Révolution et contestation des hiérarchies raciales (Tunisie)
Entretien avec Maha Abdelhamid réalisé par Abir Kréfa, automne 2020
p. 183-192
Texte intégral
1Originaire de Gabès, en Tunisie, où elle passe son enfance et son adolescence, Maha Abdelhamid s’engage à partir du milieu des années 2000 contre le régime autoritaire, notamment avec l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) lorsqu’elle fait ses études supérieures à Tunis. Installée depuis 2009 à Paris, où elle a poursuivi ses études de géographie, elle participe dès décembre 2010 aux actions de soutien à la révolution avec les organisations tunisiennes de l’immigration proches de la gauche. Elle effectue beaucoup d’allers-retours entre la France et la Tunisie au cours de la révolution et devient une cheville ouvrière du mouvement contre le racisme envers les Noir.es. Elle se définit aussi comme féministe. L’entretien a été réalisé en octobre 2020 en français et en arabe ; ces dernières parties ont été traduites par Abir Kréfa.
2Est-ce qu’en 2011 la question du racisme envers les Noir.es était une question politique nouvelle en Tunisie ou pas complètement ?
3La question a toujours été politique, depuis les années 1960. Le militant Slim Marzoug a essayé de politiser la question, mais sa tentative a très vite avorté. Pour moi, c’est un homme avant-gardiste. Slim Marzoug est issu d’une famille très modeste, de Gabès. Avant de partir étudier en France, dans les années 1950, il s’était investi dans l’aide aux devoirs des jeunes noir.es. Il pensait sans doute que le développement de la conscience politique des Noir.es peut être favorisé par l’instruction. Il a eu, semble-t-il, beaucoup de problèmes en France, il est tombé malade et il aurait fait une dépression. C’est un épisode sur lequel nous n’avons pas d’informations. Des ami.es et moi comptons faire un film sur Slim Marzoug, mais on ne sait pas grand-chose de cette période passée en France. D’après un de ses amis, il aurait rencontré Frantz Fanon avec qui il se serait impliqué dans le mouvement pour la libération de l’Algérie. Selon cet ami, il collectait des aides envoyées aux Algérien.nes et il a été repéré par les autorités françaises. C’est pourquoi il aurait précipité son retour en Tunisie, qui était devenue indépendante, dès qu’il a eu son diplôme en mécanique avion. C’est ce qui se dit, mais il n’y a pas d’archives. On ne sait pas à quel point il était proche de Frantz Fanon, mais on sait qu’il a fait un séjour aux États-Unis et qu’il avait aussi beaucoup de liens avec des mouvements en Afrique subsaharienne. C’est ce qu’écrit Jalel Bahri dans sa thèse1. Quand il est rentré en Tunisie, Slim Marzoug a essayé de former un mouvement contre le racisme et il est même allé plus loin. Il a voulu constituer un parti politique de Noir.es. C’était en 1962-1963. C’était révolutionnaire ! Il a commencé à faire des meetings. J’ai rencontré un homme qui a monté les podiums pour les discours de Slim Marzoug. Le problème est que nous n’avons pas d’archives. Les policiers en ont peut-être, parce qu’il était suivi de près par le ministère de l’Intérieur. Il se réfugiait régulièrement chez sa sœur, qui habitait dans l’oasis de Zrig. À chaque fois qu’il rentrait à Gabès, il était arrêté. Parfois, ils venaient le frapper chez lui. On le sait d’après le témoignage d’un voisin et de membres de sa famille, avec qui Lotfi Ghariani, un ami photographe, et moi avons réalisé des entretiens en 2014. Il nous a dit que les policiers laissaient le moteur de la voiture en marche pour qu’on n’entende pas et ils le tabassaient, le laissaient comme un légume et partaient. Les autorités se sont aperçues à un moment donné qu’il avait des liens avec des mouvements en Afrique subsaharienne. Il a donc été considéré comme une menace. Après sa dernière arrestation, il est resté quatre mois en prison, sans procès. Il a peut-être fait une dépression, ou pas. En tout cas, il a été transféré à l’hôpital psychiatrique al-Razi. Sa sœur, que nous avons rencontrée en 2014, contestait l’idée qu’il puisse être fou. Elle nous a dit qu’il a fait une grève de la faim pendant cinq mois à l’hôpital. Il a été interné pendant plus de trente-cinq ans, jusqu’à sa mort en 2001.
