Arbitrages résidentiels au sein des couples confrontés à la délocalisation de leur entreprise
p. 185-205
Texte intégral
INTRODUCTION
1Lorsque la flexibilité de l’emploi prend une dimension spatiale et impose une mobilité, l’articulation entre la sphère professionnelle et la sphère domestique des salariés est mise en jeu. Ceux-ci sont alors d’autant plus contraints dans leurs arbitrages s’ils ne sont pas célibataires et vivent en couple. Ce qui se joue dans la boîte noire du couple en matière de construction d’un choix résidentiel contraint par l’emploi est donc susceptible de donner sens à des arbitrages jugés peu rationnels à première vue. Nombre de travaux se sont penchés sur les mobilités professionnelles et géographiques, essentiellement de cadres du secteur tertiaire, appelés à être mobiles tout ou partie de la semaine [Bonnet, Collet et Maurines, 2006 ; Bertaux-Wiame, 2005]. Ces recherches rendent souvent compte des difficultés à élaborer des compromis familiaux et soulignent la place particulière des femmes dans cette construction. En effet, assumant l’essentiel des tâches domestiques, occupant des emplois souvent moins rémunérateurs que leur conjoint, incorporant plus fortement les contraintes spatio-temporelles du ménage, les femmes éprouvent alors davantage les conflits entre travail et famille. En outre, si l’espace local intervient dans l’articulation vie professionnelle/vie familiale, il est d’autant plus prégnant chez les femmes que leurs réseaux familiaux sont plus proches géographiquement [Bonvalet et al., 1999].
2Nous souhaitons explorer l’arbitrage, la négociation et les tensions au sein du couple lorsque s’imposent des choix résidentiels et professionnels. Comment les injonctions à la mobilité géographique et professionnelle pèsent-elles sur les choix résidentiels des femmes ou des hommes, selon qu’ils sont conjoint(e)s ou eux-mêmes salarié(e)s ? Nous analyserons ce type de situations dans un contexte social spécifique : celui d’ouvriers et de techniciens de l’industrie contraints par la mobilité de l’emploi. Comment la négociation conjugale se construit-elle dans ces milieux sociaux face au risque élevé de chômage ?
3Pour répondre à ces questions, nous nous appuyons sur une recherche portant sur la fermeture d’une usine de câbles située à Laon, en Picardie, et sa délocalisation à Sens en Bourgogne [Vignal, 2003]. Ce terrain d’enquête correspond à une situation de mobilité contrainte qui concerne avant tout des hommes (80 %), majoritairement ouvriers. Les salariés que nous avons interviewés étaient obligés d’arbitrer entre, d’une part, la mutation à deux cents kilomètres de leur domicile et, d’autre part, le refus de cette mutation, qu’il soit donné dès le début du plan social ou après une période d’essai de la mutation durant six mois (dite période probatoire). Plus précisément, le matériau analysé est composé de questionnaires envoyés à l’ensemble des salariés et de deux vagues d’entretiens, à un an d’intervalle en 2000 et 2001 (59 interviewés). Les femmes sont présentes à double titre dans cette enquête. D’une part, l’échantillon des 154 salariés enquêtés (par entretien ou questionnaire) comporte 27 femmes salariées. Trois entretiens ont d’ailleurs été menés avec des couples travaillant ensemble dans l’entreprise. D’autre part, les conjointes de salariés étaient présentes lors de dix-neuf entretiens en 2000 et lors de sept entretiens de la seconde vague.
4L’analyse de la construction de l’arbitrage résidentiel et professionnel des couples se fera en deux temps. Tout d’abord, nous distinguerons les types d’arbitrages ainsi que les critères des salarié(e) s et de leur conjoint(e) qui justifient leurs décisions. Cette mise à plat des critères nous permettra ensuite d’analyser la dynamique des arbitrages, l’existence de tensions entre conjoints et les éventuelles remises en cause de décisions initiales.
