L’intellectuel
p. 185-220
Texte intégral
1À la question de l’« utilité » de leur discipline, certains philosophes tendent souvent à répondre que leur discipline « ne sert à rien » et revendiquent même qu’elle ait pour vocation d’être spéculation désintéressée voire gratuite. Le problème ne se pose pas exactement de la même manière pour les sciences sociales. En effet, à l’inverse de la philosophie, les sciences sociales ont d’emblée eu une vocation utilitaire et même directement politique, l’autonomie de la discipline étant menacée par le fait qu’elle est un peu trop immergée dans la cité et dans ses problèmes du jour – l’insécurité, le port du voile, la violence à la télévision, etc. Si l’on considère la naissance des sciences sociales, on voit, pour le dire d’une manière sans doute trop sommaire, que l’ethnologie est, pour partie, fille des conquêtes coloniales du xixe siècle : il s’agissait d’étudier et de comprendre les populations primitives et exotiques pour pouvoir les administrer ou du moins les contrôler1. De même, la sociologie est fortement liée à la société industrielle et urbaine qui s’est développée durant la même période. Les sociétés rurales précapitalistes étaient composées d’une multitude de petites communautés dans lesquelles le pouvoir ou, si l’on préfère, le contrôle social était exercé par des notables liés au groupe à base locale par des relations personnelles et de type clientéliste2. Les sociétés urbaines et industrielles ont été plus difficiles à gérer du fait des regroupements massifs des individus ; ces populations nouvelles qui venaient s’installer à la périphérie des villes formaient une nouvelle classe sociale – le prolétariat – qu’il importait de contrôler par des technologies sociales nouvelles adaptées à cette transformation morphologique majeure3. Il devenait indispensable de mieux connaître ces populations mobiles et anonymes par des enquêtes spécifiques comme les recensements statistiques sur les populations citadines menées par des hygiénistes, les études sur la condition ouvrière, etc. La problématique qui inspire ces travaux s’appuie, même chez Durkheim, sur des métaphores de type organiciste qui sont très répandues à l’époque et manifestent un souci d’intervention directe sur la société : les crises sociales, les soubresauts révolutionnaires ou la montée de la criminalité sont censés être dus au fait que le corps social est malade, et comme atteint par des troubles pathologiques4. La sociologie doit donc venir alimenter la réflexion que la société se doit de faire sur elle-même. On se souvient que le jeune Bourdieu, analysant le célibat en Béarn, donnait déjà pour vocation au sociologue de restituer aux hommes de son village « le sens de leurs actes ». C’est la même position qu’il défendra plus tard mais à l’échelle de la société tout entière : la sociologie doit être un instrument de prise de conscience du monde social et des forces proprement sociales qui s’exercent sur lui et par là, la sociologie peut être un instrument de libération.
LA SOCIOLOGIE : UNE SCIENCE OBJECTIVEMENT POLITIQUE
2Ceci étant posé et admis, il reste pourtant de nombreux problèmes pratiques en suspens. En premier lieu, pour que la sociologie puisse produire ses effets libérateurs – si toutefois elle en produit –, encore faut-il qu’elle puisse être diffusée à l’extérieur du groupe des professionnels des sciences sociales. Mais auprès de qui ? Auprès des seules élites ou auprès de l’ensemble de la population ? On voit qu’il existe un problème spécifique de diffusion des résultats de la sociologie qui pose des questions de nature politique et ne se réduit pas à un simple problème de vulgarisation scientifique. La sociologie est ainsi d’emblée une discipline qui doit définir le type de relations qu’elle entretient par rapport aux demandes du champ politique et se trouve placée devant une alternative, toujours présente aujourd’hui : la sociologie est-elle une science au service du seul pouvoir en place, un simple instrument permettant une domination plus rationnelle et plus efficace (les dominants diraient une « meilleure gestion » de la société) ou bien doit-elle être une science au service de la société tout entière, une science qui libère ? Autrement dit, est-elle une discipline qui est au service des dominants ou une science au service de tous ? Durkheim, dès la fin du xixe siècle, alors qu’il fondait la sociologie scientifique, ne pouvait pas ne pas s’interroger sur son utilité sociale. Il ne doutait pas que cette science, loin d’être une discipline purement spéculative, devait servir à mieux connaître la société pour agir sur elle. Dès son premier livre, De la division du travail social (1893), il s’interroge sur « l’état d’anomie juridique et morale » qui, écrit-il dans la préface à la seconde édition, est au principe des « conflits sans cesse renaissants et [des] désordres de toutes sortes dont le monde économique nous donne le triste spectacle ». Un constat qui pourrait être également fait un siècle plus tard et qui interroge aujourd’hui encore les sciences sociales dans leurs rapports avec la société en des termes identiques. Il ne fait aucun doute, pour Durkheim, que la sociologie ne mériterait pas une heure de peine si les connaissances qu’elle permet d’établir ne retournaient pas, d’une manière ou d’une autre, vers la société. L’État, selon une métaphore organiciste alors très courante, est le cerveau du corps social, le rôle du sociologue, qu’il dit être distinct de celui de l’homme d’État, étant seulement de dire aux responsables politiques qui ont en charge de le diriger, ce qu’il est possible de tirer de l’analyse scientifique afin qu’ils puissent agir en connaissance de cause pour le bien commun. Il y a là une vision sans doute très optimiste, plus préoccupée d’intégration sociale que de lutte de classes qui fait l’impasse sur les luttes politiques et sociales travaillant les sociétés fortement inégalitaires.
3Mais la sociologie rencontre un autre problème majeur. En tant qu’elle prétend proposer une vision scientifique sur le monde social, elle va entrer inévitablement en concurrence, et donc en lutte, avec les autres agents sociaux qui, comme les hommes politiques ou les journalistes, prétendent également dire et imposer leur propre vision du monde social5. La sociologie, par sa prétention à occuper une position « méta » au nom de la science, dérange inévitablement le champ des producteurs de représentations sur le monde social dans la mesure où elle est amenée à dire des vérités que la société se cache à elle-même ou à contredire ceux qui revendiquent le monopole du discours public sur la société. Un sujet comme celui des classes sociales par exemple, avec la question même de leur existence, de leur nombre, de leurs caractéristiques ou de leur évolution, n’est pas un sujet dont les savants puissent avoir le monopole : ces questions ne relèvent pas seulement de la science mais mobilisent également les agents du champ politique et ceux du champ journalistique parce que la lutte politique passe aussi par une certaine vision de la société et de ses divisions. Le discours sur le monde social a d’abord été le monopole des agents des champs religieux et politique. Avec le développement des moyens modernes de communication au cours du xxe siècle, les journalistes, en tant que diffuseurs, sont devenus des agents sociaux importants, capables d’imposer, y compris aux politiques, leurs propres représentations et aussi leurs propres intérêts indissociablement économiques et politiques. Les sociologues, en tant que spécialistes du monde social, prétendent apporter des faits scientifiquement validés, ce qui peut les conduire à revendiquer une position d’exception dans les débats publics, et notamment dans ce que l’on nomme les débats de société, qui est cependant loin de leur être reconnue.
