Vivre seul et devenir propriétaire au centre de Montréal : au-delà de la trajectoire résidentielle normative1 ?
p. 209-230
Texte intégral
1Le passage de locataire à propriétaire-occupant est largement perçu comme un marqueur important de l’acquisition d’un certain statut social, voire d’intégration civique, plus particulièrement dans les sociétés anglo-américaines. Cette transition est traditionnellement associée tant à la formation d’un couple marié ayant le projet de fonder une famille qu’à une atteinte de stabilité financière. Jusqu’aux années 1970, vivre seul était considéré comme une étape très transitoire du cycle de vie, sinon associé aux personnes en marge de la société [Miron, 1993]. L’offre résidentielle reflétant les mœurs de l’époque, il n’existait pas de sous-marché résidentiel visant l’accession à la propriété par des ménages de petite taille, ni de régime juridique permettant de devenir propriétaire d’un appartement. Ainsi, les ménages composés d’une seule personne se concentraient dans le parc locatif des quartiers centraux.
2Mais depuis une vingtaine d’années et dans plusieurs pays occidentaux, ce changement de statut résidentiel est vécu par un nombre de plus en plus important de personnes vivant seules. Et les ménages d’une personne forment un pourcentage grandissant de l’ensemble des propriétaires (même en contrôlant l’effet structurant du vieillissement de la population) [Masnick, 2002 ; Ogden et Schnoebelen, 2005], bien que les modèles scientifiques classiques de cursus résidentiels ne reflètent pas encore cette dé-standardisation du cycle de vie résidentiel. Le rythme de cette augmentation est plus fort chez les personnes fortement scolarisées – plus particulièrement les femmes, ce qui est à mettre en relation avec leur plus grande autonomisation [Le Bourdais et al., 2000] – se trouvant dans les quintiles supérieurs de revenu et vivant dans les grands centres du tertiaire avancé qui confortent les modes de vie « non familiaux » [voir, par exemple, van der Land, 2005]. Cette tendance ne peut toutefois être comprise sans tenir compte des changements survenus tant du côté de l’offre [Jobse et Musterd, 1993] que de l’aide gouvernementale pour soutenir la demande [Mulder et Wagner, 1998], ou encore des caractéristiques du parc résidentiel du marché local dont l’évolution du secteur locatif [Clark et al., 2003].
3Dans ce texte nous cherchons à mieux saisir les motifs et les sens attribués à l’accession à la propriété par les personnes vivant seules, au moyen d’une étude de cas menée à Montréal (Québec, Canada) en 2001-2002 et visant les acheteurs d’appartements en copropriété divise (mais la formule est mieux connue au Québec sous le vocable américain de « condominium » ou dans sa forme familière : « condo ») dans le segment non luxueux du marché.
1. LES CHOIX RÉSIDENTIELS DES PERSONNES SEULES MONTRÉALAISES DANS UN CONTEXTE DE DIVERSIFICATION DES RÉGIMES DE PROPRIÉTÉ
4Au Canada, comme aux États-Unis et en Australie, certaines réformes des régimes juridiques de propriété survenues au cours des années 1970 changent la donne pour des types de ménages jusque-là essentiellement « cantonnés » dans le secteur locatif [Lo, 1996 ; Skaburskis, 1988], dont les personnes seules, avec la création de la formule de propriété « condominale » qui permet de vendre des logements dans les « blocs-appartements ». Conçue initialement comme un produit résidentiel luxueux avec des services et équipements intégrés, cette formule s’est diversifiée pour viser aussi de nouveaux acheteurs moins fortunés [Preston, 1991]. Une partie de ce marché cible les jeunes familles ne pouvant pas encore acheter une maison pavillonnaire ; il s’agit de maisons individuelles attenantes, localisées en banlieue. L’autre partie de ce marché, dans une gamme de prix très variés, consiste en appartements neufs et, dans une moindre mesure, en conversions de vieux logements locatifs ou d’anciens édifices non résidentiels dans les zones centrales des grandes agglomérations.
