Vieillir en milieu rurbain1 au Québec : le choix résidentiel des aînés
p. 271-292
Texte intégral
1En Amérique du Nord, comme sur d’autres continents, le phénomène d’étalement urbain se poursuit. Plusieurs chercheurs parlent dorénavant de ville « diffuse », dispersée, fragmentée, tant l’urbanisation du territoire reflète des formes discontinues [Pinson et Thomann, 2002 ; Secchi, 2006]. Au Québec, ce sont les localités situées à la périphérie des agglomérations urbaines qui connaissent la plus grande croissance démographique [Dugas, 2000 ; Fortin et Cournoyer-Boutin, 2007]. Or le Québec, contrairement à des États américains comme la Floride ou la Californie, vit un ralentissement marqué de sa croissance démographique. On prévoit même une décroissance à partir de 2031, le vieillissement de la population et le taux de natalité étant critiques. La combinaison d’un faible taux de renouvellement de la population [Duchesne, 2006] avec la poursuite de l’étalement urbain a des incidences particulières sur certains quartiers qui risquent de voir leur population diminuer de manière importante. Dans la ville de Québec, si la population des quartiers centraux se maintient ou augmente modérément [Morin, Fortin et Després, 2000], la dépopulation de banlieues pavillonnaires édifiées entre 1950 et 1975 est bien amorcée. L’effet combiné du vieillissement des ménages établis [Fortin, Després et Vachon, 2002] et de la tendance des jeunes ménages à s’installer dans des secteurs toujours plus lointains est pointé du doigt, mais également les retraités qui rêvent eux aussi de campagne [SHQ, 2006]. Pourtant, les écrits sur la fragilisation des aînés du 4e âge préconisent le retour de ces derniers vers les quartiers centraux comme moyen de prolonger leur indépendance [Després et Lord, 2005].
1. COMPRENDRE LE CHOIX DE LA PÉRIPHÉRIE
2Comment expliquer la décision des aînés de vivre dans des secteurs rurbains ? Divers facteurs s’entrecroisent pour expliquer ce choix de la périphérie et il est difficile a priori d’évaluer leur importance relative [Crump, 2003]. Certains auteurs avancent que c’est la maison neuve qui attire les résidants dans de nouveaux développements [Sénécal et Hamel, 2001]. L’accessibilité des lieux de consommation et de services qui se localisent de plus en plus loin dans le périurbain, ajouterait à l’attrait de ces milieux [Desse, 2001]. Enfin, le désir de se rapprocher de la nature serait un autre facteur de motivation [Fortin et Bédard, 2003], notamment chez les jeunes retraités [SCHL, 2001].
3Plus que les facteurs que nous venons de mentionner, notre hypothèse est que ce sont les habitus résidentiels (au sens du « Settlement-Identity » de Feldman, [1997]) qui influencent le plus les choix résidentiels. Nos travaux sur les banlieues pavillonnaires de première couronne, ainsi que l’analyse secondaire d’une enquête de 1978 sur les nouveaux espaces résidentiels ont en effet montré que, d’une part, autant de résidants provenaient de milieux ruraux que de la ville centre [Bédard et Fortin, 2004]. D’autre part, plus ces développements étaient excentriques, plus on y trouvait des gens originaires de la campagne ou de petites villes et plus leurs convictions en matière de choix résidentiel étaient fortes [Bédard et Fortin, 2004]. Les habitus se construisent au fil des ans, dans l’influence réciproque des pratiques et des représentations de l’espace. Ainsi, les représentations de la ville, de la banlieue pavillonnaire et de la campagne sont nourries par le ou les milieux où l’on a grandi et vécu par la suite, par la forme physique de ces lieux mais aussi par les pratiques sociales et spatiales qui y sont associées. Comment cela se traduit-il dans le cas des aînés vivant dans les zones rurbaines de l’agglomération de Québec ?
2. VIEILLIR LOIN DE LA VILLE CENTRE
4Notre analyse porte sur des entretiens semi-directifs menés au domicile de 36 ménages dont au moins un des membres était âgé de 60 à 87 ans. Parmi ces derniers, nous avons interrogé 12 hommes dont quatre vivaient seuls, 17 femmes dont quatre vivaient aussi seules, en plus de 7 entrevues de couples. Six de ces ménages hébergeaient toujours au moins un de leurs enfants (et leurs petits-enfants dans un cas) dans leur domicile ou dans un logement attenant à la maison. En outre, une aînée de 81 ans était hébergée dans la maison d’un de ses enfants et sa famille. Les 36 aînés rencontrés font partie d’un échantillon plus large de 130 entretiens avec des résidants de secteurs rurbains. Les entretiens duraient un peu plus d’une heure. Les questions portaient sur les motivations quant au choix résidentiel, sur le passé résidentiel, sur les pratiques de mobilité, ainsi que sur les représentations de l’espace. Nous avons atteint une saturation dans les informations recueillies après l’analyse d’environ 25 des 36 entrevues.
