Les trajectoires résidentielles des immigrants latino-américains à Montréal : une affaire d’identité et de réseaux
p. 333-354
Texte intégral
1Le ghetto, le village ou l’enclave ethniques sont des figures classiques de la concentration spatiale des populations immigrées qui ont donné lieu à de nombreux débats et analyses scientifiques. À Montréal plusieurs groupes d’implantation plus ou moins ancienne comme les Italiens, les Grecs, les Portugais ou les Libanais, par exemple, se caractérisent par de forts taux de concentration résidentielle1 et par la présence d’espaces de « centralité immigrée » [Toubon et Messamah, 1991] où se retrouvent des institutions, places d’affaires, lieux de culte et équipements communautaires distincts qui constituent autant de foyers de ralliement et d’expression identitaire pour les communautés concernées.
2Les populations originaires d’Amérique latine, par contre, qu’on les considère globalement, par sous-région (telle l’Amérique centrale) ou par pays, ne manifestent guère de tendance à l’agglomération spatiale. C’est à la fois la faible concentration résidentielle de ces populations et la relative dispersion sur le territoire montréalais des commerces, services et lieux de culte marqués à l’enseigne « latino » qui nous ont intriguées et incitées à entamer la recherche évoquée ici. Le contraste avec la situation étatsunienne, où la présence « latino » ou « hispano » est non seulement un fait démographique lourd mais aussi une réalité culturelle, économique et politique associée à une territorialité marquée physiquement et symboliquement, conduit à s’interroger sur le lien ou plutôt la dissociation possible entre communauté et territoire. Vue de l’extérieur, la communauté « latino » montréalaise s’exprime surtout par des événements sportifs, des festivals ou des fêtes qui se déroulent dans de grands espaces publics neutres sur le plan ethnoculturel. Bref, on repère peu de traces durables, de marqueurs typiques de communautés qui s’ancrent et se donnent à voir.
3Que signifie cette faible empreinte des populations d’origine latino-américaine dans l’espace montréalais du point de vue des dynamiques d’insertion et d’adaptation urbaines ? Reflète-t-elle simplement la faiblesse des effectifs sur place ou la fréquence des déplacements vers d’autres villes, Montréal n’étant peut-être qu’un lieu de passage dans des parcours mouvementés ? Faut-il y voir un résultat du fractionnement de l’hypothétique ensemble « latino » associé à la diversité des pays d’origine et des vagues migratoires suscitées par des conjonctures politiques ou économiques fort différentes, qui entretiennent de la distance, voire des clivages entre communautés et au sein même des communautés nationales ? Telles sont quelques-unes des questions qui ont guidé notre démarche d’enquête auprès d’informateurs-clés et de ménages issus des pays d’Amérique latine les plus présents dans l’agglomération montréalaise2.
4Cette démarche s’est déroulée en deux temps. Au départ, des interviews exploratoires auprès de personnes-ressources ont permis de repérer des lieux ou secteurs résidentiels privilégiés par les populations latino-américaines et de dresser des profils de « clientèles » typiques. Cette étape exploratoire visait également à recenser les lieux de culte et les établissements commerciaux hispanophones ; par la suite, des observations des lieux les plus significatifs et des interviews de leurs responsables (gens d’affaires, religieux, etc.) ont été menées. En ce qui concerne l’enquête auprès des ménages, nous avons ciblé parmi les groupes nationaux les plus représentés à Montréal, des personnes de niveaux socioéconomiques variés et habitant des quartiers jugés représentatifs. Quarante interviews en profondeur auprès de personnes formant 31 ménages3 ont permis de retracer les trajectoires résidentielles et, de façon plus globale, les modes d’insertion dans la réalité montréalaise de ces immigrants sur divers plans : famille, travail, vie sociale, rapports de voisinage, appartenances et affiliations identitaires.
1. LA PRÉSENCE LATINO-AMÉRICAINE DANS LA RÉGION MÉTROPOLITAINE DE MONTRÉAL
5Au recensement de 1996 la population de la région métropolitaine de Montréal originaire de l’Amérique latine se chiffre à 38 990 soit 6,6 % de l’ensemble des immigrants (personnes nées à l’extérieur du Canada) qui habitent la région4. Les pays d’origine les plus fortement représentés sont, dans l’ordre, le Salvador, le Chili, le Pérou et le Guatemala. Aussi notre enquête auprès des ménages s’est-elle centrée sur ces groupes5.
