Corps et armes du héros individuel
p. 155-220
Texte intégral
1L’année 1760 réunit les conditions nécessaires à l’épiphanie du héros plébéien sur la scène et dans les arts. Au cours de la décennie, une succession de figures individuelles entrent en scène, dessinant ses traits spécifiques, sa silhouette, ses qualités physiques et morales identifiables au théâtre notamment par le costume et les accessoires. Deux figures se détachent en particulier par leur popularité immédiate dans l’opinion publique et leur fortune considérable dans les arts figuratifs et le spectacle vivant. Spartacus d’abord, Guillaume Tell ensuite, offrent deux faces contrastées d’une même réalité sociale dont s’empare le théâtre opportunément à un moment unique de son histoire. Le premier présente plutôt une face nocturne, marquée par la souffrance physique et l’échec tragique d’une libération. Le second offre une face solaire qui vient couronner l’irrépressible élan égalitariste de tout un peuple et la fondation d’une nation libre. Si 1760 est l’année de création de Spartacus, elle met aussi l’archer suisse à l’honneur grâce à la publication de deux textes polémiques dans le domaine de la recherche historique. Guillaume Tell, fable danoise est édité anonymement en Suisse à la suite d’un écrit de Voltaire qui met en doute les détails de l’histoire1. Le texte, attribué à Freudenberger et Haller, conteste l’existence du héros national suisse avec la volonté de provoquer les recherches critiques et d’établir la vérité sur des preuves plus positives que dans la légende. La même année, une Défense de Guillaume Tell, préfacée par Salomon Wolf, entretient la polémique jusqu’à la création de la tragédie de Lemierre six ans plus tard, le 17 décembre 1766 – première incarnation théâtrale du mythe offrant aux belligérants l’occasion d’écrire et de débattre encore pendant plusieurs années.
2Après diverses apparitions épisodiques ou de second ordre à la période précédente, le héros plébéien naît véritablement dans les arts en France en 1760. On peut ajouter que le contexte de l’affaire Calas, qui passionne l’opinion publique à partir de 1762 et soulève la population contre les injustices et les abus dont sont victimes les protestants, lui est éminemment favorable. Il participe à sa fortune dans l’imaginaire national, en mobilisant les artistes et les moyens de diffusion au nom de la tolérance.
1760, année héroïque
3Trois événements artistiques majeurs dans cette perspective ponctuent l’année 1760. Le 20 février 1760 est créé sur la scène de la Comédie-Française Spartacus, tragédie de Bernard Joseph Saurin, en présence de Diderot, notamment. La pièce a six représentations à sa création à la Comédie-Française puis trois représentations la même année, avant correction de l’auteur pour une deuxième édition en 1769, après celle de 1760. Toutes sont jouées avec Lekain dans le rôle-titre. Le rôle est ensuite repris par l’acteur Larive à partir de 1780, puis par Talma. La pièce compte en tout dix-neuf représentations jusqu’en 1818, sans compter la période révolutionnaire où la pièce est donnée dans de nombreux théâtres2. L’événement est d’importance et attire l’attention au-delà de Paris, jusqu’à Ferney. Voltaire relève un sujet audacieux, qui « est tout neuf [et] ne ressemble à rien3 », parce qu’il s’agit d’une tragédie qui prend pour sujet la révolte d’un esclave. La même année, le sculpteur Jean-Baptiste Pigalle achève le modèle de la statue de Louis XV pour la place royale de Reims. Enfin, toujours en 1760, le poète Antoine-Léonard Thomas accède à la notoriété en recevant un premier accessit pour son « Épître au peuple » lors d’un concours de l’Académie française4. Ces trois œuvres artistiques témoignent à leur façon d’une évolution profonde de la conception de l’héroïsme en France, que Jean-Claude Bonnet a brillamment analysée comme le passage du « système de l’honneur [...] à celui de la valeur, mais sans perte d’énergie5 ».
4Saurin, tout d’abord, a le mérite d’être le premier poète à se saisir du type de l’esclave. Par sa lecture sociale de l’histoire romaine, le poète donne à voir sur la scène l’héroïsme de la valeur sous une forme radicale, en plaçant un esclave au cœur de l’intrigue et en donnant son nom individuel à un soulèvement populaire et collectif. On a montré ailleurs comment la pièce offre une représentation du monde antique qui fait contrepoids à l’histoire officielle en s’opposant aux valeurs dominantes de la société d’Ancien Régime6. Saurin se livre à une observation précise de la société romaine sous l’angle des conditions, tout en proposant un modèle plastique singulièrement audacieux du héros. Le dramaturge fait en effet reposer toute la pièce sur l’origine sociale du personnage, triplement marquée au sceau de l’infamie, puisqu’il est à la fois étranger, esclave et gladiateur. À travers lui, la pièce critique les ambitions guerrières et défend une émancipation sociale au nom de la liberté universelle.
5Au même moment, Pigalle place sur le piédestal de sa statue de Louis XV la figure du Citoyen heureux, souriant et alangui, sa bourse ouverte à ses côtés, au milieu des ballots de marchandises et d’un agneau qui dort entre les pattes d’un loup. C’est moins la figure allégorique du Commerce qui frappe les contemporains que l’effigie familière du peuple dans sa félicité. L’ensemble monumental (voir ill. 18), conçu en 1760, mais inauguré en 1765, marque les contemporains, car le rapprochement du citoyen et du roi soutient l’idée d’une monarchie clémente et bienfaisante d’une façon nouvelle.
6L’œuvre s’oppose, en effet, à la statue parisienne de Louis XIV de Desjardins (1686) où l’on admire quatre grands captifs autour du socle d’un Roi-Soleil victorieux et pacificateur, lui-même couronné d’une Victoire ailée et écrasant du pied Cerbère, symbole de la Triple-Alliance. Dans son chapitre sur « le rôle des arts », Jean-Claude Bonnet a parfaitement analysé le contexte intellectuel qui a entouré la réalisation de la nouvelle statue et il en a synthétisé la signification profonde :
Pigalle pour la place royale à Reims [...] illustre un héroïsme tempéré : piédestal orné de la figure d’un artisan nu, se reposant assis sur des ballots, désigné comme le Citoyen heureux (autoportrait du sculpteur), répondant au désir de Voltaire qui avait déclaré à propos de la statue de Louis XIV érigée par Martin Desjardins place des Victoires : « c’est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves au pied des statues des Rois. Il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux » [Siècle de Louis XIV, chap. 28 : « Suite des anecdotes »]. Surplombant cette scène, la statue pédestre de Louis XV donnait l’idée d’un roi clément et bienfaisant, parce que, selon Diderot, « ce n’est point une main qui commande, c’est une main qui protège. Ainsi le bras est mou, les doigts de la main sont écartés et un peu tombants ; la figure n’est pas fière et elle ne doit pas l’être, mais elle est noble et douce » [Correspondance littéraire, 1er juillet 1760]. Dans la ville du sacre, le roi était donc cette fois consacré comme un père7.
7Non seulement Pigalle accomplit dans le métal et dans le marbre le rêve des philosophes des Lumières qui souhaitent « priver l’image royale de son charisme en la dépossédant de ses attributs traditionnels8 », mais il rend aussi tangible le déplacement des valeurs héroïques. Chez Pigalle, l’idéologie qui sert d’assise à la figure du monarque et à tout le système monarchique apparaît définitivement modifiée. Le souverain « n’est que le premier des grands hommes de la nation, ceux-ci viennent faire corps autour de lui dans les monuments publics9 ». Le roi de guerre cède la place au roi de paix et de concorde, paternel et bienveillant, qui ne foule plus ses sujets comme ses ennemis, mais au contraire prend appui sur leur bonheur et leur prospérité. À l’opposé, l’homme du peuple est comme magnifié. La figure du monarque est prise désormais dans une célébration qui inclut la présence visible à ses côtés d’un peuple héroïque, même si c’est à une place inférieure. Le héros noble traditionnel doit compter sur la présence physique de ses citoyens émancipés. Il est même encouragé à étayer les marques de sa puissance, à les adosser au corps du peuple, dans une proximité troublante qui n’est pas sans conséquences. Tout se passe comme si le peuple s’invitait dans le tableau, prenait place dans le champ visuel de la gloire. La statue allégorique de la plèbe, sous l’apparence de l’artisan nu, est fondatrice ; elle est le socle de la société en son ensemble et la base de son système politique. Au même moment, on l’a vu, maints auxiliaires héroïques au théâtre sont exposés dans l’entourage du héros comme autant de « remparts » valeureux d’une bonne monarchie10. Tous prouvent, de la même façon que l’éloquente statue de Pigalle, que « l’effacement progressif de la personne royale [tient] à la perte du pouvoir spirituel accaparé lentement mais sûrement par ces nouveaux tuteurs que promettait l’imagerie des grands hommes11 ».
8Enfin, toujours la même année, Thomas contribue à imposer en France un héroïsme qui n’est ni celui de la force brutale ni celui du stoïcisme foncier hors des limites de l’humanité. Son « Épître au Peuple » est le premier de ses poèmes à avoir connu un écho retentissant et à avoir été diffusé auprès d’un large public, à la suite de sa reconnaissance officielle par le monde des lettres12. Après quelques travaux remarquables, Thomas fait entendre un appel puissant et sans détour en faveur de la condition plébéienne, tout en approfondissant des topiques déjà exploitées les décennies précédentes. La lecture de l’épître montre surtout la transition qui s’est opérée avec la période antérieure, en soulignant l’influence de Voltaire et de la tragédie philosophique dans la poésie. L’œuvre de Thomas doit en effet beaucoup au « Premier Discours sur l’Homme » (1757), où Voltaire a montré ce qu’il y a d’égal dans chaque état et dans chaque profession en ce qui concerne les biens comme les maux. Si Thomas est influencé par la pensée philosophique lorsqu’il aborde le préjugé de classe, sa manière franche et sa langue concrète lui viennent directement de Voltaire. On en trouve la preuve dans une leçon antérieure du « Premier Discours », datée de 1738 et intitulée « Épîtres sur le bonheur13 ». Cette version a, selon nous, joué un rôle décisif dans la représentation scénique du peuple réactivée à partir de 1760 par l’épître de Thomas.
9Voltaire opère dans son « Discours » un déplacement fondamental en refusant certaines conventions poétiques et notamment le style noble. En effet, plus libre dans le discours versifié que dans la tragédie régulière, il explicite sa vision sociale par une description des « états » de la société française qu’il peint dans un contexte contemporain. Ainsi démontre-t-il dans la leçon de 1738 une équivalence entre les conditions, dans une langue qui se distingue du style tragique comme du commentaire abstrait des philosophes. Au lieu d’être traditionnellement dégagés de toute particularité contingente, les termes employés appartiennent à la langue du drame bourgeois ou du conte moral, voire du roman d’apprentissage. Par exemple, Voltaire assigne une origine sociale plausible à son jeune interlocuteur avant d’énumérer les divers métiers qui s’offrent concrètement à lui :
Eh bien ! jeune Hermotime, en province élevé,
Avec un cœur tout neuf à Paris arrivé,
Tu ne sais pas encor quel parti tu dois suivre ?
Tu voudrais des leçons sur le grand art de vivre ;
Il faut prendre un état. Incertain dans tes vœux,
Tu veux choisir, dis-tu, le sort le plus heureux :
Mais ce sort, quel est-il ? Tu ne sais. Tu peux être
Magistrat, financier, courtisan, guerrier, prêtre.
Ton goût doit décider ; ce n’est pas ton emploi
Qui doit te rendre heureux, ce bonheur est dans toi.
Les états sont égaux, mais les hommes diffèrent14.
