Chapitre IV. La mode schopenhaueriste et la réaction après 1880
p. 138-145
Texte intégral
A. SCHOPENHAUER ET LE « GRAND PUBLIC » :
1En 18801 Tartarin de Tarascon rencontre dans une auberge des Alpes une étrange figure, « un jeune Suédois, creusé, décoloré », occupé à fixer la flamme de la cheminée « d’un air morne en buvant des grogs au kirsch et à l’eau de seltz »2. Lorsque la conversation des pensionnaires roule sur la fameuse catastrophe du Cervin3, le jeune homme approuve le guide qui, d’après certaines hypothèses, aurait tranché la corde qui retenait ses compagnons afin de leur épargner des souffrances inutiles : « Délivrer de l’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnés à vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant, quelle action noble et généreuse !4 » Poseur, pontifiant, sinistre, ce Suédois appartient à un nouveau type social : le « schopenhaueriste ». « A cette heure, écrit Albert Wolff, Paris est plein de Schopenhauer en herbes qui rongent les lettres françaises comme le phylloxera dévore les vignes de Bordeaux. »5
2Le mal toutefois est moins grave qu’il n’y paraît, puisque, pour la grande presse, il est entendu une fois pour toutes que l’insincérité est le trait dominant des pessimistes : « Tout l’art du pessimite se résume par l’affirmation contraire de ce qu’il ressent (...). Poète, il fera de très beaux vers pour nous apprendre que notre père et notre mère n’étaient que deux rustres qui se sont rués l’un sur l’autre comme des bestiaux en rut ; prosateur, il vous vendra pour trois francs cinquante la douce consolation qu’il n’y a sous la calotte des cieux ni un honnête homme, ni une honnête femme ; son métier est de vous dégoûter de tout, de l’enfance et de la vieillesse, du foyer et du boudoir.6 »
3Tout cela relève d’une dérisoire comédie : le schopenhaueriste aime le plaisir, il fréquente les salons et les théâtres, a bon estomac, mais joue « au blasé, au désillusionné, au dégoûté (...). Schopenhauer est devenu pour lui comme une espèce de tailleur moral, de chapelier transcendant, de bottier métaphysique. Il s’est Schopenhauerisé comme on se morphinise, par genre »7, ce qui le rend suprêmement ennuyeux : « Il s’amuse avec tristesse, il cause avec mélancolie, il rit avec désespoir. S’il mange des truffes, il vous dit qu’il en aura mal à l’estomac. S’il boit du vieux vin, il est sûr d’en garder une abominable migraine. » En règle générale, d’ailleurs, il « n’a jamais lu Schopenhauer ».
4Bruscambille8, lassé, passe à l’attaque : « Le fait est que voilà assez longtemps qu’elle nous enschopenhauerde l’enschopenhauerante école d’extatiques de Schopenhauer. » Alors que ses confrères bornaient leurs invectives aux ennuyeux disciples du philosophe, il s’en prend directement « à ce babouin de table d’hôte », à « ce vieux pion crasseux dont les servantes d’auberge ne voulaient même pas, espèce de Sainte-Beuve sans esprit tombé par ladrerie aux amours ancillaires ». Son œuvre, ajoute cet expert en matière de virilité, n’est « en somme que le Manuel complet du parfait impuissant ».
5Schopenhauer est partout : on le promène « en laisse au bout d’un ruban rose »9, on le fait incarner « sur la piste d’un cirque » par « un Auguste grotesque et ridicule »10 et dans Ailleurs, la revue de Maurice Donnay présentée au Chat noir en novembre 1891, Adolphe, le jeune homme triste, entre en scène aux sons de la marche funèbre de « Chopinhauer » ! Alphonse Allais, de temps en temps, le brocarde.
6Rançon d’une gloire tardive ! Schopenhauer connaît toutes les nasardes : son système vendu à l’encan par les feuilletonnistes est à tel point dévoyé qu’on lui prête parfois les plus absurdes fantaisies. Simultanément, la gauche française l’accuse de corrompre la jeunesse, une partie de la droite le traîne dans la boue : la réaction a commencé.
