, ne peut représenter les Algérien.nes à la fonction présidentielle car il ne répond pas aux normes de la masculinité hégémonique. De nombreux protestataires ont des pancartes représentant un fauteuil pour invalide barré d’une croix, allusion directe à Abdelaziz Bouteflika qui, depuis un accident vasculaire en 2013, se déplace en fauteuil poussé par l’un de ses gardes du corps.
11Le corps masculin en fauteuil incarne, là comme ailleurs, un repoussoir pour la masculinité hégémonique, laquelle doit répondre aux normes du « geste individuel efficace » et de la « performance du muscle » (Dufour, 2013, p. 13). L’incapacité du président à exercer la fonction politique est alimentée par l’information qui circule depuis le 10 février selon laquelle il se rendra prochainement à Genève pour ses « contrôles médicaux périodiques8 ». C’est « l’humiliation de trop ! » qui est mentionnée comme ressort de la mobilisation le jour même sur Internet et au cours des entretiens, en particulier par des hommes. Les protestataires dénoncent avec indignation la pratique consistant, lors des cérémonies officielles, à représenter Abdelaziz Bouteflika (physiquement absent) en photographie, dans un cadre. Selim, avocat à Alger et nouveau sympathisant du PST, en parle ainsi :
Ce qui m’a poussé à sortir, c’est le ras-le-bol, comme a dit le peuple. C’en est arrivé à l’humiliation. [...] Depuis 2013, Bouteflika est inapte. Donc il y avait déjà une opposition par rapport à ça. Pas seulement par rapport à ce qu’il fait, un constat politique ou économique. Le constat c’est qu’il est inapte, en plus de la gestion médiocre. [...] Ils représentent Bouteflika en tant que cadre, pour qu’il nous gouverne. Ils nous ont insultés ! (Entretien, Alger, mai 2019)
12Cette offense à la masculinité des hommes algériens et, ce faisant, à celle de la nation est évoquée spontanément, quoique plus rarement, par des Algériennes (non féministes). C’est le cas de Néfissa, membre du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD)9, architecte, la cinquantaine, mariée et mère de quatre enfants, habitant dans la région de Béjaïa, qui revient ainsi sur les événements lors d’un échange informel : « Dans un cadre ! Imagine ! Pourquoi ? On n’a plus d’hommes en Algérie ? »
13Reconstituer les causes ou les ressorts du hirak ne revient-il pas à endosser la « posture étiologiste » très critiquée par l’auteur de Sociologie des crises politiques (Dobry, 1986, 1992, p. 50) ? C’est que Dobry ne plaide pas pour la renonciation à l’explication, mais pour un type particulier de celle-ci faisant l’économie de l’analyse d’une « éventuelle continuité entre les produits – les crises – et leurs déterminants » (p. 51). Il importe ainsi de s’interroger sur « les éléments que produits et déterminants peuvent avoir en commun » (ibid.), en mettant au jour « toute l’épaisseur des médiations causales10 entre [d’une part] les déterminants en amont des crises que l’on a identifiés », à savoir ici l’offense aux masculinités et, d’autre part, « les caractéristiques particulières des produits » (ibid.), en l’occurrence ici les logiques de genre internes au hirak.
14Les mots d’ordre et les symboles de la première journée du hirak s’éclairent au regard des principaux réseaux et des lieux de sociabilité, masculins, ayant mobilisé : les mosquées d’une part, les stades de football et les réseaux d’« ultras » d’autre part. Le 22 février, de nombreuses vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux montrant une désobéissance de fidèles à des imams prêchant, au nom de l’islam, la soumission aux gouvernants. Les meneurs des actions sont parfois des hommes aux longues carrières militantes. C’est le cas, à Béjaïa, de Mohand, employé au service d’hygiène de la wilâya11 dont l’engagement remonte à ses années de lycée, en 2001-2002, lors du grand mouvement de protestation dans sa ville et d’autres de Kabylie. Mohand est membre actif du FFS, aux couleurs duquel il s’est déjà présenté aux élections locales. Il est aussi cofondateur d’une section du Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (SNAPAP) et engagé au Croissant rouge. Très impliqué dans la préparation et l’organisation des marches du vendredi à Béjaïa, au sein des Brassards rouges (BR)12, il décrit ainsi, rétrospectivement, les événements du vendredi 22 février, lors d’un entretien collectif en mai 2019 :
Chaque vendredi, je fais la prière. [...] [Ce jour-là,] l’imam a commencé à prêcher, mais son prêche était exactement un discours du FLN. Quelques personnes ont commencé à protester un peu, mais calmement. Il continuait son discours. Je suis sorti, comme ça ne se fait pas de parler à l’intérieur de la mosquée par respect du lieu saint. J’ai pris mon téléphone, j’ai activé mon Internet et fait mon live. Beaucoup de monde a vu ce live [...] Beaucoup de gens sont sortis, m’ont suivi [...] J’ai continué le live avec Idir [un membre important des BR, présent à l’entretien], depuis ma sortie de la mosquée jusqu’à l’esplanade Taos Amrouche de la maison de la culture.
15Les réseaux de supporters de football ont également été beaucoup activés, pour ce premier vendredi et au-delà, ce qu’attestent les slogans et leur rythme, qui perdurent tout au long du hirak. La Casa Del Mouradia, chant de complainte et de contestation de l’Union sportive de la Médina d’Alger (USMA), d’abord scandé dans les stades de football par de jeunes hommes des quartiers populaires algérois depuis 2018, est devenu l’un des hymnes majeurs, sinon le principal, du hirak, repris par d’autres groupes de supporters et d’ultras rivaux de l’USMA, par des militant.es et des hommes et des femmes ordinaires. Les ultras sont de jeunes hommes des quartiers populaires organisés de manière relativement autonome : leurs fonds proviendraient des cotisations des membres, de la collecte de dons auprès de commerçants locaux et de la vente de tee-shirts. L’argent sert surtout à financer la fabrication des tifous, gigantesques banderoles affichées dans les stades ou accrochées aux murs de l’espace urbain et sur lesquelles sont inscrits des messages protestataires sans l’être ouvertement. Comme dans d’autres contextes, les tifous véhiculent des messages virilistes. Le long de la rue de la Liberté, à Béjaïa, un tifou de plusieurs dizaines de mètres porte l’injonction (en français) « Mes frères, soyez des hommes ». Les groupes d’ultras ont représenté une instance importante de socialisation politique pour deux membres des BR, à Béjaïa, faisant tous deux partie des classes populaires.
16Au début du hirak, descendre dans la rue signifie prendre le risque de s’exposer à une forte répression des autorités. Manifester apparaît alors comme une prérogative des hommes, la masculinité requérant des dispositions agonistiques et la mise en scène du « courage » et de « l’audace » dans l’affrontement corporel. En témoignent les slogans, extrêmement offensifs, dont le très scandé : « Vous pouvez amener la BRI [unités d’intervention de la police] et ajouter les commandos de l’armée. Bouteflika, il n’y aura pas de cinquième mandat ! » (Jîbû al-byârî w zîdû al-sâ‘iqa. Makânch al-khâmsa y â Bouteflîka !) De manière corollaire, rares sont les femmes ayant pris part aux manifestations du 22 février. La représentation du corps des femmes comme vulnérable et la peur des violences sexuelles – redoublée par la mémoire de la « décennie noire13 » (voir la deuxième partie du chapitre) et alimentée par le caractère anonyme des appels à manifester – ont constitué des obstacles majeurs à l’engagement des femmes. Beaucoup ont été interdites de s’engager ce jour-là. La masculinité accomplie prend ici la forme, dans la sphère privée, du pouvoir de contrôler le corps et la mobilité des femmes. En témoigne Nejma, étudiante, qui habite à Constantine chez ses parents :
Le premier vendredi, il n’y a pas du tout eu de femmes. Moi, on ne m’a pas laissé sortir. Mes copines, pareil. Par peur soit de la police, soit [d’hommes] au milieu de la marche. Ils ont eu un peu peur qu’il y ait des problèmes, surtout avec la décennie noire, peur que les problèmes recommencent. Donc, on n’a laissé aucune fille sortir. (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
17Quoique minoritaires, des femmes participent aux mobilisations du premier vendredi. À Alger, il s’agit, semble-t-il, essentiellement de militantes, d’organisations partisanes ou associatives, féministes ou non. Globalement, les organisations ont plutôt été prises au dépourvu et leurs membres surpris.es par l’ampleur et les caractéristiques des manifestations du 22 février (Aït-Hamadouche Dris & Dris, 2019). Habituellement investi.es dans les actions collectives, les membres du PST étaient en congrès national. La distance initiale et l’attentisme ont résulté en partie du caractère anonyme des appels à manifester, lesquels ont suscité une grande méfiance chez des militant.es et sympathisant.es de gauche et chez des féministes craignant que des islamistes en soient à l’origine. C’est le cas de Salima, membre du collectif libre et indépendant des femmes de Béjaïa et sympathisante du PST :
Personnellement, je n’ai pas été à la marche parce que l’appel était anonyme. J’ai tout de suite pensé que c’étaient les intégristes, surtout qu’ils ont dit « marche après la prière du vendredi ». J’étais en randonnée et quand j’ai vu sur Facebook la marée humaine, j’étais vraiment hors de moi ! À partir du 1er mars, on [les militant.es du PST] a fait toutes les marches. (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
18Des militant.es se sont toutefois engagé.es, sans qu’il y ait eu un appel de leur organisation. Sana et Ghania sont étudiantes à Alger, où elles résident dans une cité universitaire, loin de leur famille. Militantes au MDS, elles participent à la première manifestation avec d’autres membres du parti, non sans appréhension : « On ne savait pas comment ça allait se passer », répètent-elles en boucle pendant l’entretien. Les militant.es du MDS se sont donné rendez-vous la veille pour se retrouver à 14 heures, sans pancarte ni banderole, sur une place du centre-ville d’Alger. Quand un petit groupe, dont Sana, arrive en avance, il est vite repéré par les policiers. Ces derniers pourchassent les militant.es et embarquent Sana au commissariat, qui est libérée dans les heures suivantes. La famille proche de Sana est constituée de sa mère (son père est décédé) et de son frère, qui vivent à des centaines de kilomètres. Sa mère apprend son arrestation à travers Facebook : Sana lui avait dissimulé sa participation à la manifestation. Si l’éloignement de la famille peut lever un obstacle à l’engagement des femmes, celle-ci n’est pas une instance monolithique : Sana est soutenue moralement par son frère, qui juge son engagement légitime.