4J’ai entendu parler de Slim Marzoug avant la révolution, par hasard, pendant une discussion sur le racisme avec ma grand-mère et mon oncle, qui ont évoqué son projet de parti politique de Noir.es, ont dit qu’il avait été arrêté et n’avait plus mis les pieds dans le quartier pour ne revenir que mourant. Je me suis mise à interroger les gens autour de moi.
5Comment toi et les autres militantes avez-vous commencé à vous organiser avec la révolution ?
6La révolution a été un moment de libération de la parole, pas seulement pour les Noir.es, mais pour tou.tes les Tunisien.nes qui vivaient la répression et la dictature et qui n’avaient pas d’espace de parole. Nous avons d’abord commencé à nous exprimer sur Facebook. Nous avons fait connaissance sur Facebook. J’écrivais sur mon mur. En février 2011, un journaliste, Ben Mrad, a parlé des Sénégalais en les désignant par wosfân2. Le mot était passé comme si de rien n’était. J’ai réagi en disant que les Sénégalais ne sont pas des wosfân, mais des citoyens de leur pays, les wosfân étant des esclaves. Mon papier a été pas mal relayé sur Facebook. Des gens ont réagi en critiquant le journaliste. D’autres personnes et moi-même nous sommes aussi exprimées sur l’absence de visibilité des Noir.es. Avec des ami.es, nous nous disions que si Mohamed Bouazizi avait été noir, la révolution n’aurait pas eu lieu. Si un Noir s’était immolé, on l’aurait fait taire. Il aurait été rendu fautif, coupable d’un crime et responsable de problèmes. Bouazizi avait toute une parentèle [‘arch] derrière lui qui a trouvé des soutiens.
7Des groupes ont été créés sur Facebook, comme « Yes we can », qui date il me semble d’avant la révolution. Il n’était pas très revendicatif. Il a été créé par de jeunes noir.es pour dire que ce n’est pas parce qu’on est Noir.es qu’on n’est pas capables de participer à la vie politique du pays et d’être des acteur.rices important.es. Après la révolution, j’en ai rencontré certain.es. Ils et elles m’ont dit que pendant une rencontre dans un café, un policier leur avait demandé pourquoi ils et elles se réunissaient entre Noir.es. Quand ce ne sont pas des Noir.es, cela n’attire pas l’attention.
8Avec la révolution, en avril 2011, nous avons créé le groupe Facebook « Assurance de la citoyenneté sans discrimination de couleur » puis le groupe « Témoignages ». Il y a eu ensuite d’autres groupes, comme « Noirs et métisses », mais qui ont eu une audience moindre. « Assurance de la citoyenneté » était privé, mais très suivi. C’était un groupe mélangé, pas seulement de Noir.es, constitué au début surtout d’universitaires intéressé.es par la cause. Nous avons ensuite créé « Témoignages » parce que des jeunes se sont plaint.es du fait que les publications étaient en français et trop théoriques et qu’ils et elles ne pouvaient pas s’y exprimer. Quand nous avons créé le groupe pour dénoncer le racisme, les jeunes ont commencé à parler, à rapporter ce qu’ils et elles vivaient. Il y a eu une libération de la parole chez les jeunes noir.es.