10Thomas s’est souvenu de cette manière directe par laquelle Voltaire a introduit des termes familiers et concrets dans la poésie, sans métaphore convenue ni atténuation. Revenant ensuite sur cette vision de la société avec un ton où se mêlent le vérisme du commentaire historique et la légèreté du dialogue poétique, Voltaire opte dans une leçon définitive – on peut le regretter – pour une métaphore beaucoup plus conventionnelle car allégorique, celle du theatrum mundi. L’inspiration humaniste et chrétienne de la métaphore, comme sa signification fixiste conservatrice, paraît alors un peu fade et datée au regard de la vigueur de la première leçon :
Tu vois, sage Ariston d’un œil d’indifférence
La grandeur tyrannique et la fière opulence ;
Tes yeux d’un faux éclat ne sont point abusés.
Ce monde est un grand bal où des fous, déguisés
Sous les risibles noms d’Éminence et d’Altesse,
Pensent enfler leur être et hausser leur bassesse.
En vain des vanités l’appareil nous surprend :
Les mortels sont égaux ; leur masque est différent15.
11Précisons qu’en choisissant le nom d’« Ariston » à la place de celui d’« Hermotime », Voltaire fait une allusion directe au personnage du raisonneur qu’il interprétait dans sa comédie satirique L’Envieux, écrite au même moment que le « Discours ». Par ce détail, il indique discrètement que sa plume poétique et sa plume dramatique sont trempées dans la même encre. Quant à l’image du « masque », elle renvoie explicitement au thème du théâtre. En établissant une analogie entre les honneurs injustement répartis entre les hommes et les fausses apparences que l’on identifie dans toute forme de sociabilité, Voltaire lie étroitement la littérature sociale à un « démasquage » des êtres au bénéfice de l’égalité.
12Thomas, pour sa part, conclut son épître en empruntant à Voltaire un hémistiche, ce qui resserre les liens entre les deux poèmes : « Les mortels sont égaux ; la vertu fait le rang,/ Et l’homme le plus juste est toujours le plus grand16. » À moins que Thomas ne fasse référence au plaidoyer fameux du soldat Alcméon dans Ériphyle – « Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance,/ C’est la seule vertu qui fait leur différence17 » –, devenu proverbial au moment de son réemploi dans Mahomet (acte I, scène 4). Thomas en tout cas montre qu’il pense au théâtre lorsqu’il décrit la dénaturation de la vie aristocratique opposée au bonheur et à la santé des gens du peuple. Il met face à face un héros rustique et les figures conventionnelles de la société de cour dans un style pathétique18 :
Fatigués de plaisirs, idolâtres d’eux-mêmes,
Les courtisans altiers, dans leurs grandeurs suprêmes
D’un œil indifférent verront des malheureux ;
Le pauvre est né sensible ; il s’attendrit sur eux,
Il soulage leurs maux, il ressent leurs alarmes,
Il goûte le plaisir de répandre des larmes.
Il n’a point cette grâce et ces dehors flatteurs,
Des marquis de nos jours avantages trompeurs,
Et jamais son esprit, façonné par l’usage,
N’a d’un brillant vernis coloré son langage.
D’un masque séduisant il n’est pas revêtu ;
Ce masque est la décence, et non pas la vertu
L’élégance des mœurs annonce leur ruine.
Ces courtisans polis que l’intérêt domine,
En plongeant un poignard vantent l’humanité :
S’ils ont l’éclat du marbre, ils ont sa dureté19.
13Thomas peint d’ailleurs la vie du peuple comme un conflit tragique : « À l’aspect de ces grands dont l’éclat t’importune,/ Je t’entends de tes cris fatiguer la fortune,/ Accuser ta misère, envier leur splendeur20 ». Le style et l’imaginaire empruntent à la tragédie sa représentation de l’ordre aristocratique pour mieux décrire le malheur fatalement attaché aux plus hauts rangs. Toutes les images sont théâtrales, renvoyant au décor pompeux de la scène, aux lents déplacements sur le plateau et à une gestuelle pathétique adaptée au ton soutenu, plaintif et mélancolique, qui fait résonner à l’oreille du lecteur moderne le Baudelaire de « Recueillement » par-dessus Racine :
Croit-on que le bonheur habite les palais,
Soit traîné dans un char, ou porté sous le dais ?
Ces biens, ces dignités, et ces superbes tables
Ne font que trop souvent d’illustres misérables. [...]
Vois ces spectres dorés s’avancer à pas lents,
Traîner d’un corps usé les restes chancelants,
Et sur un front jauni, qu’a ridé la mollesse,
Étaler à trente ans leur précoce vieillesse :
C’est la main du plaisir qui creuse leur tombeau,
Et bienfaiteur du monde, il devient leur tombeau. [...]
Pour eux l’ambition a des feux dévorants,
La haine a des poignards, l’Envie a des serpents21.
14Thomas démontre que le peuple n’est pas avide de pouvoir naturellement. S’il s’en empare, c’est sous l’influence des Grands qui tentent d’agir à travers lui pour leur bénéfice personnel :
Peuple, tu ne sais point, par de grands attentats,
Épouvanter la terre et changer les États :
Ou, des complots fameux instrument et victime,
Si ta main quelquefois a secondé le crime,
C’est le souffle des Grands qui pousse tes vaisseaux
Dans la nuit de l’orage égarés sur les eaux22.
L’apport décisif de Thomas en 1760 réside dans la réactualisation d’une tonalité franche avec un point de vue « plus bas », rapproché de son objet. Ce qui conduit le poète à accorder le registre de langue avec la familiarité et avec l’humilité de son thème. Il étend le champ poétique grâce à des vers descriptifs qui nomment les éléments tangibles de la vie populaire aussi concrètement et aussi visiblement que le théâtre quand il met sur scène les états les plus bas :
Tes bras, tes mouvements, ta féconde industrie,
Multipliant partout les germes de la vie,
Par des travaux actifs animent l’univers :
Cent Rois aux Nations n’ont donné que des fers. [...]
La triste humanité ne doit qu’à tes secours
Ces puissants végétaux, les soutiens de nos jours. [...]
Ta bêche et ta charrue, utiles instruments,
Brillent plus à mes yeux que ces fiers ornements,
Ces clefs d’or, ces toisons, ces mortiers, ces couronnes,
Monuments des grandeurs, semés autour des trônes.
Cet art est le premier ; il nourrit les mortels ;
Dans l’enfance du monde il obtint des autels23.
15La langue concrète fait alors tout le sel du portrait du « Rustique » ou de l’« Industrieux » dans la mesure où il présente un vif contraste avec l’oisif « Mondain » de Voltaire que les contemporains ont tous en tête :
Dompté sous tes marteaux, le fer devient docile.
Tu façonnes le bois, et tu pétris l’argile ;
Par tes savantes mains la toison des brebis,
Le lin, la soie et l’or sont tissus en habits.
La fange des métaux, sous tes doigts épurée,
Brille, aux besoins publics noblement consacrée ; [...]
Par les nœuds du commerce embrassant l’univers,
Tes mains forment un pont sur l’abîme des mers24.
16On retrouve même le Citoyen heureux de Pigalle ornant le piédestal du roi bien-aimé, en lisant ces vers :
Si les princes armés se disputent la terre,
Tu fais par ta valeur les destins de la guerre.
Tes corps sont les remparts des États désolés ;
C’est toi qui raffermis les trônes ébranlés. [...]
Nous admirons l’éclat ; vains juges que nous sommes !
Le véritable honneur est d’être utile aux hommes25.
17Établissant la pyramide sociale sur les êtres de condition humble, Thomas fait de leur mérite la seule valeur véritablement héroïque, le seul vestige capable de survivre à leur mort, tandis que les honneurs et les privilèges disparaissent :
Oh que j’aime bien mieux la rustique droiture
Du Laboureur conduit par la simple nature !
Sous des dehors grossiers son cœur est généreux ;
C’est l’or enseveli sous un terrain fangeux. [...]
Tout périt, les Héros, les Ministres, les Rois. [...]
Qu’importe, lorsqu’on dort dans la nuit du tombeau,
D’avoir porté le sceptre, ou traîné le râteau ?
L’on n’y distingue point l’orgueil du diadème ;
De l’esclave et du roi la poussière est la même26.
18L’œuvre introduit ainsi une succession de héros populaires dans la poésie élégiaque, parallèlement aux autres arts comme la sculpture, la peinture ou le théâtre. Spartacus l’esclave révolté, Tell le vengeur sur son esquif, Barnevelt le ministre du peuple ou Rienzi l’orateur public percent déjà sous ce Laboureur. L’« Épître au peuple » rompt surtout avec les éloges traditionnels qui brossent des portraits individualisés. Elle propose à la place un ample panégyrique qui embrasse un point de vue général, comme déjà le « Discours » de Voltaire. La critique contemporaine a d’ailleurs été étonnée de voir surgir la « classe obscure de la société27 » dans un tableau peu individualisé. « La plus grande partie du genre humain28 », comme la nomme Thomas, y est en effet saisie en tant qu’« état », c’est-à-dire en tant que condition à part entière :
Le but de cette épître est de rendre le peuple respectable aux yeux des autres, et de le consoler lui-même. Cette portion du genre humain, qui est comptée pour si peu de chose, a été longtemps esclave en Europe. Elle est libre aujourd’hui, au moins dans la plupart des états ; mais elle est pauvre et avilie. Ce n’était pas ainsi que le peuple était libre à Sparte et à Rome. Cet avilissement de la plus grande partie du genre humain est un des effets les plus funestes de notre luxe, et de la prodigieuse inégalité dans la distribution des richesses.
L’auteur de cette épître envisage le peuple dans ses travaux, dans ses vertus, et dans la portion de bonheur qu’il peut avoir. Partout c’est le petit nombre qui jouit, et le grand nombre qui travaille. Les premières têtes des états donnent les ordres pour le gouvernement ; c’est le peuple qui exécute. Ce sont ses bras qui font mouvoir ces machines si vastes et si compliquées29.
19Par la suite, les autres éloges de Thomas réunissent dans une forme de récit-type les traits distinctifs du grand homme. Ils brossent tous un « panorama » où se succèdent « énergiquement » des « moments picturaux » et « une série de vastes tableaux » comme sur une scène, tout en prodiguant à leurs lecteurs des modèles de mérite populaire :
Tout éloge doit s’appliquer à faire paraître les grands hommes en déployant une action qui emprunte à la fois au théâtre, à l’épopée et à l’histoire, alors que celle-ci tend précisément, depuis le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, à s’ordonner en une série de vastes tableaux [...]. Les différentes époques de la vie du grand homme, illustrant chacune un trait particulier de son caractère, présentent une suite de scènes mémorables dont l’intérêt tient d’abord au dévoilement d’un retrait intime forcé par surprise30.
20Le théâtre en fera également son profit puisque parallèlement au succès des éloges de Thomas, les premières figures plébéiennes s’affirment d’une manière visible sur la scène. Deux personnages en particulier vont constituer l’épi de faîtage du nouvel héroïsme. Ils appartiennent au même type de héros émancipateur ou « incarnateur31 » : Spartacus, d’une part, dans la pièce de Saurin (1760) et Guillaume Tell, d’autre part, dans celle de Lemierre (1767). En l’espace de quelques années, deux trajectoires plébéiennes individuelles sur la scène débouchent sur la libération collective d’un peuple, bien que les deux pièces s’achèvent par un dénouement différent. Dans la première, la révolte est un échec et conduit à la mort. Dans la seconde, celui qui se définit comme « un citoyen [...] lassé de l’esclavage32 » parvient à s’affranchir et à conduire à la constitution d’une nation. Chez les deux auteurs, cependant, un héros social réalise la jonction idéale, quoiqu’éphémère, entre un homme et un peuple, entre un destin individuel et un destin collectif33.