19Par ailleurs, les réseaux familiaux jouent un rôle dans le recrutement pour les manifestations. Assia est la meneuse d’un groupe de femmes participant en famille aux marches à Béjaïa. Le premier vendredi, elle et quatre autres parentes résidant à proximité du lieu de démarrage des cortèges (l’esplanade de la maison de la culture) rejoignent la marche spontanément. Assia en témoigne ainsi :
Le 22 février, on a été, je crois, parmi les premières femmes à sortir. On est sorties instantanément, en tenue de ménage. On était en train de faire le ménage à la maison. On s’est mises en baskets, on a enlevé les tabliers, on est sorties sans se préparer, sans rien du tout ! (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
20Il ne s’agit pas pour elles de la première action protestataire : elles avaient pris part au grand mouvement social de 2001-2002 en Kabylie et, pour Assia, au printemps de 1988, alors qu’elle était étudiante à Alger. Certaines ont manifesté, en 2013, à Béjaïa, contre le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Ces femmes se retrouvent dans la marche et tentent, ce jour-là en vain, de rallier des proches : « Pendant la marche, on a essayé d’appeler du monde. Il n’y avait pas de réseau ! Le premier vendredi, on nous a coupé le GSM. Donc personne n’a pu contacter personne. » (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
21Si la grande incertitude, et notamment l’appréhension des violences, limite l’engagement des femmes, les situations locales varient. La crainte de violences est exacerbée à Alger, où les manifestations sont officiellement interdites depuis 2001, les actions collectives habituellement vite dispersées et où un grand dispositif policier est déployé ce jour-là. La présence policière est beaucoup plus réduite à Béjaïa, où les autorités locales tolèrent le mouvement social, des élus s’engageant eux-mêmes contre le cinquième mandat et la ville ayant une longue histoire de résistance au pouvoir central. La mémoire de la décennie noire est aussi inégalement présente. Elle est très vive à Alger et à Constantine, où la forte implantation des organisations islamistes s’est accompagnée de violents affrontements avec les militaires, qui ont fait de nombreuses victimes civiles. De manière contrastée, Béjaïa (la ville et, plus globalement, la wilâya) est demeurée à l’écart de ces affrontements, en raison du faible ancrage des organisations islamistes. La région a toutefois sa propre mémoire traumatique, à savoir la répression des deux grands mouvements sociaux spécifiques à la Kabylie, au cours desquels des centaines de personnes ont été tuées par les policiers ou les militaires : le « printemps berbère » (1980) et le « printemps noir » (2001-2002).
Dynamique de genre
22Masculines à maints égards, les manifestations acquièrent rapidement une dynamique de genre autonome. Comme pour toute crise politique, la trame des événements n’est, en effet, pas déterminée en amont par les facteurs de leur déclenchement (Dobry, 1986, 1992). Prendre en compte l’autonomie relative des conjonctures fluides amène à déplacer l’attention vers « les médiations causales internes » (Gobille, 2015, p. 158). La retenue dont ont fait preuve les policiers, pourtant massivement déployés à Alger, ainsi que les hommes protestataires à l’égard des femmes, lève un obstacle majeur à l’engagement de ces dernières, ce qui autorise une féminisation des mobilisations. Celle-ci est aussi impulsée par des facteurs en partie externes à la dynamique de la crise.
23En premier lieu, le 22 février, les mobilisations ont fait l’objet d’un cadrage « pacifique » dont il est difficile de déterminer précisément les acteurs et actrices. Qualifiées de spontanées, les manifestations ont en réalité été, à Alger et à Béjaïa, relativement cadrées par des militant.es des oppositions au régime. À Béjaïa, une dizaine de militant.es associatif.ves et politiques organisé.es au sein des Brassards rouges ont appelé à rejoindre la manifestation. Il s’agit d’un collectif formé en novembre 2018 pour défendre un militant aux prises avec la répression judiciaire. Figures charismatiques locales, reconnues pour leur engagement de longue date, dotées de savoir-faire militants divers et équipées d’un mégaphone, les BR ont défilé en tête de la manifestation, décidant du trajet et impulsant une partie des slogans scandés. Walid, cheville ouvrière des BR, revient ainsi sur la manifestation du 22 février :
Pour la première marche, on a fait une sorte de meeting, on n’a pas fait une grande marche de neuf kilomètres. On a seulement marché de l’esplanade de la Culture jusqu’au siège de la wilâya. On a sensibilisé. Au point de départ, on a expliqué. J’ai pris le mégaphone. J’ai expliqué aux jeunes de Béjaïa le but de la marche. Pareil à la wilâya, avec le mégaphone, j’ai expliqué aux gens qu’il fallait garder le caractère pacifique, qu’on devait s’unir. Les mots d’ordre ont été installés. Il y a eu des jeunes, il ne faut pas leur en vouloir, pour qui revendiquer leurs droits, c’est casser à coups de pierres, de projectiles. On est donc intervenus pour calmer les jeunes, dire que c’est un mouvement pacifique et qu’il faut que la marche soit une réussite. (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
Si la mobilisation a été moins contrôlée à Alger, des militant.es n’en sont pas moins intervenu.es pour désamorcer une escalade des tensions entre des protestataires et des forces de l’ordre lorsque les premier.ères ont cherché à forcer l’imposant barrage policier à proximité de la Grande Poste et que des policiers s’apprêtaient à actionner les bombes lacrymogènes et à utiliser leurs matraques. Le mot d’ordre « Silmiyya, Silmiyya ! » (« Pacifique, pacifique ! ») des militant.es est repris par de nombreux.ses protestataires, les policiers, manifestement déjà surpris par l’ampleur du nombre de manifestant.es, ne rechargent pas plus et n’utilisent pas non plus leurs matraques comme ils en ont coutume. L’absence de violences sexistes et sexuelles d’hommes ordinaires est aussi présentée comme un fait notable. Nejma en témoigne :
C’est la première fois que je suis sortie dans la ville sans être dérangée. Ils voulaient que les marches soient silmiyya silmiyya. Pour qu’il n’y ait pas de problème, ils n’ont embêté aucune fille. Les hommes âgés me demandaient : ma fille tu vas bien ? Personne ne t’a dérangée ? [...] Je voyais des femmes regarder du balcon, sortir en couple ou avec leurs enfants ou tous ensemble, comme mes copines, leur mère et leurs tantes. [...] Aucune femme n’a été embêtée, d’après ce que j’ai vu, moi, à Constantine ! Aucune femme ne s’est plainte. Au contraire ! Donc, les femmes ont commencé à sortir et leur peur à partir14. (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
24La crainte de la répression désamorcée, l’entrée massive des femmes dans le hirak se produit le mardi 26 février. Ce jour-là, des manifestations étudiantes ont lieu dans plusieurs villes (Alger, Oran, Constantine, Mostaganem, Béjaïa, Bouira, Tizi-Ouzou, Skikda, Djelfa, Adrar, Béchar, etc.). Des centaines de milliers d’étudiant.es descendent dans les rues en reprenant les mots d’ordre du 22 février. Le mardi devient jour de manifestations étudiantes nationales et hebdomadaires. En Algérie, les politiques publiques d’enseignement depuis l’indépendance ont généré une augmentation continue de la proportion de la jeunesse étudiante. Plus d’un jeune sur cinq de 20 à 30 ans entre à l’université en 2017, contre 1 % dans les années 1960. Comme dans d’autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient ou ailleurs, les étudiantes sont devenues majoritaires : elles représentent en 2017 environ 60 % du plus d’un million et demi d’étudiant.es15.
25Plusieurs enquêtées ont rejoint le hirak le mardi 26 février. Dans les chambres universitaires, collectives, elles discutent de l’actualité politique, élaborent des slogans et des pancartes en les adaptant à l’évolution de la conjoncture. Kenza, Mélissa, Mina, Nélya et Hayda sont, selon leur expression, des « copines de chambre », à la cité universitaire de Béjaïa. Originaires de milieux populaires, elles expriment leur fierté d’être les premières de la famille à faire des études supérieures. Kenza est engagée, avant le hirak, dans l’association Savoir plus de l’Université de Béjaïa, animée par des étudiant.es d’extrême gauche proches du PST. Son père et son frère militent au parti. Elle transmet à ses copines les compétences d’une participation organisée aux manifestations, mais plusieurs situent leur engagement dans le cadre d’un héritage militant, celui d’au moins un membre de la famille engagé par le passé dans la guerre de libération. Malgré la fatigue accentuée en mai par le jeûne du ramadan et la chaleur, les cinq ne ratent, depuis le 26 février, aucune manifestation le mardi, ont participé à celle du 1er mai et, lorsqu’elles le peuvent, se rendent à celle du vendredi : si l’accès au centre-ville, où se déroulent les manifestations, est aisé depuis les cités universitaires (des bus font la navette à horaires réguliers), le week-end elles rentrent chez leurs familles, qui habitent dans des localités où les moyens de transport sont plus rares et où le coût des déplacements est plus élevé. À Béjaïa et à Alger, de nombreuses étudiantes peuvent d’autant plus prendre part aux manifestations que le lieu de leur déroulement est plus accessible et qu’elles résident loin des autorités parentales et familiales auxquelles elles dissimulent leur engagement. La dynamique de crise autorise en même temps un amoindrissement du contrôle des autorités privées, sans disparaître pour autant. Un nouveau seuil, quantitatif et qualitatif, est franchi lors du 8 mars, lequel coïncide avec le troisième vendredi de manifestations multisectorielles (voir la deuxième partie du chapitre).
