Préface
p. 5-9
Texte intégral
1La généalogie est à la mode. Depuis une trentaine d'années, le nombre de personnes s’intéressant à la quête de leurs racines familiales n’a cessé de croître. En France, on en compterait aujourd’hui plus de cinq millions... Ces généalogistes amateurs ont leurs réseaux, leurs associations, leurs sites Internet. Le plus souvent, ils ne détiennent guère chez eux de traces écrites susceptibles de combler leur curiosité. Dès lors, ils investissent assidûment les archives publiques, un peu à la manière des historiens et démographes. Ils entrent en concurrence avec ces derniers pour l’accès aux sources, mais il leur est aussi arrivé de jouer auprès d’eux, à l’occasion de quelques programmes scientifiques de grande envergure, le rôle de collaborateurs bénévoles1.
2Étant donné son sujet, l’ouvrage de Chantal Rodet est à certains égards en consonance avec cet air du temps. Mais il s’en démarque aussi, car les familles dont il est ici question font partie d’un milieu social, celui de la grande bourgeoisie, où l’entretien de la mémoire des lignées est une pratique ancienne, plusieurs fois séculaire, intimement liée à l’affirmation de l’identité familiale au fil des générations. Cette pratique s’inscrit elle-même dans une histoire beaucoup plus longue, rappelée par l’auteur : avant d’être bourgeoises, les généalogies furent divines, puis royales, puis aristocratiques. Le genre généalogique a lui-même sa généalogie : en s’élargissant, il a vu se transformer ses contenus, ses enjeux, ses supports matériels, ses usages sociaux. Ce n’est donc pas qu’une question d’antériorité, comme si l’on assistait simplement à l’inéluctable « démocratisation » d’une activité immuable mais réservée jadis aux puissants, et naguère aux élites urbaines.
3Appartenant à des familles ancrées dans la bourgeoisie lyonnaise depuis plusieurs générations, les généalogistes auxquels Chantal Rodet s’intéresse n’avaient pas besoin de consulter les archives d’état civil, sauf pour quelques vérifications complémentaires. Ils bénéficiaient des très nombreuses sources autographes entreposées dans leur propre domicile ou d’autres maisons de la famille : notes, mémoires, journaux personnels tenus par des ascendants, testaments, correspondances privées. Pour reprendre le mot de Martine Segalen, ils avaient en quelque sorte leur famille « à demeure ».
4De tous ces éléments d’information précis, datés, et donc exempts des divers aléas de la mémoire orale, ils ont tiré la matière de véritables récits. C’est là une autre différence, tout à fait essentielle, avec ce que font d’ordinaire les généalogistes amateurs contemporains. Ces derniers cherchent en priorité à identifier des noms et prénoms, des dates, des lieux, des métiers, des alliances, des filiations, bref tout ce qui permet de « remonter » aussi haut que possible dans le cours des lignées dont ils sont issus. Ascendants et collatéraux trouvent ainsi chacun leur place dans un « arbre » généalogique progressivement reconstitué, qui est le mode le plus habituel d’ordonnancement et de représentation des matériaux collectés. Le récit généalogique, quant à lui, est régi par des principes organisateurs d’une tout autre nature. Produit d’une activité d’écriture qui agence les données factuelles en fonction d’un cadre narratif cohérent, il a un auteur, des destinataires clairement identifiés, un message à transmettre. Loin d’être présentés pour eux-mêmes et pour ainsi dire « mis à plat », les matériaux qui forment la substance du texte sont mis au service de sa logique interne. C’est dire que tous n’ont pas la même valeur et n’occupent pas la même place dans l’économie de ces récits. Certes, leurs auteurs se montrent soucieux de respecter scrupuleusement l’exactitude des faits, voire de rétablir dans sa vérité « historique » ce que la tradition familiale avait pu occulter ou déformer. Mais ils n’en sont pas moins enclins à privilégier certaines lignées, certains ascendants, certains événements marquants.
5Quelles sont les raisons qui ont poussé des personnes à s’investir ainsi dans la mise en écriture de leur passé familial ? La question comporte deux faces : pour y répondre, il fallait d’une part expliciter les contextes historiques et les conditions sociales de production de ces écrits, et, d’autre part, s’efforcer de comprendre les intentions des auteurs, le sens des textes, les fonctions que ces derniers remplissent pour ceux qui les ont produits, pour leur famille, pour leur milieu social. Autrement dit, interroger les récits à la fois de l’extérieur (qui sont les narrateurs, comment ont-ils procédé, comment les documents se sont-ils transmis dans la famille ?), et de l’intérieur (quel est le contenu des récits, leur structure, leur signification ?). Psychologue et sociologue, Chantal Rodet mobilise aussi les apports théoriques et méthodologiques des sciences du langage dont elle s’est nourrie grâce à une formation universitaire complémentaire dans cette discipline.