21Le modèle de l’éloge littéraire évoqué plus haut nous aide à dégager les traits spécifiques du héros émancipateur dans le théâtre tragique. On retiendra quatre34 traits principaux toujours présents aux moments clés de la dramaturgie :
- le héros plébéien émancipateur naît sans ascendance ;
- sa trajectoire individuelle ouvre sur un destin collectif ;
- sa conduite s’oppose de façon polémique à une société inégalitaire, incarnée par la société de cour ;
- son entrée dans le monde se fait « sous la forme d’une irruption théâtrale, également joyeuse et traumatisante », pour reprendre la formule de Jean-Claude Bonnet35.
22Ces traits distinguent le héros plébéien parce qu’ils entrent en tension, voire en contradiction, avec la culture aristocratique. Dans cette culture, en effet, une hiérarchisation prédomine toujours : « L’héroïsme travaille dans la dimension verticale [...]. Par la prouesse, l’individu se met en hiérarchie par rapport aux autres ; il se distingue, il se sépare d’autrui, il se présente comme un modèle36. » Jean-Marie Apostolidès ajoute :
[L’imaginaire héroïque] génère un rapport symbolique figé autour de la figure du Père. Les liens sont hiérarchisés, rigides, empreints d’un formalisme pesant sur les individus, particulièrement sur les faibles. Le respect dissimule mal la peur qui est le lot commun. [...] Cela se fait quasi naturellement, sans qu’on y prête attention, parce que cela se pratiquait ainsi avant nous. Il n’y a guère de possibilité de jeu dans la culture de l’héroïsme, sauf dans son acte fondamental, la prouesse au cours de laquelle l’individu négocie son rang dans la hiérarchie héroïque37.
Or – et c’est un point capital – l’héroïsme populaire travaille, au contraire, pour la première fois, dans une dimension horizontale puisqu’il vise à l’égalisation des rapports humains en luttant contre l’injustice, l’arbitraire ou le despotisme, en combattant surtout les privilèges que les institutions de la société accordent à certaines populations ou à certains ordres au détriment des autres.
Énergie et férocité contre rang et fortune
23Par définition, le plébéien naît sans rang ni fortune, « issu de la pure liberté des eaux38 ». Soulignant ce trait saillant, les règles tragiques encouragent l’épanouissement de son vrai mérite puisqu’un malheur ou une disgrâce (péril mortel, exil, prison, solitude) le régénère dès l’exposition de la crise et le pousse à agir de lui-même, par ses propres moyens.
24En prenant les guerres serviles pour sujet, Saurin choisit la figure la plus radicale du héros de fortune. Il ouvre sa pièce sur le camp retranché de Spartacus après la révolte des esclaves. Le consul Crassus, son ennemi, tente vainement de le soudoyer pour qu’il se rende, mais Spartacus veut venger sa mère tuée par les Romains. Il est cependant déchiré par son amour pour la Romaine Émilie, fille de Crassus, qu’il retient auprès de lui après l’avoir sauvée. C’est ainsi qu’il s’oppose aux anciens esclaves qui veulent exécuter la captive. Il est ensuite vaincu lors d’un ultime assaut. Émilie lui tend un poignard après s’en être frappée et meurt avec lui.
25D’emblée, le projet de Saurin, tel qu’il le présente dans la préface, trahit des influences poétiques et un contexte intellectuel bien identifiés, on reconnaît en effet les valeurs exposées dans les éloges de Thomas et le modèle héroïque de Rousseau :
Je voulais tracer le portrait d’un grand homme tel que j’en conçois l’idée, d’un homme qui joignît aux qualités brillantes des héros la justice et l’humanité, d’un homme, en un mot, qui fût grand pour le bien des hommes et non pour leur malheur. On ne nous a que trop souvent peint en beau les conquérants et les ambitieux ; et, en cela, les historiens et les poètes ont fait beaucoup de mal au genre humain. Combien de jeunes princes, échauffés par leur lecture, et séduits par l’éclat d’un faux héroïsme, ont causé de désolation et de ravage pour marcher sur les pas des Alexandre et des César ! Ce sont les Marc-Aurèle et les Titus qu’il faudrait leur proposer pour modèles ; il faut s’attacher à leur faire connaître la véritable gloire, et les rendre noblement ambitieux du bonheur des hommes. J’ai donc voulu peindre un héros humain et vertueux, et il me semble que le public m’a du moins su gré de l’intention39.
26Avec un héros conforme à la vérité historique et une intrigue « en conséquence », Saurin creuse l’écart entre son personnage et le statut du héros classique à tel point qu’il a craint par la suite que son origine barbare, son absence d’éducation, son métier de guerrier dans l’arène ne découragent le public et ne mettent en péril le succès de sa pièce. Il avoue même avoir reculé en lui donnant finalement des aïeux illustres par respect de la vraisemblance et des bienséances. Des amis « progressistes », dit-il, lui auraient ensuite reproché cette infidélité historique :
Des gens à qui je reconnais des lumières très supérieures aux miennes [...] prétendent qu’en voulant l’ennoblir, je l’ai rendu moins grand. J’avais d’abord pensé comme eux, et mon plan est fait en conséquence. [...] J’ai craint nos préjugés et notre délicatesse, et je m’y suis prêté, parce que j’ai cru pouvoir le faire sans nuire à mon sujet : en effet, on verra que, dans la pièce, Spartacus ne tire aucun avantage de sa naissance, que jamais il ne s’en prévaut, qu’il la met, pour ainsi dire, de côté ; on verra qu’Émilie elle-même ne lui tient compte que de sa gloire et de ses vertus. J’ai d’ailleurs considéré qu’en faisant naître Spartacus d’un chef de Germains, sa mère serait une femme qui aurait eu une noble éducation, et que je pourrais plus vraisemblablement supposer avoir formé les grands sentiments de son fils40.
27Cette fausse ascendance noble n’est donc qu’une licence poétique superficielle qui ne trahit en rien le projet poétique ni ne trompe personne et les vers ajoutés tardivement ne changent pas le plan ni le propos idéologique de la pièce. L’auteur indique même les passages qu’il suffit d’ôter pour rétablir la condition véritable de son personnage :
Pour s’accommoder à leur idée [celle de ses contradicteurs], il n’y aurait pas vingt vers à changer dans la pièce ; qu’on supprime ceux où il est question des aïeux de Spartacus, et que, dans le récit qu’Émilie fait au second acte, Spartacus, au lieu de reprocher aux Romains d’exposer le fils d’Arioviste sur une arène indigne, leur reproche, comme un attentat à l’humanité, ces spectacles atroces où des hommes prennent plaisir à voir couler le sang des hommes, etc. ; la pièce sera telle que le désirent ceux qui font l’objection41.
28Ces revirements et ces justifications trahissent la violence intime du poète en écrivant sa tragédie plébéienne et la difficulté à mener un projet polémique en 1760. Malgré tout, le poète veut faire de son héros une figure individuelle de la plèbe. Spartacus n’est pas seulement le meneur des guerres serviles de Capoue, il est d’abord un héros moderne, pacifique et utile42. Une grande partie de l’intrigue roule sur un éloge de la valeur personnelle indépendamment des contingences historiques. Juste après le passage qui lui imagine une naissance issue d’un haut sang germain, et par un habile recours au mode hypothétique, l’esclave est présenté sous son identité populaire :
Va, dès longtemps l’esclave a fait place au grand homme.
Il naquit libre, et ceux dont il reçut le sang
Toujours chez les Germains tinrent le premier rang.
Mais, de lui-même enfin empruntant tout son lustre,
N’eût-il pas, en effet, une origine illustre,
Fût-il formé d’un sang que l’orgueil nomme abject,
Il en serait plus grand, plus digne de respect,
Puisqu’il fait éclater la généreuse audace
De ces premiers héros fondateurs de leur race,
Et dont les descendants, de mollesse abattus,
Trop souvent en orgueil remplacent les vertus. [...]
Mais Spartacus est né pour apprendre aux humains
Ce que peut un mortel en qui le ciel allie
La force du courage à celle du génie.
Que l’on naisse monarque, esclave ou citoyen,
C’est l’ouvrage du sort ; un grand homme est le sien43.
29Le gladiateur est bien l’emblème de l’esclavage et de l’inégalité. Il est littéralement déchiré par cette ambivalence profonde qui est le signe des héros plébéiens et des descendants de Thersite, incarnant à la fois la séparation historique de l’humanité entre ordres égalitaires et la rupture symbolique avec la pensée qui depuis des siècles met en adéquation honneur et honorabilité, grandeur et noblesse, mérite et naissance. Saurin rend également compte de l’originalité de son héros toujours à travers la voix d’Émilie, la captive romaine. Cela lui permet de poser ouvertement, d’une manière « métathéâtrale », un parallèle entre la position insupportable du personnage dans le contexte de l’empire romain et sa propre situation intenable de poète en conflit avec les règles tragiques :
Spartacus un barbare !... Aveugles que nous sommes !
Notre haine souvent juge ainsi les grands hommes ;
De nos propres couleurs nous chargeons leurs portraits,
Et les défigurons en leur prêtant nos traits.
Ah ! que, pour le repos de la triste Émilie,
N’est-il tel, en effet, que Rome le publie !
Ah ! de l’humanité méconnaissant les droits,
Et, pour toutes vertus, n’offrant que des exploits,
Que ne ressemble-t-il aux héros du vulgaire,
Qu’on admire et qu’on craint, qu’on hait et qu’on révère !
Il eût pu, d’Alexandre émule fortuné,
Remplissant l’univers, et s’y trouvant borné,
Sous son bras triomphant voir la terre asservie,
Tout conquérir enfin44...
30Les justifications du poète dans la préface comme dans la pièce traduisent bien la difficulté à changer l’héroïsme. Un héros plébéien est risqué sur le plan dramaturgique et politique, ne serait-ce que par une « étrange proximité45 », que relève d’ailleurs Jean-Claude Bonnet, avec le monde réel et les prémices de dérèglements sociaux. Des critiques ont été désarçonnés par ce statut indécidable entre sa condition servile et une vertu supérieure aux Romains. Au lieu de considérer la singularité novatrice du type, d’aucuns n’ont vu en lui « qu’une pure fanfaronnade, une imagination de chevalier errant, en un mot, un délire d’encyclopédiste46. » Or la force subversive de Spartacus tient au fait que son auteur nous montre un héros en quête d’une reconnaissance sociale alors que le public s’attend à voir un personnage bloqué dans une condition extrême ou dans une sorte d’abîme. Tout en feignant de le rendre convenable, Saurin lui donne des traits insaisissables par les catégories traditionnelles. Sa fausse noblesse n’est qu’un mauvais replâtrage qui laisse visibles en dessous la rudesse et la sauvagerie que l’on croit alors naturelles chez tout homme du peuple. Saurin laisse même entendre que s’il s’était abandonné à son inspiration première, il aurait accentué cette « férocité » qui, depuis Diderot, est reconnue comme une voie certaine du sublime au théâtre :
Que je donne une basse origine à Spartacus, ou que je le fasse naître dans l’esclavage, il n’aura point eu d’éducation, ou n’aura eu que celle d’un gladiateur ; et, dès lors, quelque avantagé de la nature que je le suppose, si je veux la vraisemblance, il faudra que son caractère soit mêlé de grandeur et de férocité : un tel caractère aurait sans doute sa beauté ; j’avouerai même que Spartacus n’en serait que plus théâtral47.
