De la lutte contre le régime à l’engagement féministe et LGBT (Égypte)
Entretien avec Shahinaz Abdel Salem réalisé par Sarah Barrières, automne 2020
p. 149-158
Texte intégral
1Shahinaz est une militante égyptienne de 42 ans. Blogueuse et opposante au régime autoritaire d’Hosni Moubarak, elle s’engage dans la révolution à partir de Paris, où elle a dû s’exiler en 2010, ainsi que sur place, au Caire, où elle retourne régulièrement depuis 2011 pour participer aux événements révolutionnaires. Elle s’est d’abord définie comme militante politique contre le régime de Moubarak et ceux qui lui ont succédé, avant de redéfinir ses combats. Elle se décrit actuellement comme féministe et défenseuse des droits LGBT. Combattre l’oppression des femmes et des personnes LGBT est désormais sa priorité. L’entretien a eu lieu en français le 15 novembre 2020, à la suite d’un séjour en Égypte lors duquel elle a pu observer les effets du processus révolutionnaire sur les rapports sociaux de sexe plusieurs années après son éclosion, et ce, malgré la répression féroce du régime d’Abdel Fattah al-Sissi, l’actuel chef d’État, qui vise particulièrement les militant.es, les personnes LGBT et les femmes ordinaires.
2Tu es arrivée en France en 2010 pour fuir la répression du régime égyptien. Est-ce que tu peux revenir sur cet événement ?
3Pour moi, la France est un exil choisi. En Égypte j’ai subi d’énormes pressions en raison de mes activités militantes contre le régime de Moubarak, mais pas seulement. Les causes de mon exil sont aussi la société égyptienne dans son ensemble et surtout ma famille. Je suis une femme divorcée, je suis lesbienne. J’ai ainsi dû mener deux vies en parallèle, cachée et dans la peur. Toute ma famille se mêlait de ma vie et me poussait à me remarier. Je n’en pouvais plus, j’étais fatiguée de vivre constamment dans la peur, et c’est devenu un poids trop lourd. J’ai d’abord décidé de quitter ma famille et ma ville natale, Alexandrie, pour vivre au Caire. Ça a été compliqué pour une femme seule, j’ai eu beaucoup d’ennuis. Malgré tout, je ne m’en sortais pas mal car, avec discrétion, je faisais ce que je voulais. Mais la peur d’être arrêtée en raison de ma sexualité était toujours là, ce scandale aurait détruit ma vie. Donc, en 2010, j’ai quitté l’Égypte car je ne pouvais plus vivre ainsi. Mais ça n’a pas été facile, j’avais toute ma vie en Égypte, toute ma famille, tout... J’ai décidé de partir en France car je parlais la langue. Je suis ingénieure informatique dans une entreprise française et je venais souvent pour le travail. Quand Sarah Hegazi est partie1, je me suis sentie coupable car elle a fait quelque chose que je n’ai pas osé faire. Si j’avais révélé mon homosexualité il y a dix ans, elle serait peut-être encore en vie ; elle n’aurait pas été la première et d’autres femmes auraient eu le courage de le dire. J’étais une blogueuse connue, une sorte de modèle pour beaucoup de femmes, mais j’avais vraiment trop peur à l’époque. C’est pour ça qu’aujourd’hui j’ai envie de le dire.
4Ton parcours militant a donc commencé avant la révolution. Peux-tu nous en parler ? Est-ce qu’il y a des rencontres ou des événements particuliers qui ont participé à ton engagement ?