5À Montréal, traditionnellement une « ville de locataires », le développement du segment non luxueux du marché du condominium, sur les friches industrielles et petits terrains vacants des quartiers centraux, est fortement soutenu par les politiques publiques qui cherchent à y attirer des ménages locataires en ascension sociale. Pour la municipalité, augmenter l’offre de logements en copropriété est aussi une tactique pour retenir davantage de ménages de statut moyen sur son territoire (c’est-à-dire pour freiner l’exode vers la banlieue des ménages voulant devenir propriétaires), d’autant plus que l’assiette fiscale de la Ville de Montréal est très dépendante des taxes foncières locales [Cournoyer, 1998 ; Rose, 2004]. Ce faisant, la Ville de Montréal participe également à une tendance plus globale visant à favoriser l’installation en grand nombre de ménages « non traditionnels » au centre, en raison de leur potentiel à contribuer au renouveau de l’économie locale des quartiers anciens [Moss, 1997 ; Seo, 2002].
6Les données du recensement de 2001 (Tableau 1) montrent clairement que si les ménages de personnes seules demeurent sous-représentés chez les propriétaires, ils sont sur-représentés dans le sous-groupe de propriétaires de condominiums (sauf dans le cas des 65 ans et plus).
7Une enquête antérieure avait déjà révélé qu’au sein du marché des copropriétés neuves au Québec, 42 % des primo-accédants étaient des ménages seuls [Deschênes et Forest, 1996].
2. LE « SAUT » DE LOCATAIRE À PROPRIÉTAIRE : ENQUÊTE AUPRÈS DES ACHETEURS DE « CONDOS » AU CENTRE DE MONTRÉAL
8Dans le but de mieux connaître les ménages ayant choisi d’acheter une copropriété neuve au centre de Montréal ainsi que leurs rapports au logement et au quartier, nous avons mené en 2001-2002 une enquête en deux temps auprès de copropriétaires-occupants ayant acheté un logement au centre de la ville de Montréal, dans le segment non luxueux de ce sous-marché résidentiel. Ces ménages vivaient dans des logements réalisés entre 1995 et 1998 dans le cadre d’opérations municipales visant la revitalisation des quartiers centraux, notamment par la densification résidentielle et l’augmentation du nombre de propriétaires-occupants [Rose, 2004]. Dans un premier temps, nous avons expédié des questionnaires portant sur les caractéristiques des répondants et de leur ménage, le choix du logement et du quartier et leur fréquentation des services locaux2. Dans un deuxième temps, 50 répondants ont été rencontrés en entretien semi-directif ; cette fois-ci, nous n’avons ciblé que les primo-accédants afin de diminuer l’hétérogénéité de l’échantillon au plan des parcours résidentiels et des revenus. Nous cherchions à comprendre leurs raisons de devenir propriétaires au centre-ville et leurs rapports au quartier en les interrogeant sur les usages qu’ils en font et sur leurs perceptions de son évolution. Nous avons notamment demandé aux interviewés de nous parler de ce qui les avait incités à « faire le saut » de locataire à propriétaire, de ce que ce changement de statut résidentiel avait modifié dans leur vie, et d’esquisser leurs projets résidentiels futurs. C’est sur ces questions que nous nous attarderons dans le présent texte.
9À chaque étape de l’enquête, la majorité des personnes interrogées vivait dans trois anciens secteurs populaires : le Plateau-Mont-Royal, déjà assez gentrifié mais un peu moins dans les secteurs où les condos neufs ont été réalisés ; le Centre-sud, encore de statut très modeste à part quelques poches associées au « Village gai » qui s’y est établi ; et des secteurs avoisinant le Canal Lachine qui connaissent, comme le Centre-sud, une forte désindustrialisation depuis les années 1970 mais qui se gentrifient avec la remise en valeur du canal à des fins récréatives. Enfin, un certain nombre des répondants a élu domicile dans les quartiers Petite-Patrie et Vieux-Rosemont (contigus au Plateau), où la gentrification s’amorce lentement [pour plus de détails, voir Rose, 2004 ; 2006].
2.1. Caractéristiques des primo-accédants
10Parmi les répondants au questionnaire, 259 ou 63 % en étaient à leur premier achat d’une propriété3. On voit, à la lecture du tableau 2, que les ménages composés d’une seule personne (52 % des répondants) sont sur-représentés parmi les acheteurs de condos au centre, si l’on compare la répartition de ces acheteurs selon le type de ménage avec celle correspondant à l’ensemble des ménages résidant sur le territoire de la municipalité. En ce qui concerne les couples, les ménages en union libre sont aussi sur-représentés. Par contre, et sans surprise, les couples avec enfants sont très sous-représentés. La majorité des primo-accédants qui optent pour un condominium au centre de Montréal ne correspond donc pas au profil standard du primo-accédant sur lequel reposent les modèles traditionnels des cursus résidentiels.