6Pour examiner la distribution spatiale des populations d’origine latino-américaine dans l’agglomération, nous avons dressé des cartes basées sur l’indice de concentration de ces populations par pays d’origine pour chacun des quatre principaux groupes ainsi qu’une carte visant l’ensemble des populations issues de l’Amérique latine. Ces cartes montrent, de façon générale, une dispersion dans différents secteurs de recensement. Elles indiquent un certain degré de concentration des populations d’origine guatémaltèque, salvadorienne et péruvienne dans les zones à prédominance francophone situées à l’est de l’île de Montréal et, dans le cas des Chiliens, de petites concentrations dans l’ouest de l’île de Montréal et à Brossard, une municipalité très multiethnique située sur la rive sud.
7Pour l’ensemble, la carte présentée ici reflète la relative absence des Latino-américains dans les banlieues essentiellement francophones situées à l’extérieur de l’île de Montréal et certains regroupements dans des zones du centre de l’île qui accueillent, par ailleurs, nombre d’autres groupes de populations immigrées. Cette cohabitation dans l’espace résidentiel avec des groupes d’origines variées, d’installation souvent plus ancienne, aura d’importantes répercussions sur les représentations de l’espace montréalais véhiculées par les ménages interviewés et sur les stratégies de distanciation ou de rapprochement déployées au cours de leurs trajectoires résidentielles.
Carte 1 – Indice de concentration de la population originaire de l’Amérique latine, par secteur de recensement, région métropolitaine de Montréal, 1996

2. QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DES MÉNAGES INTERVIEWÉS
8Dans l’ensemble les ménages interviewés reflètent bien les caractéristiques des vagues d’immigrants auxquelles ils correspondent. Ainsi, parmi les ménages originaires du Chili presque tous (7 sur 9) sont arrivés dans la période 1973-1980, au titre de réfugiés. Fortement scolarisés, ils occupent pour la plupart des emplois dans l’enseignement après avoir œuvré dans des domaines divers (restauration, entretien ménager, usines). Les autres sont arrivés entre 1987 et 1990 et constituent plutôt des immigrants économiques ; parmi eux, un jeune couple arrivé en 1990 a été parrainé par des membres de la famille, exilés politiques admis dans les années 1970. Ces immigrants des années 1980 occupent des emplois tertiaires peu qualifiés.
9Les Salvadoriens établis au Québec sont pour l’essentiel arrivés depuis les années 1980. Dans notre échantillon c’est le cas de 4 ménages sur 7, les 3 autres étant arrivés dans les années 1970. À l’exception d’un couple dont les deux conjoints exercent des professions libérales, les Salvadoriens de notre échantillon occupent des emplois peu qualifiés (entretien ménager, préposé aux malades, ouvrier, gardienne d’enfants) ou sont inactifs (retraite, aide sociale).
10L’immigration péruvienne au Québec s’amorce au début des années 1970 avec l’arrivée d’immigrants indépendants, suivie à la fin de la décennie par des personnes parrainées, admises au titre de la réunification familiale. Ce mouvement s’amplifie dans les années 1980 alors que s’ajoutent aux parrainés et aux indépendants nombre de réfugiés. Des 9 Péruviens de notre échantillon, 6 sont arrivés dans les années 1980. Les statuts professionnels sont variés. On compte trois intellectuels, dont l’un œuvre dans le monde des affaires, un autre dans le milieu communautaire ; le troisième termine un doctorat, après quoi il compte retourner au Pérou. Les autres sont ouvriers spécialisés ou travaillent dans la restauration ou l’entretien ménager ; deux vivent de l’aide sociale.
11Comme pour les Salvadoriens et les Péruviens, l’immigration guatémaltèque débute dans les années 1970 et s’amplifie dans les années 1980. Dans les années 1970 il s’agissait essentiellement d’immigrants indépendants ou parrainés alors que dans les années 1980 la catégorie des réfugiés gagne en importance. Notre échantillon de ménages originaires du Guatemala se divise par moitié entre ceux arrivés dans les années 1970 et ceux arrivés dans les années 1980. Sur le plan professionnel, on relève un professeur d’université et un commerçant ; les autres sont ouvriers d’usine ou employés dans la restauration.