9Ensuite, nous avons commencé à évoquer la création d’une association, parce que nous avons eu beaucoup de soutiens et d’encouragements. Nous voulions aussi sortir de Facebook, pour officialiser la lutte. Nous avons donc commencé à nous rencontrer. Il y avait avec nous Saadia Mosbah, qui préside actuellement l’association Mnemty, et Tewfik Chhâri, devenu le président de l’association Adam, que nous avons créée. Les personnes étaient d’âges différents. Il y a eu un conflit de leadership entre Saadia et Tewfik, qui voulaient chacun.e être président.e. Saadia s’est retirée. Nous avons rédigé les statuts de l’association, que nous avons présentés en 2012. Nous l’avons dénommée « Association Adam pour l’égalité et le développement », après avoir beaucoup débattu de l’appellation. Fallait-il l’appeler l’association des Noir.es ? L’association contre le racisme ? Nous avons essayé d’éviter le mot racisme, qui dérange. L’association Mnemty a, quant à elle, été constituée en 2013.
10Quelques semaines après la création d’Adam, nous avons organisé des conférences avec une discussion publique à la maison de la culture Ibn Khaldûn, à Tunis. Sur l’affiche figuraient deux enfants noirs, l’inscription « Stop au racisme » et, comme organisation, l’association Adam contre le racisme. Nous avons invité l’avocat et défenseur des droits humains Chawki Tabib, qui avait fondé en 2011 la Ligue tunisienne pour la citoyenneté, et le sociologue Mohamed Jouini, qui a étudié les Noir.es dans la région de Kébili et les discriminations dans l’accès à la propriété des palmeraies. Cela a été un succès. Beaucoup de gens sont venus, des chaînes de télévision aussi, la salle était pleine, parce que c’était quelque chose de nouveau. Beaucoup de gens ont pris la parole. Certains nous ont dit « pourquoi faites-vous cette association, vous êtes en train de diviser la société, alors qu’il faut être unis » ; d’autres ont dit qu’ils nous soutenaient bien que non-Noir.es, qu’il y a beaucoup de racisme dans notre pays, en rapportant des histoires vécues par des Noir.es qu’ils connaissent, des voisin.es ou des ami.es.
11Ensuite, il y a eu les rassemblements de protestation. Nous sommes sorti.es en 2012, avant même de créer Adam, dans une manifestation devant l’Assemblée nationale constituante, dont je ne me rappelle plus l’objet. C’était l’époque où il y avait plein de manifestations. Nous avons saisi le moment pour sortir avec nos propres pancartes contre le racisme, moi, Amina Soudani, Saadia Mosbah, ainsi que Lotfi Ghariani et Jawher Soudani, qui sont venus filmer et prendre des photographies. Ensuite, le 1er mai 2012 ou 2013, les gens de l’association Mnemty sont aussi sortis dans la rue, dans la manifestation organisée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), avant de créer leur association, avec leurs pancartes contre le racisme. Ce n’étaient pas encore des rassemblements spécifiques, mais ils s’inscrivaient dans des manifestations larges, pour les lois et les droits, pendant lesquelles on scandait nos propres slogans. Après la création des associations, il y a eu beaucoup de rassemblements spécifiques, dont un en 2014 ou 2015, devant le siège de la chaîne de télévision al-Tounsiyya, quand le présentateur Nawfal Ouertani a eu des propos racistes en déclarant que le Noir est sexuellement fort.
12Quelles étaient vos revendications ?