5Nos interlocuteurs proviennent de six secteurs situés sur le pourtour de l’agglomération métropolitaine de Québec, à l’intérieur des troisième et quatrième couronnes de banlieues, là où la ville rejoint la campagne (Figure 1). Ils offrent une diversité tant du point de vue social que géographique. Deux secteurs sont situés sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, dans la plaine agricole (Saint-Étienne-de-Lauzon et Sainte-Hélène-de-Breakeyville), tandis que les quatre autres secteurs sont situés sur la rive nord dont deux en bordure du fleuve Saint-Laurent (L’Ange-Gardien et Saint-Augustin-de-Desmaures) et deux autres près de la montagne ou d’un lac dans d’anciens lieux de villégiature (Lac-Beauport et Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier).
Figure 1 - Carte de l’agglomération de Québec avec la localisation des six territoires rurbains à l’étude

6Ces secteurs comprennent des populations aux revenus plus ou moins élevés, ceux plus au nord et plus à l’ouest étant plus favorisés. Le temps de déplacement en voiture entre ces milieux et le Vieux-Québec varie, par l’autoroute, de 20 à 50 minutes.
7Concernant les dates d’établissement et la durée de résidence, un seul des 36 ménages est locataire. Pour la moitié des autres, il s’agit de leur 2e, voire de leur 3e propriété. Près des deux tiers ont fait construire leur maison actuelle et quatre autres l’ont achetée déjà construite, mais en étaient les premiers occupants. Ce sont ainsi 26 ménages sur 36 qui, d’une façon ou d’une autre, ont fait le choix d’une maison neuve. Pour ces aînés, c’est, espèrent-ils, moins de travaux d’entretien et pas ou peu de rénovations.
« Bien, j’ai regardé des maisons déjà construites, plus anciennes. Puis, il y avait trop de travaux à faire. […] j’ai cherché des maisons neuves ou presque neuves. Je ne voulais pas m’embarquer dans des gros travaux en partant. » (Femme seule, 64 ans, installée après 50 ans2)
8Le quart des répondants habitait sa maison depuis 10 ans ou moins. Un autre quart l’habitait depuis 11 à 20 ans. Six autres y vivaient depuis 21 à 30 ans, et les 10 derniers, depuis 31 à 55 ans. Près de la moitié avait entre 50 et 72 ans lorsqu’ils ont emménagé en permanence dans leur résidence actuelle. C’est ainsi, près de la retraite ou après la retraite, qu’ils ont acheté ou se sont fait construire une maison, ou encore ont rénové leur chalet pour l’habiter à l’année. Rares sont ceux qui avaient réfléchi à leur vieillissement dans la maison : un couple pensait ajouter un ascenseur si nécessaire ; deux autres avaient acheté plus petit ou sans escalier.
9Bon nombre de répondants habitent leur quartier ou municipalité depuis plus longtemps que leur maison, notamment tous ceux qui sont originaires de la localité où ils résident, mais aussi quelques autres pour qui il s’agit de la deuxième résidence dans le même quartier. Ainsi, un couple habite le Lac-Beauport depuis plus de 30 ans mais sa maison actuelle depuis trois ans seulement, ayant voulu « se rapetisser après le départ des enfants ».
3. QUATRE LOGIQUES D’ÉTABLISSEMENT RÉSIDENTIEL
10Nous partions de l’hypothèse que les aînés de secteurs rurbains avaient quitté des secteurs plus centraux de la ville et que ce faisant, ils contribuaient à l’étalement urbain. Les parcours résidentiels des aînés que nous avons rencontrés tracent un tout autre portrait. Les histoires familiales nous ont permis de distinguer quatre principaux modes d’établissement résidentiel.
3.1. L’enracinement
11Le premier mode d’établissement résidentiel est l’enracinement dans la campagne de son enfance. Il regroupe près de la moitié de nos répondants (17/36). Il s’agit des ménages dont au moins l’un des deux conjoints est né ou a grandi dans le village où se trouve leur résidence actuelle. Pour la grande majorité d’entre eux (14/17), ils se sont établis dans leur maison avant l’âge de 50 ans.