Tableau 2 – Répartition des nouveaux acheteurs et des ménages de Montréal selon le type de ménage
ENSEMBLE DES MÉNAGES*, VILLE DE MONTRÉAL, 2001 | RÉPONDANTS AU QUESTIONNAIRE, 2001 | PARTICIPANTS À UN ENTRETIEN QUALITATIF, 2002 | |
Total | N = 489 565 (100 %) | N = 259 (100 %) | N = 49** |
Ménage seul | 42,1 % | 51,7 % | 32 |
Hommes | n.d. | 25,1 % | 15 |
Femmes | n.d. | 26,6 % | 17 |
Couples, total : | 38,90 % | 40,90 % | 14 |
Couples sans enfant | 19,10 % | 34,00 % | 13 |
En union libre | 7,80 % | 25,90 % | 6 |
Couples de sexe opposé | n.d. | 10,80 % | 4 |
Couples de même sexe | n.d. | 10,80 % | 4 |
Mariés | 11,30 % | 8,10 % | 3 |
Couples avec enfants | 19,80 % | 6,90 % | 1 |
En union libre | 4,30 % | 4,20 % | 1 |
Mariés | 15,50 % | 2,70 % | 0 |
Ménage monoparental | 11,20 % | 2,30 % | 1 |
Autres et non déclaré | 7,80 % | 5,00 % | 2 |
11En ce qui concerne l’âge des nouveaux acheteurs (au moment du questionnaire), les ménages d’une seule personne présentent un profil significativement plus âgé que les autres types de ménages (Tableau 3), sans doute en raison du temps additionnel nécessaire à l’atteinte d’une stabilité financière et personnelle suffisante [Feitjen et al., 2003]. Au sein de notre échantillon, il peut s’agir de personnes n’ayant jamais vécu en couple et de personnes redevenues seules suite à une séparation. Nous n’avons pas voulu poser de questions à ce sujet lors de l’enquête par questionnaire mais les entretiens semi-directifs ont révélé la présence de tels cheminements dans plusieurs cas, ce qui reflète la complexification de la typologie des parcours résidentiels observée par des chercheurs [par exemple, Chandler et al., 2004]. En décomposant la catégorie « autre type de ménage », on trouve que chez les couples (qu’ils aient ou non des enfants) un peu plus de la moitié ont moins de 35 ans (données non présentées dans le Tableau 3) et seraient donc susceptibles de se positionner au début d’une carrière résidentielle « classique ».
12Enfin, au plan socioéconomique, les primo-accédants de notre échantillon se distinguent nettement de l’ensemble des résidants de la municipalité (données non présentées). Ils sont très scolarisés : presque la moitié ont au moins un diplôme universitaire de premier cycle et occupent un emploi de cadre ou de « professional » (enseignant au collégial, analyste-informatique, architecte…) ; et les personnes seules ne se distinguent pas à cet égard des répondants vivant dans les autres types de ménages. Par contre, et sans surprise, leurs revenus sont nettement inférieurs (voir le Tableau 4), tout en étant plus élevés que ceux de l’ensemble des résidants de la municipalité qui vivent seuls (dont le revenu moyen est de 25 958 $ au recensement de 2001). En outre, les revenus n’augmentent pas suivant le groupe d’âge. Ceci s’expliquerait en partie par le fait que chez les accédants de moins de 35 ans, la quasi-totalité occupe un emploi de cadre ou de « professional », alors que les professions sont plus diversifiées chez les accédants dans les groupes d’âges supérieurs.
2.2. Cheminements, motifs et significations chez les primo-accédants ayant acheté leur condo en solo
13Passons enfin aux cas de figure qui se dégagent chez les personnes seules rencontrées en entretien semi-directif en ce qui a trait à leur passage de locataire à copropriétaire. Idéalement, nous aurions aimé mener cette analyse en comparant les ménages seuls aux autres types de ménage, mais un tel exercice comparatif s’est avéré trop délicat car leur nombre (17) au sein de l’échantillon qualitatif est largement insuffisant pour dégager tous les cas de figure éventuels, étant donnée la diversité des situations de ménage et de groupes d’âge (voir la dernière colonne des tableaux 2 et 3). Il importe donc de situer nos résultats, inédits, concernant les ménages seuls qui accèdent à la propriété, vis-à-vis des théories et recherches antérieures sur les sens particuliers que revêtirait le « chez-soi » lorsqu’on en est propriétaire [par exemple, Kearns et al., 2000 ; Rohe et al., 2001], qui n’ont porté que sur les acheteurs « traditionnels ».