Rapports sociaux de sexe et reflux du hirak
26En mai-juin, bien que le hirak se soit inscrit dans la durée – les manifestations du vendredi et du mardi sont devenues routinières –, le nombre de manifestant.es se réduit, sous l’effet de divers facteurs. Les examens de fin d’année approchant, de nombreux.ses étudiant.es et lycéen.nes se consacrent à leurs révisions. L’espoir d’un changement rapide, nourri par la démission d’Abdelaziz Bouteflika et par la surprise consécutive à l’ampleur du mouvement et ses caractéristiques singulières, s’est tari. Beaucoup d’Algérien.nes me disent leur pessimisme, persuadé.es que « au pouvoir depuis cinquante ans, les généraux ne vont pas lâcher ! » et que « soutenus par la France, les États-Unis, etc. [...], ils ne partiront pas comme ça ! » Ils et elles appréhendent un « scénario à la libyenne ou à la syrienne », évoquent ouvertement ou à demi-mot la « décennie noire » et le rôle occulte que le régime y a joué. Si les désengagements (parfois temporaires) concernent des hommes et des femmes, la participation de celles-ci s’est davantage affaiblie. Le maintien de l’engagement requiert une disponibilité biographique qui est plus possible pour les hommes du fait de la division sexuée du travail dans les couples et les familles (Jacquemart, 2003 ; Maruani, 1979). Bien que la participation au hirak soit ponctuelle et ne nécessite pas un investissement équivalent à celui du militantisme (syndical ou partisan), elle dépend de la place de chacun.e dans les rapports de sexe. Les charges domestiques et les responsabilités parentales, accrues avec l’approche du ramadan puis avec les vacances scolaires des enfants, réduisent la disponibilité biographique des femmes. En témoigne, entre autres, cet échange avec Assia :
Question – Vous êtes toujours le même groupe à sortir en même temps ou il y a eu des changements depuis le début ?
Réponse – On était plus parce qu’il y avait les voisines avec nous. On les a obligées à sortir à partir du 8 mars. Elles ont fait avec nous les autres marches, sauf les deux dernières parce qu’elles commencent à préparer la maison pour le ramadan, laver les rideaux, le sol... [rires]
27Avec la baisse du nombre de manifestant.es, la répression policière s’accentue en juin, en particulier à Alger – à Béjaïa, la présence policière demeure faible et peu visible pendant des mois. Le régime tentant d’imposer les élections, l’opposition à leur tenue sous l’égide du pouvoir devient un mot d’ordre du hirak. De nombreux.ses protestataires, militant.es d’organisations ou non, sont arrêté.es et détenu.es de « façon provisoire » dans l’attente des procès. Les condamnations s’alourdissent et une partie importante du travail militant s’oriente vers la mobilisation pour soutenir et faire libérer les prisionnier.ères. Le mouvement regagne un souffle à la rentrée universitaire de septembre, sans retrouver son poids numérique du printemps.
28Le genre, en tant que normes et division sexuée du travail, apparaît ainsi indispensable pour expliquer la genèse de la crise, son extension et son déclin. La dimension stratégique étant centrale dans les crises politiques, il importe aussi de s’intéresser à la place du genre dans l’activité tactique.
Le genre entre structures et échanges de coups
29Deux dimensions du genre sont mobilisées dans l’activité tactique : les violences sexistes et sexuelles d’une part, les stéréotypes de genre et de sexualité d’autre part. Les protestataires utilisent le genre en tant qu’instrument d’autolimitation et de pérennisation du hirak et les autorités comme ressources coercitives.
30Dès le premier jour du hirak, un « consensus de non-violence16 » est établi entre les manifestant.es et les autorités, symbolisé par le slogan « Silmiyya, silmiyya ! », à tel point que le hirak est parfois désigné par « la Silmiyya ». Le consensus de non-violence devient une norme qui s’impose à tou.tes les acteur.rices : les manifestant.es et les autorités, qui sont obligées d’éviter des formes de répression trop manifestes. En effet, « une fois apparue, une telle norme contraint [...] les perceptions, calculs et actes tactiques de tous les acteurs ; tous “savent” alors, sur un mode pragmatique, qu’il peut être coûteux de s’en écarter les premiers » (Dobry, 1995, p. 11). Dans les jours suivants, des militant.es publient sur Internet des lives et des appels à manifester en respectant les personnes comme les biens publics et privés. Pour éviter les affrontements avec les autorités ou arrêter l’escalade des tensions, les protestataires recourent souvent à l’humour. Par là, ils et elles cherchent à innover et à surprendre les autorités, tout en attirant l’attention des journalistes professionnel.les ou des individus ordinaires. Ainsi, lors de la manifestation étudiante du 5 mars 2019, lorsque des policiers chargent des canons à eau pour disperser les manifestant.es regroupé.es place Maurice-Audin, ces dernier.ères scandent, sous l’eau, en sautant de joie et en mimant le fait de se laver : « Hey haw, hey haw, ajoutez-nous du shampoing, on sera bien ! » (Zidûlnâ shampoing w nwallû lâbès)
31Une autre tactique courante est le recours au genre. À différentes reprises au cours de la montée des tensions à Alger, des protestataires appellent, à travers le slogan « frères-frères » (Khawa-khawa), à une camaraderie et à une connivence masculines avec les forces de l’ordre. Par ailleurs, dans un contexte de dépendance des mouvements sociaux aux médias, les protestataires valorisent le rôle esthétique des femmes : leurs tenues vestimentaires sont parfois choisies avec soin et en harmonie avec les couleurs des drapeaux, national et amazigh, diversement portés. Le hirak est dénommé « la révolution du sourire » (Thawrat al-ibtisâma). La présence des femmes est encouragée comme outil de respect du consensus de non-violence. Assia insiste ainsi pendant l’entretien sur le fait qu’elle et les femmes de son entourage manifestent pour « protéger [leurs] hommes », leur présence étant tenue pour une arme, non violente, de dissuasion de la répression. Cette conviction se fonde sur des stéréotypes de genre : l’association du corps féminin à la vulnérabilité et des affrontements à la masculinité. Dans les représentations communes, le régime ne peut s’attaquer par les armes aux manifestations lorsque celles-ci comptent des membres du « sexe faible » : il risque de perdre « sa masculinité ». Le hirak s’accompagne à cet égard de la valorisation d’une certaine masculinité. La masculinité hégémonique se définit alors par la retenue corporelle des hommes (du moins dans les espaces publics) à l’endroit des femmes. Des mots d’ordre circulent de manière informelle, qui appellent à « respecter les femmes », à « ne pas toucher les femmes ». Cette masculinité se veut en même temps protectrice des catégories sociales tenues pour « faibles » : les femmes, les enfants et les personnes âgées. De nombreux.ses enquêté.es, à l’exception des féministes les plus radicales, mettent en avant l’absence ou l’atténuation du harcèlement sexuel au cours des manifestations ainsi que ce rôle de protection. Cette autodiscipline corporelle qui, comme dans d’autres contextes (Vörös, 2020), représente une norme chez les hommes des classes moyennes et de la bourgeoisie bien dotés en ressources culturelles, va de pair avec la capacité du « sexe fort » à organiser des manifestations disciplinées et « civilisées » (mot qui revient souvent dans les entretiens et les commentaires sur Internet).
32Parallèlement, le genre a fait l’objet à différentes reprises d’usages tactiques par les autorités policières et par les gouvernants, avec l’objectif de remettre en question la « masculinité » et la « féminité » des protestataires et d’augmenter les risques de l’engagement. Au début du mois d’avril, alors que s’intensifient les luttes pour circonscrire (par les autorités) ou élargir (par les protestataires) les espaces-temps des actions collectives, quatre militantes de RAJ et du MDS sont arrêtées par des policiers lors d’un rassemblement en fin de journée devant la Grande Poste d’Alger comptant quelques dizaines de militant.es. Forcées de monter dans une fourgonnette de police, elles sont conduites à un commissariat situé à des dizaines de kilomètres, où elles sont contraintes de se déshabiller et de se soumettre à une fouille corporelle. Le lendemain, des militants (hommes) se saisissent de l’information en la rendant publique sur les réseaux sociaux comme preuve du franchissement de « lignes rouges » par les autorités : l’atteinte à la respectabilité de « nos femmes » et, partant, à la masculinité de l’ensemble des acteurs du hirak, voire du « peuple ». Des militant.es et intellectuel.les parviennent à discréditer les forces de l’ordre et les gouvernants en convoquant un pan de la mémoire anticoloniale. En comparant le dénudement contraint des militantes aux viols de militaires français contre des Algériennes au cours de la guerre de libération17, un parallèle est établi entre la prédation économique dénoncée par les acteurs et actrices du hirak et la prédation des femmes. Ces usages de la mémoire trouvent un écho d’autant plus grand que les discours anticoloniaux sont très présents et que les gouvernants sont, depuis le début du mouvement, traités de « traîtres à la nation18 ». Les autorités semblent cependant avoir partiellement réussi leur coup : s’est ensuivie une exacerbation des craintes de violences sexuelles, perpétrées par des hommes du régime, en uniforme ou, selon une expression courante, « infiltrant le hirak ». Assia évoque ainsi la peur de « voyous » et témoigne « des ivrognes qui nous [elle et les femmes de sa famille] collaient... On a compris que c’étaient peut-être des militaires, ils prenaient des photos ». Ce coup peut contribuer à expliquer le déclin de la participation des femmes.
33Les autorités ont tenté d’utiliser le genre et la sexualité comme coup politique à un autre moment, quelques jours avant les élections présidentielles que le régime a programmées pour le 12 décembre 2019, alors que les manifestations appellent à leur boycott et que les cinq candidats, principalement ministres et anciens ministres, ont du mal à faire leur campagne électorale. Le 3 décembre 2019, Salah Eddine Sahmoud, ministre de l’Intérieur sous la supervision duquel les élections sont programmées, qualifie de « traîtres », de « pervers » et d’« homosexuels » les acteurs du hirak lors d’une intervention devant le Sénat transmise par la télévision. Si la mise en cause du patriotisme des protestataires est courante depuis le début du hirak (des hommes du régime ayant présenté, à plusieurs reprises, les manifestations comme le fait de « manipulateurs étrangers »), il s’agit là de l’usage tactique, inédit, d’un stéréotype imbriquant genre, sexualité et nationalisme. L’objectif est de contester la masculinité19 des hommes protestataires et, dans un contexte hétéronationaliste20 associant l’homosexualité à un fait étranger, de remettre en question le patriotisme de tou.tes les manifestant.es.