31Nombre de témoignages à l’époque s’accordent sur l’apport esthétique d’un personnage de gladiateur opposé à la galanterie et à l’affadissement des héros après Racine. Voltaire félicite Saurin dans plusieurs lettres pour avoir su restituer cette contradiction entre sauvagerie et placidité, il loue sa rudesse dans l’apparence et la conduite de son personnage – « Je ne hais pas qu’un Spartacus soit quelquefois un peu raboteux. Je suis las des amoureux élégants48 » – ainsi que les réflexions profondes que suscitent ses discours :
Je ne vous dirai pas fadement que cette pièce fasse fondre en larmes, mais je vous dirai qu’elle intéresse quiconque pense, et qu’à chaque page le lecteur est obligé de dire : « Voilà un esprit supérieur. » J’aime mieux cent vers de cette pièce que tout ce qu’on a fait depuis Jean Racine. Tout ce que j’ai vu depuis soixante ans est ou boursouflé, ou plat, ou romanesque49.
32Diderot, pour sa part plus critique au lendemain des représentations, laisse entendre que ce nouveau héros, plus rude que galant et plus primi-tif que pathétique, en étant dépris des intérêts sentimentaux et des conflits personnels, est entièrement dévoué à un destin collectif de grande ampleur :
Il y a des événements, mais ils ne sont pas enchaînés. [...] En se défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en renvoyant la fille de Crassus, il s’est privé des seules sources de pathétique qu’il pouvait avoir. Lorsqu’il a rendu Émilie à son père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. [...] Le poète a tout sacrifié au rôle de Spartacus ; et en cela il a bien fait ; mais il ne s’est pas aperçu que ce n’était pas assez que de le montrer grand, il fallait encore le montrer malheureux50.
33Plus charitable, La Harpe reconnaît tout l’intérêt philosophique du projet de Saurin, sensible à la force d’un héros populaire au théâtre :
L’auteur a suivi, dans la conception de cette pièce, le caractère de son esprit, naturellement philosophique, plutôt que les convenances du théâtre et les documents de l’histoire [...]. Quand on se forme ainsi un modèle idéal, il faut chercher dans l’histoire un personnage qui puisse s’y prêter, et de plus il faut que tout soit adapté à l’effet théâtral. [...] L’auteur a fait de Spartacus un héros philosophe, un homme qui n’a d’autre passion que l’amour de l’humanité, d’autre ambition que celle d’affranchir les peuples de la tyrannie des Romains : tout son rôle est une suite de maximes de philanthropie et d’exemples de vertu51.
34Le critique aurait simplement voulu que l’ambivalence ressorte davantage, quitte à bousculer les convenances. Si l’individu historique est déchiré entre sa position sociale et son mérite, son avatar théâtral doit faire montre d’un tiraillement entre la vraisemblance et la vérité, comme pris en tenaille entre le cadre des règles et la forme sauvage qu’il revêt sur la scène. Avançant des arguments historiques, La Harpe insiste sur l’intérêt d’un héroïsme conduit par une « énergie féroce » :
Il eut certainement une âme fort au-dessus de son état et de son éducation. [...] Mais en général, son caractère et sa conduite étaient conformes à sa fortune et aux circonstances où il se trouvait. À la tête d’une troupe d’esclaves fugitifs que sa première condition avait faits ses égaux, et dont ses talents l’avaient fait le chef, il ne subsista pendant plusieurs années, et ne pouvait en effet subsister que de rapines et de brigandages. [...] L’esclave échappé des fers doit détester ses maîtres qu’il combat, et le désespoir qui lutte contre la puissance n’a d’autre loi que la nécessité. Aussi commit-il des cruautés atroces. [...] Le théâtre devait, sous peine de blesser la vraisemblance autant que la vérité, le représenter tel qu’il est dans l’histoire, parce qu’il y est tel que naturellement il devait être. Ce n’est pas avec de la morale qu’un esclave de Thrace, un gladiateur, peut parvenir à rassembler jusqu’à cent vingt mille hommes, mettre en fuite les légions romaines, battre des consuls, et faire trembler l’Italie ; c’est avec l’énergie féroce, avec l’enthousiasme de liberté et de vengeance nécessaire pour animer des esclaves et les transformer en guerriers. Cette énergie d’une âme exaspérée par le malheur et l’affront, qui se relève après avoir plié sous le joug, et qui se nourrit de l’orgueil de ses succès et du souvenir de ses injures, devait être le caractère de Spartacus, et heureusement encore ce caractère était fort théâtral52.
35Au début du xixe siècle, la spécificité « monstrueuse » du personnage en raison de sa triple indignité est encore citée comme un exemple de vérité historique supérieure au respect des bienséances. Benjamin Constant et Victor Hugo rêvent d’une représentation plus libre et plus radicale encore, établie sur un écart maximum entre l’état servile et la valeur supérieure :
Les rois ne sont plus les héros obligés de notre scène. Au contraire, plus la condition est inférieure, la résistance difficile et dangereuse, les obstacles à vaincre nombreux, plus les efforts et les effets sont tragiques. Donnez à un auteur moins froid que Saurin le sujet de Spartacus esclave, ou de Manlius patricien, Spartacus vous intéressera bien plus que Manlius. L’abîme est plus profond, le combat plus acharné53.
36Restant au bord de cet « abîme » dans lequel s’engouffreront les poètes du xixe siècle54, Saurin s’est contenté de « reviriliser » le héros du xviiie siècle dans une esthétique qui maintient un certain équilibre. Son héros plébéien offre d’abord une issue décisive à l’efféminement du grand genre, ce qui explique sa rudesse, pensée cependant dans le respect des canons classiques :
Notre théâtre, cette école publique de morale, ne nous offrira-t-il jamais que les faiblesses ou les fureurs de l’amour ? la tragédie est le tableau des passions humaines ; mais, parmi ces passions, faudra-t-il toujours choisir celles qui amollissent l’âme, plutôt que celles qui l’élèvent ? Ne sera-t-il plus permis à l’admiration de nous arracher des larmes, de ces larmes dont notre faiblesse n’a point à rougir, dont la source est un sentiment noble, auquel notre âme se complaît, et qui la porte aux actions grandes et vertueuses ? l’admiration est, dit-on, un sentiment froid : oui, quand, pure et reposée, pour ainsi dire, aucun autre sentiment ne s’y mêle et ne la trouble ; mais en est-il de même quand il s’y joint le mouvement d’une action grande et intéressante pour l’humanité, quand elle est accompagnée de crainte, quand elle conduit à la terreur et à la pitié55 ?
37Six ans plus tard, Guillaume Tell illustre à son tour la dureté et la force populaire. Le théâtre d’Antoine-Marin Lemierre, fils d’un artisan éperonnier, a profondément modifié l’image du héros tragique. Auteur d’une Virginie, la plébéienne romaine sacrifiée par son père à l’origine de toute une série dramatique à la fin du siècle56, Lemierre avait proposé dès Hypermnestre (1757) l’image d’un guerrier vertueux et sensible, conforme au camp philosophique. Avec Guillaume Tell, il offre un moment de bravoure rustique où « la figure du Suisse laboureur [...] croise dans l’imaginaire français celle du Romain laboureur, héritée de Tite-Live, pater familias incorruptible dans sa fierté farouche57 ». Le folklore qui entoure le mythe montagnard insiste sur cet aspect sauvage et indompté, comme le rappelle Alfred Berchtold : « des fêtes populaires en plein air célèbrent au xviiie siècle l’insoumis, le frère de l’homme sauvage, le rebelle au col roide58 ». La fiction théâtrale ajoute le passage d’une résistance individuelle à un soulèvement collectif qui débouche sur la fondation d’une nation.
38Pendant l’occupation des cantons suisses par les Autrichiens (xive siècle), les agissements cruels du gouverneur Gesler envers la population locale rencontrent par deux fois l’opposition d’un homme à part, le montagnard Guillaume Tell. D’abord révolté par le sort de son ami Melchtal, Tell refuse de saluer le chapeau du gouverneur planté au haut d’une pique sur la place du village. Gesler le condamne aussitôt pour rébellion et lui impose la fameuse épreuve de la pomme qui menace directement la vie de son fils. Sans ascendance illustre ni fortune, le montagnard a en effet établi toute sa réputation sur ses prouesses au tir à l’arbalète en tant que chasseur. Ayant remporté cette épreuve autant physique que morale, il est malgré tout fait prisonnier et conduit à la tour Bride-Uri. Son habileté et sa force physiques vont alors lui servir pour s’échapper à la faveur d’une tempête sur le lac de Lucerne, car il est aussi le meilleur pilote du canton. Poussé par le succès et le déchaînement de la nature, il prend finalement la tête de la révolte dans la montagne et tue le tyran.
39Le héros est présenté constamment comme un montagnard intrépide dont l’obscurité contraste avec son habileté, ses qualités physiques et son apparence hors du commun :
Sa fortune est obscure,
Sa force est le seul bien qu’il tient de la nature ;
C’est un de ces humains qui courbés dans leurs champs
De la terre avec peine arrachent les présents :
Mais dans son sort obscur et malgré sa bassesse,
Il s’est fait remarquer longtemps par son adresse :
Une flèche, dit-on, sous son coup d’œil certain,
Frappa toujours le but au sortir de sa main. [...]
Au milieu de ce peuple, en foule autour de lui,
Le prisonnier marchait, sans que sur son visage,
On vit du repentir le moindre témoignage.
Je ne sais quoi d’altier paraissait dans ses yeux ;
C’est l’un, n’en doutez point, de ces séditieux,
Qui, troublant ce canton par leur plainte hardie,
En veulent à vos droits, peut-être à votre vie59.
40Tell exprime sa force d’âme par sa force physique, comme aucun autre avant lui. Cette allusion directe au corps de Guillaume Tell et à ses effets « séditieux » sur la foule a conduit à la suppression des quatre derniers vers de ce passage lors de la reprise de la pièce en 1786. Melchtal racontant comment son père fut aveuglé par la main du tyran avait déjà souligné ces signes physiques en installant le spectateur au cœur d’une ruralité rude et raboteuse :
Au pied de ces monts
Qui bordent Undervald et que nous habitons,
Mon père dans son champ conduisait sa charrue ;
Un soldat de Gesler se présente à sa vue,
Et d’un bras forcené saisit les animaux
Qui servaient à pas lents ses champêtres travaux ; [...]
Je cède à sa terreur et je pars malgré moi.
J’erre au loin dans ces rocs dont partout se hérisse
Cette chaîne de monts qui couronnent la Suisse ;
Ô trop fatal exil imprudemment cherché !
Tandis que ces rochers me retenaient caché, [...]
Mon père pour réponse offre au tyran sa vie, [...]
Chancelant, égaré dans d’éternelles nuits,
Contraint à chaque pas d’implorer des appuis,
Séparé sans retour de la nature entière,
Dans cet affreux néant, dans cette mort première,
Appesanti déjà par les ans, ô douleurs !
A bientôt succombé sous le poids des malheurs60.
41De tels passages s’effaceront ensuite derrière l’image façonnée au xixe siècle par Schiller (Guillaume Tell, 1804) puis par l’opéra de Rossini (Guillaume Tell, 1829). Dans le drame allemand, en effet, les montagnards, loin d’apparaître sans culture ni civilité, ont un langage élevé et poétique. Au premier acte du drame allemand, c’est le registre de l’idylle héroïque qui s’impose et non le registre de la tragédie sociale : le pêcheur dans son canot, le chasseur des Alpes et le berger au haut de la montagne chantent la fin de l’été sur l’air du Ranz des Vaches. Le berger Kuoni « portant sur son épaule un vase de lait61 » dispose même de son propre valet. Contrairement à la pièce française qui est la première version théâtrale du mythe helvète, la pièce allemande ne considère pas le héros et ses compagnons comme des paysans pauvres ni comme de rustiques hommes du peuple :
Il ne faut pas oublier que ces montagnards sont des chefs de famille, appartenant à d’antiques maisons, constituant une sorte de noblesse, [ayant] reçu et pieusement conservé un héritage de mœurs antiques et de fière indépendance [...]. Il est vrai qu’ils ne parlent pas comme des pâtres et des bergers ordinaires, mais les grandes choses qu’ils accomplissent avec tant de calme et de simplicité indiquent des âmes non communes, auxquelles, sans sortir de la vérité, le poète a pu prêter un langage plus digne et plus noble62.