14La reconstruction, à travers les transcriptions d’entretiens, des cheminements récents menant au passage du statut de locataire à celui de propriétaire, a permis de découvrir que plusieurs ont connu un changement dans la composition de leur ménage entre le moment de l’achat (1996-2000) et le moment de notre enquête (2001-2002). De fait, 35 personnes ont acheté en solo et vivaient seules au moment d’emménager dans leur nouveau logement, alors que 32 personnes vivaient seules au moment de l’enquête. Sur les 35 acheteurs en solo, 30 étaient toujours seuls au moment de l’enquête. Deux participants avaient acheté leur condo avec un conjoint mais ne vivaient plus avec lui. Parmi les 14 interviewés vivant en couple au moment de l’enquête, 3 vivaient seuls au moment de l’achat et leur nouveau conjoint a emménagé dans leur logement. Dans deux autres cas, un ménage de personne seule s’est transformé en ménage de couple stable au plan relationnel mais dont chacun garde sa propre résidence, confirmant que la notion de « ménage seul » n’est pas univoque [Milan et Peters, 2003].
15Nous avons dégagé trois types de cheminements chez les ménages ayant « fait le saut » de locataire à propriétaire pendant qu’ils vivaient seuls. La composition de chacun de ces types aux plans du groupe d’âge et du sexe correspond à celle de l’ensemble des participants. Un premier groupe de 21 interviewés avait depuis longtemps un ferme désir de devenir propriétaire. Plusieurs ont grandi dans une maison de banlieue ou dans une petite ville ; devenir propriétaire leur paraissait donc tout à fait normal comme objectif et s’inscrivait dans une vision à long terme, soit de carrière résidentielle ascendante, soit d’atteinte de stabilité résidentielle, selon leur âge. Ils avaient fait une planification financière sur quelques années afin de concrétiser leurs aspirations. À l’instar de Grossetti [2006], il s’agirait d’une transition prévisible dans le parcours de vie, mais le moment du choix n’est plus, à leurs yeux, prédéterminé de façon normative par l’atteinte d’un certain statut familial (et certains nous le disent en ces termes précis lors de l’entretien). Même chez les jeunes qui envisageaient une carrière résidentielle ascendante, celle-ci n’était pas forcément associée pour eux à l’établissement d’une relation de couple stable ou au projet de fonder une famille. Toutefois, quelques interviewés nous ont confié qu’ils avaient tenu compte, en choisissant l’achat, de l’intérêt d’être bien positionné sur le marché résidentiel dans le cas d’un éventuel projet de vie à deux ou en famille.
16Un deuxième groupe d’interviewés (au nombre de 5) avait pensé éventuellement à devenir propriétaire, mais leurs aspirations ne se sont pas traduites dans un projet concret et planifié à l’avance ; la décision s’est prise peu de temps avant l’achat, la personne a donc agi très rapidement. La rapidité du passage du désir à l’intention et de l’intention à l’acte tend à être reliée à un changement de circonstances personnelles (un héritage, une séparation…).
17Le dernier cas de figure est celui des 9 personnes qui nous ont raconté que l’achat a été tout à fait imprévu, s’est effectué « sur le coup ». Dans le cas des cheminements de types 2 et 3, le contexte de l’offre résidentielle a influé de manière significative sur leur décision. Il s’agit souvent d’expériences récentes négatives sur le marché locatif, de la perception que le rapport qualité/prix est à la baisse pour les locataires [voir CMHC, 2003] et des difficultés à retrouver un logement convenable dans leur quartier préféré. L’achat répond donc à des considérations plutôt pragmatiques qu’il importerait, à l’instar de Bonvalet et Lelièvre [1997] de distinguer des valeurs plus abstraites. Toutefois, certains relativisent leur réponse en signalant que la mise en œuvre du régime juridique de copropriété leur plaît non seulement en raison de son accessibilité financière mais aussi parce qu’elle permet de dissocier propriété résidentielle et habitat pavillonnaire (et mode de vie « banlieusard ») à leurs yeux trop axé sur la famille nucléaire.