5Quand j’étais petite je me posais beaucoup de questions, mais dans mon for intérieur seulement car je n’avais pas le droit de les poser ouvertement. Ma famille est très conservatrice et musulmane. Comme pour la plupart des Égyptiens, la religion, c’est important. Les filles doivent rester discrètes, dire oui et obéir aux parents et à l’école. J’ai grandi avec ça. Mon père est un militaire pro-Moubarak et ma mère est une fonctionnaire pro-Moubarak, aujourd’hui ils sont pro-Sissi, donc je n’avais personne sur qui m’appuyer dans la famille, j’étais toute seule. À un certain âge, j’ai essayé de trouver un endroit pour m’exprimer. À 19 ans, j’ai voulu m’inscrire au parti de Moubarak. Je ne savais pas encore trop ce que c’était. En Égypte, il n’y a pas de presse libre. Quand j’étais plus jeune, seul le journal du gouvernement, Al-Ahram, était autorisé. Mes parents le lisaient aussi. Tout était bien sur Moubarak. Lorsque je me suis rendue dans les locaux du parti, à Alexandrie, j’ai été reçue par un homme qui m’a proposé des activités pour « les femmes », comme faire du canevas, dessiner et coudre sur je ne sais quoi. Je l’ai regardé et je lui ai demandé s’il s’agissait bien d’un parti politique. Ce fut ma première tentative d’engagement... À l’université, j’ai participé à beaucoup de manifestations. Les Frères musulmans étaient les seuls actifs à l’université. Ils organisaient des manifestations en soutien à la Palestine avec les hommes devant qui scandaient les slogans et les femmes derrière qui devaient rester silencieuses car la voix de la femme est awrâ2. J’étais la seule à l’avant des manifestations aux côtés des hommes et non voilée. Cela causait beaucoup de troubles, les hommes me rappelaient à l’ordre en disant que je ne pouvais pas manifester devant et scander des slogans. La police de l’université m’a aussi avertie plusieurs fois, j’étais reconnaissable avec mes cheveux et mon jean ! C’est à cette époque que j’ai essayé de trouver des lieux pour m’exprimer.
6Notamment à travers ton blog ?
7Avant le blog, j’ai essayé de faire des sites web moi-même grâce à mes compétences d’ingénieure. Mais c’était compliqué à gérer et ça prenait beaucoup de temps. Le blog, c’est très facile et accessible. Avec les recherches Google, tu tombes sur les blogs et ça, c’était un point important car les sites web, personne ne les voyait. Google a ouvert ce service en 2004 et moi j’ai commencé mon blog début 2005, il s’appelait « Une Égyptienne » (Wahda Masriyya). J’écrivais surtout contre Moubarak et la police. J’ai aussi fait un reportage sur une prison secrète au Caire où étaient torturés beaucoup d’islamistes et des personnes d’Al-Qaïda transférées au Caire depuis les États-Unis. Comme je ne pouvais pas me rendre sur les lieux et prendre des photographies, je suis allée sur Google Earth et j’en ai mis une du plan de la prison. Ce post a été beaucoup lu. Une autre fois, dans un quartier informel, très populaire, construit sur les hauteurs du Caire, un bloc s’est décroché de la colline et s’est écrasé sur les habitant.es. Il y a eu beaucoup de morts. J’ai pris mon appareil et je suis allée là-bas toute seule, c’était horrible. J’ai essayé de prendre des photographies et d’écrire sur eux dans mon blog pour informer. Plus rarement, il m’arrivait aussi d’écrire contre les Frères musulmans et sur des sujets féministes. J’ai écrit contre l’excision quand les Frères musulmans ont voulu l’imposer. J’ai critiqué la société égyptienne lorsqu’une femme a été attaquée après avoir eu un enfant hors mariage. Je l’ai soutenue sur mon blog. J’ai écrit sur la place de la femme dans la mosquée. J’écrivais sur des sujets, on va dire, féministes mais toujours liés à l’actualité. Sinon, j’écrivais surtout des articles politiques contre le régime de Moubarak. Quand il se passait quelque chose, je prenais mon appareil et je me déplaçais pour rencontrer les gens sans le dire à personne. Je voulais informer et rendre visible ce qui se passait à travers le blog. En 2011 et après, j’ai rencontré pas mal de personnes qui m’ont dit qu’elles étaient là aujourd’hui car elles lisaient le blog quand elles avaient 14 ou 15 ans. Je ne m’imaginais pas, derrière mon ordinateur à Alexandrie, que ces jeunes, cinq ou six ans plus tard, manifesteraient place Tahrir grâce à ça. Ça m’a fait plaisir ! Beaucoup pensaient aussi qu’il y avait un homme derrière le blog. Ils ne pensaient pas qu’une femme puisse se rendre aux manifestations, prendre des photographies, filmer.