1. DES CRITÈRES DE CHOIX RÉSIDENTIELS ET PROFESSIONNELS DIFFÉRENCIÉS SELON LE GENRE
1.1. Les trois niveaux d’arbitrage des salariés
5Avant d’analyser les choix des salariés de cette usine de câbles, il nous faut décrire les incitations financières prévues par le plan social qui ont présidé à leur décision. Le dispositif d’incitation à la mutation reposait sur des primes de mutation, allant jusqu’à 9 909 euros, et sur une prime de 12 197 euros en vue d’une accession à la propriété ou bien, pour les locataires, en vue du paiement du loyer pendant deux ans. L’option d’une mutation à l’essai durant six mois, dite période probatoire, a été rendue attractive grâce à la totale prise en charge des frais de séjour et de déplacement des salariés pendant cette période. Enfin, les salariés licenciés se voyaient proposer une prime allant de 16 922 euros à 22 867 euros selon l’ancienneté ainsi qu’un dispositif d’aide au retour à l’emploi.
6Dans ces conditions, quels ont été les choix des salariés ? Le plan social, engagé au début du printemps 2000, a suscité un refus élevé de la mutation et du déménagement à Sens : 60,5 % ont opté pour le licenciement d’emblée, 20 % pour la mutation d’emblée et 19,5 % pour une mutation probatoire (données de l’enquête par entretiens et questionnaires - Tableau 1). Près des deux tiers de ces salariés en période probatoire refuseront finalement de rester à Sens et seront licenciés un an plus tard. La proportion finale est donc de 73 % de salariés licenciés et 27 % de salariés mutés (Tableau 2). Ces tableaux confirment la représentativité de notre échantillon.
Tableau 1 – Choix, en 2000, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon l’échantillon

Source : Enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
Tableau 2 – Choix définitifs, en 2001, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon l’échantillon

Source : Enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
7Dans un groupe de salariés issus de la même entreprise, qu’est-ce qui conduit les uns à choisir la mutation et les autres, la majorité, à la refuser et à être licenciés ? Certains facteurs socio-démographiques et résidentiels orientent nettement les arbitrages des salariés. Avoir une qualification élevée, ne pas avoir d’enfant à charge et être locataire sont les caractères discriminants des salariés acceptant la mutation d’emblée. Ces caractéristiques sont sur-représentées dans la population de salariés mutés par rapport à la structure de la population totale. À l’inverse, les salariés refusant la mutation à Sens et se faisant licencier sont en moyenne plus âgés, ont une conjointe pourvue d’un emploi, ont des enfants et sont accédants à la propriété ou locataires d’une maison du parc HLM.
8La construction de cette décision est également diverse selon le genre des salariés. On peut dresser le constat statistique d’une inégalité des sexes face au choix résidentiel et professionnel. Parmi les 154 personnes enquêtées (par entretien ou questionnaire), on compte 27 femmes salariées (Tableau 3). Celles-ci ont moins fréquemment accepté la mutation à Sens (6 femmes sur 27) que les hommes (36 hommes sur 127). En fait, le modèle traditionnel du couple où l’homme détient l’emploi principal reste majoritaire dans l’échantillon et explique nombre de licenciements de femmes salariées de l’usine. Toutefois, à l’instar des hommes, le niveau de qualification joue en faveur de la mutation de certaines femmes salariées de l’usine : cellesci occupent fréquemment les fonctions de technicien ou de cadre alors que celles ayant opté pour le licenciement sont pratiquement exclusivement ouvrières.
Tableau 3 – Arbitrage final des salariés pour leur mutation ou leur licenciement selon le genre

Source : Enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
9En revanche, la décomposition des choix selon que les salariés ont opté pour une mutation probatoire ou non est intéressante en ce qu’elle révèle les contraintes mais aussi les marges de manœuvre spécifiques aux femmes. Si les femmes ont, au final, largement refusé la mutation en 2001, celles-ci sont plus fréquemment passées par une mutation à l’essai durant six mois que les salariés hommes. Le tableau 4 montre en effet que près d’un tiers des femmes (8 femmes sur 27 enquêtées) ont tenté la mutation avec période probatoire contre un quart des hommes (32 hommes sur 127). Mais cette mutation probatoire n’a abouti à une mutation définitive que pour une femme sur sept contre dix hommes sur vingt-deux ayant tenté la mutation à l’essai.