4Les problèmes politiques que la discipline rencontre aujourd’hui ont ainsi été posés dès le début du xxe siècle, à savoir d’une part la question de l’autonomie scientifique de la discipline par rapport au champ politique ou à ce qu’on appelle encore, dans le langage technocratique, « la demande sociale », et d’autre part les usages, cyniques ou cliniques, manipulateurs ou libérateurs de la sociologie. Quelles sont les réponses qui ont été apportées par Pierre Bourdieu à ces questions ? Là encore, pour échapper aux lectures biaisées, il convient de resituer les positions prises par le sociologue dans leur dynamique. En effet, selon une vision sommaire, notamment journalistique, mais pas seulement, il y aurait eu deux Bourdieu : un « Bourdieu savant », qui se serait uniquement consacré à ses travaux scientifiques, ne s’engageant pas directement dans les débats politiques et même fustigeant les intellectuels pétitionnaires, et un « Bourdieu politique », qui se serait engagé tardivement dans les luttes politiques, mettant en avant son autorité scientifique et délaissant, en fait, la rigueur du savant. Le grand tournant serait le mouvement social de décembre 1995 en France, Bourdieu devenant alors brusquement un personnage médiatique, un pétitionnaire, bref un « intellectuel » prenant place à côté de ces figures emblématiques de l’intellectuel que furent, un peu avant lui, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault. Il aurait brutalement abandonné tous les principes qu’il s’était jusqu’alors imposés. Bourdieu aurait ainsi changé, « en bien » pour les uns, « en mal » pour d’autres, mais ce qui semble largement admis, c’est que Bourdieu aurait changé. Aujourd’hui encore, cette vision dualiste du sociologue reste très forte. Ainsi, par exemple, dans un éditorial récent du quotidien Libération, à propos de la publication des cours de Bourdieu sur l’État au Collège de France6, on pouvait lire : « En mai 68, alors que les étudiants faisaient la révolution et que la France était en grève, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon corrigeaient minutieusement les épreuves du Métier de sociologue dans les cafés du Quartier latin. Cette image contraste avec celle du dernier Bourdieu surgie avec les mouvements sociaux de novembre et décembre 1995 lors desquels il apporta son soutien aux cheminots grévistes à la Gare de Lyon7. » Cette opposition, très journalistique, est intéressante en ce qu’elle est contredite d’un point de vue purement factuel. Bourdieu, en mai 1968, manifestait dans la rue, comme beaucoup, et loin d’être plongé à la terrasse d’un café du Quartier latin dans les épreuves du Métier de sociologue – qui a assisté ou participé au mouvement de mai 68 imagine mal que les cafés du Quartier latin furent alors les lieux idéaux pour corriger les épreuves d’un livre –, il rédigeait avec ses collaborateurs des « dossiers » de quelques pages, « Les dossiers du Centre de sociologie européenne », qui étaient ronéotés en une centaine d’exemplaires chacun, dans lesquels étaient résumés les travaux sociologiques menés dans son laboratoire sur l’élimination scolaire, sur le capital culturel, etc., ces dossiers étant distribués dans les nombreux lieux où se tenaient des débats plus ou moins improvisés afin d’introduire un peu de considérations scientifiques dans les discussions d’amphithéâtre qui ne s’y prêtaient pourtant guère. Bourdieu raconte : « En 68, on était [lui et les membres de son centre de recherche] dans le mouvement à ce moment-là. Moi, j’allais parler dans les trucs [les “amphi”] pour dire : “attention, vous déconnez, c’est de l’utopisme”. Je vois encore un amphi énorme à qui je disais : “il n’y a rien de pire qu’une révolution ratée, on va la payer très cher, etc.” […] Et on faisait des fiches, ça c’est typique, c’est une intervention dans un mouvement8. »
5L’image d’un Bourdieu initialement enfermé dans sa tour d’ivoire est donc fausse. Ce qui est vrai, par contre, et qui explique en partie cette illusion biographique rétrospective9, c’est qu’on ne peut pas mettre sur le même plan le type d’intervention très limité qui était possible au jeune philosophe envoyé en Algérie en pleine guerre, sans notoriété scientifique ou médiatique, l’intervention, en mai 68, du sociologue ayant acquis une petite réputation au moins dans le petit milieu de la sociologie et dans certaines fractions du milieu universitaire, et l’intellectuel mondialement connu ayant acquis sur le monde social un savoir l’incitant chaque jour davantage à dénoncer les effets désastreux, visibles, et surtout ceux que sa science lui permettait d’anticiper, des politiques néolibérales et de la « mondialisation ». Dire, à ce propos, que l’attitude de Bourdieu à l’égard de la politique « aurait changé », – affirmation visant surtout, de manière peu compréhensive, à prendre le sociologue en contradiction avec lui-même –, c’est oublier, comme il aimait à le rappeler (y compris pour lui-même) que « ne pas changer » alors que tout change, le monde mais aussi la position que l’on occupe dans ce monde, le regard que l’on est en mesure de porter sur lui, et aussi les attentes dont on est l’objet (et ne rien faire, lorsque l’on est connu, c’est faire), c’est, qu’on le veuille ou non, « changer ». La fidélité à soi-même, c’est être fidèle à la ligne que l’on s’est fixée, fidélité qui peut impliquer des changements dans les comportements et dans les prises de position. Auprès de ceux qui se disaient choqués de constater qu’il faisait ce qu’il leur interdisait auparavant de faire – à savoir de s’engager publiquement dans l’action politique –, Bourdieu se justifiait en expliquant qu’il fallait observer une certaine réserve pour conserver et ne pas compromettre un capital d’autorité scientifique lent à accumuler. Il faut donc revenir à ce tournant des années 1990 chez Bourdieu pour comprendre comment et pourquoi il s’inscrit dans une nouvelle définition de l’intellectuel et du rôle des sciences sociales en politique.
LE « PETIT LIVRE ROUGE » COMME RÉVÉLATEUR
6La multiplication des articles de presse qui se veulent très critiques, non seulement sur l’œuvre mais aussi, et peut-être surtout, sur la personne du sociologue, semble avoir été déclenchée par la publication, en décembre 1996, d’un livre à couverture rouge d’une centaine de pages intitulé Sur la télévision10, qui fut baptisé d’emblée par certains journalistes, avec une intention polémique explicite, le « petit livre rouge » en référence à la « révolution culturelle » maoïste des années 1960. L’ouvrage, destiné à un large public, présente de manière accessible les travaux et les concepts du sociologue selon une pratique qui n’est pas nouvelle chez lui. En effet, il a toujours estimé indispensable de présenter ses recherches lors de conférences dont les textes étaient publiés à cette fin : d’un accès plus facile que ses ouvrages savants, les textes de ces conférences étaient explicitement destinés à servir d’introduction, pour des non-spécialistes, à son œuvre11. Le petit livre en question reproduit donc deux cours télévisés prononcés dans le cadre du Collège de France en mars 1996. En annexe, est également reproduit un court texte publié en 1994 dans les Actes de la recherche en sciences sociales12 en introduction à un numéro de la revue consacré à l’emprise du journalisme. La première conférence analyse les émissions de débats à la télévision et met notamment en évidence les mécanismes de sélection et de censure invisibles dont les journalistes sont les agents le plus souvent inconscients. La seconde conférence analyse la production de l’information à la télévision à partir de la notion de « champ journalistique » et étudie en particulier les effets, sur la production de l’information, de la logique de l’audience maximum qui pèse sur ce type de média. Or, bien que la tonalité de l’ouvrage soit, en définitive, plus pédagogique que polémique, et bien que, comme le sociologue le notera par la suite, il n’ait pas rapporté dans son livre le dixième des critiques émises par les journalistes eux-mêmes et de ce qui s’entend ordinairement dans les salles de rédaction, et même de ce qui s’écrit dans les pamphlets que des journalistes publient régulièrement sur le monde du journalisme, Sur la télévision va déclencher une violente réaction dans la presse écrite. Que contient donc de si « explosif » ce petit livre, qui puisse expliquer les effets qu’il a alors produits sur le monde journalistique ?
7Les réactions négatives à cet ouvrage vont venir essentiellement des grands éditorialistes, des commentateurs, des rédacteurs en chef de la presse quotidienne nationale et des news magazines, bref de ceux que l’on peut appeler le « haut clergé médiatique » qui occupe les positions les plus hautes et les plus influentes du monde des médias et dispose, de ce fait, du pouvoir de peser sur la manière dont sont construits les grands débats de société et les cadres symboliques à travers lesquels s’organise la vie politique. Les journalistes disposent du monopole de la diffusion, un pouvoir que Bourdieu juge exorbitant au regard de la place qu’il pense devoir être celle des sciences sociales dans la vie politique : « Le problème de l’action intellectuelle, constate-t-il, est difficile en grande partie à cause des journalistes. […] Quand on fait des textes dans les journaux, c’est encore les journalistes qui disent ce qu’il faut retenir de ce que nous avons dit13. » Mais, dans Sur la télévision, Pierre Bourdieu entend attirer l’attention sur un autre point plus spécifique à la télévision. Celle-ci engendre des effets de notoriété par le seul fait d’y être invité, les journalistes ayant également une certaine responsabilité en ce domaine parce qu’ils occupent une position de passeur ou de médiateur qui leur donne le pouvoir d’inviter (et donc de choisir), de présenter les auteurs et les livres (et donc de juger de la valeur des œuvres et des personnes). Sans doute s’agit-il là d’un pouvoir relatif qu’en outre la plupart des journalistes et des animateurs de télévision n’ont pas revendiqué comme tel, et même qui, bien souvent, comme certains le reconnaissent, les dépasse. Il reste que ce pouvoir, produit par la logique même des médias de masse, de leur puissance de diffusion et du nouveau type de notoriété, sans doute très volatile mais non sans effets sur les débats publics, mérite une réflexion que Bourdieu esquisse sociologiquement dans son petit livre. Et cela d’autant plus qu’il estime que les médias, et notamment la télévision, tendent à exercer une sorte de pression extérieure, de plus en plus importante, sur les jugements que les milieux savants portent en interne sur eux-mêmes, menaçant du même coup un processus d’autonomisation dont Bourdieu avait auparavant analysé l’émergence et qui allait, à ses yeux, dans le sens du progrès14. La mise en évidence du pouvoir exorbitant des journalistes ne suffit cependant pas à expliquer les véritables campagnes de presse qui, du milieu des années 1990 jusqu’à sa disparition en janvier 2002, vont se succéder au point que certains y verront un véritable « lynchage médiatique ».