12« Nous autres, on s’est installé ici parce que c’étaient les parents de ma belle-mère qui avaient ce terrain-là, donc on l’a eu pas cher. » (Veuve, 80 ans) Les personnes de ce groupe se répartissent essentiellement dans trois des six territoires enquêtés qui correspondent à d’anciens villages agricoles : un sur la Côte de Beaupré et les deux autres sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Seulement trois répondants se sont établis dans leur maison actuelle après 50 ans mais il ne s’agit pas de leur première maison dans cette municipalité. Ainsi, un couple a fait construire une nouvelle maison à l’extérieur du village au moment de la retraite, après avoir habité au centre de celui-ci plusieurs années. Quatorze de ces dix-sept personnes ont fait construire leur maison, et deux habitent des maisons « ancestrales » rénovées. Dans tous ces cas, la parenté habitant à proximité est nombreuse. Et les personnes interrogées sont attachées à leur milieu de vie.
« Ma fille [habite] dans la même rue. J’ai une sœur qui habite aussi à Breakeyville. Du côté de mon mari, il y a son frère encore. À un moment donné, tous ses frères [résidaient] dans la rue ici. » (Femme, 67 ans)
3.2. L’attachement à la campagne en général
13Le deuxième mode d’établissement résidentiel est celui de l’attachement à la campagne en général. Il s’agit de 12 ménages dont au moins l’un des deux conjoints est originaire d’un autre secteur de campagne, près de Québec ou dans une autre région. Neuf d’entre eux sont venus s’établir en milieu rurbain à l’âge de 50 ans ou plus. Il y en a aussi neuf qui ont fait construire leur maison.
« Quand on a grandi en campagne dans des grands espaces, on ne peut plus s’en passer… On est fils… fille et fils de cultivateur. » (Homme, 68 ans, installé après 50 ans)
14Pour plusieurs, cet établissement dans le rurbain constitue un rapprochement de la grande ville et des services au moment de la retraite. On est loin du phénomène d’étalement, du moins dans ses significations.
« Puis, la raison majeure, c’est pour les soins médicaux… C’est la raison pourquoi je suis venu vivre aux alentours de Québec. » (Veuf, 73 ans, installé après 50 ans)
15Cela dit, le fait de s’établir après 50 ans ne veut pas dire qu’on n’a pas d’attaches familiales dans le secteur. On ne s’établit pas « au hasard » dans un quartier rurbain.
« Mes trois sœurs, puis ma mère, puis les parents à mon mari [habitent tout près] ; il a aussi des parents ici, oui… juste en haut de la côte. Puis j’ai une belle-sœur qui est à cinq minutes d’ici. J’ai un neveu qui est juste en arrière dans la rue ici. » (Femme de 59 ans, son mari en a 62, installés après 50 ans)
3.3. Le chalet familial
16Un troisième mode d’établissement résidentiel est celui de l’enracinement dans le lieu de villégiature de son enfance. On y associe quatre ménages dont un des membres a grandi dans un quartier central et dont les parents possédaient un chalet dans le secteur de résidence actuel. Deux d’entre eux ont fait construire leur maison alors qu’ils avaient plus de 50 ans. Ils rapportent l’achat par les parents ou grands-parents d’un grand terrain en bord de lac ou d’une portion de terre agricole et la construction d’un ou plusieurs chalet(s) de famille. Évidemment, ces aînés résident dans des secteurs autrefois associés à la villégiature, près de l’eau (lac ou fleuve) et/ou des montagnes.
« C’est un peu une affaire de famille aussi. On est quatre voisins, là. Puis la rue porte notre nom [Rire] ! C’était un bas de terre que mon père avait acheté dans les années 50 à peu près. Mais, ça a été divisé, puis on est quatre membres de la famille ici. C’est un milieu familial, puis la campagne. J’ai grandi l’été, ici. On venait l’été quand j’étais petit gars. » (Couple de 65 et 67 ans, installés après 50 ans)
3.4. Les ex-banlieusards
17Enfin, le quatrième mode d’établissement qui pourrait être qualifié d’ex-suburbain est celui de personnes ayant grandi dans des quartiers de banlieue et y ayant longtemps vécu. Les trois répondants se sont établis dans le rurbain après 50 ans et deux vivaient alors seuls. Dans deux cas, ce choix rapproche de quelqu’un plus qu’il n’éloigne de la ville. Les liens familiaux jouent sur le choix de relocalisation. En outre, dans deux de ces cas, il s’agit de la deuxième résidence dans le secteur. L’attachement au secteur, acquis au fil des années de résidence, joue pour beaucoup, même lorsque l’on n’est pas originaire du rurbain.