Tableau 4 – Arbitrages des salariés selon le genre et leur passage par une mutation probatoire

Source : Enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
10La période probatoire est donc une option souvent considérée par les femmes de l’usine mais elle a eu, dans la majorité des cas, un effet dissuasif sur la décision finale. Ce constat nous permet de faire certaines hypothèses sur la construction du choix : les femmes préféreraient opter pour la mutation en période probatoire pour ne pas être licenciées d’emblée tout en ayant la possibilité de revenir en arrière. Ces dernières sont sans doute fréquemment les conjointes d’autres salariés de l’usine (le questionnaire ne nous permet pas de le vérifier). La mutation probatoire serait alors choisie en couple. Les hommes, eux, auraient plus facilement la possibilité d’accepter la mutation d’emblée notamment parce que leur emploi est fréquemment l’emploi principal du ménage. Ces données nous permettent d’identifier des arbitrages différents selon le sexe des salariés en faveur d’une plus forte mobilité des hommes malgré des essais de mutation chez les femmes. Pour aller plus loin dans la compréhension des arbitrages au sein du couple, il s’agit à présent d’inclure dans l’analyse les conjoint(e) s et d’explorer, à l’aide des entretiens, la nature des critères de décision énoncés tant par les femmes que par les hommes.
1.2. Les critères des choix résidentiels des femmes et des hommes
11Les types d’arguments donnés lors des entretiens par chacun des membres du couple (conjoint(e)s ou salarié(e)s) se distinguent, de prime abord, de manière assez classique : la sphère domestique et familiale est un thème particulièrement mobilisé par les femmes ; la sphère professionnelle est davantage un argument des hommes. Toutefois, cette partition doit être affinée. Nous allons montrer que les critères énoncés par les hommes, pour justifier leur décision, concernent aussi la sphère privée, mais plus spécifiquement sous l’angle du logement ou des déplacements, tout comme ceux des femmes qui peuvent également porter sur leur propre emploi.
12Pour les femmes, face à la proposition de mutation, c’est moins le risque de chômage que le risque de perdre un statut d’occupation, une maison et la localisation du logement qui est perçu comme une menace pour l’équilibre familial. Ce thème est central dans leur discours. Tout d’abord, les mères sont souvent le relais des craintes des enfants et de leur volonté de ne pas changer d’école, de ne pas quitter leurs amis. Ensuite, les discours révèlent les craintes d’une séparation du couple en cas de mobilité. Ainsi, lorsque la conjointe est présente lors de l’entretien, les tensions sont saillantes. La conjointe de Frédéric raconte, par exemple, comment elle a dissuadé son mari de partir à Sens et révèle le principe d’autonomie qui fonde leur relation :
« Je lui avais dit : “Si tu veux y aller, t’y vas”. Bon après… je ne garantis pas de ce qui se passe dans la vie. Donc je ne voulais pas non plus qu’après il me dise : “Oui, tu m’as empêché de partir”… Bon, on vit ensemble, mais moi je dis que chacun a à mener son choix. » (Conjointe de Frédéric, profession intermédiaire, 34 ans, 1 enfant, accédant à la propriété, famille-entourage locale)
13Il faut également noter l’importance donnée à la proximité avec le réseau de parenté dans les propos des conjointes pour justifier le refus de la mutation. Dans notre échantillon, 66 % des salariés interviewés font partie d’une « famille-entourage » [Bonvalet et al., 1999]1 et, parmi ceux-ci, les trois quarts font même partie d’une « famille-entourage locale » dont les proches résident dans la commune de résidence de l’enquêté ou dans une commune limitrophe. Or les formes d’inscription spatiale et le type de liens familiaux ont bien des incidences sur les choix résidentiels et sur le rapport au territoire et au logement des salariés [Vignal, 2005a]. Par exemple, Sylvie, qui a tenté la mutation à l’essai avec son mari lui aussi ouvrier de l’usine, a difficilement vécu l’organisation des relations familiales à distance, a fortiori lorsque sa mère était malade :
« C’est très dur à supporter vous savez... la distance, quand vous avez une mère qui est malade. [...] Vous vous faites des reproches. » (Sylvie, ouvrière chef d’équipe, 43 ans, mariée, 2 enfants, propriétaire, famille-entourage locale, conjoint ouvrier qualifié de l’usine)
14Les femmes ne sont toutefois pas les seules dans le couple à être porteuses de ces préoccupations. On touche ici au biais méthodologique des entretiens, dans lesquels les hommes imputent plus facilement à la femme la prise en compte des enjeux familiaux parce qu’ils jugent sans doute cette division sexuelle plus légitime. Les hommes parlent largement de leurs liens familiaux, mais chez eux l’ancrage semble davantage reposer sur l’attachement au logement proprement dit ou sur les questions de temps de transport domicile-travail lors de la recherche d’emploi :