34Ces usages tactiques du genre et de la sexualité sont-ils pour autant spécifiques à la conjoncture de crise ? Les violences sexistes et sexuelles contre les militant.es et les contestataires représentent un instrument habituel de reproduction du régime autoritaire. S’interrogeant sur les différences entre les conjonctures routinières et fluides, Michel Dobry énonçait que « rien ne nous permet d’affirmer que les moyens mis en œuvre dans les conjonctures de crise soient radicalement “autres”, radicalement différents de ceux qui ont cours dans des conjonctures plus stables ». Les différences résideraient dans les modifications des structures sociales sous l’effet des mobilisations multisectorielles (1986, 1992, p. 39). Il importe dès lors de s’interroger sur les impacts que le hirak a pu, ou non, avoir sur les rapports de genre.
Le genre et les mobilisations féministes, entre autolimitation et innovation
35À travers la reconstitution des rapports de genre et du mouvement féministe au cours du hirak, il s’agit de soumettre à l’épreuve empirique l’hypothèse selon laquelle la crise politique s’accompagne de processus de désobjectivation. Dans quelle mesure les rapports de genre cessent-ils d’être perçus sur le mode du naturel et de l’évidence, sont-ils contestés ou, du moins, renégociés ?
Une rupture devenue prévisible
36Les mobilisations massives du vendredi 22 février 2019 ont créé une surprise. Le hirak a été d’emblée qualifié de mouvement « inattendu », « historique » et « inédit », contrastant avec l’histoire protestataire nationale, perçue comme faite de mouvements localisés, sectorisés ou émeutiers. Les interprétations du mouvement et les perceptions des frontières entre « l’inattendu » et « le probable » dépendent de « préjugés sociaux ». En effet,
la puissance d’une mobilisation peut être fonction du caractère non anticipé, surprenant ou paradoxal de l’entrée dans le jeu de certains segments sociaux, groupes ou unités naturelles [de l’espace de mobilisation] : l’inattendu, l’imprévisible, le surprenant ne sont en effet déchiffrés comme tels par les acteurs qu’en relation, justement, aux « préjugés sociaux », perceptions et anticipations participant des espaces de mobilisation (Dobry, 1995, p. 8).
Les habitant.es des régions kabyles sont ainsi extrêmement surpris.es du caractère national du mouvement. Walid s’enflamme :
La Kabylie a toujours été rebelle. On se félicite qu’après le 16 février et la mobilisation à Kherrata qui a brisé le mur de la peur il y a eu le 22 février avec [insistance] les 48 wilâyas ! Parce que nous, en tant que Kabyles, on a toujours œuvré pour cette Algérie meilleure. Des régions qu’on croyait vraiment perdues, telles Hadra et Julfa, où les gens ne revendiquaient pas, ou pas assez, ont été merveilleusement surprenantes, ce qui a donné espoir non seulement à la jeunesse, mais aussi aux anciens qui disaient que l’Algérie c’est perdu ! (Entretien collectif avec les Brassards rouges, Béjaïa, mai 2019)
L’entrée dans la protestation de certaines professions tenues pour liées au régime a renforcé sa perception comme un événement inattendu. Il ajoute ainsi : « C’est une révolution ! Ce sont des actes révolutionnaires, parce que ça ne s’était jamais passé le fait que des magistrats sortent dans la rue et disent on travaille avec des téléphones21, de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui ! C’est historique ! » Rares sont les militant.es non enthousiastes. Ceux et celles du PST constituent une exception. Ils et elles jugent l’auto-organisation du mouvement réduite et l’absence de revendications socio-économiques comme une « faiblesse », en comparaison avec d’autres mouvements : dans le pays, celui en Kabylie de 2001-2002 ; dans la région du Maghreb et du Moyen-Orient, les révolutions tunisienne et égyptienne qui se sont accompagnées de nombreuses grèves.
37Le hirak s’est rapidement radicalisé sur le plan des revendications. La crise de légitimité a atteint l’ensemble des élites gouvernantes, ainsi que l’attestent les slogans « Système dégage22 ! », « Qu’ils dégagent [ou partent] tous ! » Les slogans et le ton ont été très vite accusateurs et le sont demeurés tout au long des manifestations : « Pouvoir assassin23 ! », « Vous avez pillé le pays24, bande de voleurs ! » ou encore « Il n’y aura pas d’élections, bandes de mafieux » (Mâ kânch intikhâbât yal ‘isâbât). Le hirak n’en est pas moins autolimité dans les modes d’action. À la relative diversification des actions collectives (rassemblements sectoriels devant la Grande Poste les jours de la semaine autres que le vendredi, grèves sectorielles) a rapidement succédé la réduction des tactiques protestataires25 aux manifestations : étudiantes le mardi et plurisectorielles le vendredi. Celles-ci consistent en des défilés massifs, organisés et empruntant un itinéraire identique, connu à l’avance, à Alger comme à Béjaïa. Dans la capitale, après le premier vendredi, pendant lequel des protestataires se sont dirigés vers le palais présidentiel, un consensus s’est établi pour éviter ce lieu. Par ailleurs, les acteurs et actrices parlent plus de « marches » que de « manifestations », comme pour évacuer le potentiel subversif et normaliser l’action protestataire. Au moment de l’enquête de terrain (première quinzaine de mai), le hirak est vécu avec enthousiasme, mais comme une rupture régulière :
– [Grand sourire] Pendant toute la semaine, de samedi à jeudi, on pense à vendredi. Les filles, qu’est-ce qu’on doit dire ? Qu’est-ce qu’on doit chanter ?
Q. – C’est un moment un peu particulier ?
R. – Particulier. Il est particulier, il est privilégié. Comment vous dire ? Pendant la semaine, on est tous sous le système, on est tous... malheureux, tristes, désordonnés, agressés. Le vendredi, on est tous sous le ciel de nous-mêmes, on s’autogère, on est très bien organisés, on fait ce qu’on veut. Il n’y a pas de barrière, ni à l’entrée ni à la sortie de ce mouvement. On est nous-mêmes. (Entretien avec Assia, Béjaïa, mai 2019)
38Les autres jours de la semaine, les activités quotidiennes (travailler, étudier, se déplacer, effectuer les courses, etc.) se poursuivent comme en conjoncture routinière. On est loin du bouleversement des temps sociaux, caractéristique des crises politiques lorsque se produit un mouvement de grève massif (Bourdieu, 1984). Loin également du sentiment d’urgence dans les situations révolutionnaires (Burstin, 2013). C’est, au contraire, un horizon temporel de long terme qui est privilégié par des acteurs et actrices ordinaires et par les militant.es, dont la plupart cherchent, indépendamment de leur culture politique, à ancrer le hirak dans la durée : « Notre objectif est de garder le hirak comme il est, pour qu’il ne s’essouffle pas [...] Pour nous, le combat est long. Cela va durer peut-être cinq-six ans, je ne sais pas », déclare Nabil, militant étudiant à RAJ (entretien, Béjaïa, mai 2019). D’autres cherchent à se saisir du mouvement social pour recruter de nouveaux membres ou concrétiser des objectifs tactiques anciens. Jalila, militante du PST, déclare ainsi : « Quand on appelle à l’auto-organisation, ce n’est pas quelque chose qui va se faire aujourd’hui ou demain. Ça prendra beaucoup de temps. » (Entretien, Béjaïa, mai 2019) Les protestataires entendent agir pour les « futures générations », leurs « enfants » quand ils et elles en ont :
Q. – Vous avez un peu des attentes pour la suite ?
R. – Elles sont communes à tous les Algériens. Les attentes sont les mêmes. On veut que tout le monde parte, mais vu l’allure de la chose... Tous les écrits et les rapports d’analyse sur Facebook disent que ça ne va pas dans le sens qu’on veut [...]
Q. – Donc, vous pensez que ça va prendre du temps ?
Assia – Oui, mais on s’en fout ! Ça prendra le temps qu’il faut. L’essentiel est qu’on est perspicaces, courageux. On est armés de courage et de patience. Ce sera pour les enfants, pour les futures générations ! (Cadre supérieure, 49 ans, mariée, deux enfants jeunes adultes)
Ridha – Pour nous, c’est fini, mais on se bat pour que les nouvelles générations trouvent du travail, trouvent les moyens que nous n’avons pas trouvés. (Vendeur journalier, membre des BR, 34 ans, marié, deux enfants en bas âge)
39Ce rapport au temps n’est pas partagé par tou.tes les protestataires. Pour tenter de contrecarrer les désengagements induits par le décalage entre les aspirations au changement immédiat et l’évolution de la conjoncture politique, jugée stagnante, la guerre de libération est souvent invoquée comme modèle :
Q. – À propos des perspectives, comment vous voyez un peu la suite ?
Assia – La persévérance. On est là jusqu’à ce que tout le monde parte. C’est clair et net. Même si on est fatigués, on se booste mutuellement. Le jeudi, on se téléphone : pas de fatigue, pas de recul, on avance ! Nos ancêtres, nos grands-parents surtout, ont fait la guerre pendant sept ans. Ils ne sont pas rentrés chez eux. D’autres sont morts, d’autres ont eu très faim. Ils ont fait la guerre pendant le ramadan !
Walid – Il y a des gens qui veulent avoir des victoires, qui veulent voir le changement en une journée. Or Rome ne s’est pas faite en une journée. C’est pour cela qu’il faut sensibiliser à chaque fois, dire que nos grands-parents sont restés sept ans au maquis. Ils ont perdu... ils ont donné leur vie. Ils ont donné la vie de leurs enfants et de leur famille, leur temps, leur argent, alors que nous, on ne fait que marcher.
40À court terme, les militant.es visent l’institutionnalisation progressive du recours à la rue – selon une expression répétée à l’envi : « récupérer l’espace public ». À travers la routinisation des manifestations, ils et elles ont pour objectif d’imposer la rue comme « lieu géométrique de la contestation politique » (Fillieule & Tartakowsky, 2013, p. 13). Ce « scénario protestataire routinier » n’en comporte pas moins des limites, comme l’a mis en évidence Montserrat Emperador Badimon à propos des manifestations des diplômé.es chômeur.ses au Maroc (2020, p. 143) : en évacuant la dimension de surprise, il permet aux autorités d’anticiper et, par conséquent, de mieux contrôler et réprimer. Les militant.es cherchent dès lors à repousser les frontières du politiquement tolérable tout en évitant une escalade incontrôlée. Leurs tactiques sont empreintes d’une grande prudence, en raison du contexte autoritaire ainsi que du passé incorporé et mémorisé.