18Les interviewés du cheminement de type 3 associent leur décision d’acheter et le moment où ils ont opté pour l’achat à leur « découverte » personnelle de la formule condo et de son accessibilité financière vis-à-vis de leurs propres moyens. Des participants plus âgés ayant connu ce cheminement ont insisté lors de l’entretien sur le fait que, jusque-là, ils se voyaient « locataires à vie ». Plusieurs racontent qu’en se promenant dans leur quartier ou même dans leur voisinage immédiat, leur curiosité a été attirée par les condos en construction sur les sites d’insertion, ils sont entrés dans le bureau de ventes… et « l’affaire était dans le sac ». On ne peut pas dire pour autant qu’ils ont été tout simplement « manipulés » par la publicité car la décision d’acheter ne se fait pas sans moment d’hésitation et passe souvent par l’intervention persuasive d’un membre de la parenté ou d’un ami. Il s’agit d’un véritable « tournant de l’existence » ou d’une « bifurcation » – au sens de Grossetti [2006] – dans la carrière résidentielle puisque la personne rompt de façon décisive avec la « culture de locataire » dans laquelle elle a jusqu’ici été immergée, lorsque s’ouvre l’autre option jusqu’ici imprévisible, voire inimaginable.
19Nous avons ensuite considéré les réponses données par nos interlocuteurs à la question : « Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir propriétaire ? » à la lumière de ces trois types de cheminements résidentiels. Sans surprise, le fait d’avoir toujours eu cette ambition revient souvent chez les personnes dont le cheminement est de type 1. Pour la quasi-totalité des interviewés, le saut vers la propriété est fortement conditionné par le désir de faire un placement « pour soi-même » ; il s’agit à leurs yeux d’un moyen d’épargne, soit pour améliorer leur sécurité en possédant un bien, soit dans le but d’en sortir avec un gain en capital. Alors que les plus jeunes ont souvent le projet d’accéder ultérieurement à une maison (ils gardent donc la vision d’une carrière résidentielle ascendante), les 45 ans et plus pensent plutôt à la sécurité financière lors de leur retraite. Divers facteurs liés à la capacité accrue de prise de contrôle sur leur environnement immédiat, qu’elles associent au fait de posséder leur logement (vis-à-vis de leur expérience de locataire), revêtent autant d’importance, mais sont un peu moins présents chez les personnes qui ont acheté « sur le coup ». Ces dernières disent que leur émotion – « j’ai eu un coup de foudre pour ce logement » – a primé sur toute autre considération ; elles n’ont même pas comparé avec d’autres logements à vendre. Enfin, en tant que facteurs incitatifs de la décision de se porter acquéreur d’un condo, les dimensions plutôt ontologiques et identitaires souvent évoquées dans la littérature [par exemple, Dupuis et Thorns, 1998] ressortent peu souvent : le cas le plus explicite sur ce point est celui d’une femme (cheminement de type 2) qui explique qu’il s’agit pour elle d’un geste très fort d’expression de son autonomie personnelle suite à une rupture d’union.
20Nous voulions aussi faire parler nos interlocuteurs de ce qui a changé pour eux depuis l’achat de leur condo. La question leur a été posée de manière très ouverte, mais si aucun élément relevant du domaine symbolique n’était mentionné spontanément, nous nous sommes permis de faire des relances comme : « avez-vous un sentiment différent lorsque vous passez le seuil de votre porte ? ». Il y a eu plusieurs types de réponses à cette question et nous n’avons constaté aucun lien avec le type de cheminement menant à l’achat de leur condo. D’abord, pour la quasi-totalité des interviewés les changements survenus sont à leurs yeux somme toute positifs (les insatisfactions relèvent de la déception face à la formule de condo comme prise de contrôle sur le voisinage, ainsi que des vices de construction). Quant aux éléments invoqués, les moins loquaces ne peuvent dire plus que « je me sens plus heureux », « cela me satisfait » ou « je me sens plus chez moi », sentiments qui peuvent bien être profonds mais qui sont difficiles à interpréter. Certains invoquent un sentiment de sécurisation tant personnelle que financière, ce qui rappelle la notion, aussi nébuleuse soit-elle, de « sécurité ontologique » si souvent invoquée dans la littérature.