13Nous revendiquions la reconnaissance et la pénalisation du racisme. En 2012, nous avons lancé une pétition pour que le racisme contre les Noir.es soit mentionné dans la Constitution. On nous a rétorqué qu’il est seulement possible d’introduire un article sur l’égalité entre les citoyen.nes. Et que l’interdiction du racisme serait ensuite intégrée dans le Code pénal au moment de le réformer conformément à la Constitution. Par contraste, la Constitution égyptienne amendée en janvier 2014 sanctionne de façon claire et explicite, dans l’article 53, les discriminations sur la base de la couleur, de la race, de la religion, du sexe. Nous avons donc eu l’impression de souffler dans un violon. Il n’y avait aucune réponse ni réaction, ni des institutions de l’État ni de la société civile. Il n’y avait pas de solidarité. En 2014, la société civile continuait à nier le racisme. Il n’y avait pas encore de reconnaissance claire et franche du racisme en Tunisie. Nous avons donc fait une marche, pour sortir des espaces clos, comme les maisons de la culture et les théâtres, et avons traversé les villes. Nous étions chacune dans un pays, Imène Ben Smaïn au Canada, moi en France, Amina Soudani en Tunisie, et nous avons essayé de mobiliser des jeunes sur place. La marche a duré quatre jours en tout, un dans chaque ville : Djerba, Gabès, Sfax et Tunis. Nous sommes parti.es de Djerba, qui est historiquement le foyer du racisme et de l’esclavage. Seuls des médias indépendants ont couvert la marche. Nous avons été boycotté.es par les médias officiels, même si la marche a rassemblé beaucoup de monde. Beaucoup de personnes, parmi lesquelles des jeunes noir.es, sont sorties avec nous à Gabès. J’ai été impressionnée, n’imaginant pas qu’autant de jeunes viendraient. Nous avons été très bien accueilli.es à Sfax, où il y a eu beaucoup de monde aussi, des Noir.es mais aussi des non-Noir.es venu.es nous soutenir et nous encourager. Imène est intervenue à la radio pour parler de la marche et de nos revendications. Le dernier jour, à Tunis, nous sommes allé.es le matin devant la Chambre des député.es et l’après-midi devant le théâtre municipal. Les policiers nous ont empêché.es d’occuper l’estrade du théâtre, là où montent habituellement les manifestant.es, alors qu’il n’y avait pas d’autre manifestation. C’est comme s’il ne fallait pas que nous soyons visibles, en hauteur. Nous avons été cantonné.es en bas, sur l’allée du milieu de l’avenue Bourguiba. Et au moment de la préparation de la marche, nous avons subi des pressions du pouvoir pour nous faire reculer.
14Est-ce que les collectifs et les associations contre le racisme créés après la révolution se sont fondés sur des réseaux et des liens antérieurs ou est-ce plutôt la révolution qui a favorisé les rencontres ?
15C’est la révolution qui a favorisé les rencontres entre les militant.es actuel.les. Par exemple, je ne connaissais pas Amina Soudani. Je connaissais son frère, depuis l’université, mais elle, je ne l’avais jamais rencontrée. Je connaissais Lotfi Ghariani depuis 2009, que j’ai rencontré par hasard, dans un train. Mais j’ai connu toutes les filles et la quasi-totalité des personnes dans l’association et le mouvement. Publier sur le racisme, sur Facebook, fait que des gens t’envoient des invitations. J’ai reçu beaucoup d’invitations sur Facebook, de Noir.es que je n’avais jamais rencontré.es, après être passée à la télévision en 2013.
16Tu as évoqué les procédés de déni et d’invisibilisation. Est-ce qu’à l’inverse des alliances ont été créées ou des soutiens ont émergé, que ce soit pendant la révolution ou après ?
17Les premières alliées du mouvement des Noir.es ont été les associations de l’immigration en France qui, par la suite, ont, je pense, fait pression sur place. Personnellement, j’ai beaucoup incité les associations de l’immigration à soutenir la cause. Quand Kamel Jendoubi était ministre [chargé notamment des relations avec la société civile tunisienne], il est venu en France et il a rencontré les militant.es de l’immigration tunisienne. J’ai pris la parole pour évoquer la nécessité d’une loi qui pénalise le racisme. Quand nous avons organisé la marche, les associations qui nous ont envoyé des mails de soutien étaient toutes situées en France : des associations algériennes, marocaines, tunisiennes, des individus militants. Sur place, en Tunisie, nous avons reçu seulement deux messages de soutien, dont un de l’association Beity3. Les militantes et militants de l’association Mnemty sont venu.es au Bardo, mais aucune autre association ne nous a rejoint.es, ni de militant.es connu.es, à part Salah Zeghidi et Leila Adda, le matin. Nous avions pourtant rendu l’événement public en diffusant l’information, sur Facebook, à l’Assemblée constituante et le long de l’avenue Bourguiba, dans le centre-ville de Tunis.