8Il est possible de lire sociologiquement, avec les instruments théoriques de Bourdieu, la lutte engagée contre lui par les médias et par ceux qui les contrôlent, la forme très virulente des polémiques qui ont surgi à partir du milieu des années 1990, parce qu’elle illustre de manière exemplaire sa théorie des champs. En effet, et Bourdieu lui-même en avait clairement conscience, la lutte qu’il a explicitement engagée sur le tard se situait dans une zone de fortes turbulences parce que située à l’intersection particulièrement instable de trois champs en concurrence pour imposer une certaine représentation du monde social et des enjeux de la lutte politique, à savoir le champ politique, le champ journalistique et le champ des sciences sociales, la lutte se cristallisant autour de la définition de l’intellectuel légitime15.
LA LUTTE DÉCLARÉE CONTRE LES « INTELLECTUELS MÉDIATIQUES »
9De fait, les réactions les plus virulentes contre le petit livre de Bourdieu portent sur les passages, peu nombreux mais qui, il est vrai, ne pouvaient pas passer inaperçus, consacrés à ceux que Bourdieu nomme, avec un sens de la formule meurtrier, les fast-thinkers, c’est-à-dire les « intellectuels médiatiques », les producteurs de fast-food culturel, qu’il désigne nommément pour la première fois et auxquels il dénie le titre d’intellectuel. « Est ce que la télévision, interroge-t-il, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n’avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre […]16 ? » Un peu plus loin : « Quand vous voyez, à la télévision, Alain Minc et Attali, Alain Minc et Sorman, Ferry et Finkielkraut, Julliard et Imbert…, ce sont des compères17 ». Plus loin encore, il évoque les « indignations pathétiques à la Finkielkraut » ou les « considérations moralisantes à la Comte-Sponville18 ». Enfin, à propos de Bernard-Henri Lévy qui incarne l’intellectuel médiatique par excellence, Bourdieu fait une remarque de sociologie élémentaire très générale, qui s’applique d’ailleurs aussi à lui-même comme à tout individu, mais qui ne pouvait pas ne pas être perçue comme réductrice par l’intéressé : « Bernard-Henri Lévy est devenu une sorte de symbole de l’écrivain-journaliste ou du philosophe journaliste. […] Il faut voir qu’il n’est qu’une sorte d’épiphénomène d’une structure, qu’il est, à la façon d’un électron, l’expression d’un champ. On ne comprend rien si on ne comprend pas le champ qui le produit et qui lui donne sa petite force19 ».
10La violence des réactions que le livre a suscitées dès sa parution réside dans le fait qu’il ne s’agit pas, en réalité, d’un livre « sur la télévision » ni même sur le journalisme à la télévision (ou seulement de façon incidente) mais d’un livre contre ceux qu’il appelle, avec Louis Pinto, les « intellectuels de parodie20 ». Cet opuscule n’est qu’un moment d’une lutte, engagée très tôt par Bourdieu, à l’égard d’une certaine conception de l’intellectuel21. Cet opuscule s’inscrit dans une lutte dont l’enjeu est de savoir qui est un intellectuel, et qui est juge pour dire qui est un « véritable intellectuel ». Participant du grand mouvement qui, dans les années 1960, voit le développement des sciences sociales avec la multiplication des laboratoires de recherche et l’accroissement du nombre de chercheurs, Pierre Bourdieu voudra très tôt contribuer à faire émerger une nouvelle figure de l’intellectuel, celle de l’intellectuel-chercheur, du spécialiste en sciences sociales qu’il estime être mieux armé, s’agissant de comprendre le monde social, que l’intellectuel-philosophe incarné par Sartre ou encore que l’intellectuel-écrivain à la Zola ou à la Gide, même s’il reconnaît aux uns et aux autres leurs mérites. Durant les années 1960 et surtout 1970, les intellectuels sont l’objet de campagnes politico-intellectuelles contre la figure même de l’intellectuel en tant que maître à penser, sûr de son savoir mais qui serait aveuglé par son esprit de système et ses partis pris idéologiques. Très tôt, Bourdieu, qui admire par ailleurs l’œuvre monumentale de Sartre et la discutera longuement dans ses travaux scientifiques, se sépare cependant de sa conception de l’intellectuel, qu’il juge trop ambitieuse et « philosophique » au sens péjoratif que Bourdieu pouvait donner à ce terme (parler sur tout, manier les idées générales sans références précises à la réalité et aux travaux scientifiques, etc.).
11On peut relire toute l’œuvre scientifique de Bourdieu d’un point de vue politique, et retrouver, sous un autre angle, les travaux qui ont été présentés dans les chapitres précédents. Comme en témoigne l’épais recueil de ses interventions dans les débats politiques du moment22, Bourdieu n’a pas, en effet, attendu le milieu des années 1990 pour jouer son rôle d’intellectuel. Sa représentation de l’intellectuel, qui se veut différente de celle qui domine alors, va se forger très tôt, dès son expérience de la guerre en Algérie23. Si cette période fut particulièrement douloureuse et même, pour certains, traumatisante, elle fut, pour celui qui n’était alors qu’un jeune philosophe, fondatrice de ce qui allait être sa vision de l’intellectuel et de son rôle. Appelé en Algérie, il y reste après avoir accompli son service militaire ; il publie en 1958 un petit livre de la collection « Que sais-je ? », Sociologie de l’Algérie24, qui constitue une prise de position à peine déguisée en faveur de l’indépendance de l’Algérie ; il est nommé assistant à la Faculté d’Alger où il analyse la déstructuration de la société rurale traditionnelle du fait des opérations de regroupement des populations menées par l’armée française (recherche qui ne pourra être publiée qu’en 196425), mène des recherches sur les sous-prolétaires algériens, sur les effets de l’habitat urbain, etc. Bourdieu s’intéresse en ethnologue aux effets de la domination coloniale et pense que l’intellectuel doit apporter des connaissances fiables sur le monde social, ce que les sciences humaines (alors en plein développement), plus que la philosophie, sont à même de faire. Dans un entretien accordé en 1986, il reviendra sur cette période : « Je voulais être utile pour surmonter mon sentiment de culpabilité d’être simplement un observateur participant dans cette guerre consternante. Mon intégration plus ou moins heureuse dans le champ intellectuel est peut-être à l’origine de mes activités en Algérie. Je ne pouvais me contenter de lire les journaux de gauche ou signer des pétitions, il fallait que je fasse quelque chose en tant que scientifique26. » De retour en France où il a été appelé par Raymond Aron qui a remarqué ce jeune normalien, et dont il devient l’assistant, il publie divers articles dans Les Temps modernes, la grande revue intellectuelle du moment, manifestant dès cette époque (il a alors une trentaine d’années) son souci de participer activement à la vie intellectuelle et d’être un acteur dans cet espace très risqué où se rencontrent le monde intellectuel et celui de la politique : en 1962, il propose deux articles, l’un sur les relations entre les sexes dans la société paysanne en Béarn et l’autre sur les sous-prolétaires algériens, articles qui auraient pu être publiés dans des revues purement scientifiques, le militantisme politique n’impliquant pas moins de rigueur scientifique. Mais surtout, en 1963, il publie (en collaboration avec Jean-Claude Passeron) un article très polémique27 qui est en fait un véritable manifeste en faveur d’une nouvelle figure de l’intellectuel. Dans cet article intitulé « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », il s’oppose à une figure alors naissante d’intellectuel, l’intellectuel-essayiste, c’est-à-dire le philosophe vaguement converti aux sciences sociales qui, loin des enquêtes précises, occupe la position du prophète annonciateur de mutations profondes sans se soumettre aux disciplines et aux contraintes de la science. En l’espèce, il s’agissait d’Edgar Morin qui, sans s’attarder à analyser les études de diffusion culturelle alors existantes, voyait dans les mass media, et notamment dans le cinéma et la télévision, une révolution technologique au principe d’une grande révolution culturelle et politique à venir28.