3. LES TRAJECTOIRES RÉSIDENTIELLES : UN FIL POUR SUIVRE DES PARCOURS D’INSERTION À REGISTRES MULTIPLES
12Les trajectoires résidentielles constituent un fil pour rendre compte des parcours d’insertion des ménages sur plusieurs dimensions : le monde du travail, la vie familiale et l’environnement tant social que physico-spatial. Dans cette recherche, les étapes des trajectoires résidentielles sont systématiquement mises en relation avec les changements dans la composition des ménages et leur cheminement socioéconomique. Mais elles servent surtout de point d’appui pour dégager le rôle des réseaux ethniques de sociabilité et de soutien, et celui des affiliations identitaires dans les processus plus généraux d’insertion urbaine des migrants. Dans la discussion qui suit, nous allons tenter de saisir l’influence de ces éléments sur les parcours résidentiels.
13Nous avons, pour ce faire, distingué deux temps : celui de l’établissement ou de la primo-insertion et celui de l’implantation plus durable que nous avons qualifié de processus d’enracinement.
3.1. La primo-insertion
14Au moment de leur arrivée, un peu plus de la moitié des interviewés avaient des parents ou des amis sur place, qui les ont hébergés pour quelque temps ou les ont guidés vers des logements ou « ressources résidentielles » qu’ils connaissaient à proximité ou dans d’autres quartiers. La plupart des autres disposaient depuis leur pays d’origine d’une information-clé pour les aider dans leur recherche : une adresse, un numéro de téléphone, un mot à remettre à un compatriote, etc. Parmi les ressources résidentielles utilisées par les uns et les autres figurent des établissements tels le YMCA6, divers hôtels ou foyers d’hébergement servant à l’accueil des réfugiés de même que des lieux plus informels, le plus souvent à « spécificité nationale », offrant du logement de transition : pensions, hôtels meublés, immeubles d’appartements vétustes, etc. Un cas ressort particulièrement : El Palomar (le pigeonnier), un immeuble du marché privé offrant des chambres ou de petits logements en mauvais état, très sommairement meublés, fréquenté par des Guatémaltèques au début des années 1970. Certains en ont déjà l’adresse avant de quitter le Guatemala ; tous nos interviewés issus de ce pays en ont entendu parler et beaucoup y ont habité. Comme le précise l’un d’eux qui y a vécu en 1973 : « Nous, dans notre pays, nous appelons pigeonnier une construction avec plein de chambres et où il y a plein de monde ! Comme les pigeons qui entrent et qui sortent […] et on ne sait ni qui y vit ni combien […]. Quand on dit palomar, c’est donc dans un sens péjoratif. »
15Toutefois, ceux qui y ont vécu ont gardé un bon souvenir de la solidarité et de la complicité tissées entre compatriotes en dépit de l’insalubrité des lieux (chauffage déficient, vermine, meubles cassés, etc.) et des abus du concierge, qui profite de sa position de pouvoir à l’égard des nouveaux arrivants ignorants de leurs droits et n’ayant aucune maîtrise sur leur nouvel environnement. Plusieurs familles y ont partagé un même logement au moment de leur arrivée à Montréal et elles se sont entraidées dans les étapes subséquentes de leur parcours résidentiel. Des hommes arrivés seuls y ont aussi cohabité, formant des liens durables.
16Des récits semblables visent d’autres lieux tenus par des Québécois, des Espagnols ou autres, qui se spécialisent dans une « clientèle » précise : Salvadoriens, Guatémaltèques, Péruviens… Parmi nos interviewés, cette proximité est parfois vécue comme une contrainte pénible : ainsi, une immigrante péruvienne dirigée vers un foyer d’accueil de réfugiés par un intervenant communautaire se rend compte de la présence d’une famille de compatriotes sur place mais elle ne veut pas établir de contacts avec eux car ils ne sont pas du même groupe social qu’elle. Elle explique sa réticence : « Nous, au Pérou, nous avions notre ambiance… Nous n’étions pas de la haute société, non ! […] nous étions des professionnels […] alors tu ne connais pas qui entre… et pour ça je ne voulais pas me confier, ni parler, ni rien. » Cette distanciation par rapport à des compatriotes est un phénomène assez courant chez nos interviewés, qui s’explique par des différences de classe mais aussi par la méfiance vis-à-vis d’inconnus dont on ne connaît pas les allégeances politiques.