42Bien avant cet accent mis sur la suavité pastorale de l’histoire63, Lemierre peint un monde sauvage et cruel en des termes explicites et concrets. Dans une nouvelle version de Guillaume Tell, publiée en 1793, il introduit le mot « charrue » dans la langue tragique et dans un vers délié comme de la prose, sans inversion syntaxique ni terme noble (« Mon père dans son champ conduisait sa charrue64 »). Ce vers remplace, de façon significative, une première leçon au vocabulaire euphémique, faussement néo-classique : « Ouvrait avec le soc son antique héritage65 ».
43La vie rustique ainsi offerte au regard suit en vérité l’infléchissement primitiviste de l’écriture historique. Lemierre a puisé ses images dans le commentaire dénué de toute légende que Voltaire livre dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. L’historien n’efface aucune aspérité dans sa description de la Suisse : rugosité des patronymes, rudesse des conditions de vie, aridité d’une nature imposante, violence des régimes politiques qui s’y succèdent (« dix-huit ans d’anarchie », « des gouverneurs sévères [...] qui abusèrent de leur pouvoir », « un genre de tyrannie ridicule et horrible »), jusqu’à l’apparition de « trois paysans [...] conjurés66 » dignes des héros antiques. Voltaire trouve ici un canevas tout tracé pour une tragédie sauvage et périlleuse, aussi héroïque qu’une fable antique :
De tous les pays de l’Europe, celui qui avait le plus conservé la simplicité et la pauvreté des premiers âges était la Suisse. [...] Un ciel triste, un terrain pierreux et ingrat, des montagnes, des précipices, c’est là tout ce que la nature a fait pour les trois quarts de cette contrée. Cependant on se disputait la souveraineté de ces rochers avec la même fureur qu’on s’égorgeait pour avoir le royaume de Naples, ou l’Asie Mineure. [...] Les Suisses se conduisirent comme les Lacédémoniens aux Thermopyles [...]. Plus heureux que les Lacédémoniens, ils mirent en fuite leurs ennemis en roulant sur eux des pierres67.
44L’historien oppose à ce tableau aride et pathétique un dénouement apaisé qui est un modèle de système égalitaire, idéal pour une tragédie à fin heureuse. Il établit ce modèle sur une économie frugale et un protectionniste respectueux de la géographie et démontre le rapport causal entre la rusticité de mœurs modestes, une nature indomptée, mais fertile, et un type de gouvernement qui maintient l’équilibre des pouvoirs sans s’abandonner à une liberté débridée :
Le nouveau gouvernement en Suisse a fait changer de face à la nature : un terrain aride, négligé sous des maîtres trop durs, a été enfin cultivé ; la vigne a été plantée sur des rochers ; des bruyères, défrichées et labourées par des mains libres, sont devenues fertiles. [...] Vous n’entendez pas [...] cette égalité absurde et impossible par laquelle le serviteur et le maître, le manœuvre et le magistrat, le plaideur et le juge, seraient confondus ensemble ; mais cette égalité par laquelle le citoyen ne dépend que des lois, et qui maintient la liberté des faibles contre l’ambition du plus fort. [...] La simplicité, la frugalité, la modestie, conservatrices de la liberté, ont toujours été leur partage ; [...] point d’impôt sur les peuples ; ils n’ont à payer ni le luxe ni les armées d’un maître ; leurs montagnes font leurs remparts, et tout citoyen y est soldat pour défendre la patrie68.
45C’est à partir de ces éléments sociohistoriques que Lemierre a conçu le cadre de son projet politique et qu’il a défini l’état intermédiaire de son héros tiraillé entre le statut de maître et celui de serviteur, entre état de soldat et état de citoyen, entre force et faiblesse. De même Saurin, en maintenant constamment l’ambivalence entre rudesse et sagesse, entre familiarité et grandeur, avait insisté sur la barbarie des Romains afin de faire mieux ressortir a contrario la culture et la valeur propres au gladiateur et des peuples mis en esclavage :
En exaltant leurs vertus, on ne s’est pas assez élevé contre leur ambition, et [...] j’ai cru ne pouvoir pas trop rendre odieux cet esprit d’orgueil et de domination qui de ce peuple-roi, disons vrai, de ce peuple-tyran, a fait l’oppresseur systématique de tous les autres peuples69.
Et lorsque Lemierre confie au cadre naturel et aux scènes à grande figuration le soin de compenser l’humilité excessive des personnages, l’auteur de Spartacus magnifie le corps triomphal du gladiateur en le replaçant au cœur d’actions collectives.
Un héros parmi le peuple
46La résistance singulièrement courageuse qui atteint la communauté tout entière constitue le deuxième trait spécifique du héros plébéien. Par conséquent, les pièces ne reposent pas sur un conflit personnel, mais sur la relation du héros à la collectivité. En ce sens, elles annoncent les œuvres du xixe siècle, à l’opéra et à l’Opéra-Comique, où priorité est donnée aux chœurs et aux mouvements d’ensemble par rapport aux individus70. Spartacus et Tell connaissent en effet tous deux un destin qui suit une « assomption collective », avec un « caractère d’emballement et de marche forcée qui signale l’élection et la vocation prophétique71 ». Ainsi, comme dans un éloge de Thomas, la dramaturgie inscrit le parcours du héros dans une « double téléologie » : « en se réalisant lui-même, il accomplit le devenir de l’esprit humain, théorie de la perfectibilité où la volonté humaine vient prendre la place qu’avait la providence dans l’ancienne vision finaliste72 ». La fiction théâtrale touche alors autant à la fable philosophique universelle qu’au mythe fondateur national en donnant au péril d’État, cher à Corneille, une ampleur nouvelle, une élévation vers les mouvements de masse et les actions populaires. Certes, la tragédie sociale semble alors moins stable dans son enjeu, oscillant entre intérêt particulier et destin collectif. Elle paraît même contredire certains grands principes de la dramaturgie européenne, comme la spécificité des intrigues qui se passent dans la sphère bourgeoise et que Lessing juge plus émouvantes sur la scène en raison de leur proximité avec le public. Son refus de l’héroïsme tient chez lui à la dimension extraordinaire ou merveilleuse du héros qui accuse la distance avec le public et réduit son intérêt pour le sujet :
Les noms de princes et de héros peuvent donner à une pièce de théâtre une certaine pompe et une certaine majesté ; mais ils n’ajoutent rien à l’émotion. [...] Il est possible que des peuples entiers se trouvent enveloppés dans leur destinée ; mais notre sympathie veut un objet particulier : l’idée de l’État est beaucoup trop abstraite pour nous toucher73.
47En France, Marmontel use d’arguments proches pour défendre une tragédie bourgeoise sans enjeu politique, plus pathétique que les intrigues historiques ou merveilleuses74. Saurin et Lemierre s’opposent donc diamétralement à Lessing et Marmontel en pariant sur la portée à la fois intime et générale, privée et politique, de leur héros. Si Spartacus échoue dans la conduite du mouvement collectif et achève sa trajectoire par une mort héroïque, Tell illustre une conception optimiste de l’héroïsme puisque l’avenir en montre une issue éclatante. L’arbalétrier est un héros de son temps après un malheur initial qui atteint son être dans sa chair, mais il est aussi contemporain de l’avenir par son esprit libertaire. Dans les deux cas, le tragique ne réside non pas tant dans un conflit personnel que dans la relation du héros avec la collectivité75.
48Dans Spartacus, la révolte collective des esclaves à la suite du gladiateur a eu lieu avant l’exposition et reste limitée à une dénotation dans le discours sans passer par une représentation matérielle sur la scène. La pièce s’ouvre après la révolte, c’est-à-dire qu’elle commence structurellement là où s’arrête la pièce de Lemierre. Saurin évite ainsi toute représentation scénique de l’acte collectif, le plus souvent confus et désordonné, et toujours difficile à représenter sur la scène. Le comportement antérieur de Spartacus incarne à lui seul les intentions de la foule, son geste initial inspirant de façon contagieuse ses compagnons d’infortune, sans perte de valeur ni d’énergie :
À ces honteux combats Spartacus destiné,
Rappelle en rougissant le sang dont il est né ;
Et de ses compagnons élevant le courage,
Les excite à verser pour un plus noble usage
Ce sang qu’ils prodiguaient dans un vil champ d’honneur.
Ils le prennent pour chef ; ses succès, sa valeur,
La haine des Romains en tous les lieux semée,
Bientôt à Spartacus enfantent une armée :
Il la forme, et toujours combattant à propos,
Les esclaves sous lui deviennent des héros76.
49Noricus, chef des Gaulois et complice du héros, légitime moralement sur la scène le soulèvement passé des esclaves. Selon lui, ce ne sont pas des criminels ou des hommes vils qui, en toute licence, ont grossi les rangs de l’armée de Spartacus, ce sont des nations libérées du joug romain qui se sont rassemblées en un corps unique :
Déjà dans notre camp on voit de toutes parts
Accourir le Gaulois, le Toscan, le Samnite,
De leur jeunesse enfin toute la brave élite.
Ah ! réunissons-nous et le joug est brisé.
Pour tout assujettir, Rome a tout divisé ; [...]
Mais grâce à Spartacus, nos yeux se sont ouverts,
Et lorsque l’Italie, en secouant ses fers,
Lève un front menaçant, et que sous ce grand homme
Nos drapeaux réunis déjà marchent sur Rome,
Tu veux que rendant vains tant de nobles travaux,
Aux bourreaux de mon fils je vende ce héros77 !
50Les scènes à grande figuration sont donc rares dans la pièce, le manuscrit de « mise en scène » de Lekain, pour les représentations entre 1760 et 1764, en atteste. À deux moments seulement, un groupe de figurants envahit la scène : il s’agit des chefs et des soldats germains des armées révoltées78, puis des officiers et des soldats romains du camp de Crassus79. L’acteur demande vingt-deux soldats germains et six chefs, puis autant de soldats romains, sachant que ce sont les mêmes figurants qui changent de costume à l’entracte. À chaque fois, une foule, plus manipulée que vraiment libre, s’oppose physiquement au héros, soit pour réclamer la mort d’Émilie soit pour le sommer de se rendre :
[III, 1] Les six officiers de l’armée de Spartacus se placent en scène par égale division, à la droite de Spartacus, et à la gauche de Noricus. Les vingt-deux soldats de la garde, commandés par leur chef, se répartissent en trois corps, les deux premiers de neuf hommes chacun, à quatre de hauteur, occupent de droite et de gauche les parties latérales de la scène, un peu vers le fond80.
[V, 8-9] Les dix-huit soldats de Crassus qui sont précédés de leur chef [...] entrent ensuite en s’emparant de droite et de gauche des principales issues de la scène, savoir six à droite, six à gauche, et six dans le fond, tous sur une seule file, le chef étant à la tête de la division centrale. [...] Quatre autres soldats de la suite de Crassus, conduisent Spartacus jusque sur la scène81.
51De même, le tableau final ne ressemble ni à une communion ni à une « assomption collective », il s’agit au contraire de montrer l’échec historique de la révolte et la mort héroïque de son chef. Les soldats romains ne parviennent pas à prévenir le geste suicidaire de l’esclave, le laissant mourir librement, ce qui reconduit son destin vers la seule dimension individuelle. Sur la scène, le désordre aléatoire des figurants romains désemparés marque visuellement une séparation nette entre la trajectoire du héros et celle du peuple :
Les dix soldats qui sont postés sur le fond du théâtre, s’avancent en scène précédés de leur chef pour prévenir le coup que Spartacus se porte ; mais arrivés trop tard deux d’entre eux soutiennent Émilie mourant, et Spartacus qui se meurt. Les autres restent dans la position où le hasard les a placés jusqu’à ce que l’on baisse le rideau82.