« On est tout près de la ville, ça prend 10 minutes se rendre en ville, puis on se sent en campagne… Puis ma sœur était tout près… ça faisait son affaire que je me rapproche. » (Couple de 55 et 64 ans, installés après 50 ans)
4. LES FACTEURS INFLUENÇANT LE CHOIX RÉSIDENTIEL
18La grande majorité des aînés rencontrés ont des racines fortes qui les attachent à la campagne ; on peut véritablement parler à leur égard d’habitus résidentiel. De plus, 21 des 36 répondants se sont établis dans le lieu où ils ont grandi et/ou vécu toute leur vie et/ou qu’ils ont fréquenté comme lieu de villégiature depuis l’enfance. Ainsi, ils ne sont pas uniquement attachés à un territoire et à un paysage rural, ils sont aussi enracinés dans une localité. Neuf des onze ménages qui ont acheté une maison neuve après 50 ans ne visaient pas à s’éloigner de la ville centre mais à se maintenir dans le secteur d’origine, ou encore à se rapprocher d’une agglomération métropolitaine.
Tableau 1 - Logique d’établissement des 36 aînés selon l’âge à l’arrivée dans la maison

19Le choix des aînés de s’établir ou de construire « à neuf » après 50 ans est-il un phénomène propre à ce groupe d’âge ? En comparant les données du tableau 1 avec celles des autres répondants à notre enquête (Tableau 2), on remarque d’une part que les aînés sont plus souvent originaires de la campagne que les groupes plus jeunes. D’autre part, la logique d’établissement rural correspondant aux individus nés ou ayant grandi et vécu dans « une » campagne n’est pas plus présente chez les aînés que chez les ménages plus jeunes ; elle regroupe la moitié des répondants.
20Ces résultats viennent éclairer une analyse récente de l’Institut de la statistique du Québec [Girard, 2006] montrant que, dans l’ensemble du Québec, entre 1995 et 2005, les gens ayant entre 55 et 65 ans qui ont changé de région se sont déplacés majoritairement vers des régions rurales et des petites villes. L’ensemble de ces déménagements a entraîné, dans ce groupe d’âge, des pertes de 2 % pour les milieux urbains et des gains de 7 % pour les milieux ruraux. De notre enquête, il ressort que les personnes de plus de 50 ans sont attirées par le rurbain lorsqu’elles sont originaires de la campagne. Les données de l’Institut de la statistique, en ce sens, pourraient refléter les habitus résidentiels de ce groupe d’âge, et non une tendance liée au passage à la retraite.
Tableau 2 - Logique d’établissement des 1271 répondants selon l’âge

21Un autre facteur influençant le maintien ou le déménagement dans le rurbain de plusieurs répondants à l’âge de la retraite est de contribuer au maintien de réseaux de solidarité intergénérationnelle avec les enfants, mais aussi la famille élargie. S’il y a dispersion géographique de l’habitation, il y a pour plusieurs recentrage sur des réseaux de proximité.
« Mes deux gars restent dans le coin… Moi, je suis grand-papa… C’est une des raisons pour lesquelles on est venu à Québec. » (Homme dans la soixantaine, installé après 50 ans, rural3)
« Ça fait 55 ans que je suis ici, je suis entourée de toutes mes amies. Ma voisine, ça fait 54 ans qu’elle est là ; l’autre voisine, ça fait 50 ans. Puis l’autre voisine de l’autre côté, la petite rue, ça fait, elle aussi, ça fait 45 ans… j’ai ma voisine qui m’amène faire mon marché une fois par semaine… Puis s’il y arrive de quoi, bien j’ai mes 3 gars ; ils restent à Beauport [municipalité voisine]. » (Veuve, 80 ans, native)
22En outre, il existe des stratégies immobilières pour maintenir la proximité géographique et affective entre les membres des parentés : par exemple dans quatre cas, les aînés ont mentionné avoir vendu leur ancienne maison ou leur chalet à leurs enfants sans que la question ne leur soit posée explicitement.
5. REPRÉSENTATIONS DE LA VILLE ET DE LA CAMPAGNE
23Nous sommes parties du postulat que les pratiques contribuent à la formation des représentations et que celles-ci à leur tour influencent les pratiques. Nous avons d’abord cherché à connaître les représentations générales de la ville et de la campagne des aînés que nous avons rencontrés. Puis, pour connaître les représentations de leur milieu de résidence, nous leur avons demandé de commenter diverses affirmations comme « Ici, c’est la campagne », ou « Ici, c’est le lieu idéal pour élever des enfants », ou « Ici, c’est le lieu idéal pour vivre à la retraite ». Les paragraphes qui suivent sont issus de l’analyse de leur discours.