8Tu relayais et participais aussi à des mouvements protestataires ?
9Je faisais partie d’un mouvement qui s’appelle « Ça suffit » (Kifâya)3 et qui a commencé en décembre 2004. Au début quand Kifâya organisait des manifestations, j’y allais toute seule, je vivais encore à Alexandrie et j’allais au Caire manifester. Nous, les jeunes blogueur.ses, on a commencé en ligne, chacun.e de notre côté, puis nous nous sommes rencontré.es dans les manifestations organisées par Kifâya. Dans ce mouvement, il y avait toutes les forces d’opposition : les blogueur.ses qui n’avaient pas vraiment d’identité commune, on était des individus et je trouvais ça fort, et des militant.es de partis politiques, même les Frères musulmans en faisaient partie. D’ailleurs, si c’était à refaire aujourd’hui, je ne resterais pas dans un mouvement où il y a les Frères musulmans. À cette époque, on disait qu’on avait le même but, qu’on devait se débarrasser de Moubarak, mais aujourd’hui je ne veux plus militer avec des gens qui sont à l’opposé de mes convictions concernant les femmes et les personnes LGBT. Il en est de même des mouvements de gauche, je refuse de militer ou de coopérer avec eux s’ils n’affichent pas clairement leur position en faveur des droits des femmes et des personnes LGBT, c’est ma ligne rouge.
10Est-ce que tu peux revenir sur les manifestations anti-Moubarak organisées par le mouvement Kifâya et les blogueur.ses ?
11Les 25 janvier, généralement, on essayait d’organiser une manifestation, car c’est un jour férié, une fête nationale, pour célébrer la police égyptienne. Et pour nous, la police, c’est l’ennemi, c’est l’organe qui protège le régime. Donc les 25 janvier il fallait qu’on fasse quelque chose. Souvent on manifestait à côté du syndicat des journalistes, c’est un lieu connu. En 2006, on s’est rassemblé.es sur la place Tahrir – est-ce que c’était un 25 janvier ? En tout cas je me souviens que c’était en hiver – on était 20 personnes. On appelait les gens dans la rue à nous rejoindre. On expliquait que le régime vole et opprime les Égyptien.nes. Je me souviens qu’une vieille dame qui vendait du maïs grillé à proximité a pris son matériel et nous a rejoint.es. Puis des militaires sont arrivés et ont déversé de l’eau sur la place pour qu’on ne puisse pas s’asseoir. On est resté.es debout jusqu’à deux ou trois heures du matin. En 2008, on a de nouveau essayé d’investir la place Tahrir, c’était le 6 avril. On a lancé un mouvement de solidarité avec les ouvrières et ouvriers de Mahalla, une grande ville textile du Delta, qui s’étaient mis.es en grève. Ce jour-là, la police a été très agressive et a arrêté beaucoup de manifestant.es. Moi, je m’en suis sortie grâce à un journaliste français qui m’a fait passer pour sa traductrice, il m’a sauvé la vie. Comme le mouvement Kifâya n’était pas très organisé, il y avait aussi des initiatives individuelles. Nous les blogueur.ses on fonctionnait comme ceci : il y en a un.e qui lance une idée et si on est d’accord on la relaie sur nos blogs. À plusieurs reprises on a vraiment été bien reçu.es par les jeunes, comme la fois où on a lancé un appel à balayer autour d’une mosquée très connue au Caire, Sayeda Zainab. C’était comme un symbole pour balayer le régime. C’est un truc très égyptien : si tu veux te débarrasser d’une personne, tu vas balayer à côté d’une mosquée puis c’est la magie qui va la faire disparaître ! Beaucoup de jeunes sont venu.es manifester, et c’était vraiment très bien.
12Pourrais-tu nous décrire ton implication dans la révolution ? Est-ce que tu t’es engagée en tant que féministe et éventuellement sur les questions LGBT ?