Sans prétendre présenter ici en détail les thèses alors défendues par Edgar Morin, on peut rappeler ce que furent les réactions polémiques de Pierre Bourdieu à l’époque, dans la mesure où elles éclairent sa représentation de l’intellectuel. Bourdieu, qui avait mené des enquêtes en Algérie dans des conditions difficiles et avait engagé, dès son retour en France, diverses recherches sur les processus de diffusion culturelle, trouvait assez « légères » et, pour tout dire, proches du sens commun, les considérations de Morin sur les mass media. La traduction, quelques années plus tard, dans la collection que Bourdieu dirigera aux Éditions de Minuit, du livre de Richard Hoggart, The Uses of Literacy, sous le titre La Culture du pauvre (1970), dans lequel l’auteur analyse ethnographiquement le rapport à la culture des classes populaires, et notamment la distance qu’elles peuvent avoir à l’égard de la culture fabriquée à leur intention, est la réponse scientifique de Bourdieu à l’essayisme alors incarné par Edgar Morin. Par ailleurs, Bourdieu montre, dans Sur la télévision, que les effets exercés par le développement des moyens modernes de communication se situent moins dans le champ de la diffusion que dans celui de la production culturelle, la demande que ces médias cherchent à saisir et à satisfaire sous la pression de la concurrence économique pesant de plus en plus lourdement sur l’offre, c’est-à-dire sur le champ de production culturelle. Autrement dit, loin de permettre la diffusion de la culture légitime (de « la Culture ») auprès des classes culturellement défavorisées, la télévision a eu pour effet de les enfermer dans leur culture.
L’INTELLECTUEL SELON BOURDIEU
12Pour Bourdieu, l’intellectuel-chercheur n’est pas un penseur isolé mais, et c’est une des spécificités les plus remarquables, quoique pas toujours perçue, de sa conception de l’intellectuel, il participe de l’univers de la science, et s’appuie sur un travail collectif, celui-là même qui produit la science. Loin des déclarations de principe non suivies d’effets, Bourdieu, dès 1962, anime un centre de recherche – le Centre de sociologie européenne – dans lequel il développe un véritable collectif de travail, lance des enquêtes sur les sujets politiquement importants (la « démocratisation » du système d’enseignement, les classes sociales en France, dans les années 1980 les coûts sociaux du néolibéralisme, etc.), crée en 1975 sa propre revue, une revue scientifique mais aussi intellectuelle dans la mesure où elle se veut présente dans les débats politiques sans renoncer pour autant à la rigueur de la science. Comme le montrent les sujets traités (l’idéologie libérale dès les premiers numéros en 1976) et la manière, peu académique, de les traiter (par la mise en page variée, par les nombreuses illustrations ou encore par l’usage de la bande dessinée, etc.), il s’agit pour Bourdieu de favoriser une diffusion et une appropriation des analyses scientifiques au-delà du cercle restreint des professionnels, dans les milieux syndicaux notamment. La sociologie qu’il promeut et défend devient, au cours des années 1970, une des sociologies majeures – sinon la sociologie dominante – dans le champ scientifique ; sa réputation commence à s’étendre au-delà du seul cercle étroit des spécialistes ; il est élu, à 51 ans, au Collège de France en 1981. Alors qu’il parvient progressivement à faire exister et à imposer sa propre vision de l’intellectuel – plus de 20 ans se sont écoulés entre l’Algérie et le Collège de France, années durant lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages dont certains sont déjà des classiques et une centaine d’articles dont beaucoup font référence –, commence à apparaître, à la fin des années 1970, une nouvelle catégorie d’intellectuels créés par et pour les médias et notamment la télévision, qui seront désignés par la suite sous l’appellation « d’intellectuels médiatiques ». Il s’agit, pour nombre d’entre eux, de jeunes normaliens, philosophes de formation, qui se font connaître par la télévision (notamment par des passages remarqués à l’émission Apostrophes de Bernard Pivot), mais dont l’œuvre savante est quasi inexistante29, dont les publications ne sont guère citées par les chercheurs, qui obtiennent par contre de faciles succès auprès des journalistes et d’une fraction du public cultivé et du milieu politique par leur dénonciation obsessionnelle, et sans risques, du « totalitarisme », et qui font carrière dans la politique, dans l’édition et dans les médias plus qu’à l’université ou dans les centres de recherche.
13Dès 1980, certains philosophes ayant une œuvre reconnue (comme Deleuze par exemple) décident de prendre ouvertement position contre ces philosophes autoproclamés qui se baptisent eux-mêmes « nouveaux philosophes » pour tenter de disqualifier les philosophes dominants nécessairement plus âgés, selon une stratégie symbolique classiquement utilisée par les prétendants pressés de tous les champs. Pierre Bourdieu ignore délibérément ces nouveaux venus qui veulent faire parler d’eux et qui existent surtout en raison de leur omniprésence médiatique, le seul fait de les citer, fût-ce pour les critiquer, ayant surtout pour effet de les reconnaître comme adversaires légitimes. D’où l’insistance de ces jeunes intellectuels dans leur aspiration à débattre avec des contradicteurs de haut niveau, c’est-à-dire des intellectuels reconnus et des penseurs indiscutables. D’où aussi le fait que Bourdieu, malgré les sollicitations multiples, ne prendra pas position contre les « nouveaux philosophes », ou seulement indirectement, en écrivant par exemple des articles d’hommage critique sur Sartre, Foucault et Deleuze lors de leur disparition. Il essayera d’agir, plus (ou trop) subtilement, en analysant sociologiquement les relations entre ces intellectuels et les médias, jugeant possible de mener une action politique par le seul démontage sociologique minutieux de mécanismes sociaux qui ne doivent leur efficacité qu’au fait précisément qu’ils sont cachés30. Il considère que la sociologie peut être une sorte d’arme de self-defense sociale contre tous les phénomènes de domination symbolique, c’est-à-dire contre la domination qui repose sur la méconnaissance des principes de domination que l’analyse sociologique porte précisément au jour et par là devrait, pour une part, neutraliser. Ainsi, en 1984, il publie, dans sa revue, une brève note intitulée « Le hit-parade des intellectuels français ou qui sera juge de la légitimité des juges31 ? » dans laquelle il démonte l’implicite de « l’enquête par sondage » réalisée et publiée par le magazine littéraire mensuel Lire, dirigé par Bernard Pivot, qui avait dressé un palmarès des intellectuels français à partir de la question « qui sont les trois intellectuels vivants les plus importants ? ». Bourdieu montrait que ce type d’enquête consacrait en réalité les juges (l’échantillon « représentatif » – de quoi ? – qui avait été retenu pour produire le palmarès étant considéré comme allant de soi), c’est-à-dire ceux qui étaient autorisés à procéder à ces classements. L’enquête suscitée par le mensuel semblait répondre « scientifiquement » à une question qui travaillait le milieu intellectuel : puisqu’on ne savait plus qui était vraiment un « intellectuel » (Sartre, Aron, Foucault venaient de mourir), s’il y avait encore des maîtres à penser, et puisqu’on reprochait aux animateurs de télévision de faire une publicité injustifiée à certains qui prétendaient être des « intellectuels », bref, puisqu’il y avait débat sur cette question, ne suffisait-il pas de demander « démocratiquement » à un échantillon représentatif du milieu intellectuel lui-même (dont la composition était cependant définie par le mensuel et comportait majoritairement des agents du champ journalistique) qui était alors un intellectuel digne de ce nom ? C’était apparemment le milieu intellectuel lui-même qui était ainsi invité à désigner, comme dans un vote politique, ses représentants ou, plus exactement, ses hérauts ou ses modèles. La force proprement symbolique du palmarès résidait dans la procédure apparemment neutre et dans le fait que le palmarès ainsi obtenu mélangeait des intellectuels consacrés et des prétendants discutés, Claude Lévi-Strauss et Bernard-Henri Lévy se côtoyant par exemple.