5.1. On étouffe en ville
24À la question « Quels sont les deux mots qui vous viennent à l’esprit quand je dis ville ? », les réponses concernent surtout la forte densité d’habitation et la perception de l’entassement, du trafic, du bruit et de la pollution ; d’autres disent carrément « non, j’aime pas ça » ou « c’est pas pour nous ». Les représentations sont surtout négatives, même si quelques-unes renvoient à l’animation urbaine.
« Tu sais la ville, c’est comme un manteau trop petit. Tu ne te rentres pas les bras dans les manches… » (Femme, 65 ans, installée après 50 ans, rurale)
« Je ne suis pas une fille de ville… Je pense qu’on étoufferait là-dedans. » (Femme, 67 ans, native)
25Cela dit, quelques-uns (7/36) ont une représentation positive ou neutre de la ville, surtout des femmes et/ou des veufs/veuves ou divorcé(e) s. S’ajoute parfois à ces conditions le fait d’avoir travaillé en ville. À cet égard, pratiques et représentations s’influencent réciproquement. En fait, plusieurs de nos répondants ne travaillent pas « en ville » et n’y ont jamais travaillé. Leurs lieux de travail, même s’ils n’ont pas influencé leur choix résidentiel selon ce qu’ils nous en ont dit, sont la plupart du temps à l’extérieur du centre-ville, le long d’axes routiers qui relient la résidence aux banlieues pavillonnaires de première couronne, voire dans le rurbain. Leurs représentations « toutes faites », pour ne pas dire stéréotypées, de la ville ne sont pas mises à l’épreuve par leurs pratiques, car la plupart ne la fréquentent que très rarement, au rythme d’une fois par année. L’habitus résidentiel se définirait de la sorte également dans le rapport au lieu de travail et à sa localisation.
5.2. La campagne idyllique
26Par opposition, le mot campagne évoque l’air pur (8/36), les grands espaces (9/36), le calme et tranquillité (6/36), la nature, la faune et la flore (13/36) ; 5/36 enfin disent « mon enfance » ou évoquent l’endroit où ils vivent actuellement.
« La campagne, oxygène, les arbres. La campagne. C’est ça, l’oxygène. Plus d’oxygène et plus d’air pur qu’en ville… Puis, c’est plus beau aussi, point de vue de paysage. » (Femme, 62 ans, native)
« C’est paisible, la campagne. C’est la tranquillité. C’est le grand espace… Oh la la ! Ce n’est pas la même affaire. Ton voisin est plus loin. » (Couple de 58 et 60 ans, natifs)
27Il n’y a toutefois pas unanimité : cinq disent que la campagne, c’est autre chose et que ce n’est pas pour eux, faisant référence à l’absence de services ou à la dure vie d’agriculteur.
5.3. L’entre-deux : la banlieue pavillonnaire et le village
28Entre ville et campagne, le portrait de la banlieue pavillonnaire est mitigé. Si 4/36 parlent de sa beauté, 5/36 la considèrent de mauvais goût et/ou morose ; on évoque aussi bien ses grands espaces et l’entassement qui y prévaut. Près de la moitié, cela dit, la décrit comme « tranquille » ou « sécuritaire ».
29Le mot « village », quant à lui, a en général une connotation positive. 4/36 évoquent leur enfance, la convivialité et l’interconnaissance des résidants (11/36), et/ou la commodité des services de proximité (7/36). Certains (4/36) parlent de leur lieu de résidence actuel comme d’un village, d’autres associent la vie villageoise à l’animation (4/36).
30Quelques répondants (6/36) y associent commérage ou manque d’intimité.
31S’il n’y a pas unanimité, des consensus très forts se dégagent autour de certaines représentations, négatives en ce qui concerne la ville et positives en ce qui concerne la campagne. Comme nous le postulions, les représentations semblent influencer les pratiques, lesquelles confortent les représentations.
5.4. Qualifier son lieu de résidence
32Si les aînés rencontrés ont souvent une idée claire de ce qu’est la ville ou la campagne, leurs représentations de leur milieu de vie sont plus complexes et reflètent les difficultés rencontrées par les sociologues et géographes pour nommer cette entité [Oatley, 2001] et la définir de manière claire et opératoire [Arlaud et al., 2005]. Cette complexité dans la façon de nommer son espace de vie avait déjà été notée par Brais et Luka [2002] à propos des banlieues pavillonnaires de première et deuxième couronnes à Québec. Les personnes rencontrées ont du mal à définir précisément l’endroit où elles vivent et à réconcilier l’accès à la nature et la proximité de la ville et des services.