« Je ne voulais pas passer plus de neuf heures en dehors de chez moi, je n’ai plus de vie de famille […]. Sinon il vaut mieux que je sois célibataire, que je prenne un camping-car et que je reste là-bas ! » (Philippe, ouvrier qualifié, 36 ans, marié, 2 enfants, accédant à la propriété, famille-entourage locale, conjointe infirmière)
15Si la majorité des femmes de cet échantillon exprime un rapport au territoire différent de celui des hommes, c’est qu’à travers la mobilité et le déménagement, la répartition des rôles et des tâches domestiques au sein du couple est touchée. En effet, les justifications données par les ouvrières à leur refus de la mutation révèlent l’impossibilité pour elles d’envisager une mobilité qui impliquerait de changer cette répartition des rôles. Toutes les femmes salariées interviewées estiment que leur absence durant la semaine ne les dégagerait pas des tâches domestiques et familiales habituelles, lesquelles seraient toutes concentrées sur le week-end. Par exemple, Nicole, ouvrière non qualifiée, refuse la mutation pour elle-même alors que son mari, lui aussi ouvrier qualifié de l’usine, l’accepte.
« On est encore une génération qui réfléchit différemment de celle d’aujourd’hui. C’est davantage le rôle de l’homme de travailler et de faire le chemin, de faire du parcours, tandis que la femme, elle, elle reste à la maison. Alors que, actuellement, il y a des couples, bon, après réflexion, qui accepteraient que leurs femmes soient parties. Que ce soit l’homme qui reste. C’est une nouvelle génération mais nous, on n’a pas appris comme ça. » (Nicole, ouvrière non qualifiée, 42 ans, en couple, 2 enfants, accédant à la propriété, famille-entourage)
16Nicole analyse sa situation par l’impact de la socialisation des femmes et des hommes de sa génération (nés dans les années 1950). On touche ici aux caractéristiques sociales de notre échantillon composé majoritairement de couples ouvriers ou ouvrier-employé dont le réseau de parenté comporte fréquemment des parents ouvriers. Ces femmes sont particulièrement porteuses de valeurs comme l’attachement à la maison et la proximité du réseau de parenté. Ces éléments renvoient au sens donné à la propriété et à l’ancrage dans les milieux ouvriers [Schwartz, 1990].
17Enfin, l’influence des femmes s’exerce parfois par l’importance donnée à leur propre emploi dans le choix résidentiel du couple. Certes, celui-ci devient central, dans les discours, en ce qu’il constitue le principal filet de sécurité économique lorsque le licenciement est prononcé. Mais le critère professionnel est largement plus mobilisé par les hommes. Ceux-ci justifient systématiquement leur décision par des arguments portant soit sur leurs perspectives de promotion professionnelle ou d’évitement du chômage lorsqu’ils acceptent la mutation, soit sur leurs projets de reconversion professionnelle lorsqu’ils refusent la mutation et sont licenciés.
18La comparaison des critères mobilisés par les membres du couple dans leurs discours révèle donc en quoi les femmes accordent la priorité au choix résidentiel sur le choix professionnel au cours de l’arbitrage. Les hommes utilisent davantage les critères professionnels sans toutefois écarter la sphère domestique au travers d’arguments concernant la stabilité familiale, le logement et les déplacements. Cette mise à plat des critères, si elle sert la compréhension et l’analyse des entretiens, doit surtout nous permettre d’analyser la construction du choix résidentiel et professionnel des couples.
2. LA DYNAMIQUE DES ARBITRAGES RÉSIDENTIELS AU SEIN DES COUPLES
19Il s’agit à présent de s’interroger sur ce qui va conduire les couples à prononcer une décision définitive ou temporaire, à mettre en avant certains critères plutôt que d’autres, à construire une décision par simples ajustements ou à la suite de compromis et de tensions. Afin de donner un schéma plus précis des modes d’arbitrages expérimentés par ces couples, la typologie ci-dessous (Tableau 5)2 servira de canevas. Elle distingue les situations dans lesquelles l’arbitrage et l’aménagement de cette décision suscitent, ou non, des tensions entre les logiques professionnelles et les logiques familiales. Les décisions sont prises par ajustements et sans tension lorsque les logiques professionnelles de l’homme dominent et que les conjointes s’ajustent à ces décisions (types 1 et 2). Mais, dans la majorité des cas (types 3 et 4), les décisions sont le résultat de tensions, d’hésitations, voire de renoncements.