Innovation et réduction de l’incertitude
41Devenues routinières (au moment de l’enquête de terrain), les manifestations algériennes n’en comportent pas moins une part d’incertitude. Les manifestations algéroises en particulier sont placées sous haute tension. Chaque semaine, les protestataires se demandent si les autorités vont permettre le déroulement des manifestations, réprimer et, si oui, dans quels lieux et selon quelles modalités. Les autorités rendent ainsi certains espaces inaccessibles. Le 19 avril 2019, le tunnel des facultés de la place Maurice-Audin reliant les grandes artères de la ville est fermé par la police antiémeute. Pour empêcher des protestataires d’autres villes de grossir les défilés algérois, des barrages filtrants à l’entrée d’Alger, effectués par la police ou l’armée, sont mis en place le vendredi 3 mai. Les véhicules ayant une autre immatriculation que celle d’Alger sont interdits d’accès, obligeant de nombreuses personnes à faire demi-tour ou à poursuivre le trajet en marchant sur l’autoroute. La semaine suivante, les autorités installent des barrages filtrants plus massifs dès la veille de la manifestation, conduisant les protestataires à s’ajuster à leur tour. Par la suite, de nombreuses personnes s’organisent, ou tentent de le faire, pour se rendre à Alger le jeudi et non le vendredi, ce qui suppose de pouvoir y passer la nuit.
42Comme dans d’autres régimes autoritaires, « l’incertitude de la réponse sécuritaire [est] un instrument efficace de contrôle » (Emperador Badimon, 2020, p. 131) conduisant à l’autolimitation. Or l’incertitude est exacerbée lors des crises politiques, celles-ci consistant en un enchaînement d’actions qui échappe au contrôle des acteurs et actrices. Si les militant.es ont tendance à chercher à réduire la contingence, à avoir une prise sur les événements et à les inscrire dans un cours prévisible (Aït-Aoudia, 2015 ; el Chazly, 2020), cette propension est accentuée dans le cas algérien par une mémoire traumatique, nationale et régionale. D’abord, la « décennie noire », consécutive à la crise politique de 1988-1992, est évoquée spontanément par presque tou.tes les enquêté.es, sans que j’aie eu à les interroger à ce sujet. Le traumatisme qu’elle a représenté est rappelé par les portraits des disparu.es que portent des femmes apparentées (mères, sœurs, filles, etc.) dans les manifestations algéroises du vendredi. Organisées dans le collectif SOS disparus, elles avaient l’habitude de se rassembler depuis plusieurs années chaque mercredi après-midi devant la Grande Poste pour exiger justice et vérité.
43Pour réduire l’incertitude, les militant.es cherchent à identifier des situations perçues comme identiques ou proches. Pour cela, la mémoire des révolutions dans les pays de la région est particulièrement réactivée. Lors de la réunion de préparation de la marche du 11 mai, prévue au début du ramadan, les Brassards rouges, alors qu’ils et elles s’inquiètent d’un essoufflement du mouvement, arbitrent entre efficacité et sécurité. Organiser la marche de nuit, après la rupture du jeûne, est susceptible de rassembler plus de monde qu’en journée, mais les actions de nuit sont jugées très risquées. Houssem, militant au Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie, évoque l’expérience égyptienne qu’il réinterprète de cette façon :
Quand les Égyptiens faisaient des manifestations en journée, elles étaient pacifiques. Quand ils ont opté pour la nuit sur la place... comment ? [d’autres militant.es lui répondent : Tahrir], la sécurité militaire du gouvernement a essayé de jouer sur ça. Les Égyptiens ont échoué. Ce n’était plus une révolution joyeuse. Elle est devenue violente, l’antenne de Daech. (Entretien collectif avec des membres des BR, Béjaïa, mai 2019)
La mémoire des révolutions des pays de la région est présente dès les débuts du mouvement, le cas syrien servant notamment de contre-exemple. Après les déclarations, le 28 février, devant l’Assemblée populaire nationale, du Premier ministre Ahmed Ouyahia mettant en garde contre un scénario à la syrienne pour démobiliser les protestataires, certain.es répondent, en un slogan qui sera amplement repris dans les semaines suivantes, « C’est l’Algérie, pas la Syrie ! »
44Les apprentissages issus de l’histoire nationale et de celle des pays de la région se traduisent par une extrême prudence dans les tactiques et les stratégies protestataires. Comme dans le cas des mobilisations marocaines reconstituées par Frédéric Vairel, « l’autolimitation est le résultat d’évaluations de la situation et de perceptions du rapport de force avec les autorités, notamment les appareils de sécurité qu’elles contrôlent » (2018, p. 272). L’aversion pour le risque découlant de la mémoire traumatique de la décennie noire n’est pas nouvelle en Algérie : Layla Baamara a montré comment le mouvement de 2011 à Alger se caractérisait déjà par un « écart difficile aux routines contestataires » (2016, p. 109). En 2019, les militant.es algérien.nes aspirent à pérenniser le mouvement et à déplacer les rapports de force avec les autorités en avançant à petits pas, car ils et elles appréhendent constamment une réponse brutale et un dérapage de la situation qu’ils et elles ne pourraient plus contrôler. Ils et elles n’envisagent pas d’occupation durable de lieux et tendent à écarter les actions de nuit. La plupart ne considèrent pas non plus la grève comme possible à court terme. Les tactiques des militant.es les plus radicaux.les consistent à dessiner, sur le moyen terme, les voies du radicalisme sans brusque soubresaut, qui serait un saut dans l’inconnu. Houssem considère ainsi la sensibilisation à la « désobéissance civile » (ce qu’il appelle comme telle est un mouvement de grève massif) comme l’un de ces moyens, sur un horizon temporel de quelques années. Parce qu’il porte tout autant l’empreinte du passé, le mouvement féministe est caractérisé par la même prudence et un rapport au temps similaire.
Le poids du passé incorporé et mémorisé sur le mouvement féministe
45Tout en étant des actrices du hirak, pour certaines dès le 22 février, les féministes l’ont saisi comme une occasion de faire valoir des revendications anciennes : l’abolition ou la réforme du Code de la famille dénoncé depuis son adoption en 1984 comme le « Code de l’infamie » et la mise en place par l’État d’une politique de lutte contre les violences faites aux femmes constituent les deux dénominateurs communs des militantes ; l’égalité salariale avec les hommes et l’amélioration des conditions de travail, portées surtout par celles qui exercent en même temps un militantisme syndical. Ces exigences étaient déjà centrales lors de l’expérience de démocratisation en 1988-1992, qui a vu la formation d’un grand nombre de collectifs et d’associations des droits des femmes, pour la plupart fondés par des militantes de gauche et d’extrême gauche. Si, depuis, les féministes ont obtenu des changements législatifs supprimant ou atténuant des dispositions discriminatoires dans le Code de la famille26 et pénalisant les violences sexistes et sexuelles, les mêmes axes de lutte sont repris au cours du hirak. De ce point de vue, la crise politique algérienne n’a pas transformé l’agenda féministe, et ce, à l’inverse des révolutions tunisienne, égyptienne, syrienne et yéménite. Une grande partie du matériau militant a d’ailleurs été élaboré lors d’actions collectives précédentes, comme les deux banderoles sur les droits des femmes et l’égalité entre les sexes portées dans le cortège du PST à Béjaïa.
46Le hirak a élargi, comme pour tou.tes les militant.es, le répertoire de l’action collective des féministes, jusque-là réduit aux quelques conférences publiques organisées dans des universités et aux rassemblements (à Oran et Béjaïa) à l’occasion des journées internationales des droits des femmes le 8 mars et pour l’élimination des violences faites aux femmes le 25 novembre. Dans l’ensemble, le mouvement féministe n’en est pas moins marqué par une grande inertie, y compris sur le plan des modes d’action, si on adopte une perspective de plus longue durée. Aucun n’est réellement nouveau, pas même la mise en place d’une coordination nationale entre différents collectifs et organisations féministes de plusieurs villes (Alger, Béjaïa, Bouira, Oran, Tizi Ouzou) : elle avait déjà été expérimentée lors de la crise de 1988-1992. Cette continuité se retrouve dans les tactiques et sur le plan symbolique. Pour inciter des femmes des classes populaires à assister aux conférences publiques, les militantes féministes organisent parfois des « galas » avant – tactique qui remonte à la fin des années 1980. L’hymne chanté par les féministes du carré algérois emprunte beaucoup à celui du mouvement des femmes de la même période. La référence aux moudjahidates et à leur contribution à la libération du pays comme moyen de légitimation des revendications féministes remonte, quant à elle, au moins au milieu des années 1960.
47La composition actuelle du mouvement explique en partie cette similitude avec les revendications et les modes d’action lors de la crise politique de 1988-199227. Pendant la décennie noire, beaucoup de militantes se sont désengagées du mouvement féministe en raison des violences étatiques et des groupes armés islamistes. Les féministes ont été visées du fait de leur engagement associatif ou dans leur profession (en tant que journalistes, avocates, etc.). L’assassinat en 1995 de la féministe Nabila Djahnine qui dirigeait l’association Le Cri de la femme à Tizi Ouzou a en particulier constitué un événement traumatique poussant de nombreuses militantes au désengagement ou à l’exil. Certaines sont toutefois demeurées en Algérie et ont redéployé leur engagement vers des solidarités avec des femmes victimes de violences, de manière souterraine et clandestine. Les effets contrastés de la décennie noire sont résumés dans l’extrait d’entretien ci-dessous avec deux militantes pour les droits des femmes à Béjaïa unies par une longue amitié remontant à la fin des années 1980 : Hayet et Salima. La première est âgée de cinquante-huit ans et a de 1990 à 1995, été membre active de l’association Le Cri de la femme. Un peu plus jeune, Salima l’a eue comme enseignante à la fin des années 1980 et a commencé à s’engager en participant aux activités culturelles féministes organisées par Hayet à l’université. Alors que Salima, qui a plusieurs sœurs féministes exilées en France où elles ont continué à militer, s’est engagée pendant la décennie noire contre les violences sexistes, Hayet avait plutôt mis entre parenthèses son militantisme féministe. C’est sous les incitations de Salima que Hayet se réengage avec le hirak. Les deux témoignent ainsi de la décennie noire :
Hayet – On a bien fonctionné en association. On allait dans les villages. On sensibilisait les femmes. On organisait des excursions. On faisait des petits marchés pour femmes. On donnait des cours d’alphabétisation. L’association a vraiment travaillé à Tizi Ouzou, mais Nabila [Djahnine] l’a payé de sa vie. Elle allait avoir trente ans [silence].