14Bourdieu va préciser peu à peu sa conception de l’intellectuel dans une sorte de va-et-vient entre les expériences qu’il tente et un retour réflexif sur celles-ci. En 1989, il crée la revue Liber32, un supplément commun à plusieurs grands quotidiens européens, qui est une tentative pour créer un espace intellectuel européen de haut niveau excluant de fait les intellectuels médiatiques (français) mais aussi les journalistes ayant des prétentions intellectuelles. Cette expérience, qui comportait une forte dose d’utopie, prend fin au bout d’un an mais se poursuit jusqu’en 1998 sous la forme d’un supplément à la revue Actes de la recherche en sciences sociales et à diverses revues européennes33. En 1992, dans la postface des Règles de l’Art, Bourdieu définit sa vision de l’intellectuel, qu’il désigne pour la première fois par l’expression « intellectuel collectif », synthèse de « l’intellectuel total » incarné par Sartre dont il reprend l’ambition et de « l’intellectuel spécifique » illustré par Foucault dont il partage le souci de rigueur. L’intellectuel, à l’époque des sciences humaines, ne peut plus être incarné dans un seul individu mais suppose un collectif cohérent dans lequel chacun contribue, avec sa compétence propre, à analyser ce qui relève de son domaine. En février 1995, il rédige un bref mais incendiaire article contre Sollers dans Libération34 et accorde un long entretien sur « la misère des médias » à l’hebdomadaire de télévision Télérama dans lequel il précise, au détour d’une réponse, qu’il estime, en tant que sociologue, avoir « des choses beaucoup plus fondées et plus compliquées [à dire] que l’intellectuel médiatique de base ». En 1996, dans Sur la télévision, on l’a vu, il nomme ces « intellectuels » pour médias, déclenchant les réactions que l’on a évoquées. Enfin, sorte de point final et sans ambiguïté à cette lutte contre les fast-thinkers, il rédige un article également très violent contre Bernard-Henri Lévy qu’il publie, en 1998, dans Contre-feux, un livre de sa collection militante, faute sans doute d’avoir pu ou osé le publier dans la presse : intitulé « L’intellectuel négatif35 », l’article est une réponse virulente à deux longs « reportages » du philosophe sur les massacres en Algérie, publiés peu auparavant dans Le Monde.
DIFFUSER LA SOCIOLOGIE
15Très tôt, Pierre Bourdieu a pris la mesure du défi proprement politique qui était posé à la sociologie, du moins telle qu’il la concevait. À quoi bon découvrir des mécanismes sociaux si ces découvertes doivent rester dans les livres et n’être lues que par des spécialistes ou pire, par les dominants, non pas pour libérer mais pour s’en servir cyniquement ? Si, comme on l’a vu, il pensait que le simple fait de révéler des mécanismes sociaux cachés pouvait contribuer à les neutraliser, encore fallait-il que les résultats de la sociologie soient largement diffusés et même disséminés dans l’ensemble de la population. La connaissance de ces mécanismes par une petite minorité ne peut qu’encourager les usages manipulateurs. C’est pourquoi il était indispensable, selon lui, que la sociologie soit « démocratiquement » appropriée par le plus grand nombre. Mais la sociologie est une science et, par définition, elle ne peut être aisément accessible aux profanes car, comme toute science, elle a dû opérer une coupure par rapport au sens commun et construire son langage et ses concepts savants. Le reproche fut fait bien souvent à Bourdieu d’écrire de manière incompréhensible pour les classes culturellement défavorisées, alors que ces dernières étaient censées être les plus concernées par le démontage des mécanismes de domination qui s’exercent sur elles. Il y a là une contradiction qu’il n’est guère facile de surmonter en pratique, surtout lorsque l’on veut faire de la sociologie une « science populaire » et non une science populiste, surtout si l’on veut éviter qu’une vulgarisation trop simpliste ne tue le message scientifique. C’est dire que, pour Bourdieu, l’interrogation sur les usages sociaux de la sociologie fait partie intégrante du métier de sociologue. Fonctionnaire payé par l’État, le sociologue a, selon Bourdieu, un devoir de retour de ses travaux vers la société tout entière et non vers telle fraction particulière.
Ce thème est explicitement développé dans Sur la télévision36. Mais ce devoir de retour ne signifie pas, pour l’intellectuel critique, un engagement partisan. Celui-ci, pour pouvoir librement s’exprimer, ne doit pas être au service d’un parti politique (avec toutes les contraintes politiques qui en découlent bien souvent). Si, sous les gouvernements socialistes, Pierre Bourdieu a tenté d’apporter à plusieurs reprises une contribution (notamment sur la réforme du système d’enseignement), ce ne fut pas en tant qu’« intellectuel organique » de parti ou « intellectuel proche » de tel ou tel parti. Il s’est voulu « intellectuel critique », déclarant ce qu’il estimait devoir être dit sans se préoccuper des conséquences politiques possibles. Les tentatives d’instrumentalisation dont, comme d’autres, il fut l’objet de la part des politiques l’ont conduit d’ailleurs à chaque fois à des ruptures dont certaines furent publiques.
16De fait, toute une partie de l’activité de Bourdieu sera vouée à la résolution du problème de la diffusion, sans déformation ni déperdition (le moins possible en tout cas), du message scientifique. Outre les nombreuses conférences qu’il fera, tout au long de sa vie, auprès des publics les plus divers, il cherchera surtout à inventer des modes de communication autres que le discours purement académique. Ainsi, la revue Actes de la recherche en sciences sociales va d’emblée se distinguer des revues professionnelles alors existantes par tout un discours, en marge du discours savant habituel, qui utilise d’autres modes d’exposition visant à faire comprendre autrement, par l’intuition ou par des rapprochements hétérodoxes notamment, ce que l’analyse la plus abstraite et la plus rigoureuse a permis d’établir : accompagnant le texte, et constituant un second niveau de lecture, les articles comportent des photographies, des documents commentés, des extraits d’entretiens, des schémas, des notes d’observation ethnographiques, des textes encadrés illustrant des concepts abstraits ou donnant pédagogiquement des éléments d’information indispensables au non-spécialiste, etc. De même, la composition d’un ouvrage comme La Distinction, avec ses photographies et ses nombreux extraits d’entretiens, constitue une expérience sans doute unique dans l’édition scientifique.
17Mais aussi encourageantes que soient ces tentatives, elles restent encore trop limitées au regard de l’ambition affichée. Si la revue Actes ou les ouvrages de Bourdieu ont permis une ouverture de la sociologie vers un public plus large, il reste encore beaucoup à faire en ce domaine au regard de l’urgence à agir face aux transformations structurelles profondes qui travaillent nos sociétés. Bourdieu va concevoir dès la fin des années 1980 le projet d’un ouvrage original cherchant à combiner un haut niveau scientifique et une large diffusion auprès des non-spécialistes, la rigueur dans l’analyse et le souci d’intervenir dans le débat politique le plus actuel. En mars 1993, est publié La Misère du monde, un ouvrage collectif explicitement conçu par Bourdieu comme « intervention sociologique » sur le champ politique. L’ouvrage paraît, ce n’est pas un hasard, quelques semaines avant des élections législatives, la gauche socialiste alors au pouvoir depuis 1989 étant fortement menacée par l’opposition de droite. L’ouvrage se propose de faire entendre la parole de ceux qui n’ont guère la parole dans l’espace public, ceux que l’on n’entend qu’à travers le filtre déformant des médias ou des sondages. Cette parole est recueillie-produite par la technique de l’entretien sociologique réalisé par des sociologues bien formés et informés. Détournés de leur fonction purement scientifique, ces entretiens font entendre des souffrances qui sont socialement engendrées par le néolibéralisme, souffrances souvent inaudibles et invisibles pour les responsables politiques qui ont surtout les yeux rivés sur leur cote de popularité. Sans prendre explicitement parti politiquement, l’ouvrage est cependant une dénonciation en creux des coûts sociaux des politiques néolibérales que la gauche avait, elle aussi, fortement contribué à introduire en France depuis 1983. L’ouvrage met également en cause les médias et la pratique des sondages, dans la mesure où ils font écran à une véritable appréhension de la réalité sociale. Le livre repose sur un ensemble de recherches menées, depuis de nombreuses années, par une vingtaine de sociologues liés intellectuellement à Pierre Bourdieu. D’un format imposant – près de 1000 pages –, l’ouvrage est relativement inclassable, mélangeant des témoignages et des analyses savantes rédigées cependant de manière lisible, non « jargonnante », pour pouvoir être lues par les non-spécialistes. La mise en page, le titrage conceptuel, les textes de présentation des interviews constituent autant de procédés permettant de faire comprendre ce qui, au-delà des paroles singulières, peut se dire sur la société. En bref, c’est un ouvrage qui vise à faire entrer la sociologie dans le débat politique en apportant le regard et les analyses de la science sociale sur le monde que les politiques contribuent, plus inconsciemment que consciemment, à fabriquer.