« C’est un endroit un peu campagne, mais près de la ville aussi… Ici, c’est en campagne, d’après moi… je dirais la campagne en ville. Bien… en réalité, la… la campagne, près de la ville. » (Homme, 60 ans, natif)
6. LE RAPPORT À LA NATURE
33Au-delà de représentations partagées, la majorité de nos répondants entretient un rapport actif à la nature. Aussi, en matière d’équipement de chasse, de pêche et de plein air, 26 des 36 ménages utilisent des vélos, neuf possèdent un tout-terrain dont deux ont aussi un motorisé (camping-car), sept ont une embarcation, deux autres une moto-neige et trois possèdent à la fois embarcation et moto-neige. Malgré leur lieu de résidence « à la campagne », sept sont propriétaires d’un camp de pêche ou de chasse ou encore d’un chalet dans une localisation encore plus rurale, quatre fréquentent régulièrement le chalet d’un ami ou d’un membre de leur parenté, et enfin trois autres possèdent une roulotte.
« Pour la nature, la qualité de vie, la qualité de l’air… Moi rendu à mon âge, ce que j’aime c’est être proche des sentiers de nature, faire du sport. » (Homme dans la soixantaine, installé après 50 ans, rural)
« Moi, il faut que j’aie de la nature. C’est un choix… c’est primordial pour moi. J’ai même un chalet avec… j’ai des poules, puis des lapins que je vais aller soigner après… Avec un lac en avant pour pêcher. 5 minutes d’ici. Même pas, 4 minutes. » (Veuf, 60 ans, installé après 50 ans, natif)
34L’accès à la nature proche et son expérience quotidienne sont aussi importants pour plusieurs répondants, mais dans un rapport plus contemplatif cette fois.
« Tous les soirs, dans la mesure du possible, bien on s’en va au fond de la cour, puis là on fait notre petit feu traditionnel ! » (Homme, 68 ans, installé après 50 ans, rural)
« Tant que les fenêtres ne gèlent pas, je dors la fenêtre ouverte. Puis, j’entends les cascades. Je veux dire, c’est quasiment un paradis, là. » (Femme, 65 ans, installée après 50 ans, rurale)
35Bref, contemplatif ou actif, le rapport à la nature au quotidien est important pour les aînés que nous avons rencontrés et influence le choix de leur lieu de résidence. Vingtneuf des répondants étant originaires de la campagne et quatre autres ayant passé les étés de leur enfance au chalet de leurs parents, ce rapport à la campagne issu d’un habitus a sans doute influencé le choix résidentiel.
7. LA MOBILITÉ
36Nous nous intéressions aussi à l’effet de la distance au centre-ville sur le choix résidentiel. « Vivre loin de la ville centre », disaient nos cartons de recrutement. Les personnes que nous avons rencontrées ne se sont pas senties interpellées par ce slogan. En effet, elles n’ont pas le sentiment de vivre « loin ».
37Dans leurs discours, tout semble à 10 minutes de la maison en voiture ; plusieurs font d’ailleurs leurs emplettes dans ce rayon spatio-temporel. Les services de proximité sont utilisés, surtout l’épicerie et la pharmacie, sur une base régulière, ce qui n’empêche pas les excursions occasionnelles dans les magasins-entrepôts. Deux répondants ont rapporté s’être établis dans le rurbain à la retraite pour se rapprocher des services de la grande ville ; dans les deux cas, il s’agit de personnes originaires de la campagne.
« En ayant ma voiture, je vais n’importe où, ça me dérange pas. » (Femme, 61 ans, installée après 50 ans, native)
« Ici, parce que je trouvais que c’était proche de l’autoroute, proche de la grande ville. » (Veuf, 73 ans, installé après 50 ans, rural)
38Dans tous les ménages rencontrés, au moins un des deux membres du couple (le cas échéant) conduit encore régulièrement, à trois exceptions près : deux aînés vivant dans des maisons intergénérationnelles et une veuve de 80 ans, qui n’a jamais conduit. Une autre veuve de 80 ans indique qu’elle conduit encore mais peu et qu’elle sort surtout avec sa cousine ou sa fille qui habite le village voisin : « La voiture, c’est mon autonomie. » (Veuve, 80 ans). Le mode de vie dans le rurbain repose sur l’automobile, et les résidants en sont conscients.