52Guillaume Tell, pour sa part, fait la transition entre une révolte individuelle et un soulèvement populaire. L’intrigue suit l’émancipation progressive d’un trio avant de se centrer sur un groupe d’individus, puis sur une foule indistincte autour d’un guide qui est aussi un porte-parole. Dès le départ, l’opposition du montagnard aux exactions du tyran est envisagée comme un acte d’ampleur universelle, appelé à se propager. Pour ce faire, Lemierre recourt au décor grandiose des montagnes suisses et à une métaphore qui confine au sublime par sa démesure. L’image de l’avalanche donne à la révolte des montagnards une extension aux dimensions de la nature tout entière, bien plus grande que la petite communauté :
Vois-tu sur ces rochers élevés jusqu’aux nues,
Ces monceaux éternels de neiges suspendues,
Le peu qui s’en détache et grossit en roulant ;
Souvent le moindre amas entraîne le plus grand ;
Il en doit être ainsi dans la Suisse indignée,
De nos concitoyens une faible poignée
S’arrachant la première au joug que nous portons,
Va soulever d’un cri le reste des cantons83.
53L’avalanche feinte par des éléments de décor en cascade ou en décrochements constitue le signe tangible d’une action démesurée appelée à changer le cours de l’histoire. Cette évocation de la nature dans un registre familier est un ajout tardif, lié aux changements de mise en scène qui firent le succès de la pièce à partir de 1786, après le demi-échec à la création en 1766. Le pittoresque scénique et les images de la nature remplacent les termes abstraits comme l’espoir, le courage, la prudence et le devoir de résistance. Lemierre supprime également un long raisonnement moral, préférant la vision saisissante de l’avalanche dont l’abondance et la puissance sont rendues perceptibles par le décor qui suscite, de plus, les gestes démonstratifs de l’acteur. Les montagnes gigantesques qui l’enveloppent comme un écrin et lui offrent un support incitent Tell à dépasser ses propres limites :
Hâtons-nous : fais marcher sous de différents guides
Vers les divers châteaux nos amis intrépides.
Tandis que sur le lac, je vais avec Werner,
Attaquer dans la nuit le château de Gesler ;
Et si, par d’heureux coups, dignes de nos ancêtres,
Amis, de tous les forts nous nous rendons les maîtres,
Bornons-là nos exploits ; sachons être assez grands,
Pour ne pas nous souiller du sang de nos tyrans :
Et les traînant au loin jusques sur nos frontières,
Marquons-leur ces rochers et ces monts pour barrières84.
54Lemierre est parvenu à rendre la nature plus active et plus concrète que chez ses prédécesseurs, comme en témoigne l’évolution du décor au fil des reprises (1768, 1786, 1791) et des éditions (1776, 1787, 1793)85. À partir de 1787, il ajoute un élément décoratif figurant la tour Bride-Uri dans le fond de la scène, décrit à plusieurs reprises86. Un orage envahit la scène87. Ces effets visuels suggèrent efficacement la présence collective du peuple sur la scène. Dans la première leçon du texte (1767), le gouverneur Gesler envoyait son confident s’enquérir du mouvement des montagnards (« Va, cours interroger ce jeune téméraire ;/ [...] J’attendrai ton rapport, et cet audacieux,/ S’il formait des complots, va périr à leur yeux88 »). Dans la leçon de 1776, ce mouvement est montré à travers un tableau de groupe avec jeu de scène et quatre nouveaux vers à l’intention des rebelles répartis dans le décor. La dénotation rhétorique de la foule est ainsi remplacée par une figuration scénique saisissante :
Gesler, apercevant dans les rochers Tell et ses amis.
Citoyens de la Suisse, êtes-vous des rebelles,
Tremblez, je punirais vos trames criminelles ;
Un de vous est déjà par mon ordre arrêté,
Malheur à qui résiste à mon autorité.
Il sort89.
55Les scènes de la fin montrent le retour triomphal de Tell après la tempête qui a fait chavirer la barque de son ennemi et qui lui a permis de s’échapper. Les procédés scéniques, dont se souviendra Lefèvre pour Zuma90, traduisent non seulement la liberté retrouvée, mais aussi un mouvement d’émancipation qui touche toute la nation. Tell, en effet, exécute le tyran depuis une position élevée, au milieu des rochers. Il est au centre de la foule et s’adresse à elle directement :
Tell, paraissant sur les rochers opposés et tirant une flèche sur Gesler.
Reconnais Tell, barbare, à la mort qu’il t’envoie.
Gesler, tombant.
Sort cruel !
Cléofé
Cher époux !
Tell, au milieu du peuple sur les rochers, à pleine voix.
Liberté ! liberté !
Regardez, peuple, amis, le coup que j’ai porté,
Sur ce rocher sanglant ma victime étendue ;
Voyez la tyrannie avec elle abattue ;
La Tour paraît embrasée.
Voyez de ce château son infâme arsenal
Sortir par tourbillons la flamme pour signal,
Qui, parcourant les airs sous cet heureux auspice,
Du souffle d’un tyran semble épurer la Suisse91.
56La dramaturgie, aidée de la scénographie, suggère matériellement la grandeur du personnage et l’extension irrépressible de ses desseins. Sa position dominante, comme dans une apothéose au milieu de la nature, traduit à la fois son état intérieur et sa vertu profonde, sa force physique et son éclat extérieur.
57Ne tenant pas compte des doutes de Voltaire sur l’origine historique du personnage92, Lemierre façonne un authentique héros populaire, humble et solaire à la fois. Son éveil fait suite à un malheur personnel (son arrestation injuste et la mise en danger de son fils) avant qu’il ne remporte les épreuves et dénoue heureusement un malheur collectif. Tell mêle les vertus d’un chef de famille attentionné et sensible avec les qualités d’un ami de l’humanité. C’est un père modèle, un mari prévenant qui veut préserver son fils et sa femme des violences exercées sur ses amis et sur lui-même. À l’origine, il songe moins à se venger qu’à user du droit de légitime défense. Mais il obéit en fait à une loi éternelle et naturelle, car il n’est pas que l’homme des affections de famille. La pièce en effet montre un conjuré de la première heure dans la tradition des tragédies de conspiration. Il est d’abord un sujet fidèle aux lois, ardent à les défendre lorsqu’elles sont attaquées. Lemierre ainsi remonte aux causes premières de la révolte, sa tragédie commençant avant le soulèvement populaire pour en montrer les ferments et les modalités d’exécution.
58Dès l’exposition, la conduite individuelle du personnage est incluse sans ambiguïté dans un mouvement collectif93. La pièce s’ouvre sur la douleur intime d’un de ses proches, Melchtal, dont le père a été condamné à perdre la vue à la suite d’une faute insignifiante de son fils. Ce fait conduit à la rébellion de trois montagnards avant que toute la région n’explose grâce à la détermination de Tell. L’acte d’insoumission n’est donc pas purement individuel, il est lié à un entourage et s’inscrit dans le cadre des relations avec la communauté. C’est le fruit d’une décision patiente et réfléchie face à l’humiliation d’un peuple. Tell est à l’origine du serment des trois cantons sous le chêne, lors de l’« assemblée du Rütli », afin d’entraîner d’emblée la vengeance personnelle de Melchtal dans un projet plus général. Il rejette les sentiments belliqueux et maléfiques des premiers conjurés et les oriente vers l’affranchissement définitif au nom d’un nouvel ordre pacifique établi grâce à l’action conjuguée de la raison et de la force :
Tell
Quelque vengeance ici qu’exige ton malheur,
Il est d’autres devoirs, d’autres soins pour ton cœur :
Donne un effet plus vaste à ta juste furie,
Venge plus que ton père.
Melchtal
Hé ! qui donc ?
Tell
La Patrie.
Vois l’abîme effroyable où nous sommes tombés, [...]
Non, non, mon cher Melchtal, dans la publique injure
Ne borne pas tes soins à venger la nature ;
Immoler de tes maux le détestable auteur,
Ce ne serait, crois-moi, que changer d’oppresseur. [...]
Sois fils, sois citoyen : si tu hais l’esclavage,
Melchtal, pour en sortir, il suffit du courage ;
Osons tout, joins ton bras à ceux de nos amis,
Dans un si grand dessein dès longtemps affermis ;
Qu’avec le même zèle, un même espoir t’anime,
Affranchis avec nous la Suisse qu’on opprime,
Et qu’après les forfaits dont il est l’artisan,
Gesler de nos cantons soit le dernier tyran94.
59Une version antérieure du texte invitait à une lecture encore plus sociale en liant la souffrance personnelle de Melchtal à un combat plus abstrait, donc plus large : « Dans un danger pressant, où l’on craint tout pour soi,/ La défense est forcée et n’attend pas la loi./ Mais dans les maux publics, dans le commun murmure,/ Il faut mettre en oubli souvent sa propre injure95 ». La force d’âme du héros est contagieuse, ses compagnons le suivent, tout comme sa femme dont le rôle ne cesse de croître au fil des versions de la pièce et qui refuse d’être tenue à l’écart de la conjuration et des combats96. Cette conscience du collectif invite à la comparaison avec le Guillaume Tell (1804) de Schiller qui s’est imposé à la postérité. Au sens strict, le Tell allemand n’est pas un héros de tragédie mû par une volonté décisive face à des circonstances historiques, mais bien un héros de drame dominé par ses affections intimes et par une force providentielle qui le dépasse, comme l’a montré cette fine analyse historique :
Tell, homme d’action et d’énergie, n’est ni un penseur profond ni un conspirateur. S’il voit les maux de son pays avec douleur et indignation, il ne saurait réfléchir ni délibérer sur les moyens d’y remédier. Son patriotisme n’a rien d’abstrait, il n’existe pas tout formé à l’avance dans son esprit. [...] Que d’autres s’inquiètent des anciennes traditions nationales, des prétentions nouvelles de l’Autriche et des avantages de l’union avec l’Empire ; il refuse de partager ces inquiétudes pour lesquelles il ne se sent pas fait. [...] L’initiative de l’œuvre d’affranchissement ne lui appartient pas. Il a sauvé Baumgarten, cela lui suffit. D’autres à sa place doivent comprendre et réfléchir. [...] Tell n’a pas assisté à l’assemblée [du Rütli] ; mais ce que les autres ont décidé, ce dont ils ont remis à plus tard l’exécution, il va le faire dans un court délai, comme poussé par sa destinée et par une volonté d’en haut. Un hasard l’amène à Altdorf, en présence du ridicule symbole de l’autorité du gouverneur, et par une désobéissance involontaire le livre au ressentiment du redoutable Gessler. L’action semble à ce moment perdre de ses proportions pour se résumer dans la lutte entre ces deux hommes97.
60Mme de Staël également a insisté sur ce point. Elle estime que le Tell de Schiller est en somme toujours isolé du mouvement collectif de ses compatriotes :
Stauffacher, Walther, Fürst et Arnold de Melchtal préparent la révolte. Tell en est le héros, mais non pas l’auteur ; il ne pense point à la politique, il ne songe à la tyrannie que quand elle trouble sa vie paisible ; il la repousse de son bras quand il éprouve son atteinte ; il la juge, il la condamne à son propre tribunal ; mais il ne conspire pas. [...] Tell n’est point représenté comme un héros de tragédie ; il n’avait point voulu braver Gessler ; il ressemble en tout à ce que sont d’ordinaire les paysans de l’Helvétie, calmes dans leurs habitudes, amis du repos, mais terribles quand on agite dans leur âme les sentiments que la vie champêtre y tient assoupis98.