Tableau 5 – Construction des choix résidentiels et professionnels au sein du couple

Source : Enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
2.1. Des choix résidentiels par ajustements
20Dans quels cas la décision d’accepter ou de refuser la mutation se construit-elle par un ajustement, sans tension, des attentes et des projets des membres du couple ? Ces couples ont-ils des caractéristiques socioéconomiques qui les distinguent de ceux qui vivront un arbitrage plus difficile ?
21Le type 1 de la « migration de carrière » associe l’intégration professionnelle dans l’entreprise et l’adaptation du projet familial. La décision de mutation s’impose tout d’abord par l’intérêt professionnel et économique des hommes (le type 1 ne comporte aucun cas de femmes salariées de l’usine). Il faut d’emblée souligner le profil socioprofessionnel de ces ouvriers, plus qualifiés que la moyenne, qui ont bénéficié de formations et de promotions internes, accédant au statut d’ouvrier qualifié, de chef d’équipe, voire de technicien et de responsable de production. Ce niveau de responsabilité et de rémunération obtenu sur un marché du travail interne à l’entreprise est donc vécu comme une position qu’il serait difficile de retrouver sur le marché du travail externe. Pour autant, ces hommes n’ont pas à imposer proprement dit leur mutation à leur conjointe et à leurs enfants car l’acceptation du déménagement fait également écho aux attentes ou simplement aux dispositions des membres du ménage en matière de mobilité et de lieu de résidence. Ces salariés et leur conjointe se caractérisent par une expérience plus fréquente de déménagements durant l’enfance que la moyenne de l’échantillon, par un parcours résidentiel éclaté sur plusieurs départements ou par une géographie du réseau de parenté dispersée qui facilitent l’acceptation d’une migration. Les deux membres du couple adoptent une démarche de migration d’autant plus vite qu’elle conforte un effort d’autonomisation vis-à-vis du réseau de parenté, voire une prise de distance volontaire. Cela ne signifie pas que la conjointe ou la famille élargie n’ont pas eu de poids dans la décision mais simplement que les discours rendent compte d’un ajustement entre les dimensions familiales, résidentielles et le choix professionnel. La conjointe s’est ensuite approprié ce changement de région en reprenant une activité professionnelle interrompue ou bien simplement en trouvant un nouvel employeur sur place.
22Le type 2, intitulé l’« ancrage de projets » révèle cette fois un refus de la mutation fondé sur la recherche d’un équilibre entre l’intégration professionnelle et l’intégration résidentielle. Les salariés de ce type, hommes et femmes, se distinguent par leur rapport à l’emploi : ils s’engagent dans des projets de reconversion précis ou dans une recherche d’emploi active et souvent fructueuse. Mais contrairement à la « migration de carrière », l’inscription territoriale n’est pas neutre pour eux. On peut parler ici de rapport stratégique à l’ancrage, tant le choix du licenciement est jugé et évalué comme préférable pour l’équilibre économique et affectif du ménage. Ces couples de salariés ont pu prendre leur décision sans tension dans la mesure où chacun des membres ne se sent pas lésé dans ses aspirations professionnelles ou domestiques. Chacun s’accorde sur le fait qu’il faut éviter une intermittence dans la vie conjugale et familiale. La propriété du logement est aussi souvent au cœur de la décision. Les discours véhiculent des représentations qui font du logement une des raisons du refus de la mutation et un des moyens qui permet d’assurer l’ancrage et d’amortir les risques économiques du chômage.
2.2. Les tensions au sein des couples dans la construction du choix
23Toutefois, dans la majorité des cas, la prise de décision a généré de fortes tensions au sein des couples (types 3 et 4). L’attachement familial au territoire, à la maison ou à l’emploi pousse souvent les femmes à s’opposer à la mutation de leur conjoint ou bien à négocier un compromis. Les femmes, conjointes ou elles-mêmes salariées, pèsent donc fortement dans les aménagements des décisions notamment lorsque les mutations-migrations ont fait l’objet d’échec et de retour en arrière.