21Quel que soit leur âge, les interlocuteurs sont très nombreux à dire qu’ils ressentent un sentiment de fierté, de responsabilisation personnelle et d’estime de soi accru du fait d’être devenus propriétaires. Pour quelques-uns cette transition s’est avérée après coup être un marqueur de passage très significatif : dans le cas d’hommes et de femmes très jeunes, il s’agit du passage à la vie adulte ; dans le cas de femmes ayant vécu une séparation et n’ayant jamais possédé une propriété en leur nom, il s’agit de s’installer de façon autonome. Le fait de pouvoir « l’aménager à mon goût » renforce ce sentiment d’autonomie, quoique la responsabilisation personnelle et financière ne se fasse pas toujours sans heurt : certains se sentent angoissés du fait de leur niveau d’endettement, qu’ils aient sous-estimé leurs mensualités brutes ou qu’ils se trouvent devant des frais ou des décisions d’entretien imprévus (considérant qu’ils ont acheté un logement neuf…). Pour quelques-uns, le passage de locataire à propriétaire a valorisé leur statut social : ils présentent maintenant une image de personne plus « responsable », plus « crédible » et ils ont le sentiment d’être reconnus comme membres à part entière de la société : un interviewé mentionne qu’il peut maintenant participer à la conversation lorsque « les confrères de travail parlent de leur logement », alors qu’un autre se sent valorisé par le fait que les assemblées de copropriétaires lui fournissent un lieu où il a le « droit de parole ».
22Signalons enfin que nous nous attendions à trouver certaines différences selon le genre, d’autant plus que les femmes des groupes d’âges inférieurs sont moins susceptibles de posséder leur logement que ne le sont leurs homologues masculins, bien qu’elles soient en progression rapide à cet égard. En fait, notre analyse ne révèle pas de différences entre les sexes quant aux motivations, cheminements et significations associés à la propriété. Chez les jeunes, l’association entre accession à la propriété, autonomisation personnelle et estime de soi analysée ailleurs [par exemple, Baum et Wolff, 2003] est clairement présente chez les participants des deux sexes. Le passage à propriétaire en solo aurait toutefois joué un rôle dans le parcours d’individualisation, voire de l’« empowerment » [Montreal Gazette, 1992] de quelques femmes de notre enquête, comme celle qui a avoué spontanément en entretien que, si elle se liait dans le futur avec un nouveau conjoint, il pourrait emménager chez elle mais qu’elle resterait propriétaire unique de la copropriété, ou celle qui est devenue propriétaire pour préserver son autonomie suite à une rupture d’union difficile.
23Quels que soient le type de cheminement ou la signification du passage de locataire à propriétaire, très peu de ces accédants ont sérieusement considéré l’achat d’un autre type de logement en dehors d’un appartement en copropriété. Sans équivoque, ils voulaient vivre au centre, où l’achat d’une maison unifamiliale dans un quartier central aurait été hors de leurs moyens, et aucun d’entre eux ne semble avoir pensé à investir dans un « duplex » ou « triplex » (appartements superposés donnant la possibilité d’habiter l’un des étages et de louer les autres). Beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs été attirés par la formule de copropriété en raison de la prise en charge collective des tâches et charges d’entretien. Toutefois, plusieurs des interviewés n’envisageaient pas de demeurer à moyen ou à long terme dans le secteur de la copropriété. Ceci nous amène à aborder les intentions futures des accédants.
3. INTENTIONS FUTURES DES NOUVEAUX ACHETEURS VIVANT SEULS
24À la lumière de leur vécu du passage de locataire à propriétaire, quelle vision les personnes vivant seules ont-elles de leur « carrière résidentielle » ? Ce premier achat constitue-t-il un premier pas dans une carrière « progressive » visant ultérieurement un logement plus grand et plus dispendieux, lié à un projet familial ou à d’autres motifs ? S’inscrit-il plutôt dans une logique d’ancrage résidentiel ou bien dans une optique de placement à long terme ? Selon l’enquête par questionnaire seulement les deux-cinquièmes des personnes vivant seules envisagent de déménager dans un horizon de cinq ans, vs 54 % chez les répondants faisant partie d’un couple ou d’un autre type de ménage. Rappelons que le désir de déménager pourrait être associé à des événements professionnels ou relationnels majeurs ou à des insatisfactions à l’égard du logement actuel ou de son environnement, sans lien avec des événements majeurs du cours de vie. On peut ainsi imaginer que les 60 % des personnes seules de notre échantillon qui n’anticipent pas un déménagement ne s’attendent pas à ce qu’un événement majeur remette en question l’adéquation de leur situation résidentielle, et qu’elles sont relativement satisfaites de leur choix résidentiel eu égard à leurs moyens.