61Le dénouement de la crise est même accidentel : Gessler est tué par un homme qui venge sa famille et la conjuration n’a servi à rien. L’arrestation de l’archer a simplement hâté le plan décidé lors du serment. Barante et Suckau ont montré que le châtiment du tyran supprime un obstacle à l’émancipation des cantons suisses, il n’opère pas au sens strict cette émancipation. Le cours naturel des choses suit une marche accélérée vers un but nécessaire, seul un accident en presse le déroulement. L’action est ramenée aux décisions de la Providence, les circonstances ne sont fortuites qu’en apparence. D’ailleurs, contrairement à la pièce française, le drame de Schiller ne se termine pas par la mort du tyran, qui a lieu à l’avant-dernier acte.
62Le poète Jean-Pierre Claris de Florian, auteur de Guillaume Tell ou la Suisse libre (1794), est probablement à l’origine de cet infléchissement antihéroïque qui caractérise les versions postérieures à Lemierre. Florian conclut son récit historique, mainte fois traduit au xixe siècle dans toute l’Europe, sur une dénonciation du culte de la personnalité. Une fois les combats libérateurs accomplis, les chefs doivent rentrer dans le rang. Et Tell de n’aspirer qu’à devenir « soldat » lors des prochains combats et à se fondre « au milieu du peuple » :
Gardez-vous de l’ivresse de la victoire, gardez-vous surtout de l’idolâtrie pour ceux qui la remportèrent avec vous. Vous parlez déjà de nous faire vos chefs, tandis que la récompense que je prétends de mes travaux, la seule que mon cœur envie, c’est de devenir soldat, c’est de rentrer dans cette égalité, charme pur et doux des cœurs républicains. Dans une république, amis, nous sommes tous utiles. Malheur à l’homme qui se croit nécessaire ! malheur au peuple qui ne le punit pas de cette seule pensée99 !
63La dramaturgie de Lemierre, au contraire, sacrifie aux canons esthétiques du héros individuel réfléchi, sensible au malheur des autres, prodigue en paroles éloquentes et efficace dans l’action. Il triomphe avec prudence, calme et placidité, sans passion guerrière incontrôlée, même si sa colère peut devenir ardente et brusque. Lemierre ne montre pas un homme poussé par une destinée ou par une volonté d’en haut. C’est plutôt chez lui une nature vibrante et enveloppante qui rend compte symboliquement d’une élévation universelle et qui motive les protagonistes et les incite à une action réfléchie. La nature sur la scène signifie un rétablissement dans l’ordre matériel des choses que seuls l’ordre humain et un système inique de gouvernement – la tyrannie – ont perturbé. Sans attendre le théâtre de la Révolution, Spartacus et Guillaume Tell embrassent donc largement la cause commune dès les années 1760, ils rendent responsable de leur malheur un mode de gouvernement qui s’appuie sur une société d’ordres inégalitaire devenue indéfendable.
Les censeurs de leur siècle
64Un troisième trait spécifique fait du plébéien le contempteur de l’époque contemporaine derrière le voile historique. L’ancien esclave n’a que mépris pour le Romain qui tente de l’acheter en lui promettant des titres et des honneurs. Suivant une rhétorique propre, il inverse terme à terme les marques de distinction (dignité et indignité) et les assignations traditionnelles (vainqueurs et vaincus, civilisés et barbares) pour établir un ordre du monde autre, plus conforme à sa propre trajectoire :
Eh ! malheur donc à Rome !... Autrefois son esclave,
Aujourd’hui son vainqueur, j’ai le droit du plus brave,
Ses titres aujourd’hui sont devenus les miens,
Puisque, de votre aveu, le succès fit les siens.
Qu’était Rome, en effet ? qui furent vos ancêtres ?...
Un vil amas de serfs, échappés à leurs maîtres,
De femmes et de biens perfides ravisseurs....
À part.
Rome, voilà quels sont tes dignes fondateurs !...
À Messala.
Laissez donc là mes fers ; non pas que j’en rougisse ;
La honte en est à vous, ainsi que l’injustice.
La gloire en est à moi, qui de ce vil état,
Qui du sein de l’opprobre ai tiré mon éclat,
Qui, votre esclave enfin, sus, créant une armée,
Me faire le vengeur de la terre opprimée.
Que Rome quitte donc cette vaine hauteur,
Qui lui sied mal, sans doute, et devant son vainqueur.
En barbares, surtout, ne faites plus la guerre. [...]
Nous avons trop peut-être imité les Romains100.
65Les propos de Spartacus renversent les valeurs tout au long de la pièce. Le gladiateur qualifie les fondateurs de Rome de « brigands titrés » et de « vil amas de serfs ». Il dénonce leur influence néfaste : « Les Romains m’ont appris à devenir barbare101 ». Seuls les esclaves sont dignes à ses yeux d’être réhabilités : « Leur esclave !... eh ! quel droit me mit entre vos mains ?/ [...] C’est le droit qu’un brigand a sur le malheureux102 ». De son côté, Émilie dénonce la corruption de la société romaine et lui oppose le mérite de son amant malgré son origine étrangère et son rang inférieur103. Dans une même scène, elle fait rimer « illustres conquérants » avec « brigands » avant de contester l’opinion publique : « Spartacus un barbare !... Aveugles que nous sommes ! », puis elle se livre à un jeu dangereux d’équivalence où titres honorifiques et valeur personnelle sont mis en balance grâce à une hémi-stichomythie :
Sabine
Crassus est un consul.
Émilie
Spartacus un héros104.
66Le contre-pied rhétorique culmine lors de sa description des jeux romains. Un récit tout en oxymores et formules paradoxales rabaisse l’héroïsme martial de l’arène et démystifie les valeurs de la civilisation latine jusqu’à atteindre le système monarchique qui en est l’héritier. Émilie s’approche alors de la Julie de Rousseau quand elle dénonce le duel et les valeurs guerrières de la noblesse105.
67Emportée par son discours réprobateur, Émilie offensa d’ailleurs le public à l’époque, car en décrivant d’une façon paradoxale son amant dans l’arène comme un vainqueur « indigné de sa gloire106 », elle déprécie la gloire elle-même qui est la valeur tragique par excellence et qui est la valeur suprême revendiquée par les puissants sous l’Ancien Régime. Face à la force du propos, l’éditeur de Spartacus dut placer une justification de l’auteur dans une note : « La haine qu’inspiraient les Romains aux peuples prêts à subir leur joug avait été exprimée d’une manière différente par Corneille, Racine et Crébillon : Saurin peignit les Romains vaincus par un chef de révolte, et sur le point d’être exterminés par un gladiateur107. » Les contemporains sont donc tout à fait sensibles au renversement de valeurs opéré par Saurin tant sur le plan poétique que sur le plan idéologique. En faisant un héros d’un esclave barbare, le poète adopte clairement le point de vue du plus faible, développe la vision subjective du vaincu sur l’histoire, en opposition frontale avec l’historiographie traditionnelle. Il observe de l’extérieur le fonctionnement du système dominant, il refuse la posture du chef et s’affirme du côté de David contre Goliath. D’une façon nouvelle et atypique, Saurin fait date dans l’histoire du théâtre par la mise en scène de la position des « minuscules », des « invisibles », des « faibles108 ».
68Guillaume Tell résiste avec la même vigueur aux jeux cruels du gouverneur autrichien. Ce dernier multiplie les lois capricieuses qui avilissent le peuple suisse tout entier. Dans un monologue modifié par la suite109, Tell adopte le point de vue minoritaire de l’esclave mis sous le joug d’un système injuste :
Tell, entrant par le milieu du théâtre.
Le tyran dans ces lieux ! Tandis que dans la place,
D’un côté la bassesse et de l’autre l’audace ! ...
Dieu ! Devant quel objet ce peuple est prosterné !
Quoi ! C’est peu de gémir à son joug enchaîné ;
Il baise encor la main de celui qui l’insulte !
Le despotisme exige et peut trouver un culte !
Ô honte ! Opprobre insigne, et qui scellant nos fers,
Passe tous les affronts que ce peuple a soufferts !
Est-ce là ce canton jusqu’ici sans faiblesses,
Qui brava les tyrans jusques dans leurs caresses ?
L’offre de la faveur n’avait pu l’ébranler,
La menace l’étonne, et je le vois trembler110.
69Juste avant de subir le nouveau caprice du tyran et l’épreuve de la pomme, Tell reprend à son compte l’argument de la valeur personnelle, mais il l’expose dans un registre adapté à sa situation de montagnard et de chasseur, accentuant encore la familiarité et la proximité du personnage :
Quels sont les gens de cœur au courage nourris
Dont le sang ne s’enflamme aux marques du mépris ?
Et c’est un peuple entier né pour l’indépendance,
Dont tu peux à ce point tenter la patience,
Qu’à tant d’indignités tu crois accoutumer ;
Est-ce trop peu pour toi que d’oser l’opprimer ?
Songes-y bien, Gesler, rien n’est longtemps extrême,
L’arc qu’on tient trop tendu se brise de lui-même,
Et lorsqu’à cet excès l’esclavage est monté,
L’esclavage, crois-moi, touche à la liberté111.
70On a parlé d’« énergie sublimée » à propos du grand homme, d’« irruption théâtrale également joyeuse et traumatisante112 », tant il est vrai que le héros émancipateur n’entre pas dans les canons attendus de l’élégance, de la prestance, de la retenue ou de la pudeur affectée et impose au contraire un corps obtus plutôt qu’obvie. Le plébéien s’invente en effet d’une tout autre façon que le héros noble. Les poètes et les comédiens conçoivent immédiatement que ce genre de rôles nécessite d’autres formes, d’autres procédés dramatiques. Ils se tournent alors vers les effets concrets, visibles et accrocheurs de la théâtralité, jusqu’à l’incongruité. La multiplication sur la scène des signes physiques et des accessoires de théâtre est propre à la tragédie plébéienne, elle façonne une image concrète du héros, la plus saisissante possible. Tout se passe comme si le théâtre adoptait les procédés de la peinture baroque du xviie siècle lorsqu’elle rompit avec l’académisme pour illustrer les thèmes sacrés en prenant pour modèles des femmes et des hommes familiers, trouvés dans la rue et posant dans leurs habits ordinaires. Soudain, la proximité des corps sous le costume contemporain semble tangible, avec ces mains et ces pieds poudreux rejetés violemment contre le plan de la toile ou à la limite du cadre, parmi d’autres accessoires quotidiens113. Bien avant donc que le « frac funèbre » et le simple habit noir uniforme – « la pelure du héros moderne [...] qui est l’expression de l’égalité universelle114 » – ne s’impose dans le drame contre le manteau grec poétisé, l’usage expressif d’un corps familier constitue le quatrième trait saillant du héros plébéien.
71Spartacus et Tell sont des rôles qui requièrent des interprètes physiques parce que ce sont des héros énergiques et charismatiques d’un genre nouveau. Tous deux affichent des qualités qui mettent en avant leur force physique et des armes rustiques propres à leur rang bas, ce qui les pousse en permanence à la prouesse publique (jeux du cirque, combats dans l’arène, tir à l’arbalète, pilotage dans la tempête). Leur caractérisation scénique par le costume et les accessoires rompt clairement avec un théâtre soumis idéologiquement à une hégémonie nobiliaire et à l’héritage du modèle curial « qui s’efforce[nt] de définir une action et non de recenser des activités, [...] qui ne s’attache[nt] pas au réel, afin d’en faire le relevé, à la manière de la littérature bourgeoise115 ». Leurs activités familières sur la scène traduisent leur profession ou leur condition laborieuse (gladiateur, esclave, chasseur des montagnes, berger, etc.) et remplissent l’action d’éclat du héros noble. Voltaire n’a-t-il pas loué dans un poème le chapeau de Tell coiffant la Liberté116 ? De même, le corps exposé et utilisé pour agir ou pour dissuader renforce la rhétorique du héros, tant le geste associé à l’instant crucial pendant lequel leur activité coutumière est érigée en acte extraordinaire (Spartacus brisant ses chaînes, le saut de Tell117), vaut mieux qu’un grand discours.