24Le type 4 de l’« ancrage d’affiliation familiale » renvoie à des situations où le refus de la mutation – et donc le licenciement – résulte d’une mise en tension des logiques professionnelles et des logiques familiales au sein du couple. Ces couples se sentent pris dans un dilemme qui les contraint, de toute façon, à prendre des risques : le risque de chômage en cas de licenciement ou bien le risque d’une déstabilisation familiale et conjugale en cas de mobilité géographique de l’un des deux conjoints. Suivons l’exemple de Michel dont le discours révèle les injonctions paradoxales face auxquelles il est placé. Sa femme et son fils ne souhaitaient pas déménager. Pourtant, face aux risques de précarité économique du ménage, Michel envisage à un moment donné d’accepter une mutation probatoire et de vivre à l’hôtel durant la semaine. Craignant de mettre son couple en danger, il renoncera finalement à cette option :
« [Si] moi, je lui téléphone, elle sera jamais là. Et puis pareil pour elle, elle m’appellera, je serai jamais rentré. Et puis je vais rentrer tous les quinze jours, et après je vais rentrer toutes les trois semaines. Et puis après je vais rentrer tous les mois. Et puis un jour, je rentrerai plus. Moi je vous dis sérieusement qu’au niveau couple, il y en a qui vont avoir des surprises ! » (Michel, ouvrier qualifié, 46 ans, marié, 1 enfant, accédant à la propriété, famille-entourage locale, conjointe ouvrière)
25Plus généralement, l’influence des femmes sur la décision de leur conjoint s’exerce par l’intermédiaire des enfants pour lesquels l’idée d’un déménagement paraît souvent insensée. Ainsi, Gilbert était d’accord pour déménager et accepter l’emploi à Sens. Sa conjointe l’était également et avait commencé à faire des démarches pour trouver un emploi sur place. Mais l’inquiétude de cette dernière au sujet des conséquences du déménagement sur sa fille a conduit à son refus de partir et, finalement, au licenciement de Gilbert :
Conjointe de Gilbert : « Ben, moi c’est surtout que j’ai eu peur, pour mes enfants... ça c’est... c’est clair que... j’ai eu un blocage au niveau de ma fille pendant un mois. Elle était complètement bloquée. » (Gilbert, ouvrier qualifié, 32 ans, marié, 3 enfants, locataire HLM, famille-entourage locale, conjointe employée non qualifiée)
26Dans le cas de la « migration de compromis familiaux » (type 3), les tensions dans la prise de décision et sa mise en œuvre débouchent sur des systèmes de double résidence. Deux situations de migrations de compromis peuvent être distinguées : celle où l’homme sera le seul mobile et celle où toute la famille déménage mais en conservant la maison dans la région d’origine.
27Tout d’abord, le cas où l’homme est le seul mobile concerne près d’un quart des salariés de l’usine. Ces derniers ont opté pour la mutation probatoire, pendant 6 à 8 mois, ou bien pour une mutation définitive mais en déménageant seuls3 et en effectuant des mobilités hebdomadaires vers le domicile familial. Une division sexuelle s’opère alors entre un lieu de travail éloigné pour l’homme et un espace professionnel et familial stable pour la femme. La permanence du lieu de vie familial est privilégiée au détriment de la cohabitation du couple : « Le choix est familial : ma femme garde son travail et moi je me déplace pour le travail. » (Daniel, technicien, 38 ans, marié, 1 enfant, accédant à la propriété, famille-entourage, conjointe employée municipale). Au cours de ces compromis, l’influence des femmes est donc particulièrement visible, notamment lorsqu’une décision initiale est remise en cause. En effet, la moitié des mutations probatoires se sont soldées, un an plus tard, par un licenciement4. Outre les conditions de travail décevantes, l’expérience d’une vie à distance a fait reposer toute l’organisation quotidienne de la maison et l’éducation des enfants sur les femmes. Lorsque le ménage n’a qu’un véhicule, utilisé pour les déplacements vers Sens, l’autonomie de la conjointe est réduite durant la semaine, ce qui concentre une partie des activités d’achats sur le week-end. Dès lors, l’absence hebdomadaire du salarié muté empiète considérablement sur le temps de loisirs et de repos. Nombre de couples vivent alors difficilement cette intimité à distance.