17Signalons, enfin, quelques cas plus rares d’individus qui se sont débrouillés seuls une fois rendus à Montréal. Deux Péruviens, arrivés l’un en 1969 et l’autre en 1987, prennent le bus vers le centre-ville à leur sortie de l’aéroport et ils arpentent les environs jusqu’à ce qu’ils trouvent une affiche annonçant une « chambre à louer ». Le premier entre par hasard dans une « maison de chambres » (hôtel meublé) où l’accueille une dame espagnole, ce qui le met tout de suite à l’aise, et explique qu’il y demeurera pendant six semaines. Le second, issu d’un milieu aisé, se retrouve dans une « maison de chambres » de la rue Bishop au centre-ville. La dame qui lui loue la chambre est canadienne et parle aussi bien français qu’anglais, ce qui n’est pas un problème pour lui car il a déjà vécu en France. Quant au troisième, un Guatémaltèque arrivé en 1970, il rencontre à l’aéroport un inconnu qui lui suggère de s’adresser à une association d’immigrants espagnols du boulevard Saint-Laurent7 où, dit-il, « vont tous les Latino-américains perdus ! ». Là, on le dirige vers une « maison de chambres » toute proche tenue par un Espagnol. Il s’agit, en fait, d’un des lieux mentionnés plus haut vers lesquels le bouche à oreille au sein de la communauté guatémaltèque aura aiguillé plusieurs de ses compatriotes. Il y restera 6 mois. Cet exemple comme celui du premier Péruvien cité plus haut donnent à penser qu’il existe, dès le début des années 1970, une certaine forme de communauté hispanophone où les Espagnols agissent comme des grands frères à l’endroit des nouveaux arrivants venus d’Amérique latine. On verra ainsi des paroisses, des communautés religieuses, des associations espagnoles ouvrir leurs portes aux Latino-américains et se trouver ensuite transformées par leur présence, non sans tensions parfois en raison des différences dans les besoins, les objectifs et les idéologies des uns et des autres.
3.2. L’enracinement
18En ce qui concerne la suite des trajectoires, c’est-à-dire les processus d’enracinement résidentiel, on peut distinguer trois cas de figure marqués par des degrés différents de rattachement des ménages aux réseaux de compatriotes ou, plus largement, aux réseaux latino-américains, désignés ci-dessous par le raccourci « ethnique » :
le non recours au réseau ethnique dès les deux premières années de séjour (9 cas) ;
le détachement progressif du milieu ethnique (14 cas) ;
l’ancrage toujours persistant dans le réseau ethnique (8 cas).
Tableau 1 – Le sens des parcours d’insertion dégagés : Ménages indépendants du milieu d’origine dès la 1ère ou 2e année de leur trajectoire résidentielle

Tableau 2 – Le sens des parcours d’insertion dégagés : Ménages progressivement détachés du milieu d’origine au cours de leur trajectoire résidentielle

Tableau 3 – Le sens des parcours d’insertion dégagés : Ménages restés ancrés dans le milieu d’origine tout au long de leur trajectoire résidentielle

19Le premier groupe réunit 9 des 31 ménages interviewés. Trois d’entre eux n’ont pratiquement jamais fait appel à leurs connaissances au sein du milieu latino-américain et se sont appuyés sur le milieu local québécois tout au long de leur trajectoire résidentielle. Que ce soit parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans l’échantillon de compatriotes sur place, parce qu’ils ont développé davantage de relations au sein des milieux québécois francophones ou anglophones ou parce que leurs liens avec le milieu latino-américain sont demeurés essentiellement au niveau professionnel, leurs trajectoires se caractérisent par un détachement de leur milieu ethnique pratiquement depuis leur arrivée à Montréal pour tout ce qui a trait à la dimension résidentielle. Les autres ont cessé de s’appuyer sur le milieu ethnique dans leurs démarches d’établissement résidentiel dès leur première ou deuxième année de séjour à Montréal. Autrement dit, les moyens utilisés par ces ménages pour se trouver un logement n’ont souvent rien à voir avec les liens qu’ils peuvent entretenir avec leur communauté d’origine ou la communauté latino sur le plan des relations d’amitié, par exemple. Typiquement, ils vont repérer des logements disponibles grâce à des annonces dans les journaux ou des affichettes placées sur les bâtiments dans les quartiers qui les intéressent. Dans certains cas une volonté claire de distanciation vis-à-vis des compatriotes s’exprime, soit que l’on veuille échapper à l’emprise de la famille qui tente de guider les choix du nouvel arrivant, soit en raison de la fermeture ou de la surpolitisation qui règne dans le milieu des compatriotes près desquels on a vécu dans un premier temps.