13Selon moi, 2011, c’est le résultat de tout ce qui s’est passé avant. On a commencé fin 2004, en décembre, et c’est une progression, une succession de luttes jusqu’en 2011. J’étais en France et mes ami.es m’ont appelée : « Viens Shahinaz, on va faire la révolution ! » C’était en janvier 2011, j’ai rigolé, on a tous rigolé. Je n’y croyais pas, on a tellement appelé à aller sur la place et à la révolution pour se retrouver à 50 personnes entourées de dizaines et de milliers de militaires... Mais là, c’était différent. D’abord, quelques mois avant la révolution, la photographie de Khaled Saïd, un jeune qui a été torturé et tué par la police, a circulé. C’était très nouveau de voir l’image d’une victime de la police. Elle était très dure et beaucoup de gens l’ont vue. Ensuite, Mohamed el-Baradei est revenu en Égypte, c’est un homme politique qui était apprécié des jeunes et beaucoup pensaient qu’il pouvait devenir président. On a participé à sa campagne puis il y a eu la révolution. Le 25 janvier, les choses se sont aussi passées différemment : habituellement, lorsque la police nous attaque, on s’enfuit et on rentre chez nous. Là, les manifestant.es se sont dispersé.es puis sont revenu.es sur la place, et leur nombre a même augmenté ! J’ai eu un ami au téléphone et il m’a dit qu’ils allaient rester jusqu’à ce qu’il tombe et là vraiment... J’ai commencé à pleurer, j’étais contente et très fière.
14En France, j’ai continué à militer en lien avec mes ami.es en Égypte : en janvier on a organisé un rassemblement à Saint-Michel et on a appelé tou.tes les Égyptien.nes à venir. On était très peu, mais j’ai commencé à lancer des slogans que j’avais l’habitude de dire en Égypte. Le 28 janvier la police a commencé à tirer à balles réelles sur les manifestant.es et Internet a été coupé. Je me suis mise en lien avec Reporters sans frontières pour voir ce qu’on pouvait faire, transférer les images, trouver des solutions techniques. Lorsque j’ai entendu l’ambassadeur égyptien défendre le régime, je suis aussi intervenue dans les médias pour porter la voix de la révolution. Puis, le 11 février, j’ai enfin réussi à prendre l’avion pour l’Égypte, je suis arrivée le jour de la chute de Moubarak ! Je n’y croyais pas trop, j’étais heureuse et sous le choc en même temps. Le lendemain, j’étais sur la place, il y avait encore les tentes et beaucoup de monde, mais les militaires sont arrivés pour disperser les manifestant.es. Ils nous ont dit qu’il fallait partir, il y a même un officier qui nous a dit avec mépris : « La fête est finie, il faut rentrer maintenant ! » J’ai commencé à avoir peur. Ce jour-là, les militaires ont pris le pouvoir. Ils disaient qu’ils protégeaient la révolution et la plupart des gens le pensaient, mais moi j’avais des doutes, et quand j’ai entendu cet officier place Tahrir, je me suis rendu compte qu’ils ne voulaient pas la révolution, mais le pouvoir. On a refusé de partir, ils ont alors essayé de déchirer les tentes, mais on était plus nombreux.ses !
15J’ai aussi pris conscience d’autre chose. Après la chute de Moubarak, on a essayé de s’organiser. Un collectif s’est créé, le Collectif de la révolution égyptienne, il n’était composé que d’hommes... Il y avait des amis que je connaissais dans ce collectif, on militait ensemble, je leur ai dit que je ne comprenais pas pourquoi il parlait au nom de la révolution alors qu’il n’y avait aucune femme. Pourtant, plein de filles et de femmes auraient pu faire partie de ce collectif. Ils m’ont répondu que les femmes n’étaient pas une priorité, que ce qui comptait, c’était la révolution. En quelque sorte, ils se sont autoproclamés les porte-parole de la révolution égyptienne. Alors j’ai commencé à appeler toutes les femmes que je connaissais pour monter un collectif des femmes de la révolution égyptienne. Les hommes étaient très en colère, ils m’ont reproché de diviser la révolution. On a fait une première réunion, mais après je suis rentrée en France et le collectif n’a pas tenu. C’est le moment où je me suis rendu compte que les femmes sont là pour prêter main-forte, mais lors de la victoire, elles ne sont plus une priorité, elles ne sont plus importantes. Depuis, si un mouvement politique ne met pas la question des femmes en premier plan, je n’en fais pas partie. J’ai appris ce jour-là.