18Le succès même du livre (plus de 100 000 exemplaires vendus) et ses implications politiques les plus visibles sont au principe d’un malentendu. Bourdieu semblait s’engager désormais personnellement dans la lutte politique, ce à quoi, jusqu’alors, il s’était apparemment toujours refusé. Si l’expérience est nouvelle, l’intention qui l’anime est ancienne, Bourdieu n’ayant jamais cessé d’engager la sociologie dans tous les combats politiques ; et sa sociologie du moins, sinon lui-même, fut toujours politiquement très engagée. Il suffit de mettre en parallèle la chronologie de ses travaux avec la chronologie des grands débats politiques pour voir que les recherches menées par Bourdieu furent de tous les combats politiques d’importance. Durant la guerre d’Algérie, on l’a vu, il étudie la société coloniale. Au début des années 1960, alors que l’éducation devient un problème politique central, il publie avec Jean-Claude Passeron Les Héritiers, livre qui eut un fort retentissement à l’université et qui fut largement cité, voire exhibé, par les manifestants en mai 1968. Contre l’idée trop facilement admise selon laquelle la croissance économique des « Trente glorieuses » aurait fait disparaître les inégalités, Bourdieu organise un colloque à Arras, avec des économistes, qui démontre le contraire et il en publie les actes sous le titre Le Partage des bénéfices37 en 1966. Contre l’idéologie de la culture pour tous véhiculée par les Maisons de la Culture de Malraux, il réalise des enquêtes sur la fréquentation des musées et publie L’Amour de l’art qui démontre l’existence de conditions sociales de possibilité de la pratique culturelle, livre qui aura un impact important sur les milieux de la culture. Alors que, dans les années 1970, la thématique de la disparition des classes sociales devient dominante, y compris dans les sciences sociales, Bourdieu publie La Distinction (1979) qui renouvelle profondément la théorie des classes, substituant à la « lutte des classes » des marxistes la « lutte des classements ». En 1973, en une conférence intitulée « L’opinion publique n’existe pas38 », il s’impose durablement dans le débat sur la valeur scientifique des sondages d’opinion39. En 1981, il signe une pétition en faveur de la candidature à la présidence de la République de l’humoriste Coluche, prolongement politique de ses travaux sur la représentation politique40. Peu après, il prend, avec Foucault, l’initiative d’une pétition en faveur du mouvement polonais Solidarnosc. En 1985, il participe activement à l’élaboration, par le Collège de France, d’un livre blanc sur les réformes à apporter au système d’enseignement, etc.
19Il reste que toutes ces actions, sans être négligeables, n’eurent pas l’impact médiatique et public de La Misère du monde. L’ouvrage fut d’emblée bien reçu par la quasi-totalité de la presse, de gauche comme de droite, qui publia de nombreux entretiens avec le sociologue. L’ouvrage fut également bien reçu par le public et connaîtra rapidement une importante diffusion. En outre, des metteurs en scène de théâtre s’emparèrent rapidement des textes des entretiens pour les monter, les représentations théâtrales étant l’occasion de réflexions à caractère esthético-politique sur la place des artistes dans les luttes sociales, et aussi sur les luttes sociales elles-mêmes. Dans les quartiers défavorisés, les représentations furent souvent suivies de débats portant moins sur le théâtre que sur la crise, la précarité et le chômage, autant de thèmes qui traversent le livre. Une émission de télévision de première partie de soirée sur une chaîne publique (La Marche du siècle) fut consacrée à « la souffrance en France » et s’appuya sur l’ouvrage du sociologue, réunissant sur le plateau Bourdieu et l’Abbé Pierre, une figure emblématique et fédératrice de l’humanitaire catholique. Cette émission contribua à accroître la notoriété de Pierre Bourdieu auprès d’un public plus large et surtout à construire une certaine image publique du sociologue comme « défenseur des dominés », « des exclus » et « des sans-grade ». Bref, cette publication, et le succès public qu’elle eut, marque un tournant dans la mesure où Bourdieu va acquérir une forte visibilité médiatique, va devenir celui dont il faut « décrocher une interview » pour faire savoir ce qu’il pense de l’état du monde, bref, Bourdieu est devenu un nom connu des journalistes et du grand public. Il est devenu un « intellectuel » à part entière, proche des Albert Jacquard ou Léon Schwartzenberg, des personnalités alors médiatisées (et devenant progressivement « médiatiques »), engagées dans tous les combats des « exclus », comme il l’avait été aussi de Michel Foucault qui luttait, par ses livres et ses actions publiques, contre toutes les formes de répression (carcérale et sexuelle notamment).
20Ainsi, en 1993, à 63 ans, Pierre Bourdieu occupe une position qui en fait désormais une personnalité publique. Il lui est difficile d’éviter plus longtemps l’affrontement direct avec les « intellectuels médiatiques », parce que ces derniers occupent plus que jamais le terrain laissé vacant par la disparition des grands intellectuels consacrés (Sartre meurt en 1980, Aron en 1983, Foucault en 1984). Mais il ne peut pas non plus éviter les engagements militants plus visibles parce qu’il est devenu l’une des rares figures intellectuelles prestigieuses incarnant la résistance à un néolibéralisme désormais triomphant, dans la réalité et aussi dans les têtes, depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et l’effondrement de l’URSS peu après.
UN PÉTITIONNAIRE MALGRÉ LUI
21En novembre 1995, se déclenche un important mouvement social de protestation contre un projet modifiant le régime des retraites dans le secteur public. Conçu par le gouvernement de droite alors au pouvoir, ce projet apparaît comme une remise en cause des « acquis sociaux ». Une première pétition, rédigée par des intellectuels proches de la revue Esprit, qui soutient le projet de réforme gouvernemental jugé « indispensable » et « courageux », circule, en novembre, peu avant que le mouvement de protestation ne prenne de l’ampleur. La presse, dans son ensemble, soutient largement le projet et la pétition en leur donnant une certaine publicité et en les commentant favorablement. Cependant, loin de s’essouffler, le mouvement de grève (dans les transports publics notamment) s’étend et semble rencontrer un accueil favorable dans la population, y compris dans les secteurs du privé qui ne font pas grève. Début décembre, une seconde pétition, soutenant cette fois-ci les grévistes et le service public, est rédigée et signée par divers intellectuels et militants de gauche, parmi lesquels Pierre Bourdieu. Le mouvement social qui se développe n’est pas, en effet, sans évoquer nombre des analyses récentes de La Misère du monde. Parce qu’il est la personnalité la plus connue parmi les signataires de cette seconde pétition, elle est baptisée, par les médias et les pétitionnaires, « pétition Bourdieu » (par opposition à celle des intellectuels ayant signé la « pétition Esprit »). Bourdieu va dès lors se trouver directement engagé dans le conflit et être amené à s’opposer au gouvernement mais aussi aux signataires de la première pétition41.
22L’engagement du sociologue lors du mouvement social de décembre 1995 n’a pas pu ne pas apparaître comme marquant un changement voire, pour certains, un retournement, dans la position qui avait jusqu’alors été la sienne à l’égard de la politique. Jusqu’à cette date, Pierre Bourdieu n’était intervenu sur le terrain politique que par ses publications scientifiques et se refusait aussi bien à signer des pétitions qu’à manifester ostensiblement dans la rue comme l’avaient fait auparavant Sartre puis Foucault et comme ne cessaient de le faire les « intellectuels médiatiques » et certains intellectuels médiatisés. Bien que sa ligne de conduite soit restée, au moins à ses yeux, identique au cours du temps, il lui devenait impossible de se comporter de manière identique parce que tout avait changé, le contexte politique mais aussi sa notoriété qui le faisait désormais sortir de l’ombre et l’exposait à toutes sortes de sollicitations et à des tentatives d’instrumentalisation politique. On comprend que certains, notamment parmi ses collègues sociologues, crurent percevoir un « changement » dans l’attitude de Bourdieu à l’égard de la lutte politique. Il semblait renoncer à une attitude de retrait et s’engageait désormais directement dans la lutte. Certains s’en réjouirent, mais d’autres dénoncèrent ce qu’ils estimaient être un reniement de la morale qu’il s’était jusque-là imposée et qu’il imposait de fait, étant donné son prestige dans le milieu scientifique, à ceux qui se reconnaissaient en lui. Certains, sur ce point, se séparèrent de lui de manière plus ou moins discrète, contribuant ainsi à entériner la coupure, qui sera largement reprise par la suite par les médias, au plus fort de la polémique, entre, on l’a vu, un « Bourdieu savant » (ou un Bourdieu « première manière ») et un « Bourdieu politique » dont les prises de position ne devraient rien au « Bourdieu savant » et qui aurait essayé d’importer de manière illégitime son autorité scientifique sur le terrain de la lutte politique. Jusqu’en 1995, les photographies accompagnant les articles qui, dans les médias, lui étaient consacrés, étaient des portraits de l’intellectuel au travail dans son bureau du Collège de France ; celles qui vont paraître à partir de cette date vont le plus souvent le représenter dans la rue, en train de manifester, parlant dans un mégaphone42 à la petite foule rassemblée autour de lui ou alors en train de débattre, un micro à la main, à une quelconque tribune, alors que ces prises de position publiques s’imposaient à lui plus qu’il ne les recherchait, Bourdieu étant plutôt d’un naturel timide43.