18En 2014, quand Mnemty a organisé une caravane à Djerba, elle l’a fait avec l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Gilbert Naccache, Azza Ghanmi et Halima Jouini, entre autres, y ont participé, ainsi que beaucoup d’autres militantes de l’ATFD.
19Le problème est que les soutiens sont toujours occasionnels. Quand il se passe quelque chose et qu’on bouge, des gens viennent, mais la cause n’est pas adoptée par toute la société civile. La cause est déjà peu réappropriée par les Noir.es eux.elles-mêmes, qui sont les plus concerné.es.
20Finalement, qu’est-ce qui a changé ou non avec la révolution sur les questions de racisme et d’antiracisme ?
21Ce qui a changé avec la révolution, à part toutes ces mobilisations, c’est que les informations circulent beaucoup plus à propos du racisme. Les gens se sont mis à parler, à interroger. Des gens qui ne parlent pas en public nous envoient des témoignages en privé. On les incite à parler, mais ils et elles ont peur. Les Noir.es sont opprimé.es, ont peur de s’exprimer, de dire qu’ils et elles en ont marre. Cette peur les accompagne jusqu’à aujourd’hui. Très peu de Noir.es s’expriment publiquement sur le racisme. Beaucoup effacent leurs témoignages après les avoir publiés, surtout quand le témoignage est très relayé et recueille des sympathisant.es. En septembre 2020, une jeune femme qui est intervenue à la télévision a dû présenter des excuses à la suite de pressions. Tout le gouvernorat de Médenine l’a dénoncée parce qu’elle a confirmé à la télévision qu’il y a du racisme ; elle a indiqué qu’à Djerba, qui fait partie du gouvernorat, sur le cimetière où sont enterré.es les Noir.es, il était écrit « Cimetière des esclaves » jusqu’en 2014. Même le gouverneur est intervenu à la radio de Médenine pour annoncer qu’il allait entamer une procédure judiciaire contre elle. Quand elle a vu le tollé contre elle, comme en plus elle est endettée auprès de la banque, qu’elle a besoin que son projet fonctionne et qu’elle risque de se retrouver en prison, elle a publié des excuses. C’est dire l’oppression et le pouvoir de la société et du politique !
22Parler, c’est risquer de perdre ses sources de revenus et de survie parce que les racistes réagissent en refusant d’embaucher, en cassant les projets. Les gens ont donc peur parce qu’il y a beaucoup de domination, ce qu’ils savent. Ils nous disent : « Je ne veux pas de problèmes supplémentaires, je n’ai pas de soutien. Si je parle, on va me casser encore plus. » On est dans un racisme où parler est très risqué et tout le monde ne peut pas prendre ce risque. Et les Noir.es sont encore très dépendant.es, économiquement et socialement, y compris dans les manières de penser.
23Aujourd’hui, quand on parle du racisme dans les médias, c’est toujours d’une manière superficielle et affligeante, qui dessert la cause. J’ai un article qui est paru dans Nawaat à ce propos, où je cite la phrase connue de Malcolm X, « si vous n’y prenez pas garde, les médias vous feront détester les opprimés et aimer les oppresseurs ». On ne parle pas du racisme institutionnel, le principal responsable de la continuité du racisme en Tunisie.
24Les Noir.es sont toujours invisibilisé.es, cantonné.es à la marge. On ne les sollicite que quand il s’agit de parler du racisme, pour les exposer en tant que vitrines. Il y a eu certes la nomination d’un ministre noir, qui est universitaire et juriste, mais il ne s’est jamais engagé contre le racisme. Il n’y a pas de politique étatique claire pour que la situation change. Seuls quelques individus peuvent connaître une ascension sociale et économique. L’individualisme est très fort de manière générale, y compris chez les Noir.es. On le retrouve dans les désengagements des collectifs. Ceux et celles qui quittent les collectifs disent ne pas pouvoir agir dans ce cadre et préférer faire des choses individuellement. Nous n’avons pas été habitué.es à nous organiser collectivement. Il n’y a pas d’héritage ni de culture de l’auto-organisation, de la solidarité, de l’union autour d’une question commune.