16Quelles étaient les différentes formes d’engagement des femmes et des personnes LGBT dans la révolution ? Est-ce que la cause des femmes et celle des LGBT ont été portées sur la place publique ?
17Les femmes égyptiennes étaient très nombreuses sur la place Tahrir. À l’époque dans les manifestations, on était toutes des militantes, on était des femmes engagées, mais après 2011, il y avait toutes sortes de femmes, des centaines et des milliers de femmes, c’était impressionnant. Elles ont pris la rue, elles ont décidé d’aller manifester, c’était très fort. Il y a quelque chose qui s’est rompu en 2011, un mur qui est tombé, les femmes ont pris la rue, manifesté, parlé à haute voix. Elles ont dit non ! Il y avait les militantes, on était toutes là entre amies, et beaucoup de femmes ordinaires, des mères de famille, des femmes de tous les milieux sociaux... On était toutes ensemble pour participer à la révolution. Les 8 mars 2011, 2012 et 2013, on est allées manifester. En 2012, on a porté des banderoles avec les photographies de toutes les grandes féministes égyptiennes, notamment celles de Doria Shafik. Elle est tombée dans l’oubli pendant longtemps, pourtant c’était une grande militante : elle a fait une grève de la faim pour revendiquer le droit de vote des Égyptiennes dans les années 1950. Elle a affronté Gamal Abdel Nasser, qui la détestait. Imagine une femme qui affronte le leader, l’idole ! C’est récemment qu’on a recommencé à parler d’elle. Moi je considère que sa contribution au mouvement féministe est énorme. À partir du moment où Sissi est arrivé au pouvoir en 2014, on n’a plus rien fait, il faisait tirer à balles réelles sur les manifestant.es. Mais nous, les femmes, nous n’étions pas vraiment organisées. On n’était pas organisées dans un parti ou un mouvement féministe. C’était pareil pour la communauté LGBT. Ils et elles étaient engagé.es à titre individuel dans la révolution. Certain.es pouvaient parler des questions LGBT dans leur mouvement ou leur collectif, mais toujours à titre individuel.
18Avant la révolution, est-ce qu’il existait des collectifs ou des réseaux féministes et LGBT ? Comment s’est recomposé l’espace féministe et LGBT au cours de la révolution ?
19Avant la révolution, d’autres lesbiennes et moi avons essayé de nous organiser, mais ça n’a pas marché car rien n’a jamais pu être officialisé. On s’est regroupées au moins pour essayer de s’entraider. Une fois, une de nos amies, chrétienne copte, a été enfermée dans un hôpital psychiatrique par ses parents et à l’aide de l’Église. Elle a été torturée, elle a subi des chocs électriques et un traitement de conversion, puisque l’homosexualité est considérée comme une maladie en Égypte. On l’a cherchée partout, on est allées chez ses parents, à son travail, on a même essayé d’aller la voir à l’hôpital avec une journaliste française qui s’est fait passer pour une étudiante chercheuse et moi sa traductrice. On a été découvertes et on s’est fait virer de l’hôpital. Elle a finalement réussi à sortir en mentant et en faisant ce que tout le monde attendait d’elle. On a aussi organisé de faux mariages pour couvrir des amies. Les filles « outées4 » sont soit envoyées à l’hôpital, comme mon amie, soit mariées de force, mais elles ne sont pas exclues car elles doivent rester dans la famille. En revanche, les garçons peuvent être exclus de leur famille, mais eux, ils peuvent s’éloigner ou se sauver. Les gays, même s’ils étaient plus ciblés par la police, ont toujours été plus visibles. Ils avaient leur propre réseau de solidarité (non officiel) avant 2011. Les lesbiennes étaient complètement invisibilisées, on n’en entendait pas du tout parler. En 2010, la première association officielle, Bidâya, a été créée en ligne par une fille soudanaise qui vivait en Égypte. Elle organisait surtout des lesbiennes mais il y avait aussi des gays. Bidâya a commencé par un blog, où il était clairement affiché qu’il s’agissait d’une association LGBT. Mais c’est resté en ligne, car il est impossible d’obtenir un statut officiel d’association. Après 2011, une association féministe a commencé à militer en faveur des droits LGBT, ils et elles montaient des projets pour aider la communauté gay, mais discrètement, ce qu’ils et elles faisaient n’a jamais été déclaré.