« Il ne faut pas que j’arrête de conduire [Rire]. C’est important que je me tienne en forme ! Parce que si j’arrête, je vais avoir peur de recommencer… Il faut garder l’habitude de conduire tout le temps. » (Femme, 63 ans, native)
39Une des répondantes a eu des ennuis de santé qui l’ont empêchée de conduire quelque temps ; elle ne se plaint pas tant du confinement qu’elle a alors subi, car elle pouvait se déplacer avec son conjoint, mais plutôt d’avoir perdu son autonomie personnelle, d’avoir dû renoncer à son mode de vie. Une autre, vivant seule cette fois, a eu un gros accident d’auto. Pendant quelques semaines, elle a été cantonnée à la maison où elle a expérimenté la difficulté de se déplacer dans le rurbain sans voiture ; elle est demeurée craintive.
« J’ai eu un accident. Il n’y a pas de taxis à Sainte-Catherine… Juste pour aller à la clinique médicale… c’est 25 minutes de marche !… Pas de taxis, pas d’autobus. » (Femme, 65 ans, installée après 50 ans, rurale)
40Cela dit, pour nos aînés, la voiture n’est pas qu’une réponse fonctionnelle à des besoins de déplacement. En effet, plusieurs répondants, des hommes surtout mais aussi quelques femmes, aiment conduire : « Je suis un mangeur de routes ! Je relaxe en conduisant. » (Un homme dans la soixantaine, installé après 50 ans, natif) ; « [Conduire] J’aime ça. C’est quasiment comme un passe-temps. » (Femme, 62 ans, native)
8. LES ASPIRATIONS RÉSIDENTIELLES
41La grande majorité de nos répondants répondent carrément « non ! » quand on leur demande s’ils pensent déménager, ou précisent « quand je ne serai plus capable, quand je serai obligé ».
« Je ne pense pas aller dans un foyer ou des choses comme ça… Pour nous, ce n’est pas une option, là. Je pense qu’on va demeurer ici. » (Homme, 67 ans, installé après 50 ans, ex-villégiateur
42Seulement quatre ménages prévoient de quitter leur demeure actuelle pour diverses raisons. Un couple rêve de plus de mobilité et de s’acheter un motorisé (installé après 50 ans, rural) ; une femme seule, de moins de mobilité (celle qui a eu un accident) ; une autre envisage la possibilité de déménager (dans le même secteur) à cause du bruit causé par une entreprise à proximité (61 ans, native) ; enfin, un couple envisage un déménagement à long terme pour se rapprocher des services, ce qui n’est pas équivalent à s’établir au centre-ville. Deux répondants déménageraient si leur situation familiale changeait (veuvage ou remariage). En fait, comme les répondants sont attachés à leur milieu, ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour demeurer le plus longtemps possible dans leur maison. Advenant l’obligation de quitter leur maison, plusieurs répondants aimeraient rester dans la municipalité. « Quand je vais être un peu plus vieux, bien il y a une maison de retraite en bas, j’irai là. » (Veuf, 60 ans, installé après 50 ans, natif). En gros, ils ne veulent pas déménager « parce que c’est une belle place pour nos vieux jours ! » (Couple de 52 et 64 ans, natifs)
CONCLUSION
43Dans l’ensemble, les aînés que nous avons rencontrés dans le rurbain se sentent à la fois « proches de tout »… et « dans la nature » ou « à la campagne ». Ils ont une image plutôt négative de la ville qu’ils ne fréquentent, pour la plupart, que très peu. Le rapport à l’automobile est complexe : l’autonomie qu’elle fournit n’est pas que fonctionnelle, mais aussi psychologique, c’est pourquoi il faut parler d’un mode de vie automobile plus que d’un mode de transport.
44Qui sont ces aînés établis en milieu rurbain ? Deux profils dominants se dessinent : d’une part, celui qui correspond aux individus nés ou qui ont grandi dans le lieu même où nous les avons rencontrés et, d’autre part, celui qui rassemble les répondants ayant quitté une campagne plus éloignée pour s’établir dans la périphérie de la Ville de Québec. Les logiques d’établissement sont les mêmes autant dans les milieux agricoles que de villégiature, dans les secteurs aisés ou modestes. Ce qui les caractérise c’est un enracinement dans la ruralité, voire dans leur milieu immédiat et dans un mode de vie basé sur l’auto-mobilité.
45Deux constats par rapport au vieillissement. Premièrement, les aînés qui habitent la périphérie de la Ville de Québec ont le désir très fort de se maintenir dans leur maison. Contrairement aux écrits sur le vieillissement qui suggèrent leur déménagement possible – et souhaitable – vers les quartiers plus centraux pour des raisons de rapprochement des services et des modes de transport alternatifs à l’automobile, nos résultats suggèrent que la majorité des aînés pourrait bien choisir de vieillir « chez-soi », comme le suggèrent de nombreuses études empiriques [Greenwald, 2002 ; Hare, 1992 ; Lord, 2004 ; Patterson, 1997].