20Chez le second groupe (14/31), on note une forte influence de la famille élargie et des compatriotes sur les choix résidentiels des premières années, puis des processus d’autonomisation déclenchés par des opportunités soudaines (l’accès à un logement social, par exemple) ou par le fait d’emménager avec un conjoint québécois, qui coïncide avec une transformation des réseaux d’information et de relations sociales. L’influence des réseaux de compatriotes ne disparaît pas mais elle s’insère dans un ensemble plus vaste, qui inclut notamment des collègues de travail ou des personnes d’origines diverses rencontrées dans le cadre d’activités religieuses ou sociales. D’autre part, au fur et à mesure que se déploie leur trajectoire résidentielle, les ménages ont une idée de plus en plus précise du genre de logement et d’environnement qu’ils recherchent, ce qui réduit d’autant l’influence possible des pairs sur leurs choix. Ainsi des Chiliens, en dépit de l’insistance de leur entourage à rester près de lui dans le Mile-End, décident de s’établir dans une banlieue de la rive sud parce qu’ils accordent la priorité à la verdure et à l’accès à un espace extérieur privé.
21Enfin, le dernier groupe (8/31) se distingue par un ancrage persistant dans le milieu latino-américain. Que ce soit parce qu’ils s’appuient sur leur réseau de connaissances au sein de ce milieu pour faire leurs choix résidentiels, parce qu’ils ont affaire à des agents immobiliers qui en sont issus, ou que ce soit parce qu’ils ont reproduit un microcosme qui recrée leur milieu de vie latino-américain, ces ménages demeurent toujours rattachés à leur milieu d’origine en ce qui concerne leur trajectoire résidentielle. On remarque particulièrement l’importance du bouche à oreille au sein des milieux de compatriotes dans la recherche du logement. Ainsi un couple de Guatémaltèques reprend le bail d’un groupe de compatriotes, puis le transmet à un autre au moment de son départ trois ans plus tard. Par la suite, ce couple achète successivement trois maisons ; leurs choix sont influencés par des agents ou promoteurs immobiliers latino-américains et par le fait que dans un des secteurs ils connaissent des Guatémaltèques qui habitent à proximité.
Carte 2 – Lieux de résidence des ménages interviewés

22Un autre ménage, de Chiliens cette fois, d’abord logé au YMCA du centre-ville, trouve un logement à Côte-des-Neiges dans un immeuble habité majoritairement par des hispanophones, dont le concierge est lui-même hispanophone. Ils quittent cet appartement lorsqu’un ami chilien achète un immeuble de deux logements et leur offre de leur louer le rez-de-chaussée. Ils y demeurent jusqu’à ce que leur ami décide de vendre la propriété, puis ils s’impliquent dans la mise sur pied d’une coopérative d’habitation avec d’autres Chiliens, où ils habitent depuis plusieurs années au moment de l’enquête. Tous les habitants de la coopérative sont chiliens sauf deux conjoints d’autres origines mariés à des Chiliens.
23Ce groupe de ménages restés ancrés dans leur milieu d’origine comprend aussi des ménages qui partagent de petites copropriétés avec des membres de leur parenté, un phénomène qui est par ailleurs courant au sein de plusieurs communautés montréalaises.