Salima – C’est à partir de là qu’on a fait acte de résistance contre l’islamisme, contre l’obscurantisme, contre l’oppression. Elle nous a donné le courage de continuer le combat.
Hayet – Beaucoup de femmes se sont terrées après la mort de Nabila. Beaucoup sont rentrées chez elles [...] Et elles ont arrêté. On a paniqué après la mort de Nabila. On a eu peur pour nos vies.
48Si, depuis la fin des années 1980, le mouvement féministe a connu un renouvellement générationnel, les associations actuelles sont dirigées par des militantes qui se sont intensivement engagées lors de la crise politique de 1988-1992. Créditées d’un capital militant et symbolique, elles pèsent sur la prise de décision. Agissant, au moment du hirak, en fonction de leur savoir-faire incorporé, les féministes tendent à s’autolimiter en raison de la mémoire de la décennie noire. Les questions relatives au corps et à la sexualité ne sont ainsi abordées publiquement que dans le cadre de la dénonciation des violences faites aux femmes. Lorsque des militantes des générations nouvelles tentent de politiser ces questions, elles font l’objet par les plus âgées de mises en garde et l’invocation des violences de la décennie noire a un effet dissuasif (voir infra). De ce point de vue, le mouvement féministe présente des homologies avec le hirak dans son ensemble. Les féministes appréhendent le changement sur une longue durée. À court terme, elles entendent « occuper les espaces publics », aspiration symétrique des militants consistant à « récupérer les espaces publics ». Plus globalement, une inertie des rapports de genre semble caractériser l’espace et le travail militants.
Une inertie du genre et du mouvement féministe ?
49Les observateurs et observatrices du hirak ont souvent relevé la mixité des cortèges à partir du 26 février (première journée de manifestations étudiantes dans plusieurs villes). Les militant.es participant au cadrage cognitif, qui font partie des classes moyennes diplômées, encouragent la présence des femmes, pour les raisons déjà évoquées. Des oppositions structurelles – jour versus nuit, visibilité versus discrétion – modèlent en réalité le hirak de façon homologue aux hiérarchies de genre. D’abord, seules les manifestations diurnes se sont féminisées. Plus improvisées, des manifestations nocturnes ont eu lieu après le 22 février en réaction à des décisions prises au sommet de l’État et de l’armée et perçues comme des coups politiques : déclarations importantes au sujet du hirak, changements à la présidence et au gouvernement, recours à tel article de la Constitution, etc. Ces manifestations font l’objet de vives controverses entre les acteurs et actrices du hirak : certain.es appellent à les bannir, par crainte de l’augmentation des violences policières, de leur « infiltration » par des « provocateurs » et des « casseurs » envoyés par les autorités, ces appréhensions résultant en partie de la mémoire de la décennie noire pendant laquelle de nombreuses violences (explosions, assassinats, enlèvements) se sont produites de nuit. Par ailleurs, l’engagement nocturne des étudiantes qui contribuent à la féminisation des manifestations diurnes est limité, la nuit, par le contrôle institutionnel : à Alger, les étudiantes doivent rentrer à la cité universitaire au plus tard à 19 heures. Celles qui prennent part aux manifestations nocturnes sont des militantes coutumières des actions à risque, célibataires et résidant loin des autorités familiales. Elles descendent dans la rue avec les collectifs ou les partis politiques où elles sont engagées, comme c’est le cas de Nadia, Sana et Ghania. Ne pouvant rejoindre leur chambre universitaire, Sana et Ghania passent la nuit au local du MDS. Enfin, si les manifestations diurnes sont mixtes, les engagements des hommes sont plus visibles et audibles que ceux des femmes, comme le montrent ces notes d’observation.
Observations de la manifestation étudiante, Alger, 30 avril 2019
La veille, Lehna, étudiante et militante au PST, m’a informée que la manifestation partirait à 10 heures. Je descends la rue Didouche, en haut de laquelle je loge, à 9 h 30, jusqu’au portail de la faculté centrale. 2 000 à 3 000 étudiant.es, filles et garçons aussi nombreux.ses les unes que les autres, sont déjà rassemblé.es, couvert.es du drapeau national et / ou amazigh. Les cortèges sont regroupés par faculté et université. Médecine, pharmacie, sciences et technologies sont les plus visibles, avec de grandes banderoles. L’inscription la plus courante est « telle faculté en grève » ou « étudiants en grève ». Vibrante, la manifestation démarre avec le slogan « Pouvoir assassin ! », qui remonte aux mouvements sociaux de 2001-2002 en Kabylie. Je vais saluer les militant.es du PST, puis j’essaie de circuler dans la manifestation en prenant des photographies et des vidéos avec mon téléphone portable, sans attirer l’attention des étudiant.es et surtout des policiers. Un policier gère, dans la rue Didouche, la circulation ralentie. Des dizaines d’autres sont positionnés avec des camions de part et d’autre de la rue : en haut, pour protéger le passage vers le palais présidentiel d’El Mouradia, et en bas, à côté de la Grande Poste. Les étudiant.es continuent d’affluer. De nombreux.ses passant.es et client.es des cafés, librairies, magasins, etc., observent la manifestation à partir des trottoirs et quelques-un.es s’y mêlent. Je croise deux étudiantes qui incitent à poursuivre la mobilisation en distribuant discrètement de petits papiers sur lesquels est imprimé (en arabe et en français) : « Soyons patients et n’abandonnons pas cette lutte pacifique. Nos revendications ne sont pas impossibles ! #Vendredisonsa à tout prix. » Pour éviter les mouvements de foule et les risques de piétinement, un impressionnant service d’ordre, en forme de cercle et composé d’une centaine de filles et de garçons, gère le flux de manifestant.es. Les étudiant.es des différents instituts et facultés protestent ainsi à la fois ensemble et séparément. Au milieu du cordon, un, deux ou trois garçons, selon les cortèges, scandent dans un microphone des slogans plus ou moins repris. La plupart sont les mêmes que ceux du vendredi : rejet des gouvernants, dont le chef d’État major Ahmed Gaïd Salah, du « gouvernement traître » et de la « mafia ». Un nouveau émerge, à l’approche du ramadan : « On ne compte pas s’arrêter. Pendant le ramadan on sortira ! » Il y a de nombreuses références à un rôle particulier des étudiant.es, comme les banderoles « Étudiants d’aujourd’hui, leaders de demain » et « Le devoir des étudiants est d’assurer la renaissance ». Les banderoles sont surtout tenues par des garçons tandis que les filles sont bien plus nombreuses à porter des pancartes, seules ou à deux. Certaines les mettent devant leur visage quand elles s’aperçoivent qu’elles sont filmées ou photographiées, pour éviter la diffusion de leur identité et les représailles policières ou familiales qui peuvent s’ensuivre. Quelques protagonistes, tous des garçons, discourent à haute voix contre le « système », le « gouvernement » et la « mafia ». Entourés d’étudiant.es, ils se sont placés légèrement sur les côtés pour être davantage audibles et visibles. Ils font preuve d’une capacité à s’imposer corporellement dans l’espace protestataire, bougent tout en demeurant sur place et agitent les bras. Des étudiants de droit, des supporters de l’USMA et quelques enseignant.es sont identifiables à leurs banderoles ou pancartes. Des journalistes photographient ces protestataires ayant choisi un lieu très visible – sur la plus grande place de la capitale, ils sont rehaussés par les escaliers ascendants – et très symbolique – la plupart des manifestations et des rassemblements algérois se déroulent là, depuis plusieurs années. Avec enthousiasme et allégresse, les groupes scandent des slogans ensemble ou séparément. Des supporters de l’USMA sautent et chantent La Casa Del Mouradia, reprise par d’autres. Pendant ce temps, d’autres cortèges quittent la manifestation par l’avenue Mohamed-Khemisti. En contrebas, une grande place, soustraite aux regards, abrite environ 200 étudiantes, assises sur les marches en deux groupes distincts : des étudiantes en langue arabe, qui reprennent des slogans lancés avec ferveur par une camarade, debout, face à elles ; des étudiant.es (le groupe compte un peu plus de garçons), dont je ne parviens pas à identifier la filière d’études et parmi lesquel.les quatre jeunes femmes et un jeune homme ont des roses aux couleurs du drapeau national et une banderole formée par les drapeaux national et amazigh et sur laquelle on lit (en français) « l’Algérie est une et indivisible ».
a. Le hirak s’est accompagné d’innovations linguistiques, avec l’émergence d’un vocabulaire spécifique. Le verbe « vendredire », décliné à toutes les personnes, signifie faire les manifestations du vendredi.
50Cette division sexuée du travail et de l’espace militants se retrouve à Béjaïa. Dans les cortèges manifestants comme lors des débats publics sur l’esplanade de la maison de la culture, les prises de parole au microphone et au mégaphone sont presque le seul fait d’hommes, souvent aux longues carrières militantes. Si des militantes prennent la parole dans les cortèges du PST, cette pratique est ancienne. Les tâches les plus invisibles ou les moins valorisées (impression de tracts, collecte des cotisations et tenue des comptes, travail d’information via l’animation des pages Facebook du parti, etc.) n’en demeurent pas moins, au PST, surtout effectuées par des militantes. Par ailleurs, de rares femmes assistent aux « nuits blanches » (débats publics devant l’esplanade de la maison de la culture) organisées par les Brassards rouges, bien que le foyer universitaire de Béjaïa (mixte) ferme ses portes à minuit et alors même que la ville a, par le passé, connu des mouvements sociaux pendant lesquels des femmes ont occupé des espaces publics la nuit. À la fin du mois de mars 2016, environ 1 500 enseignant.es contractuel.les et vacataires du primaire et du secondaire ont, selon les organisateurs et organisatrices, entamé une marche dite « de la dignité » à partir de Béjaïa28. Exigeant leur titularisation sans condition de passation d’un concours, ils et elles ont marché, de jour et de nuit, vers Alger, rejoint.es par des collègues de villes sur leur passage et dormant dans des établissements scolaires.