23En fait, loin d’abandonner une posture de neutralité et de retrait par rapport au débat public, posture qui, en fait, n’a jamais été la sienne, il fut seulement amené à adopter des formes d’action politique qu’il se refusait auparavant, ne souhaitant pas voir discrédité son capital d’autorité scientifique. La politisation du champ intellectuel par les marxistes dans les années 1950-1960, puis par les anti-marxistes (souvent des intellectuels communistes repentis) durant les années 1970-1980, avait à ses yeux fait une victime : l’intelligence. Il voulait non pas politiser la vie intellectuelle mais intellectualiser la vie politique. Bourdieu fut progressivement amené à penser que la science sociale pouvait s’engager plus directement dans la lutte politique, car loin de penser que l’engagement politique soit antinomique avec la science, selon une certaine interprétation de Max Weber44 (notamment celle de Raymond Aron dans sa préface aux deux conférences du sociologue publiées sous le titre Le Savant et le politique), il estimait qu’en fait plus les analyses seraient scientifiques (et donc menées avec une grande rigueur et une totale probité intellectuelle), plus elles auraient de chances d’être politiquement efficaces par l’effet de révélation indiscutable qu’elles auraient. Mais cette nouvelle approche des relations entre la science et la politique ne fut pas la seule raison de l’engagement plus marqué de Bourdieu après 1995. Il avait acquis une telle notoriété auprès d’un public élargi et avait suscité de telles attentes auprès de militants de gauche ou d’extrême gauche qu’il lui fut pratiquement impossible de ne pas y répondre.
24Les « intellectuels médiatiques » – notamment ceux qui furent nommément désignés et combattus par Bourdieu – n’auront de cesse dès lors de tenter de discréditer, jour après jour, en usant largement des relais qu’ils pouvaient avoir dans les médias, celui qui, pour avoir tenté de les exclure du champ intellectuel – tel du moins qu’il se le représentait – avait ainsi mis en jeu tout son capital symbolique (scientifique, politique et même « de sympathie », acquis auprès d’une fraction de la population lors de la publication de La Misère du monde et surtout lors du mouvement social de décembre 1995). Jouant sur des réactions de nature corporatiste, les fast-thinkers essayèrent de mettre de leur côté les journalistes. Surtout, ils tentèrent de faire cause commune avec les éditorialistes, qui seront eux aussi pris à partie nommément, peu après la parution de Sur la télévision, dans un autre petit livre publié également par Bourdieu dans sa collection militante. Ce livre, Les Nouveaux Chiens de garde45, écrit par un journaliste, Serge Halimi, c’est-à-dire de l’intérieur du milieu journalistique, qui procédait à la critique de certaines pratiques journalistiques (comptes rendus de complaisance, chroniqueurs surpayés recyclant leurs éditoriaux sur de multiples supports et faisant l’apologie du néolibéralisme, etc.) eut un succès immédiat, créant de ce fait un nouveau front de lutte contre un intellectuel déjà engagé dans de nombreux combats.
L’âpreté du débat s’explique par le fait que les journalistes se défendent souvent contre les tentatives d’objectivation des sciences sociales, en donnant pour argument que les chercheurs qui analysent le fonctionnement du milieu journalistique ne connaîtraient pas vraiment les contraintes concrètes qui pèsent sur cette profession parce qu’ils n’enquêteraient pas suffisamment dans les salles de rédaction et ne disposeraient pas de cette information indigène que le milieu a sur lui-même. En analysant tous les médias en même temps – ce que le consommateur ordinaire de médias, sauf exception, ne fait pas –, Serge Halimi met en évidence, dans son livre, des connexions et des échanges de services dans les médias que le simple lecteur ne peut percevoir, mais que les journalistes qui, par profession, sont amenés à lire chaque jour une grande partie de la presse peuvent décrypter (par exemple le fait que tel compte rendu de X sur le livre de Y dans Le Monde donnera lieu peu après à un compte rendu de Y sur le livre de X mais dans Le Figaro). Ils ne peuvent pas l’écrire « par confraternité » (c’est-à-dire en réalité parce que tout journaliste a inévitablement été amené à écrire un jour ou l’autre des articles dits « de complaisance ») ou, plus trivialement, pour ne pas se mettre en danger dans une profession de plus en plus précaire.
25Les intellectuels médiatiques vont également mobiliser des chercheurs et des universitaires opposés au sociologue à l’intérieur même du champ de la sociologie, essayant d’instrumentaliser les conflits qui traversent également le milieu scientifique – et qui sont loin de reposer toujours sur des divergences purement théoriques –, afin de jeter le discrédit sur la valeur proprement scientifique de ses travaux, et par là sur le crédit que l’on pouvait accorder aux jugements qu’il portait sur les autres « intellectuels ». C’est ainsi qu’ils éditeront leurs pamphlets46 et leur donneront la parole dans des numéros spéciaux de magazines consacrés à celui qu’ils dénoncent alors comme « l’intellectuel le plus puissant de France ». En fait, cet affrontement oppose deux visions de l’intellectuel contemporain en voie de formation ou de restructuration du fait des transformations profondes affectant alors, depuis une trentaine d’années, les champs universitaire, politique et journalistique : celui qui est produit par le champ scientifique, qui se recrute dans les centres de recherche et dont Bourdieu se voulait le héraut, et celui qui est produit par le fonctionnement même du champ politico-journalistique, avec ses rubriques « Horizons » et « Rebonds », ses « éditorialistes associés », ses chroniqueurs inamovibles présents sur tous les médias et intervenant sur tout, se bornant bien souvent à dire et à imposer naïvement leurs propres convictions – ce qui n’implique pas un grand effort intellectuel – au lieu d’aider à comprendre celles d’autrui, non pas pour s’y soumettre passivement mais pour pouvoir agir plus rationnellement et ne pas courir le risque de se mettre dans la position du « pompier pyromane »47. C’est pourquoi Bourdieu estimait indispensable de marquer fortement la coupure entre « intellectuels médiatisés » et « intellectuels médiatiques48 ». Or la puissance de diffusion de la télévision, le type de notoriété qu’elle engendre et la mise en scène télévisuelle, à des fins d’audience, de toutes les émissions, y compris les émissions d’information, expliquent en grande partie la capacité de ce média à tout « neutraliser », à tout transformer en « spectacle télévisé ». Les personnalités « médiatisées » peuvent être transmuées, par la simple multiplication de leurs apparitions sur le petit écran, en personnalités « médiatiques », au point que certaines d’entre elles peuvent devenir une marionnette des Guignols de l’info, c’est-à-dire un pur personnage stéréotypé de et pour la télévision. Il y a sans doute là un des processus qui contribuent à rendre possible et à encourager la confusion entre « intellectuel médiatisé » et « intellectuel médiatique ». On assiste en fait à l’instauration d’un continuum entre ces deux figures très opposées, et non pas à la restauration d’une frontière. Aussi il est possible, et peut-être même probable, que, dans les années à venir, ces deux figures initialement inconciliables le soient de moins en moins et finissent pas se confondre malgré les efforts, parmi d’autres, de Pierre Bourdieu.
26En définitive, Sur la télévision a, d’une certaine manière, rendu visible la lutte pour la définition légitime de l’intellectuel qui était engagée par Bourdieu depuis longtemps, bien qu’elle restât peu perceptible pour beaucoup, les stratégies des acteurs étant souvent masquées ou inconscientes et les changements lents et en grande partie infinitésimaux. Le fait que la polémique se soit focalisée sur l’affrontement entre « Bourdieu et les médias » constitue un bon indice du déplacement insensible, depuis une trentaine d’années, du centre de gravité du champ intellectuel. Il n’est plus (ou beaucoup moins) dans les revues mais dans certains supports du champ médiatique, les journalistes étant désormais des arbitres et même, pour quelques-uns d’entre eux, des acteurs à part entière, et non des moindres, des luttes intellectuelles qui se jouent dans leurs colonnes. Par ailleurs, le fait que la polémique se soit déclenchée à propos d’un ouvrage portant sur la télévision est également un bon indicateur du poids décisif de ce média dans le processus produisant des personnalités qui, comme le dit ironiquement la formule, sont surtout connues pour leur notoriété (télévisuelle). Quelle position, en effet, occuperaient aujourd’hui les « intellectuels médiatiques » sans les médias, et notamment sans la télévision, pour les faire connaître, et sans les journalistes pour les faire reconnaître ?