24Quelles sortes de différences peut-on noter entre les trois groupes sur le plan des origines ou encore des caractéristiques sociales ? En ce qui concerne le premier groupe, sa composition ne manifeste aucune sélectivité en termes de pays d’origine : les proportions de chaque pays correspondent, en effet, à leur poids dans l’ensemble de notre échantillon. Sur le plan socioprofessionnel, toutefois, le groupe se distingue par une très forte prédominance des catégories instruites : sur 9 chefs de ménage, 6 sont des enseignants, gens d’affaires ou « professionals ». Les 3 autres travaillent l’un comme ouvrier d’usine, le second comme chauffeur et le dernier comme préposé à l’entretien mais il faut noter que ce dernier exerçait la profession d’agronome dans son pays. Ce qui caractérise encore plus les individus qui font partie de ce groupe c’est leur positionnement identitaire8 : on note ici une tendance très nette à afficher une identité « sans frontières » ou tournée vers le milieu environnant plutôt que vers le pays d’origine ou le monde latino-américain.
25Le troisième groupe se présente un peu comme l’envers du premier. Sur le plan socioprofessionnel, ce groupe est composé majoritairement d’ouvriers (5 sur 8), les autres étant respectivement secrétaire médicale, employée de garderie et étudiant en doctorat. En termes de positionnement identitaire, on note une forte tendance à se définir en fonction du pays d’origine (5 sur 8, les 3 autres affichant une identité partagée entre le pays d’origine et le milieu environnant actuel). En ce qui concerne les pays d’origine, la répartition ne présente guère de particularité sinon une certaine sur-représentation de Péruviens, à laquelle il ne faut toutefois pas attacher trop d’importance au vu de la faiblesse des effectifs.
26Quant au second groupe, numériquement le plus important, il est plutôt hétéroclite sur le plan professionnel. Il compte 2 professeurs d’université, 1 ancien musicien devenu traducteur-interprète, 1 réceptionniste, 1 employée de garderie, 1 ouvrier, 2 préposés à l’entretien ménager, 3 retraités et 3 personnes vivant de l’aide sociale. Il est également diversifié en termes de positionnement identitaire : la moitié des effectifs (7 sur 14) affiche une identité tournée essentiellement vers le pays d’origine alors que le reste se partage entre ceux qui disent avoir une identité partagée (4 cas) et ceux ayant une identité tournée vers le milieu environnant. À l’instar des deux autres groupes, ce groupe ne présente pas de profil particulier du point de vue des pays d’origine. Autrement dit, les groupes, plus particulièrement les groupes extrêmes se distinguent nettement sur le plan des affichages identitaires et, dans une moindre mesure, sur le plan socioprofessionnel.
27Les groupes que nous venons de décrire n’ont évidemment rien d’étanche et, si nous avons insisté jusqu’ici sur les éléments distinctifs, il importe maintenant d’attirer l’attention sur quelques traits communs qui ressortent de l’ensemble des trajectoires examinées. En premier lieu, il faut souligner la non linéarité des trajectoires. La plupart sont marquées par des séjours dans d’autres villes de l’Amérique du Nord ou, plus rarement, en Europe et par des retours en Amérique latine, soit dans le pays d’origine, soit dans un autre pays. Elles sont surtout marquées par de nombreux déménagements au sein de l’agglomération montréalaise liés au désir d’améliorer sa situation de logement mais aussi à des parcours heurtés sur le plan familial. Le record du nombre de logements habités s’établit à 23 ; il est le fait d’une immigrante péruvienne arrivée en 1984. À l’inverse, un immigrant péruvien arrivé en 1974 et une immigrante salvadorienne arrivée en 1990 sont ceux qui ont le moins déménagé depuis leur arrivée : ils ont vécu dans 3 logements chacun. Ceci montre que le nombre total d’années passées sur place n’implique pas nécessairement un nombre de déménagements plus élevé.
28Il importe de noter que, si en début de trajectoire les ménages ont tendance à louer le premier logement qu’ils visitent, au fur et à mesure qu’ils connaissent mieux le marché et les caractéristiques des quartiers, leur recherche d’un logement se fait beaucoup moins à l’aveuglette. À un moment donné de leur trajectoire, plusieurs recherchent un logement correspondant à une idée précise en termes de quartier et de voisinage, de taille de logement et de type de bâtiment. Plusieurs ont attendu longtemps avant de matérialiser leur idéal et en dépit des délais et des obstacles rencontrés n’ont pas modifié leur projet.