25Lorsque nous examinons les principales raisons incitant ces répondants à envisager un déménagement (Tableau 5), il en ressort que le désir d’avoir plus d’espace est l’élément le plus important chez chacun des deux sous-groupes, mais de façon moins marquée chez les personnes seules. Comme on pouvait s’y attendre, les projets familiaux ou de mise en couple prennent beaucoup moins de place chez ces dernières, qui évoquent plus souvent des motifs professionnels. Par ailleurs, les personnes vivant seules sont plus nombreuses à mentionner des insatisfactions liées au quartier ou au voisinage ; ceci pourrait être en relation avec leurs préoccupations vis-à-vis du sentiment de sécurité personnelle (une préoccupation qui semble être plus présente chez les personnes seules de notre échantillon que chez les personnes vivant en couple).
26Le matériau recueilli en entretien semi-directif permet de nuancer quelque peu ce portrait. Quelques-uns des interviewés qui avaient indiqué sur le questionnaire qu’ils n’envisageaient pas de déménager ont signalé en entretien que la mise en couple stable changerait la donne, surtout avec la venue d’enfants, auquel cas le désir d’avoir une propriété avec cour privée et gazonnée primerait sur d’autres considérations.
27Il n’est guère nécessaire de rappeler à quel point ce type de préférence résidentielle est ancrée dans les mœurs des familles nord-américaines (et le Québec ne fait pas exception), alors que la vaste majorité des édifices de copropriétés neuves au centre de Montréal n’offre même pas de petits espaces verts collectifs. Trois cas de figure se dégagent : ceux qui, arrivés à cette étape du cycle de vie, opteraient sans hésitation pour le cheminement « traditionnel », c’est-à-dire déménager en banlieue pavillonnaire plus ou moins éloignée ; ceux qui opteraient pour une maison ou un duplex (deux logements superposés, dont un revenu locatif) dans un quartier plus périphérique de la ville de Montréal, avec un certain regret d’avoir à s’écarter de la centralité ; et enfin ceux (et ils sont assez nombreux au sein de notre échantillon !) qui espèrent avoir les moyens de profiter du meilleur des mondes en achetant une maison dans un vieux quartier bourgeois ou investi par les couches moyennes-supérieures en plein centre de l’Île de Montréal ou bien dans un secteur gentrifié. Enfin, si les réponses au questionnaire laissent entendre que le changement du lieu d’emploi d’une ville à une autre serait un facteur important de mobilité résidentielle chez les personnes seules, certains nous confient en entretien que devant une telle situation ils ne vendraient pas leur logement, mais le conserveraient comme investissement à long terme, source de revenu d’appoint, pied-à-terre ou comme futur chez-soi lors d’un retour à Montréal ou lors de leur retraite. Ceci vient nuancer le point de vue, courant dans la littérature, voulant que la forte mobilité professionnelle des personnes seules ouvrant dans le tertiaire avancé des grandes villes crée chez ce groupe un fort désintérêt pour la propriété résidentielle.
Tableau 5 – Propension des nouveaux acheteurs qui envisagent un déménagement au cours des 5 années à venir
Vivant seul | Vivant en couple ou dans d’autres types de ménage | |
Nouveaux acheteurs, total | 129 | 123 |
Ceux qui envisagent de déménager d’ici 5 ans | 51 (= 40 %)* | 66 (= 54 %)* |
PRINCIPALE RAISON DU DÉMÉNAGEMENT ENVISAGÉ | ||
Total | 100 % (N=51) | 100 % (N=66) |
Logement trop petit / Désir plus grand ou maison unifamiliale | 45 % | 70 % |
en précisant des motifs familiaux (mise en couple ou enfants présents/projetés) | 14 % | 32 % |
Raisons professionnelles | 18 % | 9 % |
Changement de ville (sans indication de lien avec l’emploi) | 8 % | 3 % |
Aspects négatifs du quartier ou voisinage | 18 % | 6 % |
Aspects négatifs de la copropriété (construction, voisins) | 6 % | 6 % |
Taxes foncières ou frais de copropriété trop élevés | 0 % | 5 % |
Autres ou inconnus | 6 % | 2 % |
CONCLUSION
28De concert avec les observations de Rowlands et Gurney [2000] et Watt [2005], l’interprétation des réponses de nos interlocuteurs quant aux motifs et aux sens associés à l’accession à la propriété ne peut pas faire abstraction du contexte socio-politique plus global, dans lequel il y a non seulement une valorisation sociale très inégale des statuts d’occupation mais aussi, depuis plusieurs années (au Canada, donc à Montréal, tout comme dans certains pays européens), une tendance marquée de « résidualisation » du secteur locatif privé au sein du système d’habitation. En analysant les motifs des « sauts » du statut de locataire à celui de propriétaire, il n’est donc pas possible de dissocier entièrement les motivations pragmatiques des valeurs sociales plutôt abstraites qui influent sur les choix [comme le proposent Bonvalet et Lelièvre, 1997]. Étant donné que semble persister une vision normée en matière de trajectoire résidentielle pour les jeunes ménages familiaux, alors que de telles normes n’existent pas encore pour les ménages seuls, il aurait été particulièrement intéressant, si la taille de notre échantillon l’avait permis, de voir si le sentiment d’avoir fait accroître leur standing social et leur image de « crédibilité » aux yeux des collègues et des connaissances revêtait la même importance, ou encore plus d’importance, chez les primo-accédants vivant dans des ménages « traditionnels » et s’il y avait une différenciation selon le sexe [voir Dowling, 1998].