7Edouard Rod, en 1891, soulignait ainsi l’importance du philosophe : « Sa nationalité n’a point empêché ses écrits de s’acclimater en France. Son nom est devenu presque populaire. Il a été accepté comme un guide, comme une sorte de directeur de conscience, par une jeunesse désabusée et triste qui a pris pour refrains habituels ses plus lugubres aphorismes, qui s’est approprié ses habituels paradoxes. En même temps, il devenait un objet de haine ou de mépris pour ceux qui voyaient un danger national dans cette tendance de l’esprit contemporain. »11 Du reste, le vrai Schopenhauer demeurait ignoré alors que « le faux, tronqué, dénaturé », devenu « oracle » ou « épouvantail », triomphait12 : on a négligé « ses belles sentences sur la bonté, sur la pitié, sur l’héroïsme » pour faire de son œuvre « une doctrine d’aveugle découragement »13 acceptée avec ferveur par des jeunes hommes « qui, en plus du malaise général dont ils souffraient, étaient peut-être aigris par des douleurs personnelles (...) : ambitions trompées, efforts repoussés vers le succès, fatigues de la lutte pour la vie, misère »14. La multiplication des déclassés a élargi la « clientèle » du philosophe : « Fonctionnaires ankylosés dans l’ennui du bureau, comme le Folantin de M.J.K. Huysmans (A vau l’eau) », « bacheliers que leur bagage classique, acquis au prix de longs sacrifices, n’assurait pas contre la faim, comme celui dont Jules Vallès a écrit la cruelle monographie », écrivains ratés, artistes déçus. A ceux-là, Bruscambille15 associait les clientes de M. Paul Bourget, « grosses dames sur le retour ou (...) millionnaires anémiés, Diotimes du fer Bravais16 ou Philamintes en bésicles », et même « Rodion Raskolnikoff, le héros de Crime et Châtiment, cet Hamlet de mauvais lieu dissertant sur le droit du meurtre » que le Roux et Ginisty venaient de porter à la scène.
8Dans le meilleur des cas, les lecteurs de Schopenhauer sont des « esprits trop lucides », incapables d’action, « dupes de rien », sauf de « leurs chimères »17. Le temps n’est plus où le sage de Francfort faisait frissonner les bons esprits : ce sont ses lecteurs que l’on tient aujourd’hui à distance en les caricaturant. Mais ils sont désormais légion : le 15 mai 1891, la « Nouvelle Bibliothèque populaire à dix centimes » qu’édite Henri Gautier livre au public des morceaux choisis18. Dentu a déjà publié, dans sa « Bibliothèque choisie des chefs-d’œuvre français et étrangers », une anthologie au titre peu modeste : la Vie, l’Amour et la Mort. Vaille que vaille, imprimée sur du papier chandelle, vendue dans les kiosques et les bibliothèques de gare à un public que ne rebutent point les quolibets dont elle est accablée, l’œuvre de Schopenhauer fait son chemin.
B. LA RÉACTION
9Inquiets du développement de la « maladie pessimiste » qui frappait tout particulièrement la jeunesse intellectuelle, les représentants de la gauche gambettiste entreprirent de lutter contre le système de Schopenhauer très vite assimilé à une arme de la réaction. Celle-ci, par ses incessantes réflexions sur la défaite, ses attaques contre le parlementarisme, son alarmisme de commande, entretenait une inquiétude démobilisatrice dénoncée par les tenants de la reconstruction qui puisaient dans le rationalisme kantien les bases d’une rénovation morale. Un argument bien connu revient au premier plan : le pessimisme est étranger à la nature du Français, il ne peut en conséquence s’implanter chez nous. « Sur la terre de France, terre de progrès sous toutes ses formes, le pessimisme restera une plante exotique, et notre esprit, essentiellement actif, sera toujours plus occupé à diminuer la part du mal dans le monde qu’à le constater, sans profit pour personne, en plaintes irritées et stériles » écrit Joseph Reinach19 en 1878.
10Cet article représente fort bien l’orientation de la Revue bleue : ce périodique fondé en 1863 sous le titre Revue des cours et conférences avait été avant la guerre un organe d’opposition. Désormais, il participe activement à l’entreprise de régénération nationale : la publication de nombreux articles kantiens ne l’empêche cependant pas de prôner la vigilance à l’égard de l’Allemagne. Les rédacteurs dont le patriotisme est clairement affiché ne cessent d’affirmer leur foi en un renouveau profond de la vie intellectuelle du pays que menace évidemment le pessimisme.
11Ainsi Francisque Sarcey dont la belle sérénité est troublée par les jeunes schopenhaueristes, « de drôles de pistolets »,20 condamne les « abstracteurs de quintessence qui coupent gravement, avec un scalpel fin et froid, les cheveux en quatre »21 et qui sont les responsables de ces « désespérances ». Puisant dans les solides recettes de Prudhomme, il exhorte la jeunesse : « Travaillez, morbleu ! Amusez-vous et riez, pour ce que rire est le propre de l’homme, comme dit l’autre ».