29L’accession à la propriété constitue un des projets majeurs auxquels s’accrochent les ménages. Dans certains cas, l’accession est une stratégie de réponse à la discrimination subie sur le marché locatif en raison du nombre d’enfants et des origines du ménage ; parfois la discrimination n’est qu’un catalyseur, un facteur d’accélération de la concrétisation du projet d’accession. Les témoignages des propriétaires font ressortir leur habileté à mobiliser un maximum de ressources individuelles et familiales afin de procéder à l’achat. Souvent les ménages louent des logements peu chers ou demeurent dans des « maisons de chambres » afin de commencer à épargner et lorsque les ménages comptent des enfants adultes, ces derniers participent activement au processus d’achat, en s’impliquant dans les démarches en raison de leur maîtrise de la langue française ou en participant au financement.
30Au moment de notre enquête, le statut d’occupation du logement de nos interviewés varie comme suit : ils sont locataires dans le marché privé (13) ou dans un logement social subventionné (5), ou bien ils sont propriétaires de leur logement (13). La plupart des locataires du marché privé (11 sur 13) ont toujours été locataires ; les deux autres se sont retrouvés de nouveau en location à la suite d’une rupture conjugale. Les différences de statut d’occupation correspondent à certaines différences de localisation résidentielle. Les locataires du marché privé habitent tous l’île de Montréal, la moitié dans des quartiers centraux et l’autre moitié dans des quartiers plus récents (Saint-Léonard, Ahuntsic, Saint-Michel, Cartierville). Les locataires de logements subventionnés habitent tous des quartiers centraux. Quant à ceux qui sont devenus propriétaires, sur un total de 13, 6 habitent en banlieue, 3 dans des quartiers montréalais centraux et 4 dans des quartiers montréalais plus récents.
4. DES CHOIX DE LOCALISATION ASSOCIÉS À DES LOGIQUES DE CONFORT CULTUREL
31Le choix d’un logement implique aussi celui d’un environnement caractérisé certes par des éléments fonctionnels (services, parcs, transport, etc.) mais aussi par un tissu social teinté, entre autres, sur le plan ethnoculturel. Si on tient compte de l’ensemble des logements habités tout au long de leur trajectoire résidentielle montréalaise, les principaux quartiers où ont habité les immigrants latino-américains interviewés sont, par ordre d’importance, le Mile-End, le Plateau-Mont-Royal, le centre-ville (quartier Ville-Marie), la Petite Patrie, Rosemont, Villeray, Saint-Michel, Côte-des-Neiges et Ahuntsic. Les anciennes municipalités de Montréal-Nord et Saint-Léonard s’avèrent aussi des destinations de choix. Il est à noter que ces quartiers se caractérisent par une forte diversité ethnique et notamment par la présence de communautés anciennes telles les communautés italienne et portugaise. Plusieurs des immigrants interrogés signalent que cette diversité fait qu’ils se sentent plus à l’aise dans ces quartiers que dans Centre-Sud, Mercier ou Hochelaga-Maisonneuve, des quartiers très majoritairement franco-phones qui abritent très peu d’immigrants internationaux. Mais le cosmopolitisme a ses limites et lorsqu’il est associé à la pauvreté et à la succession rapide de groupes d’immigrants de tous les continents comme dans Parc Extension, le rejet est unanime, même de la part de personnes de notre échantillon qui y ont vécu plus d’une fois au cours de leur trajectoire montréalaise.
32Cette géographie des choix résidentiels renvoie fondamentalement à des logiques de « confort culturel »9 qui s’élaborent au gré des contacts avec les diverses communautés présentes sur le territoire. Les interviewés développent à travers ces contacts des visions des groupes avec lesquels ils ont des affinités : les Portugais, les Italiens et les Québécois francophones sont souvent mentionnés à ce propos. On évoque des affinités sur le plan religieux ou culturel et surtout des expériences positives auprès de propriétaires et de voisins appartenant à ces groupes. Pour beaucoup les Italiens et les Portugais issus de vagues d’immigration anciennes représentent des sortes de « grands frères » aptes à comprendre leurs expériences et à les aider au besoin.