29L’analyse des données qualitatives de notre enquête révèle que, lorsque les régimes de propriété et la nature du marché résidentiel le permettent – comme dans le cas des quartiers du centre de Montréal dans la conjoncture favorable qui prévalait vers la fin des années 1990 –, la transition de locataire à propriétaire n’est plus forcément associée à la formation du couple stable ou à l’émergence d’un projet familial. Au contraire, pour certains (et ce ne sont pas tous des jeunes…), il s’agit d’un geste symbolique associé à l’individualisation, voire, chez certaines femmes de notre échantillon, à l’« empowerment ». Il sera intéressant d’approfondir l’influence du genre au moyen d’enquêtes par échantillons représentatifs de l’ensemble des ménages seuls primo-accédants à différents moments de leur parcours de vie, menées dans différents contextes socioculturels. L’achat du condo serait lié pour certains de ceux qui le font en solo à une phase de vie particulière, associée à différentes dimensions du processus d’autonomisation, qui peuvent se manifester à différents moments du cours de vie et pendant des durées variées. Dans la mesure où le logement qu’on a acheté est associé à une quête ou à une dimension identitaire, on ne veut pas nécessairement le partager avec une autre personne. Ainsi, si la transition de locataire à propriétaire demeure souvent liée à un changement de statut familial, cette association est loin d’être toujours dans le sens prédit par les modèles traditionnels des trajectoires ou carrières résidentielles.
30Pour conclure, évoquons un commentaire percutant de Hall et al. [1997] lors d’une analyse des situations britannique et française. Ces auteurs ont remarqué que la hausse du taux de propriété chez les ménages d’une personne semble être un indicateur fort d’atteinte d’une stabilité personnelle et financière par une fraction grandissante de ce type de ménages et qu’il importe donc que les scientifiques (dans leurs modélisations des cursus résidentiels) et les décideurs politiques en tiennent mieux compte et se débarrassent définitivement de toutes traces de stigmatisation du « ménage seul ». Les résultats de notre enquête renforcent la pertinence de cette observation tout en proposant un profil fort nuancé de cette catégorie d’accédants, pour le cas montréalais, quant à leur positionnement dans le cours de vie au moment de l’achat ainsi qu’en ce qui a trait au contexte de la prise de décision de ce choix résidentiel.
Notes de bas de page
1 Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (programme de subventions de recherche). Nous tenons à remercier nos assistants de recherche : Stéphane Charbonneau, Greta Marini (étudiants en maîtrise conjointe INRS-UQAM d’études urbaines) et Emma Garrard (étudiante en maîtrise de géographie, Université Concordia). Nous tenons aussi à remercier les personnes ayant commenté les présentations orales de ce matériau, ainsi que Johanne Charbonneau qui nous a introduit aux travaux de Grossetti.
2 Nous avons reçu 423 questionnaires complétés, soit un taux de réponse de 45 %. Pour une présentation plus détaillée de la méthodologie, voir Rose [2004].
3 Signalons qu’à cet égard, ainsi qu’au plan des caractéristiques de base des répondants, leur profil correspond assez bien au portrait qui ressort des données administratives recueillies par la municipalité auprès des ménages ayant bénéficié de crédits de taxe dans le cadre des opérations municipales concernées ; il s’agit donc d’un échantillon assez représentatif des acheteurs de condos neufs dans les quartiers centraux.
Auteur
Professeur titulaire, Centre de recherche Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS-UCS), Montréal, Québec, Canada.
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