28Un deuxième type de compromis est celui de la double résidence en famille. Dix couples déménagent en famille à Sens tout en conservant leur maison familiale dans l’Aisne. La négociation avec la conjointe porte alors sur le fait de garder la propriété de la maison. Garder sa maison, c’est se donner une promesse de retours fréquents dans le Laonnois, voire un jour de retour définitif : « Moi j’espère toujours revenir à Chevregny plus tard. […] Ah oui, si ça va pas, je reprends ma maison aussi vite. » (Conjointe de Loïc, ouvrier qualifié, 36 ans, 3 enfants, accédant à la propriété, famille-entourage locale, inactive). Les conjointes jouent alors un rôle actif dans la préservation des liens dans la région d’origine, comme en témoignent les déplacements fréquents en direction des espaces familiaux et amicaux. La migration prend donc un caractère temporaire.
« On y va assez régulièrement. Tous les quinze jours. Cet hiver on a essayé d’espacer pour s’habituer ici. Mais ça ne va pas. […] Sinon quand on repart c’est souvent pour un anniversaire, une fête, il y a plus ou moins une occasion. […] Oui, quand on y va, on a l’impression de revivre, on oublie carrément, enfin moi personnellement, j’oublie carrément que j’ai une maison ici [dans l’Yonne], je fais le vide complet. » (conjointe d’Yves, ouvrier qualifié, 41 ans, mariée, 2 enfants, propriétaire, famille-entourage, inactive)
29Les refus de mutation suite à la période d’essai concernent aussi les couples de salariés qui avaient choisi la mutation probatoire ensemble. Pour comprendre ces abandons, suivons l’histoire de Sylvie et Thierry, mariés, tous deux ouvriers qualifiés dans l’usine de câbles. Thierry était plutôt enthousiaste et aurait accepté directement la mutation définitive si sa femme n’avait pas eu de fortes réticences. En effet, Sylvie a poussé son mari à faire le choix de la mutation à l’essai et a imposé d’emblée l’idée de revenir chaque fin de semaine dans la maison familiale. La prise de décision a été difficile pour elle, contrairement à son mari, et ne semble pas définitive dans son esprit. Ce compromis prend sens lorsque Sylvie raconte combien lui tiennent à cœur sa proximité avec sa famille et son rôle de soutien auprès de sa grand-mère, de sa mère, de sa bellemère et de ses propres enfants. L’idée de concentrer ces liens d’entraide et cette sociabilité familiale sur la fin de semaine semble déjà irréaliste.
« Enquêtrice : – Tout ça [l’entraide familiale] vous allez le concentrer sur vos week-ends ?
Sylvie : – J’vais... j’vais être obligée.
Thierry : – Ça va faire chargé.
Sylvie : – Ça va faire chargé, les week-ends. Non, je… je…
Enquêtrice : – Vous n’êtes pas certains de rester à Sens finalement…
Sylvie : – Ah ! aujourd’hui si on me propose un job dans la région je reste, je reste ici. C’est clair et net ! » (Sylvie, ouvrière chef d’équipe, 43 ans, Thierry, ouvrier qualifié, 47 ans, mariés, 2 enfants, propriétaires, famille-entourage locale)
30Alors que le début de l’entretien annonçait une décision unitaire de tenter la mutation, au fil de la conversation, l’expression du stress engendré par ce déménagement devient beaucoup plus nette dans les propos de Sylvie et révèle une dissonance dans le couple. Les échanges sont alors plus secs entre les époux et le ton du reproche de Thierry s’oppose aux justifications de Sylvie. Ces tensions, perceptibles dans le premier entretien, aboutiront, un an plus tard, au divorce du couple. Sylvie demande à être licenciée et s’installe dans un appartement à Laon, tandis que Thierry accepte définitivement la mutation à Sens tout en conservant l’usage de la maison familiale dans l’Aisne, occupée par leur fils.