27Le décès du sociologue fut annoncé dans Le Monde49 par un titre sur quatre colonnes à la une. « PIERRE BOURDIEU EST MORT » titrait en effet, en gros caractères, le quotidien, avec en sous-titre : « Professeur au Collège de France, le philosophe est décédé mercredi ». En lui consacrant sa « une » et en le désignant comme « philosophe » et non comme « sociologue » – dénomination que Bourdieu avait pourtant toujours hautement revendiquée –, le quotidien ne se trompait pas, et même lui rendait hommage en le rangeant ainsi à côté de Sartre et de Foucault. Mais ne lui refusait-il pas dans le même mouvement ce pour quoi il avait lutté toute sa vie, à savoir la dénonciation des insuffisances de la posture de l’intellectuel-philosophe à la Sartre, puis de l’imposture intellectuelle qu’incarnaient, à ses yeux, les « nouveaux philosophes » ?
Notes de bas de page
1 Ce qui ne signifie pas que ces travaux aient été sans intérêt scientifique. Bourdieu dira même toute sa dette à l’égard de ces ethnologues-administrateurs qui, en Algérie, ont patiemment collecté les us et coutumes des populations indigènes.
2 Voir sur ce point le chapitre que Bourdieu consacre aux modes de domination dans Le Sens pratique, op. cit., p. 209-232.
3 Outre les analyses de Marx sur la formation du prolétariat, on ne peut que renvoyer ici à l’ouvrage classique de Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, Paris, Plon, 1958 (en édition de poche : Paris, Le Livre de poche, 1978).
4 Un chapitre des Règles de la méthode sociologique de Durkheim est intitulé « Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique ».
5 Sur la contestation de la position de la sociologie en tant que vision scientifique du monde social, notamment par les penseurs catholiques, voir Actes de la recherche en sciences sociales, no 153 (« Morale et sciences des mœurs »), 2004 (notamment « La sociologie, enjeu de luttes »).
6 Sur l’État, op. cit.
7 Libération, daté du 5 janvier 2012.
8 Entretien inédit de Pierre Bourdieu réalisé en 1998 par Patrick Champagne.
9 Dans un court texte intitulé « L’illusion biographique » (reproduit dans Raisons pratiques, op. cit., p. 81-89), Bourdieu répondait par avance aussi bien à ceux qui voyaient une rupture radicale dans sa biographie qu’à ceux qui y voyaient une continuité et une cohérence parfaites. La vérité se situe, on le verra, entre ces deux extrêmes.
10 Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996.
11 Voir notamment Questions de sociologie, op. cit., qui rassemble des conférences prononcées par Pierre Bourdieu.
12 « L’emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 101-102, 1994, p. 3-9.
13 Propos enregistrés à la fin des années 1990 par Pierre Carles et extraits de son film Enfin pris (2002).
14 Ce processus de différenciation sociale et de constitution de champs de production symbolique relativement autonomes est, comme on l’a vu dans le précédent chapitre, l’objet central des Règles de l’art. Sa lecture constitue donc le complément indispensable à Sur la télévision.
15 Voir son article “The Political Field, the Social Science Field and the Journalistic Field”, dans Rodney Benson et Erik Neveu (eds.), Bourdieu and the Journalistic Field, Cambridge, Polity Press, 2005, p. 29-47.
16 Sur la télévision, op. cit., p. 30.
17 Ibid., p. 32.
18 Ibid., p. 58.
19 Ibid., p. 63.
20 Voir Louis Pinto, « Tel Quel. Au sujet des intellectuels de parodie », Actes de la recherche en sciences sociales, no 89, 1991, p. 66-77 et Pierre Bourdieu, « Les intellectuels “médiatiques” sont une parodie » (entretien avec E. Tzerozolou, en grec), Avgi, 20 octobre 1996.
21 Voir par exemple les entretiens qu’il a accordés sur la question des intellectuels dans Questions de sociologie, op. cit., p. 61-78.
22 Interventions. 1961-2001, op. cit.
23 On ne peut que renvoyer sur ce point à son Esquisse pour une auto-analyse, op. cit.
24 Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1958.
25 Le Déracinement, op. cit.
26 “The Struggle for Symbolic Order”, entretien avec A. Honneth, H. Kociba et B. Schwibs, Theory, Culture and Society, no 3, 1986, p. 37 (repris dans Interventions. 1961-2001, op. cit., p. 18).
27 (avec Jean-Claude Passeron), « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », Les Temps modernes, no 211, décembre 1963, p. 998-1021. L’article est si virulent (incomparablement plus que Sur la télévision, mais le jeune Bourdieu ne disposait pas alors d’un pouvoir symbolique important le rendant redoutable) que les auteurs le font précéder d’un avant-propos pour justifier son ton très agressif. Indication révélatrice, ils expliquent que leurs critiques ne sont pas gratuites mais s’appuient sur les enquêtes sociologiques qu’ils ont faites et dont ils disent qu’ils publieront ultérieurement les résultats.
28 Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962.
29 Par exemple, Bernard-Henri Lévy a 30 ans lorsqu’il est invité dans l’émission de Bernard Pivot pour son livre, aujourd’hui bien oublié, La Barbarie à visage humain (Paris, Grasset, 1977). C’était en fait son second livre, son premier livre Bangla Desh, Nationalisme dans la Révolution (Paris, Maspero, 1973) étant passé pratiquement inaperçu.
30 Voir par exemple l’introduction à La Reproduction, op. cit.
31 « Le hit-parade des intellectuels français ou qui sera juge de la légitimité des juges ? », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984, p. 95-100. Bien que courte, cette note était très importante à ses yeux. Il la publiera en annexe de son ouvrage sur le champ universitaire qui paraîtra la même année, Homo academicus, op. cit.
32 Cette « revue européenne des livres » est d’abord parue (d’octobre 1989 à décembre 1990) sous la forme d’un supplément au Frankfurter Allgemeine Zeitung, à l’Indice, au Monde, à El Pais et au Times Literary Supplement.
33 Sur la revue Liber, voir Pascale Casanova, « La revue Liber. Réflexions sur quelques usages pratiques de la notion d’autonomie relative », dans Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 413-429.
34 En février 1995, en pleine campagne électorale pour l’élection présidentielle, Pierre Bourdieu rédige un court texte titré « Sollers tel quel », texte particulièrement violent contre les palinodies incessantes de cet intellectuel médiatique qui change de conviction au gré des modes et qui, après avoir soutenu Mao, le pape, etc., publiait, dans un news magazine, un article de soutien en faveur cette fois d’Édouard Balladur (un candidat de droite à l’élection présidentielle, alors opposé à Jacques Chirac, un autre candidat de droite) qui était titré « Balladur tel quel » (en référence au titre de sa revue). Le texte est repris dans Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Raisons d’agir, 1998, p. 18-20.
35 Contre-feux, op. cit., p. 105-107.
36 Sur la télévision, op. cit., p. 75-78.
37 Darras, Le Partage des bénéfices. Expansion et inégalité en France, op. cit.
38 « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, no 318, janvier 1973, p. 1292-1309, repris dans Questions de sociologie, op. cit., p. 222-235.
39 Sur ce point, voir Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1989.
40 Son soutien à la candidature du comique Coluche en 1980 relève plus d’une « intervention sociologique » sur le champ politique, qui peut être non moins subversive que la signature d’une pétition classique.
41 Sur tous ces points, voir Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis, Le « Décembre » des intellectuels français, Paris, Raisons d’agir, 1998.
42 Ainsi de la photographie prise le 16 janvier 1996 lors de la manifestation des chômeurs devant l’École normale supérieure.
43 Ainsi, Bourdieu ne lut lui-même son discours Gare de Lyon que sur l’insistance des grévistes, ayant souhaité à l’origine rester en retrait et faire lire sa déclaration par un responsable syndical.
44 Pour une autre analyse des rapports entre la science et la politique chez Max Weber, voir Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science et la propagande », dans Max Weber, La Science, profession & vocation, Marseille, Agone, 2005, notamment p. 191-240.
45 Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Paris, Raisons d’agir, 1997.
46 Entre autres, Jeannine Verdès-Leroux, Le Savant et la politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu, Paris, Grasset, 1998.
47 Pour Bourdieu, le rôle de l’intellectuel n’est pas de livrer ses « états d’âme » mais de comprendre et faire comprendre.
48 Le véritable intellectuel existe par ses œuvres et peut être momentanément médiatisé du fait de prises de position publiques à propos d’un débat politique ou de société. Son existence en tant qu’intellectuel ne dépend pas de sa médiatisation. L’« intellectuel médiatique » n’existe que par et pour les médias, ce qui explique sa tendance à fabriquer artificiellement des débats de société pour être en permanence médiatisé.
49 Le Monde, daté du 25 janvier 2002.
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