25Au début, il y a eu la montée du mouvement, l’adhésion de beaucoup de gens motivés, mais le mouvement souffre de plus en plus des désengagements. Nous avons pensé faire beaucoup de choses, quand nous avons créé Adam à Tunis, notamment créer des antennes dans le Sud, pour faire du travail de terrain, là où les Noir.es se situent le plus et souffrent le plus, en partenariat avec la société civile qui doit être impliquée dans cette lutte. L’association Adam n’existe pratiquement plus parce que nous avons été un certain nombre à démissionner, en 2013. Parfois, on m’appelle pour me demander s’il y a du nouveau pour les antennes dans le Sud. J’incite les gens à créer leur propre association. Tu sens qu’il y a une agitation, que des gens veulent faire des choses, mais ne sont pas soutenus. Dans le Sud, la pression de la société majoritaire est très forte. Faire une association de Noir.es, c’est s’exposer à plus d’oppression et de marginalisation.
26C’est très difficile parce que d’un côté l’oppression de la société empêche l’auto-organisation et d’un autre côté, il y a les problèmes internes. Le mouvement est encore fragile, fragmenté. Le désengagement concerne les mouvements sociaux de manière générale, avec les désillusions après la révolution, la crise économique, la crise politique et la montée des violences, qui effraient beaucoup de gens, mais la fragilité est accentuée pour une minorité. Les choses ont empiré. Les violences ont redoublé. Les gens n’ont pas peur de faire ressortir leur racisme. La situation s’est donc, je pense, aggravée avec la crise économique et parce que le pays passe par une période de frustrations. Le désengagement des militant.es est très difficile à vivre. Cela m’affecte. Mais on essaie d’avancer.
27Une loi pénalisant le racisme a été votée en 2018. Est-ce que tu peux revenir sur son processus d’adoption ?
28La loi sur le racisme n’a été adoptée que quand des non-Noir.es ont bougé. Les Noir.es ne constituent pas une force dans la société civile. Leur entrée dans la société civile est nouvelle, ce qui fait qu’ils et elles ont beaucoup de difficultés à s’organiser, à s’imposer. Il y a des obstacles. La mentalité paternaliste est toujours là. Si j’interviens à la télévision pour dire qu’il y a du racisme, on rétorquera que non, mais si c’est un Blanc qui le dit, on acquiescera. Le pouvoir prend plus au sérieux la société civile blanche que les militant.es noir.es, qui ne représentent pas une force, parce que nous sommes encore très fragiles.
29Le premier discours officiel évoquant le racisme a été celui de Béji Caïd Essebsi4 pendant le cinquième anniversaire de la révolution. C’est à ce moment-là qu’il y a eu une reconnaissance officielle du racisme et de la nécessité d’agir.
30Je pense que la réaction de la société civile est devenue plus forte après les agressions contre les Subsaharien.nes. Il y a eu des agressions physiques, avec décapitation, qui ont secoué les esprits. Le processus d’adoption de la loi s’est accéléré après le massacre, à la fin de l’année 2016, place de la Gare-Barcelone, à Tunis, quand trois étudiantes subsahariennes ont été attaquées au couteau et que l’une est restée dans le coma pendant plus de quinze jours. Certain.es disent même qu’elle est morte, mais nous n’avons pas d’information. La ministre de la Santé était allée lui rendre visite. C’est à ce moment-là que le projet de loi a été sorti des tiroirs et la loi rapidement votée, en 2018. Après l’assassinat de Falikou Koulibaly, plusieurs rassemblements de protestation ont eu lieu, dont le plus grand en 2018 auquel ont participé beaucoup de Subsaharien.nes vivant à Tunis, ainsi que l’association Mnemty, l’association Minorités et des associations de la société civile. La mobilisation a été très importante parce que la violence a été meurtrière. Mais beaucoup de gens prétendent qu’il ne s’agit que d’un simple braquage, niant le caractère raciste du meurtre.