« Je ne sais pas si j’évoque ça, mais je me suis retrouvé en divorce. La séparation est presque directement liée à la mutation en fin de compte. […] Je ne sais pas si vous l’avez senti quand vous êtes venue en juillet, moi honnêtement, bouger... au contraire, pour moi c’était pas plus mal. Et puis en fin de compte je m’apercevais qu’elle n’était pas prête pour partir. »
31De son côté, Sylvie, dans le deuxième entretien, évoque les difficultés de son couple mais insiste sur sa déception professionnelle suite à la tentative de mutation à Sens et, surtout, sur ses difficultés à gérer la distance géographique avec son entourage familial.
CONCLUSION
32Nous avons cherché à décortiquer la construction des choix résidentiels au sein des couples contraints par l’emploi. Celle-ci met en scène les logiques familiales et professionnelles des conjoints. Dans certains cas, la construction de la décision pourra se faire sans tension particulière, notamment lorsque la qualification de l’emploi délocalisé et les perspectives de promotion professionnelle sont importantes. Mais il faut aussi, et peut-être surtout, que les conjoints aient un projet résidentiel et familial commun qui leur permette d’envisager ensemble une migration ou de résister ensemble au déracinement et de mener une recherche d’emploi sur place. Mais l’arbitrage résidentiel fait l’objet, dans la majorité des cas étudiés, de tensions entre conjoints. Les négociations aboutissent parfois à accepter l’option de la mutation à condition qu’elle soit soutenue par un système de double résidence : le compromis peut alors porter sur une décohabitation partielle du couple durant la semaine, ou bien sur le déménagement de toute la famille tout en conservant la propriété de la maison dans l’Aisne. Lorsque le compromis n’est pas possible, ou n’est pas stable suite à une mutation probatoire mal vécue, le refus de la mutation conduit à un licenciement. Les risques de dislocation du couple, le vécu des enfants, les pressions de l’entourage familial, les relations professionnelles et les coûts psychologiques de la migration déterminent ces tensions. Ces négociations conjugales, orientées par les dispositions du plan social, donnent ainsi un caractère temporaire aux solutions trouvées et attribuent des frontières plus floues aux notions d’ancrage et de migration.
33Les critères qui préfigurent ces arbitrages sont en partie différenciés selon le genre. Les critères énoncés par les femmes pour justifier leur choix, qu’elles soient salariées ou conjointes, portent prioritairement sur la sphère domestique et familiale : le besoin de stabilité des enfants, les risques de dislocation du couple en cas de décohabitation durant la semaine, l’attachement au réseau de parenté qui, pour nombre d’enquêtés est une famille-entourage locale, les difficultés à envisager une mobilité que l’on n’a jamais vécue sont autant d’éléments orientant leurs discours. Même si l’emploi de la femme, perçu comme filet de sécurité, est souvent mentionné, ce sont les hommes qui valorisent le plus la sphère professionnelle dans leurs arguments. Leurs critères mobilisent aussi la sphère privée, mais plus spécifiquement sous l’angle du logement ou des déplacements.
34Le rôle des femmes réside donc dans leur capacité à faire de ce choix, un choix plus résidentiel que professionnel. En ce sens, elles occupent une place centrale dans la construction des trajectoires professionnelles aussi bien masculines que féminines. Mais nous avons constaté que la mobilité demeure malgré tout un domaine masculin ou, plus précisément, une option toujours plus facilement mise en œuvre par les hommes. En somme, ces négociations au sein des couples tendent à reproduire les inégalités sexuelles face aux différentes formes de mobilité.
Notes de bas de page
1 Les auteurs de l’enquête « Proches et parents » de l’INED désignent, à travers le concept de « famille-entourage », le mode d’organisation familiale fondé sur un degré élevé d’affinités, de contacts et d’entraide avec les parents considérés comme proches.
2 Pour une analyse détaillée de cette typologie des arbitrages géographiques et professionnels voir Vignal [2005b].
3 Plus de 20 % des 300 salariés de l’entreprise (30 personnes enquêtées) ont opté pour la mutation à l’essai pendant 6 à 8 mois. En outre, la moitié des salariés qui acceptent définitivement la mutation déménagent seuls (9 enquêtés).
4 Parmi les 30 salariés en période probatoire enquêtés par entretien ou questionnaire, 19 choisissent après 6 à 9 mois d’activité professionnelle à Sens d’être licenciés et de revenir dans leur région d’origine.
Auteur
Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille 1, Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE-CNRS, UMR 8019).
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