12Ces conseils éveillent bientôt un écho : Dionys Ordinaire22, tout en admettant que cette « épidémie » de pessimisme était jusqu’ici « inconnue à notre vieille Gaule », ne peut qu’en constater l’apparition et les progrès « au milieu de notre belle jeunesse studieuse ». Certes, il y a dans cette « tribu de désespérés » bien des comédiens, mais on y trouve aussi des êtres sincères qu’Ordinaire voudrait rassurer : ils n’ont aucune raison de céder au « spleen », ils vivent en effet dans le giron de la République. « Quelles avenues ferme-t-elle à leurs aspirations et à leur génie, s’ils en ont ? Ils ont la presse libre, les réunions libres, toutes les tribunes libres. Jamais carrière plus vaste n’a été ouverte à de nobles ambitions. Nous avons une démocratie jeune, ardente, intempérante même dans ses ardeurs, mais sincère, mais naïve, mais amoureuse, quoi qu’on dise de toutes les belles choses et prête à récompenser largement toutes les bonnes volontés. » Il est temps d’entreprendre une cure vigoureuse : « Etes-vous anémiques ? Prenez du fer. Etes-vous faibles des bras et des reins ? Faites de l’escrime. Etes-vous fatigués du cerveau ? Prenez des douches. Mais cessez de geindre et de décourager par vos lamentations la chiourme et les passagers, comme faisait ce grand veau de Panurge pendant la tempête. Ramez, de par tous les diables. Ramez ! » Après ces invectives Spartiates, Ordinaire pour conclure, ranimait l’esprit revanchard : « Pour moi, quand tous les autres motifs d’exister me manqueraient, quand je me sentirais menacé de choir en désespérance, je regarderais, si j’étais jeune comme vous, du côté de l’Allemagne, par la trouée des Vosges, et ce n’est pas Schopenhauer que je verrais. »
13Jules Lemaître répliqua une semaine plus tard23 que les causes du pessimisme dérivaient de la banqueroute des espérances que la République tant vantée par Ordinaire avait entraînée : « Le suffrage universel a porté d’assez mauvais fruits (...). La proportion des hommes médiocres, intéressés, faibles ou violents a été beaucoup plus forte dans les Assemblées qu’elle n’aurait dû l’être. » Pour Paul Bourde, les motifs de cette tristesse sont à rechercher dans nos lettres : on a connu « vingt-cinq ans de (...) littérature inhumaine toute de haine et de mépris », alors que « le monde vit d’amour : nous avons besoin d’aimer »24.
14A gauche comme à droite, on s’accorde lorsqu’il s’agit de constater la faillite des idéaux : le positivisme a bouleversé les esprits, il retient les hommes sur le chemin de l’absolu. « Savez-vous ce qui nous manque, s’écrit Maxime Gaucher ? Des préjugés »25 et Anatole France mesurant la puissance du désenchantement se demande : « Pourquoi sommes-nous tristes ? »26 « Qui nous apportera une foi, une espérance, une charité nouvelles ? »
15Certainement pas Schopenhauer devenu le philosophe à abattre, l’esprit à enfermer. « C’est par une douche qu’il faut le réfuter », s’indigne le révérend père Vincent Maumus de l’ordre des Frères prêcheurs27 qui ne voit qu’une raison d’applaudir au succès du sage de Francfort : c’est la preuve que « le niveau intellectuel est (...) descendu bien bas chez cette nation qui se flattait d’avoir été commise à la garde de la lumière divine, dont les autres peuples n’ont que le souvenir ou le pressentiment »28. La sainte horreur du dominicain s’explique aisément lorsqu’on prend connaissance de son interprétation aberrante des textes de Schopenhauer qui aurait littéralement divinisé l’homme. « La force qui fait végéter la plante, cristalliser le minéral, graviter le soleil, etc., etc., c’est ma volonté (...). Il est évident que si c’est ma volonté qui fait germer la plante, je n’aurais qu’à lui dire : pousse, et elle grandira ; je puis aussi commander au soleil et aux étoiles, puisque la force attractive est ma volonté. »29
16Max Nordau dont le but déclaré était de révéler au monde les méfaits des « dégénérés de la littérature » devait nécessairement rencontrer dans sa croisade le philosophe corrupteur. Son ouvrage, Entartung, publié en 1893, fut très vite introduit en France par Auguste Diétrich, le futur traducteur de Schopenhauer, qui transcrivit ces jugements incendiaires : « Les dégénérés et les aliénés sont le public prédestiné de Schopenhauer »30 « que son délire de la persécution désignait (d’ailleurs) pour l’asile d’aliénés »31.