51Il importe cependant d’appréhender les rapports de genre de manière dynamique : leur reproduction ne résulte pas uniquement de l’autolimitation en raison du passé mémorisé, mais de réassignations consécutives à des transgressions pendant le mouvement. Les rapports de genre sont bien renégociés, ainsi que le montre l’observation d’interactions pendant la manifestation étudiante du 4 mai à Alger. Sur la place occupée par des étudiantes, la non-mixité presque totale, pendant environ une heure, permet l’émergence d’une cheffe de file, reconnue comme telle par ses camarades, qui reprennent en chœur ses slogans en forme de poème (en arabe) :
L’étudiant algérien est méprisé. Il ne traversera pas les mers. Il restera sur la terre de ses ancêtres. Et y verra ses petits-enfants. On la bâtira pierre par pierre. On mettra la mafia dehors [...] la mafia qui n’a pour nous que mépris. L’étudiant algérien est instruit. Non à la politique mortifère [...] Assez de votre puanteur29. L’Algérie est le pays de l’abondance. Tu n’es pas capable de la présider. L’Algérie est la terre des martyrs. On vous l’a dit : vous partirez, vous partirez. Tous, tôt ou tard, vous partirez. Mort à vous et vive l’Algérie !
52D’autres étudiant.es, dont certain.es de médecine (reconnaissables à leur blouse blanche), affluent par la suite. Des garçons se mettent à occuper l’espace qui fait office de manière informelle de tribune, scandent les slogans courants, crient plus fort en couvrant la voix de l’étudiante et bougent à proximité d’elle. L’étudiante continue d’occuper la place en s’y déplaçant, en face de ses camarades, pendant une demi-heure, manifestement outrée de son éviction tout en demeurant calme. Saisissant une lassitude des étudiant.es à reprendre les slogans scandés depuis plusieurs semaines (« C’est notre pays et c’est nous qui décidons » ; « vous avez pillé le pays, bande de voleurs ») ou l’hymne national, et alors que la fatigue accentuée par la chaleur et le fait que l’heure du déjeuner est passée (il est 13 heures) commence à se ressentir, elle fait signe au garçon lanceur de slogans de s’arrêter, en lui signifiant son droit à la parole. L’étudiant se tait. La détermination de l’étudiante et l’innovation que constitue le poème qui tout en synthétisant les thèmes consensuels du hirak aborde la condition étudiante, galvanisent les présent.es. Les applaudissements fusent à la fin du poème, que l’étudiante reprend de nouveau, suivie par beaucoup de personnes.
53De plus, si les rapports de genre et le mouvement féministe semblent se caractériser par une inertie, contrairement à d’autres conjonctures critiques, ces observations ont été réalisées alors que les actions collectives sont devenues, on l’a vu, routinières. Des franchissements des frontières de genre ont été opérés au cours de la phase ascendante de la crise, lors de l’approfondissement de la désectorisation pendant la première quinzaine du mois de mars. Des professions et des secteurs très divers participent alors à la protestation (ouvrier.ères, artistes, avocat.es, magistrat.es, médecins, étudiant.es, enseignant.es, etc.) parallèlement à l’accélération de la féminisation.
54Comme cela a déjà été évoqué, le troisième vendredi de manifestation coïncide, fait contingent, avec la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars. Cette journée est habituellement célébrée par le régime à des fins de légitimation, en mettant en avant les « réalisations accomplies » pour « la femme algérienne ». Les féministes ont, depuis le milieu des années 1960, fait du 8 mars une journée de contestation pour exiger des réformes démocratiques et portant sur les droits des femmes. Quelques jours avant le 8 mars 2019, des collectifs et des associations féministes appellent les femmes à rejoindre massivement le hirak, en faisant la jonction symbolique entre leur oppression et celle engendrée par le régime. Plusieurs initiatives, de femmes engagées ou non dans des organisations féministes, naissent sur Internet : des groupes de discussion ouverts ou fermés sur les actions à entreprendre et les mots d’ordre à brandir, des propositions pour se retrouver à un endroit précis de la manifestation dans telle ou telle ville. L’expression des inquiétudes est en effet forte quant aux éventuelles violences, malgré le cadrage « pacifiste ».
55Les journalistes et les protestataires sont unanimes : le 8 mars 2019, une « marée humaine » défile dans les rues. Divers.es acteur.rices se sont réapproprié cette journée. Les féministes ont mobilisé en tentant pour certaines de rallier des femmes de milieux populaires ne se définissant pas comme féministes. Membre du CLIFB et du PST, Jalila explique ainsi :
Le collectif libre et indépendant des femmes de Béjaïa, on a sensibilisé les femmes. On a été à l’usine de textile. Il y avait plus de 700 travailleuses, ouvrières. Il y avait un salon de l’artisanat, je suis restée là-bas trois jours. J’ai été au marché, j’ai contacté... D’autres femmes ont fait un travail un peu partout. (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
56La capacité de mobilisation du collectif se fonde sur un travail accompli depuis sa création, en 2017 : animation de conférences à l’université, dans des quartiers populaires de Béjaïa et des petites villes de la wilâya, soutien à des ouvrières en grève, organisation de rassemblements contre les violences sexistes. Des actrices non affiliées à des collectifs ou à des associations féministes ont incité les femmes jusque-là non engagées à manifester, comme cela a été le cas d’Assia, le caractère célébratif servant d’argument de mobilisation : toutes les femmes doivent en être car c’est « leur journée ». Lors de cette journée, des femmes, jeunes ou plus âgées, s’approprient l’espace protestataire en dansant, certaines de manière visible, en tête des cortèges. Des hommes conduisent des poussettes. Certains hommes, âgés ou non, laissent couler des larmes ordinairement perçues comme antinomiques avec la masculinité. Des femmes transgressent les normes en portant (individuellement) des pancartes alliant humour et subversion. Une manifestante à Alger arbore comme pancarte « Game ovaires. Dégagez ! » et plus bas, en arabe « Les femmes contre le 5e mandat. Le clan Boutef n’aura même pas notre soutien-gorge ». Une autre porte sur son dos une pancarte sur laquelle est inscrite la résolution « Ni couscous ni mesfûf30 jusqu’à la chute du régime ».
57Les transgressions symboliques et corporelles génèrent le sentiment que l’improbable est advenu ou est à portée de main. Les émotions intenses d’euphorie, de fête et de communion collective alimentent des espoirs. Lors de l’accélération de la désectorisation, les limites se déplacent entre le permis et l’interdit, le tolérable et l’intolérable, le possible et l’impossible. Des transgressions et des émotions résulte un sentiment de libération des normes sociales, de pouvoir agir, de devenir maître.sse du destin individuel et collectif. Cheville ouvrière du carré féministe algérois, Sana revient souvent à propos de cette journée en déclarant, a posteriori, avec amertume : « J’ai cru qu’on allait abolir le Code de la famille le lendemain ! » (Entretien, Béjaïa, mai 2019)
58Afin d’affaiblir le mouvement de protestation, le ministre de l’Éducation nationale annonce des vacances scolaires et universitaires anticipées à partir du 10 mars. Le mot d’ordre de « désobéissance civile », qui avait commencé à circuler, prend de l’ampleur. Le dimanche 10 (jour ouvré en Algérie), le lundi 11 et le mardi 12 mars, des mouvements de grève, partiels ou généraux, ont lieu, dont l’étendue et la durée varient selon les secteurs et les localités31. La grève est très suivie pendant les trois jours à Béjaïa où tous les commerces sont fermés ; les transports, y compris les taxis, se sont arrêtés de fonctionner et l’université est occupée par des étudiant.es. Seul un service minimum, dans le secteur hospitalier, est assuré. À Alger, les lycées et beaucoup de commerces sont également fermés le 10 et les transports publics y sont à l’arrêt, mais les administrations et les entreprises privées sont ouvertes. Pendant plusieurs jours, les travailleurs de différentes sections locales de la Sonatrach, entreprise nationale d’hydrocarbures pétroliers et gaziers, font grève. Des sections de l’UGTA, sectorielles (dont le syndicat d’entreprise de l’établissement public de télévision, le syndicat national des voitures industrielles, etc.) et locales, se démarquent du soutien de la direction à la candidature d’Abdelaziz Bouteflika et appellent à la grève.
59La conjonction du 8 mars et de l’approfondissement de la désectorisation galvanise les féministes. Les collectifs existants (entre autres à Alger, Oran, Béjaïa et Tizi Ouzou) s’élargissent, attirant de nouvelles recrues ou étant rejoints par des militantes à la longue expérience d’engagement mais désinvesties depuis des années. De nouveaux collectifs émergent, parfois dans une logique de démarcation par rapport à ceux existants, comme l’espace de résistance féminine à Alger ou le collectif de femmes à Aokas (ville de la région de Béjaïa). La principale innovation dans les modes d’action est introduite lors du franchissement de ces seuils quantitatif et qualitatif. Les militantes du collectif des Algériennes pour un changement vers l’égalité organisent le 16 mars une réunion publique dans leur local, à Alger, à laquelle elles invitent des militantes de différentes générations. Au cours d’une discussion au sujet des mouvements sociaux passés et de la révolution nationale, elles décident de la formation d’un « carré féministe » au sein de la manifestation du vendredi, pour rendre visibles leurs revendications. Il s’agit d’éviter une reproduction des processus passés, à savoir l’éviction des intérêts des femmes une fois les mouvements sociaux achevés. Ce faisant, elles rejettent la norme du hirak de non-politisation des antagonismes sociaux.