6Cet ouvrage est l’aboutissement d’un travail considérable, de longue haleine, fondé sur l’exploitation minutieuse d’un ensemble de matériaux qui impressionne par son ampleur et par sa diversité. À elle seule, l’analyse systématique du corpus des onze récits généalogiques représente une belle performance : au total, c’est un peu plus de 1000 pages de texte qui sont ainsi soumises à une exploration méthodique des thèmes, des structures narratives, des intentions déclarées et des finalités latentes. Car « l’acte d’écrire porte au-delà de sa volonté et de sa conscience », et Chantal Rodet mobilise la méthode d’analyse sémiotique issue des travaux de Greimas pour mettre en lumière les motivations sous-jacentes et les messages encryptés dans la trame des textes. Mais elle a aussi réalisé des entretiens auprès d’auteurs de récits, de dépositaires des documents, d’autres membres des parentèles ; elle a consulté et exploité de très nombreux documents familiaux de divers types (correspondance, journaux, notes, arbres généalogiques, livres de raison…) ; elle a, enfin, collecté les données biographiques minimales relatives aux ascendants, collatéraux et descendants des narrateurs, sur une profondeur de sept générations (soit au total plus de 2 400 personnes).
7Face aux questions que ne manquent pas de soulever certains constats sur l’identité des narrateurs, sur leur manière de concevoir le récit de leurs origines, l’ouvrage propose des réponses scientifiquement argumentées et convaincantes. C’est ainsi que le lecteur apprendra, par exemple, pourquoi les producteurs de ces récits sont si souvent des cadets issus de cadets ; ou encore, pour quelles raisons ils ont accordé une place aussi prépondérante aux ascendants paternels alors que les maternels appartenaient pourtant à des lignées plus prestigieuses.
8On verra que ces récits sont traversés par de multiples tensions, qui peuvent être mises en résonance avec ce qui a souvent été dit de la condition bourgeoise elle-même. Tension entre l’immémorial et l’acquis, entre le mythe intemporel des origines et l’enquête historique « preuves à l’appui » sur les faits et gestes des ascendants, entre le toujours déjà-là de la petite notabilité rurale et le moment fondateur (et daté) de l’enracinement urbain. Tension entre d’une part la continuité, la stabilité de la structure identitaire familiale et, d’autre part, l’adaptation aux contextes historiques, la confrontation aux épreuves et aux crises, la nécessité d’innover, l’ouverture aux nouveaux possibles offerts par les circonstances, les mobilités de divers ordres qui traversent les générations, bref tout ce qui fait que cette identité familiale est à la fois « héritée et à construire ». Ou, pour le dire encore autrement, cette tension est aussi celle qui s’instaure entre d’un côté le groupe familial considéré comme entité collective et, de l’autre, un triple processus d’individualisation : des figures marquantes sélectionnées parmi les ascendants (le premier migrant, l’ancêtre enracineur, l’ascendant éponyme…) ; du narrateur (celui que sa place particulière dans la fratrie et dans le fil des générations désigne pour l’écriture du récit généalogique) ; individualisation, enfin, des descendants que le narrateur institue comme héritiers – ou comme « dépositaires » – non pas de façon indifférenciée, mais chacun pour son propre compte et en fonction de sa propre place dans l’histoire de la famille.
9Le récit généalogique bourgeois est un « genre » à part entière, qui a donc ses lois. Les récits étudiés par Chantal Rodet sont de longueur très inégale, ils ont été écrits à des époques différentes, et ont été consignés sur des supports matériels variables. De l’un à l’autre, on voit cependant se répéter les éléments d’un même dispositif symbolique, les invariants d’une véritable structure anthropologique, la mise en œuvre des mêmes stratégies de persuasion. Le culte des ancêtres s’y voit assigner une fonction bien précise : non point céder à la nostalgie d’un passé meilleur, mais au contraire constituer celui-ci en précédent « à partir duquel chaque génération peut situer le devoir qu’elle a à accomplir, face à la réalité nouvelle qu’elle rencontre ».
Notes de bas de page
1 On pense en particulier au programme de démographie historique dit « Enquête TRA », piloté par Jacques Dupâquier, qui a reconstitué sur deux siècles les généalogies de 3000 familles.
Auteur
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