CONCLUSION
33Que tirer de cet ensemble d’observations sur les trajectoires résidentielles des Latino-américains à Montréal ? Si nous revenons aux questions soulevées au début de l’exposé quant à l’invisibilité spatiale des Latinos sur le plan résidentiel, il faut reconnaître que les réseaux de compatriotes n’en exercent pas moins une influence importante sur l’insertion résidentielle des immigrants, particulièrement en début de trajectoire. Au fil du temps la plupart des ménages se détachent de l’influence des réseaux de compatriotes en ce qui concerne leurs choix résidentiels. Près d’un tiers des ménages interviewés restent cependant ancrés dans ces réseaux tout au long de leur trajectoire résidentielle montréalaise. Nous avons vu qu’il existe un lien entre le degré de rattachement aux réseaux de compatriotes sur le plan résidentiel et le positionnement identitaire des sujets : ceux dont l’identité se définit essentiellement en fonction des origines sont précisément ceux qui ont le plus tendance à rester ancrés dans des réseaux de compatriotes sur le plan résidentiel et, à l’inverse, ceux qui ont une identité « sans frontières » ou tournée vers le milieu environnant se montrent indépendants des milieux latinos dès la première ou la deuxième année de leur trajectoire résidentielle.
34Il est important toutefois de noter que les appartenances communautaires s’expriment dans d’autres sphères que les choix résidentiels. Ainsi le rôle des églises en tant que pôles de ralliement et de déploiement de solidarités est important dans le maintien des liens communautaires ; il en va de même des activités de loisirs telle la participation à des ligues de football à laquelle tiennent plusieurs interviewés. De même les liens entretenus grâce à l’Internet mériteraient une attention particulière dans l’exploration des dynamiques d’expression de communautés peu concentrées dans l’espace urbain et dont le fonctionnement correspond au modèle de l’hétérolocalisme proposé par Zelinsky et Lee [2001].
Notes de bas de page
1 Pour un aperçu de la concentration résidentielle des principales communautés ethniques et des immigrants par pays ou région d’origine voir l’Atlas de l’immigration de la RMR de Montréal en 2001.
2 La présente contribution s’appuie sur la thèse de doctorat de Magda Garcia, 2003.
3 Dans 9 ménages, les deux conjoints ont été interviewés : dans ce cas, la contribution du répondant complémentaire concernait surtout son positionnement identitaire.
4 Au moment de mener cette recherche, seules les données du recensement de 1996 étaient disponibles. Au recensement de 2001, le total atteint 47 450 ou 7,5 % de l’ensemble des personnes nées à l’étranger.
5 Les origines nationales de notre échantillon se déclinent comme suit : 12 personnes nées au Chili, 10 au Salvador, 9 au Pérou et 9 au Guatemala ; en ne comptant que les chefs de ménage, on compte 9 originaires du Chili, 7 du Salvador, 9 du Pérou et 6 du Guatemala.
6 Young Men’s Christian Association. Ces établissements, que l’on retrouve dans beaucoup de grandes villes à travers le monde, offrent des équipements de sport et loisirs et, dans certains cas, des services d’hébergement peu coûteux destinés surtout à des célibataires de passage.
7 Le boulevard Saint-Laurent est un axe qui traverse la ville de Montréal du sud au nord ; il sépare traditionnellement l’est francophone de l’ouest anglophone et est identifié depuis plus de 50 ans comme le « corridor des immigrants ».
8 Nous avons établi le positionnement identitaire des sujets interviewés à partir des qualificatifs qu’ils utilisent pour se définir eux-mêmes (exemples : Chilien ou autre nationalité d’origine, Canadien, Québécois, Montréalais, citoyen du monde, etc.) et de leurs propos concernant les groupes dont ils se sentent plus proches ou différents (compatriotes, autres Latinos, autres immigrés, Québécois francophones ou anglophones) ainsi que de la composition de leurs cercles d’amis. Quatre grandes tendances se dégagent : la première caractérise les immigrants dont les identités demeurent tournées essentiellement vers leurs origines ; la seconde met en avant des identités divisées, partagées entre les origines et le milieu de vie actuel ; la troisième vise les identités tournées surtout vers le milieu actuel ; la quatrième réunit ceux qui affirment une identité « sans frontières », non liée à un territoire précis, évoquant la figure du citoyen du monde ou de l’apatride.
9 Ces termes sont empruntés à McNicoll [1993] qui les utilise plus particulièrement pour expliquer les processus d’agrégation ethnique en milieu urbain.
Auteurs
Doctorante à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Montréal, Québec, Canada.
Professeur honoraire, Centre de recherche Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS-UCS), Montréal, Québec, Canada.
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La représentation du monde dans les gazettes
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2010