17Pour le « médicastre allemand »32, les « dégénérés » ne se distinguaient des criminels que parce qu’ils n’avaient point la force et la volonté d’agir : ils devaient, en tout cas, être mis au rang des « antisociaux ». La plupart des victimes de Nordau n’eurent pas à souffrir longtemps de ces fantaisies qui n’épargnèrent pas Verlaine, Wagner, Maeterlinck, ni Zola et les médanistes33. Mais il n’est pas certain, nous le verrons, que la réputation posthume de Schopenhauer n’ait pas eu à souffrir de ce délirant brulôt.
Notes de bas de page
1 Le roman fut publié en 1885, mais l’action se situe en 1880.
2 A. Daudet : Tartarin sur les Alpes (Edition Flammarion, 1942) p. 220.
3 Au mois de juillet 1865. Elle coûta en particulier la vie au fameux guide Michel Croz.
4 Op. cit. p. 230.
5 Le Figaro 15 février 1886 (Courrier de Paris par Albert Wolff).
6 Wolff, ibid.
7 Albert Millaud (sous le pseudonyme de la Bruyère) : Le Schopenhaueriste. Le Figaro 21 mars 1886. Recueilli dans Physiologies parisiennes (A la librairie illustrée s. d.)
8 C’est un des nombreux pseudonymes de Jean Lorrain. (L’Evénement 20 septembre 1888 : Les schopenhauerdeurs !)
9 Le Figaro 13 février 1885.
10 Céard : Clowns et philosophes. (Le Siècle, 19 octobre 1888).
11 E. Rod : Les idées morales du temps présent (d’après la huitième édition Perrin, 1905) p. 44.
12 Ibid. p. 45.
13 Ibid. p. 64.
14 Ibid. p. 67.
15 Art. cité.
16 Médicament utilisé contre l’anémie et la chlorose.
17 Rod : op. cit. p. 68.
18 Schopenhauer : la Volonté (Henri Gautier, 1891).
19 J. Reinach : De l’influence intellectuelle de l’Allemagne sur la France (Revue bleue, 4 mai 1878.)
20 Francisque Sarcey, dans son article de la Nouvelle Revue du 15 septembre 1885.
21 Sarcey : M. Paul Bourget : Cruelle énigme. (Revue bleue, 2 mai 1885.)
22 D. Ordinaire : La jeune génération (Revue bleue, 6 juin 1885.)
23 J. Lemaître : La jeunesse contemporaine sous le Second Empire et sous la troisième République. (Revue bleue, 13 juin 1885.)
24 P. Bourde : Les variations de l’esprit français. (Le temps, 24 septembre 1885.)
25 M. Gaucher : Revue bleue 3 novembre 1883 p. 570.
26 A. France : Le temps. 31 mai 1889.
27 R.P. Maumus : Les philosophes contemporains I (Victor Lecoffre, 1891) p. 452.
28 Ibid. p. 521.
29 Ibid. p. 454.
30 M. Nordau : Dégénérescence (selon la 5e édition, 1899, Alcan), t. I, p. 38.
31 Ibid. p. 44.
32 L’expression est de Huysmans : notons que Max Simon Südfeld, dit Max Nordau, écrivain et médecin hongrois, n’était pas allemand, mais citoyen de l’empire austro-hongrois. Son œuvre est très variée, mais c’est surtout grâce aux Mensonges conventionnels de notre civilisation (1883) et à Dégénérescence qu’il se fit connaître. A la suite d’un retour à l’hébraïsme, ce fils de rabbin allait devenir le conseiller de Théodore Herzl, le fondateur du sionisme. Il ne s’écarta du mouvement qu’à la mort de ce dernier.
33 Ce terme nous permet de distinguer au sein du Naturalisme un groupe d’écrivains clairement défini, auquel la publication des Soirées de Médan (1880) servit, un temps, de manifeste. Des dissensions intervinrent rapidement, mais l’essentiel, à nos yeux, est que la cohésion du groupe ait été surtout importante à l’époque où l’influence de Schopenhauer se manifesta le plus nettement.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014