46Deuxièmement, bien que les architectes et les urbanistes parlent de l’étalement urbain des villes au sens de leur expansion géographique, nos entretiens suggèrent que l’offre et la demande pour de nouveaux développements résidentiels en périphérie ne seraient pas nécessairement attribuables au mouvement de résidants des quartiers plus centraux vers la périphérie. Ils seraient imputables en partie à celui de résidents de milieux ruraux et/ou de régions plus éloignées qui désirent se rapprocher de la ville sans pour autant vivre dans ce milieu qu’ils jugent étouffant et pollué. Une prochaine étape sera de croiser nos analyses qualitatives avec des données quantitatives sur les mobilités régionales.
47Le mouvement anticipé des baby-boomers retraités du centre vers la périphérie ne serait peut-être pas à craindre autant que certains discours alarmistes le suggèrent, pas plus que le mouvement inverse des banlieusards aînés vers les quartiers centraux. Il y a tout de même les résidants de quartiers centraux ou de banlieues pavillonnaires ayant fait l’expérience du chalet québécois dans leur enfance et qui font le choix d’« hiverniser » ou de moderniser cet habitat saisonnier, ou encore de se construire ou d’acheter tout près, pour y finir leurs jours. Bien que cette logique d’établissement soit marginale dans notre étude, une analyse quantitative et longitudinale indique que le nombre de chalets diminue dans l’agglomération de Québec, parallèlement à une augmentation du nombre de résidences principales. Cela pourrait bien traduire un phénomène de conversion d’habitats saisonniers en résidences permanentes [Fortin et Cournoyer-Boutin, 2007].
48Nos résultats suggèrent deux tendances fortes, reflétant toutes les deux le désir de demeurer dans un milieu qu’on apprécie et dont on connaît le mode d’emploi. Si près de la moitié de nos répondants se sont établis dans leur maison après 50 ans, ils ne sont pas pour autant originaires des quartiers centraux ou de banlieues pavillonnaires, mais la plupart du temps d’une autre campagne. L’attachement à une campagne générique est la logique dominante d’établissement en milieu rurbain chez les ménages plus jeunes (les ruraux).
49Les politiques de développement durable visant à contrer l’étalement urbain au profit de la consolidation des milieux existants devront prendre en considération ces phénomènes d’ancrage spécifique ou d’attachement générique à la campagne des résidants issus de ces milieux afin d’offrir un « cocktail » résidentiel qui fasse écho à l’identité et aux habitus résidentiels des rurbains. Dans cette visée, une politique de revitalisation des centres de villages, voire d’aide au maintien des commerces de proximité, pourrait bien servir la population locale. En effet, les villages sont perçus positivement par les aînés qui y voient des pôles de services. Un autre défiserait de pénétrer avec les transports en commun dans ces secteurs peu denses.
50Si nous n’avons pas identifié de mouvement des banlieues pavillonnaires de première couronne vers les milieux rurbains chez les aînés, cela est moins évident pour les ménages plus jeunes où une faible tendance se dessine en ce sens. Reste donc à vérifier statistiquement où s’est établi l’ensemble des enfants des baby-boomers banlieusards, ce qu’une collaboration en cours avec l’Institut de la Statistique du Québec nous permettra de faire.
Notes de bas de page
1 Nous utilisons ici le terme « rurbain » pour désigner le lieu de rencontre de la ville et de la campagne, différemment de l’appellation originale de Bauer et Roux [1976]. D’autres auteurs préfèrent parler de périurbain [Arlaud et al., 2005 ; Pinson et Thomann, 2002] ou d’exurbs [Bourne, 1996].
2 Nous indiquerons si la personne s’est installée après 50 ans ; s’il n’y a pas de précision, c’est que son installation est antérieure.
3 À partir d’ici, nous indiquons à laquelle des quatre logiques d’établissement se rapporte le répondant.
Notes de fin
1 Trois autres entrevues ont été réalisées auprès de jeunes ayant une vingtaine d’années et habitant chez leurs parents. Elles ne sont pas comptabilisées ici.
Auteurs
Professeure au Département de sociologie et coordonnatrice du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBa), Université Laval, Québec, Canada.
Professeure à l'École d'architecture et directrice du Centre de recherche en aménagement et développement, Faculté d'aménagement, d'architecture et des arts visuels, Université Laval, Québec, Canada.
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