20En ce qui concerne les organisations féministes, avant la révolution, il n’y en a qu’une que je considérais comme telle. Les femmes de cette organisation non gouvernementale (ONG) ont été actives pendant la révolution mais pas en son nom, elles étaient engagées à titre individuel. Moi, j’ai fait partie d’une association qui s’est créée après la révolution, Bahia, qui regroupait beaucoup de femmes mais ne reflétait pas vraiment mes orientations, elle n’était pas révolutionnaire. Ses activités se concentraient sur des choses comme des collectes pour le cancer du sein, ce n’était pas vraiment ce que je recherchais. Place Tahrir, des collectifs se sont montés pour lutter contre le harcèlement sexuel, Tahrir Bodyguard notamment. C’était une guerre, il fallait sauver les filles, des groupes de femmes se sont organisés pour sauver les femmes et apporter un soutien psychologique aux femmes violées. Des militantes ont aussi organisé une manifestation tellement c’était une catastrophe. J’ai suivi beaucoup de cas et c’était insupportable... Quand 50 hommes attrapent une femme pour la violer, les dégâts physiques et psychologiques sont très graves, sa vie est en danger. On luttait juste pour ne pas être violées dans les manifestations, donc on ne pouvait pas avancer d’autres revendications féministes, on ne pouvait pas aller plus loin. Même lors de la manifestation du 8 mars 2011, des femmes ont été agressées par d’autres manifestants place Tahrir. Beaucoup d’entre nous étaient naïves, on pensait que ceux qui ont fait la révolution étaient ouverts, qu’ils comprenaient la question des femmes. Il y a quelques mois, il y a eu une vague MeToo en Égypte, on a découvert que tous les hommes sont des agresseurs et des violeurs. Ils ont tous fait ça au moins une fois dans leur vie. Ce qui s’est passé place Tahrir, on aurait dû s’y attendre, c’est nous qui ne voyions pas la gravité de la situation.
21Une fois, j’ai filmé des gens que j’ai interviewés sur la place. Je leur demandais s’ils voyaient une femme Première ministre. Ils ont tous dit non. Je leur disais que, pourtant, les femmes étaient avec nous place Tahrir. Ce ne sont pas des militants que j’ai interrogés, mais mes amis militants ne sont pas très différents : ils pensent que nous ne pouvons pas militer dans le même collectif parce que nous n’avons pas la capacité d’être au pouvoir.
22Est-ce que tu peux nous parler des formes de répression institutionnelle ? Depuis l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi puis d’Abdel Fattah al-Sissi, est-ce que les femmes et les personnes LGBT sont particulièrement ciblées par la répression étatique ou menacées dans l’espace public ?