31C’est la société civile qui, en 2016, a proposé la loi. La proposition de loi a été rédigée par le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT), dont je fais partie, par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), par la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH) et par EuroMed Droits. J’ai appris sur Facebook que la proposition de loi allait être présentée pendant une conférence de presse au siège du FTDES. J’ai reçu un mail le jour même, alors que je serais allée sur place si j’avais été informée avant. Saadia Mosbah y est allée, mais elle n’a pas été invitée, ce qu’elle a précisé dans une vidéo. Les militantes noires qui n’avons eu de cesse, depuis 2011, de réclamer cette loi, n’avons pas été associées et nous n’avons été informées qu’a posteriori. Nous n’avons pas non plus été informées quand ils ont présenté la proposition de loi à la Chambre des député.es. C’est une manifestation du paternalisme et de la domination : « Vous avez revendiqué une loi, voilà, et on vous préviendra ensuite. »
32Est-ce qu’il y a des jeunes qui se sont politisé.es avec la révolution ?
33Des jeunes noir.es se sont politisé.es et sont un peu partout dans les partis politiques, y compris au sein du Front populaire, où ils et elles sont nombreux.ses. Mais ces jeunes n’abordent pas la question des Noir.es parce qu’ils et elles ont peur. Ils et elles savent qu’ils et elles seront mis.es à l’index et perdront leur position sociale. Certain.es militant.es ont quitté les associations noires pour rejoindre d’autres organisations, parce que leurs aspirations, leurs projets, leurs rêves peuvent être contrariés par la société dominante. Certain.es pensent aussi que s’investir dans des projets personnels et percer socialement ou économiquement permettra de changer l’image de la société dominante au sujet des Noir.es. On est encore dans le suivisme ou la dépendance indirecte à l’Autre.
34Avec d’autres militantes noires, vous avez essayé de créer un collectif antiraciste et féministe. Est-ce que tu peux revenir sur sa création ?
35Nous l’avons créé dans le contexte de MeeToo (Ena Zeda), en octobre 2019. Le groupe Facebook Ena Zeda comptait beaucoup de femmes noires, mais qui ne parlaient pas de leurs expériences. J’ai publié un témoignage dans le groupe pour dire que les femmes noires sont doublement discriminées, parce qu’elles sont femmes et noires, et qu’il y a beaucoup de stéréotypes au sujet des femmes noires (elles seraient portées sur le sexe, etc.). Nous avons été confrontées à une levée de boucliers, comme quoi une femme est une femme, indépendamment de la couleur, que toutes les femmes subissent des violences. Pour ne pas subir de violences dans les espaces mixtes, nous avons décidé de créer un espace propre à nous, un safe space (espace bienveillant), pour parler de nos expériences sans être jugées. Nous avons contacté les militantes que nous connaissons pour exposer l’idée d’un collectif de femmes noires, parce que nous ne nous sentons représentées nulle part, ni par l’association tunisienne des femmes démocrates ni par Ena Zeda.
36Est-ce que d’autres mouvements, d’autres collectifs ou certains écrits vous ont inspirées, que ce soit en France ou dans d’autres pays ?
37Quand je suis arrivée en France, j’ai fait la découverte des afroféministes, qui m’ont vraiment impressionnée. J’ai assisté à beaucoup de leurs réunions, conférences et débats, mais je ne me sentais pas à ma place parce qu’elles sont françaises, souvent depuis plusieurs générations. Certains problèmes sont similaires et d’autres spécifiques. En Tunisie, peu de femmes noires ont accédé à l’université et ont une connaissance des mouvements noirs d’autres pays. Les mouvements afroféministes aux États-Unis constituent bien sûr une source d’inspiration importante. Je suis en particulier très admirative de bell hooks, dont je lis et relis régulièrement le livre De la marge au centre : théorie féministe5.
38Par rapport aux autres pays du Moyen-Orient et du Maghreb, est-ce que des liens ont été créés entre les mouvements ou les collectifs antiracistes ?