60Dans les jours suivants, l’affaire des affichettes secoue les militantes féministes et fait l’objet d’une grande controverse parmi les acteurs et actrices du hirak. Dans la matinée du 29 mars, de jeunes femmes collent de petites affiches sur des murs le long du trajet de la manifestation, les photographient et les diffusent sur les réseaux sociaux, en se présentant elles-mêmes comme « étudiantes ». Les affiches dénoncent le Code de la famille : une représente une jeune femme pleurant parce que le Code lui interdit de se marier avec un non-musulman et une autre met en scène une jeune femme enceinte et ne pouvant pas avorter. Quelques heures plus tard, lorsque les féministes arrivent en groupe pour manifester, comme la semaine précédente, devant le portail de la faculté d’Alger, rue Didouche-Mourad, elles sont agressées verbalement et physiquement par des hommes qu’elles identifient comme des « ultras ». Si certaines injures reprennent l’assimilation courante du féminisme à un phénomène étranger, laquelle remonte à la période coloniale (Lalami, 2012) et est alimentée ce jour-là par la présence de membres de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) venues soutenir leurs consœurs et portant le drapeau tunisien, l’affaire des affichettes montre l’intérêt à prendre pour objet à la fois la dynamique de la crise et le passé mémorisé. Les transgressions, ici la politisation de questions corporelles et sexuelles, se produisent dans le sillage de la phase ascendante de la crise. Elles sont le fait de féministes d’une nouvelle génération, dont l’action a été jugée insensée par les militantes des générations précédentes. En mai 2019, lors d’une réunion rassemblant des féministes à Béjaïa, l’affaire des affichettes est au centre des discussions informelles. Des militantes d’une cinquantaine et d’une soixantaine d’années n’ont cessé d’invoquer l’exemple de Nabila Djahnine aux plus jeunes pour les mettre en garde contre les risques de violences. Celles-ci ne se sont pourtant pas fait attendre pendant ni après le vendredi 29. Les violences au cours de la manifestation en ont déclenché d’autres, en chaîne, plus ou moins visibles et rendues publiques, au nom de l’atteinte que les féministes porteraient à l’identité religieuse et culturelle du pays et d’un mode de vie contraire aux bonnes mœurs : une vidéo (attribuée à un Algérien vivant à Londres) appelle à asperger les féministes d’acide, une autre à les agresser sexuellement. Une militante est licenciée de son emploi, au motif que son féminisme nuit à la réputation de l’entreprise. La répression cible toutes les militantes identifiées comme féministes, au-delà de celles organisées au sein du carré algérois, mais les configurations locales varient : à Béjaïa, bénéficiant du soutien du PST, qui jouit d’un capital militant important, les féministes sont épargnées de la répression.
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61L’ambition de ce chapitre est double : il s’agit, d’une part, de montrer que le genre est nécessaire pour reconstituer la dynamique du hirak algérien et, d’autre part, de mettre à l’épreuve empirique l’hypothèse selon laquelle la désobjectivation et la désectorisation affectent les rapports de genre et le mouvement féministe. Le hirak se distingue d’autres crises politiques de la région (révolutions tunisienne, égyptienne, yéménite et soudanaise notamment) par son autolimitation, laquelle semble résulter des histoires nationale et régionale mémorisées. Cette autolimitation interagit doublement avec le genre : le genre est mobilisé par de nombreux.ses acteurs et actrices du hirak en tant qu’instrument tactique pour garantir cette limitation et celle-ci explique la relative inertie des rapports de genre et du mouvement féministe. A contrario, les innovations et les transgressions se produisent lors de l’accélération de la désectorisation. Le passé incorporé et mémorisé n’agit cependant pas seul : l’autolimitation est favorisée par les réassignations qui se produisent au cours du mouvement, lesquelles, en rendant les transgressions risquées, font resurgir le passé de manière plus accentuée.
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10.3917/dec.voros.2020.01 :Notes de bas de page
1 Le FLN et le RND sont les deux partis qui gouvernent le pays.
2 « On visera par ce terme les actes et les comportements individuels ou collectifs qui auront pour propriété d’affecter soit les attentes des protagonistes d’un conflit concernant le comportement des autres acteurs, soit ce que Goffman appelle leur “situation existentielle” (c’est-à-dire, en gros, les rapports entre ces acteurs et leur environnement), soit encore, bien entendu, les deux simultanément, la modification de cette situation existentielle s’accompagnant presque toujours d’une transformation des attentes et des représentations que se font de la situation les différents acteurs. » (Dobry, 1986, 1992, p. 21-22)
3 Les noms des personnes enquêtées ont été modifiés pour garantir leur anonymat.
4 Parti d’extrême gauche de tendance trotskyste, membre de la Quatrième Internationale, officiellement constitué en 1989, lors du « printemps démocratique », le PST est issu du Groupe communiste révolutionnaire, créé clandestinement en 1973.
5 Parti social-démocrate créé en 1963 et légalisé en 1989. Son histoire est étroitement liée aux mobilisations berbéristes des années 1980 et 1990.
6 Héritier lointain du Parti communiste, il défend un « socialisme libéral ». De fortes divergences au sujet des organisations islamistes (et notamment du Front islamique de salut) et de l’armée l’ont opposé, par le passé, au FFS et au PST : le MDS a soutenu l’arrêt du processus électoral après la victoire du FIS au premier tour des législatives de 1991 et l’instauration de l’état d’urgence.
7 Association destinée aux jeunes, créée et agréée en 1993 et dont les activités sont principalement axées sur la culture.
8 Communiqué de la présidence, cité dans Anonyme, « Algérie : manifestation inédite à Alger pour protester contre un 5e mandat de Bouteflika », Jeune Afrique, 22 février 2019, en ligne : www.jeuneafrique.com/739632/politique/algerie-manifestation-inedite-a-alger-pour-protester-contre-un-5e-mandat-de-bouteflika (juillet 2023).
9 Je reprends ici la description qu’en donne Layla Baamara (2016, p. 112, note 24) : « Fondé en 1989, le RCD se présente comme un parti de tendance social-démocrate. Les revendications pour la reconnaissance de la culture et la langue berbères sont à l’origine de la formation de ce parti et toujours centrales dans ses discours. »
10 C’est Michel Dobry qui souligne.
11 En français « gouvernorat » : entité administrative régionale.
12 Les Brassards rouges sont un collectif principalement formé de militant.es et sympathisant.es de différents partis des oppositions et de bénévoles associatif.ves. Ils et elles jouent un rôle important dans le cadrage des marches du vendredi.
13 Au sujet du traumatisme que la décennie noire a représenté, voir notamment Mellah (2019).
14 Si quelques témoignages de harcèlement sexuel ont été publiés sur Internet, la féminisation rapide du mouvement et le cadrage « pacifiste » semblent avoir rendu illégitimes les violences sexuelles pendant les manifestations.
15 Voir Jean-Baptiste Meyer, « L’enseignement supérieur en Algérie : un défi constant », Le Monde, 6 décembre 2017, en ligne : www.lemonde.fr/afrique/article/2017/12/06/l-enseignement-superieur-en-algerie-un-defi-constant_5225663_3212.html (juillet 2023).
16 Expression de Michel Dobry à propos des crises politiques en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie (1995).
17 Sur les viols pendant la guerre d’indépendance, voir Branche (2002) ; et sur leurs dénonciations par les nationalistes, voir Sidi Moussa (2016).
18 Sur cet aspect, voir Mechaï (2019).
19 La masculinité hégémonique se définit, en effet, par distinction avec les masculinités subordonnées des hommes gays (Connell, 2014).
20 L’hétéronationalisme est un nationalisme sexuel faisant de l’hétérosexualité exclusive une composante indissociable de l’identité nationale. Pour une synthèse des recherches sur les nationalismes sexuels, voir Jaunait, Le Renard & Marteu (2013).
21 Expression du langage courant signifiant la dépendance de la profession au champ politique, notamment l’intrusion de celui-ci dans les verdicts des juges.
22 Minoritaire le 22 février 2019, il se généralise par la suite.
23 Ce slogan, en français, remonte au mouvement social de 2001-2002 en Kabylie, connu sous le nom de « printemps noir », en raison de l’ampleur de la répression par la gendarmerie et la Compagnie nationale de sécurité. Celle-ci a provoqué la mort de 118 personnes en quelques semaines, dont une majorité d’adolescents, et des milliers de blessé.es (Tilelli, 2003).
24 Littéralement, « mangé le pays » (klîtû liblâd).
25 « Par tactique protestataire, on entend un type d’action intentionnelle, publique et qui conteste une situation jugée condamnable. » (Emperador Badimon, 2020, p. 129)
26 Suppression de l’autorisation du tuteur pour pouvoir travailler et se déplacer hors des frontières du pays et possibilité pour les Algériennes de transmettre, sous conditions, la nationalité à leurs enfants lorsqu’elles sont mariées à un étranger.
27 Sur les revendications et le répertoire d’action du mouvement féministe pendant la crise de 1988-1992, voir Lalami (2012).
28 Anonyme, « Les enseignants contractuels décidés à poursuivre leur marche pacifique jusqu’à satisfaction de leurs revendications », Radio Algérie, 4 avril 2016, en ligne : https://radioalgerie.dz/news/fr/article/20160404/73501.html (juillet 2023).
29 Il s’agit peut-être d’une reprise du slogan « Vous puez » (Tal‘at rîhitkom) scandé par les Libanais.es lors du mouvement social de 2015.
30 Couscous sucré avec des fruits secs préparé lors du ramadan.
31 Voir Anonyme, « Grève générale et manifestions, Bouteflika de retour en Algérie », TSA, 10 mars 2019, en ligne : www.tsa-algerie.com/direct-greve-generale-et-manifestions-bouteflika-de-retour-en-algerie (juillet 2023) ; et « Algérie : appel à la grève générale, le président Abdelaziz Bouteflika de retour à Alger », Le Monde, 10 mars 2019, en ligne : www.lemonde.fr/afrique/article/2019/03/10/en-algerie-appel-a-la-greve-generale-contre-un-cinquieme-mandat-du-president-bouteflika_5434027_3212.html (juillet 2023).
Auteur
Abir Kréfa est sociologue à l’Université Lumière Lyon 2 et au Centre Max-Weber. Spécialiste de l’action collective, du genre, des sexualités et de la culture, elle a notamment publié Écrits, genre et autorités : enquête en Tunisie (Éditions de l’ENS, 2019) et coordonné avec Sarah Barrières le dossier « Genre, crises politiques et révolutions » de la revue Ethnologie française (2019). Son dernier article a été publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales.
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