23Le régime de Sissi utilise la disparition forcée à l’encontre de l’ensemble des militant.es. Plusieurs femmes ont été kidnappées dans la rue ou près de chez elles. C’est arrivé à une amie proche, Esraa Abdel Fateh. Ils sont arrivés en voiture banalisée alors qu’elle rentrait chez elle, ils ont arrêté sa voiture et l’ont attrapée. C’est vraiment comme dans les films. Elle a disparu pendant des jours avant qu’on découvre qu’elle était dans les locaux de la Sécurité nationale. C’est le pire des gangs. Quelques jours après, ils l’ont renvoyée à la police officielle et elle est passée devant le procureur pour son procès. Toutes les militantes qui ont disparu ont été kidnappées puis sont réapparues dans les locaux de la police. Esraa a été accusée de faire partie des Frères musulmans. Ce sont les mêmes accusations pour tou.tes les militant.es, il y a une liste. En prison, il arrive aussi que les filles soient victimes de violences sexuelles, mais ce sont les filles ordinaires qui sont visées, pas les militantes. Lorsqu’il y a des arrestations de filles dans le cadre de l’atteinte aux bonnes mœurs, ils se permettent de faire des tests de virginité, comme dans l’affaire du TikTok5 par exemple : six jeunes femmes, âgées de 18 à 23 ans, qui dansaient et chantaient sur TikTok ont été emprisonnées. Le régime de Sissi a adopté une loi : la violation des principes de la famille égyptienne. C’est très vague, tu peux être emprisonnée pour un simple mot considéré comme vulgaire posté sur les réseaux sociaux, une photographie, une vidéo, etc. Cette loi est clairement dirigée contre les femmes. Elle est faite pour les encadrer et contrôler leur corps.
24Pour les gays, la période de Sissi est la pire. Les attaques contre les gays existaient déjà avant. Il y a eu l’affaire du Queen Boat en 2001 : 52 hommes ont été arrêtés à la sortie d’une boîte de nuit gay, ils ont été vilipendés, leur nom et leur profession ont été rendus publics, ça a fait scandale. Mais depuis que Sissi est au pouvoir, les gays sont particulièrement ciblés. C’est en 2017 qu’ils ont arrêté Sarah Hegazi et le groupe de personnes qui ont levé le drapeau LGBT pendant le concert du groupe de rock queer libanais Mashrou’ Leila, très connu au Moyen-Orient et au Maghreb des milieux LGBT, de gauche et alternatifs. Les arrestations se sont multipliées, surtout avec l’utilisation détournée par les policiers des applications de rencontres gays. Ils installent Grinder, font de faux profils, parlent avec des gays puis les arrêtent. Ils font pareil avec Tinder. Le phénomène est tellement important que quand tu utilises Tinder en Égypte, il y a une alerte qui s’affiche qui dit quelque chose comme : dans ce pays il faut faire attention, l’homosexualité est pénalisée. Lors des arrestations, ils pratiquent le test anal, pour « prouver » l’homosexualité d’une personne. C’est de la torture. Une fois en prison, ils peuvent aussi inciter d’autres prisonniers à violer les gays. Ça existait déjà avant. Ce sont des méthodes banales. On a essayé de se défendre contre toutes ces attaques. Les militantes qui se sont organisées pour protéger les femmes place Tahrir ont aussi défendu les femmes et les personnes LGBT contre les attaques des militaires. Ce sont les mêmes individus et les mêmes rares ONG qui ont toujours été là.
25Est-ce qu’il y a quand même eu des avancées sur la question des droits des femmes et des droits des LGBT avec la révolution ? Est-ce qu’il y a eu des avancées légales ou est-ce qu’il y a eu une prise en compte différente des femmes dans les organisations politiques ou les syndicats par exemple ?
26Une loi a été adoptée condamnant le harcèlement sexuel. Mais les lois en la matière sont très peu efficaces car elles ne sont pas appliquées. C’est juste pour embellir la façade. Mais les femmes ont changé, elles sont plus courageuses. Les femmes harcelées ne se laissent plus faire, elles vont porter plainte même si la police les perçoit comme les coupables. Mais en ce qui concerne les institutions, les partis politiques, les organisations, rien n’a changé. Avec l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans puis des militaires, c’est même pire. Les femmes au gouvernement ne sont là que pour le décor. Les hommes qui sont agressifs envers les femmes se sentent plus libres, plus libres de harceler les femmes dans la rue, surtout les femmes non voilées, avec des mots comme « les Frères musulmans sont au pouvoir, vous serez bientôt toutes voilées ». Les femmes qui retirent leur voile subissent d’énormes pressions de leur famille ou au travail. Je connais pas mal de filles qui ont eu beaucoup de problèmes après avoir retiré leur voile. Même ma sœur, quand elle a enlevé le voile, a subi des pressions de ses amis et de son mari. Il était contre, du coup, il ne voulait plus sortir avec elle, il refusait de s’afficher avec une femme non voilée. Je trouve que c’est une violence considérable pour beaucoup de filles qui ont choisi d’enlever le voile.