39Pendant les révolutions, j’ai surtout fait la connaissance de militant.es nubien.nes vivant en Égypte. J’ai pris connaissance de leur mouvement et j’ai été en contact avec des militant.es à travers Facebook. Certain.es sont devenu.es des ami.es. J’ai beaucoup appris sur l’histoire des Nubien.nes et sur leur cause. Ils et elles revendiquaient le droit au retour parce que, quand le barrage d’Assouan a été construit, beaucoup de villages nubiens ont été ensevelis, à partir des années 1950, et des millions de Nubien.nes ont dû quitter leurs villages et ont été forcé.es de se déplacer. Certain.es sont demeuré.es sur les rives de la retenue d’eau créée par le barrage, ont recréé leurs villages, auxquels ils et elles ont donné les mêmes noms que ceux ensevelis, et ont gardé leur langue, etc. Mais beaucoup d’autres ont dû s’exiler vers les villes, ne parlent pas leur langue et ne connaissent pas grand-chose de la culture nubienne. Plusieurs collectifs nubiens existaient avant la révolution, mais de manière informelle parce qu’il s’agit d’une question politique très sensible. Les Nubien.nes se considèrent, à l’image des Palestinien.nes, comme ayant été expulsé.es de leur terre. Avec la révolution, un mouvement s’est structuré et est devenu très visible. À travers entre autres des manifestations au Caire, ils et elles ont revendiqué la reconnaissance de la langue nubienne comme langue officielle et le droit au retour à leurs terres d’origine, des réparations matérielles pour reconstruire des villages à proximité de ceux ensevelis. Ces droits ne leur ont pas été accordés, mais ils et elles ont obtenu une autre exigence, celle de l’inscription, dans la Constitution, du bannissement des discriminations fondées sur la couleur, l’origine et la langue ; la couleur parce que les Nubien.nes se perçoivent et sont perçu.es, à l’inverse des autres Égyptien.nes, comme Noir.es. S’agissant des autres pays, en 2014, nous avons essayé de monter un collectif de militant.es noir.es de plusieurs pays arabes, dont le Yémen, le Soudan et la Palestine, qui développent des stratégies pour mettre fin aux discriminations et au racisme. Les discussions ont été très intéressantes, mais nous n’avons pas poursuivi à cause de la distance et de nos emplois du temps chargés.
Notes de bas de page
1 Jalel Bahri, La Tunisie et l’Afrique noire : une analyse culturelle et institutionnelle, thèse de doctorat, Bordeaux, Université de Bordeaux, 1993.
2 Pluriel de wsîf, signifiant littéralement « esclave ».
3 Il s’agit d’une association féministe dont la spécificité est d’héberger des femmes sans logement.
4 Président de la Tunisie de 2014 à 2019.
5 Paru en 1984 aux États-Unis, l’ouvrage a été traduit en français en 2017 par les Éditions Cambourakis.
Auteurs
Maha Abdelhamid est chercheuse et militante tunisienne. Engagée dans les années 2000 contre le régime autoritaire à Tunis, elle est devenue une cheville ouvrière du mouvement contre le racisme envers les Noir.es qui s’est construit à la faveur de la révolution. Parallèlement à sa thèse de géographie, elle a publié des articles sur le mouvement anti-raciste. Chercheuse associée au Centre arabe de recherches et d’études politiques à Paris, elle vient de commencer le projet de recherche « Histoires et vécus des femmes noires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : dynamiques de l’intersectionnalité ».
Abir Kréfa est sociologue à l’Université Lumière Lyon 2 et au Centre Max-Weber. Spécialiste de l’action collective, du genre, des sexualités et de la culture, elle a notamment publié Écrits, genre et autorités : enquête en Tunisie (Éditions de l’ENS, 2019) et coordonné avec Sarah Barrières le dossier « Genre, crises politiques et révolutions » de la revue Ethnologie française (2019). Son dernier article a été publié dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales.
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2022
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Maghreb et Moyen-Orient, 2010-2020
Sarah Barrières, Abir Kréfa et Saba Le Renard (dir.)
2023