27Est-ce que le fait que plus de femmes décident de retirer leur voile est un effet de la révolution ?
28Oui, les femmes que je connais disent que c’est la révolution qui les a changées, elles se sentent plus libres de retirer leur voile et plus fortes pour affronter les autres. C’est vraiment un effet de la révolution.
29Comment vois-tu la situation de la cause des femmes et des LGBT dix ans après ?
30Je suis optimiste, car les femmes ne se laissent plus faire. Et avec la vague MeToo, la parole des femmes s’est libérée par rapport à tout ça. Par exemple, la semaine dernière, on s’est installées entre copines dans un café et un homme nous a fixées de manière insistante pendant au moins une heure. C’est du harcèlement. Alors, on s’est levées pour lui dire d’arrêter et que ça nous dérangeait. Il s’est défendu bien sûr : « non, je regarde normalement... » On a haussé le ton, on s’est disputées avec lui et nous sommes parties. En sortant, une jeune femme d’à peine 20 ans a aussi quitté les lieux avec son copain pour nous soutenir. C’est la première fois que je vois ça. Ça ne m’est jamais arrivé d’avoir du soutien ; si une femme se fait harceler, généralement tout le monde est contre elle. Tu finis même par avoir des doutes et penser que c’est toi qui imagines des choses. La révolution, c’est un long processus qui a démarré il y a plusieurs années et qui a toujours des effets. Cette jeune femme avait 10 ou 11 ans lors de la révolution, elle a peut-être vu à la télévision les protestations place Tahrir ou elle y est peut-être allée avec ses parents. Moi, je pense que la prochaine révolution sera celle des femmes. Je suis vraiment très optimiste parce qu’en Égypte il se passe quelque chose. Les jeunes femmes ont une conscience de tout ça, elles ont un truc déterminé et nous, les anciennes générations, nous sommes toujours là !
Notes de bas de page
1 Militante lesbienne qui a mis fin à ses jours en juin 2020 à Toronto où elle était exilée. Quelques années avant, elle avait été arrêtée et torturée dans une prison égyptienne pendant plusieurs mois.
2 Qui ne doit pas s’exprimer en public.
3 Mouvement d’opposition à un cinquième mandat d’Hosni Moubarak et de défense des libertés publiques. Il revendiquait notamment la libération des prisonniers politiques et la suppression de l’état d’urgence.
4 Lorsque l’homosexualité d’une personne est révélée sans son consentement.
5 Six jeunes Égyptiennes, utilisatrices de l’application TikTok, ont été condamnées à de la prison pour « incitation à la débauche » pour des vidéos postées sur le réseau social.
Auteurs
Abdel Salem Shahinaz est une militante féministe et blogueuse égyptienne. Ingénieure de formation, elle fait partie des blogueur.ses qui dénoncent, à partir du milieu des années 2000, l’autoritarisme du régime et la répression des contestations. Elle s’engage dans le mouvement protestataire Kifâya (« Ça suffit ») puis dans la révolution égyptienne. Elle est l’autrice de Égypte, les débuts de la liberté (Michel Lafon, 2011), dans lequel elle retrace son parcours militant. Exilée en France, elle intervient souvent dans des émissions de radio et de télévision pour analyser l’actualité politique égyptienne.
Sarah Barrières est doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et, depuis 2021, attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) en science politique à l’Université de Lille. Elle prépare une thèse sur les luttes de classes et de genre en Tunisie. Elle a coordonné avec Abir Kréfa le dossier « Genre, crises politiques et révolutions » de la revue Ethnologie française (2019) et a publié, entre autres, dans la revue Travail, genre et sociétés.
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