72Si la caractérisation corporelle est un lieu commun de l’héroïsme populaire – le corps étant le seul bien des faibles et des malheureux –, la difformité ou l’invalidité physique est le signe évident d’une violence sociale exercée sur lui et son triomphe dans la victoire en est encore plus méritant. Surmonter l’obstacle physique, comme le fit David face à Goliath, c’est détruire l’injustice la plus évidente et contredire l’inégalité naturelle par un acte purement humain. Cet imaginaire corporel, déjà à la source du mythe de Thersite le bancroche, est entretenu au théâtre et en peinture jusqu’à la Révolution où sont montées au pinacle les figures de Horatius Coclès (« l’aveugle ») et de Mucius Scaevola (« le gaucher »)118. Le corps maltraité et tendu dans l’effort du gladiateur produit sur la scène le même effet haptique que les armes rustiques de l’arbalétrier brandies lors de ses exploits. Cette présence kinesthésique119 et instable d’un corps physiologique sur la scène compense en quelque sorte l’absence des signes honorables de la noblesse et leur substitue des capacités naturelles et personnelles. Une telle valorisation des perceptions corporelles et musculaires entre en totale contradiction avec l’ascèse esthétique du classicisme français et avec le rejet des plaisirs matériels défendu par la tradition chrétienne. Chez Nicolas Caussin (1619) et Desmarets de Saint-Sorlin (1658) par exemple, les choses représentées par simulacres ne répondent pas à la majesté du sujet et ôtent beaucoup de dignité à l’objet exprimé :
La plus vile jouissance est celle qui relève du tact, parfaitement grossière et terrestre, un peu plus honnête que celle qui relève du goût, mais non moins digne de mépris. [...] les yeux, qui se rapprochent le plus de la haute nature du feu et de l’éther, sont très supérieurs aux autres sens. Le fait est que le tact et le goût, sitôt rassasiés de plaisir, s’éteignent, et comme le Nil, laissent après eux de la boue. Les autres sens puisent plus longtemps du plaisir, non sans toutefois y mêler une ombre de néant. Plus durables sont les plaisirs de l’imagination dont les richesses, les honneurs et la gloire sont le prétexte, l’image de félicité qu’ils procurent occupe et s’enracine plus tenacement, faux bien pétri de néant qui s’achève dans la désillusion120.
73Pourtant le corps de l’acteur et sa capacité à produire des effets physiologiques nouveaux ont été, de fait, employés. Le théâtre tragique a ainsi contribué au renouvellement de l’interprétation dramatique en France au tournant du siècle. On peut en mesurer l’importance en interrogeant les témoignages du public comme l’iconographie.
74Dans le cas de Tell, il semble que toute l’attention à l’époque se soit portée sur le décor et des costumes rustiques tout à fait inédits dans la tragédie121. De nombreux éléments scénographiques ont été abondamment commentés tandis que des didascalies « conformes aux représentations » se sont ajoutées au fil des éditions. Malheureusement, ce spectacle n’a pas inspiré de frontispices ni de gravures malgré son grand succès, comme la pièce de Saurin d’ailleurs. Seules nos connaissances sur l’art individuel de chaque interprète grâce à des témoignages indirects permettent de restituer les traits physiques du nouveau héros et de définir un nouveau type de rôle. De surcroît, les deux rôles ont été joués par les trois plus grands tragédiens du temps, Lekain, Larive et Talma. Chacun les a façonnés à sa manière, délibérément originale, ce qui permet de dégager d’importantes spécificités.
Lekain : un corps à la limite du tragique et du comique
75Henri-Louis Cain, dit Lekain, a été le créateur de Spartacus et de Tell, deux rôles marquants de l’héroïsme plébéien. Fils d’orfèvre formé par Voltaire à partir de février 1750, il débute à la Comédie-Française en septembre 1750, est reçu en novembre 1751 après avoir joué Rhadamiste, Gustave et Orosmane et avant de s’imposer dans les premiers rôles (Cinna, Sertorius, Achille, Œdipe, etc.). Lekain devient très vite le plus grand tragédien français de sa génération et le reste jusqu’à sa mort122. Son influence est décisive, notamment sur Talma. En dépit d’un jeu très différent, ce dernier a trouvé chez son aîné des éléments pour étayer sa critique du « bel acteur » et du « chant cadencé123 », et il lui rend hommage dans ses Réflexions sur Lekain et l’art théâtral (1825). Talma, le fils de dentiste ostracisé à ses débuts à la Comédie-Française – « Talma le plébéien les dégoûte et Talma le plébéien les effraie124 » – a souligné souvent que Lekain était lui aussi un « simple plébéien, arraché d’un atelier d’orfèvrerie, [qui] n’avait pas, il est vrai, été élevé sur les genoux des reines [...] mais [à qui] la nature, plus noble institutrice encore, s’était chargée de lui révéler ses secrets125 ». La souffrance du même complexe social les a indéniablement rapprochés et les a conduits à promouvoir un type précis de personnages dans le répertoire.
76L’histoire du théâtre a surtout retenu que les spécificités du jeu de Lekain étaient liées à un physique original. Tandis que des tragédiens comme Dufresne ou Bellecour, au corps harmonieux, élancé et découplé comme celui d’un danseur s’inscrivaient parfaitement dans la tradition des premiers rôles ou des rôles nobles dits « à manteau », Lekain se fait remarquer par une silhouette massive et râblée qui détone par son évocation d’une certaine familiarité populaire. Si Talma parle peu du corps vulgaire de son maître, c’est que ce corps accentuait leur différence plus qu’il ne les rapprochait, étant lui-même d’un physique et d’un maintien sculpturaux. Mais d’autres témoignages insistent sur la disgrâce physique de Lekain : « sans être difforme, Lekain n’était ni bien fait, ni beau : hors du théâtre, aucun agrément ne rachetait l’irrégularité de ses traits : sa figure n’était ni imposante, ni agréable ; sa voix était aigre et peu sonore, sa taille lourde et médiocre126 ». Pour compenser cette médiocrité originelle, une petite taille, une voix un peu sourde et une démarche pesante, l’acteur accorde très tôt une importance décisive au costume historique et à la pantomime dans la représentation – son manuscrit Matériaux pour le travail de mon répertoire tragique127 (1770) et son Registre ou Cahiers de mises en scène en témoignent.
77À ces faits déjà connus, on ajoutera un éclairage sur les perfectionnements spécifiques que Lekain a apportés à ses rôles héroïques. L’acteur a opéré des déplacements de taille dans la hiérarchie fixe des emplois, en valorisant un certain type de rôles qui ont en partage une même ambivalence sociale. Antoine-Vincent Arnault en parle quand il compare le jeu des plus grands comédiens entre 1750 et 1780. Ce fin amateur dramatique rappelle que, dans le cas de Lekain, la puissance du jeu s’appuie sur une grâce et une noblesse affectées, non naturelles, qu’il impose à un physique ingrat à force d’étude, de composition et de trouvailles vestimentaires :
Sur le théâtre, tous ces défauts disparaissaient : le génie ennoblissait sa fi-gure, agrandissait sa taille, amollissait, assouplissait sa voix ; ses accents, sa démarche, son maintien, ses gestes, étaient empreints d’une grâce irrésistible [...]. Lekain devait tout à l’art, tout, excepté cette intelligence qui l’initiait dans tous les secrets du génie, dans tous les mystères de la sensibilité [...]. Il n’avait négligé, d’ailleurs, aucune des études utiles à sa profession : il connaissait à fond l’histoire et les mœurs des différents peuples et des différents âges. Non moins familiarisé avec le dessin qu’avec les lettres, Lekain traçait lui-même ses costumes, conformément aux renseignements qu’il devait à ses recherches. C’est lui qui a établi dans cet important accessoire une vérité qu’avant lui on ne connaissait pas, et qu’il ne modifiait que pour lui donner plus de dignité. C’est lui qui substitua à la friperie burlesque, dont les héros de l’antiquité s’affublaient sur notre théâtre, des habits appropriés aux temps et aux mœurs auxquels appartenait l’action représentée128.
78Les témoignages confirment cet usage plus expressif ou métaphorique qu’historique des données sensibles du spectacle : « La pantomime de Lekain n’était pas moins puissante que sa déclamation. Sa démarche, ses attitudes, l’expression de son visage, toujours d’accord avec sa situation, manifestaient, même avant qu’il eût parlé, le sentiment dont il était plein. Son jeu muet était admirable129. » Son apport visuel à la figure du plébéien tient à l’utilisation de son corps non seulement pour rendre compréhensibles des traits psychologiques, mais aussi pour marquer scéniquement des caractéristiques sociales. Lekain ne procède pas à une réduction plate de la vérité ; il préfère mêler, avec une certaine fantaisie, les conventions théâtrales nécessaires à une meilleure compréhension des circonstances, des mœurs et des idées. Par exemple, les matières rares ou somptueuses utilisées pour les costumes au xviiie siècle, comme le satin ou le velours, et employées pour signifier la richesse et la puissance d’un empereur romain, ne sont pas à bannir pour Lekain – contrairement à ce que prescrit la tendance du costume historique et à ce que pensera Talma. Elles conservent leur puissance d’évocation symbolique quand elles sont assemblées avec d’autres signes plus conformes avec notre connaissance de l’antiquité. La combinaison d’éléments anciens et modernes dans un spectacle traduit par exemple immédiatement aux yeux du spectateur, et mieux qu’une reconstitution archéologique, la puissance éternelle des empires tout en offrant une critique efficace de tout système politique qui repose sur la pompe et la magnificence. Lekain n’est donc pas un défenseur étroit de la reconstitution historique. Il tient à conserver la spécificité ontologique du costume de théâtre qui transcende les époques et puise conjointement à plusieurs conventions pour produire une esthétique singulière du corps héroïque. La théâtralité du costume, ou de l’accessoire, tient en ce cas à un mélange hétéroclite, voire grotesque, mais habile du vêtement de fête ou d’apparat et de l’habit historique :
Le satin de Gênes et le velours à quatre poils furent toujours employés à la confection de leurs costumes : ainsi le prescrivait la bienséance. Mais ces étoffes modernes recevant les formes que leur eût données l’antiquité, l’illusion était complète.
Les doctes du jour blâmeraient peut-être l’emploi de ces étoffes modernes dans les costumes antiques. Mais serait-ce juste ? Les rois et les princes, en tous les temps, ne se sont-ils pas habillés des étoffes les plus magnifiques qui fussent en usage de leur règne ? Ne possédant pas ces étoffes, quoi de mieux que de les remplacer par les plus précieuses qui soient aujourd’hui ? Œdipe, César s’habilleraient-ils de drap d’Elbeuf ou même de Louviers ? N’en déplaise à vos savants, ce n’est pas une faute que de traduire la toilette des anciens comme on traduit leur langage130.
79Lekain comprend parfaitement ici la spécificité esthétique du théâtre. Sa reconstitution est une rêverie sur le passé par l’assemblage infidèle de signes distincts comme peut l’être, par exemple, une traduction inventive d’une langue dans une autre. Il l’envisage comme la création artistique d’un monde et non comme un décalque servile.
80Arnault montre ensuite que l’originalité profonde de Lekain tient au bouleversement des statuts qu’il a introduit dans le répertoire tragique. De mémoire de spectateur, son jeu a été le plus marquant dans les rôles de Manlius (Manlius Capitolinus de La Fosse), Arzace-Ninias (Sémiramis de Voltaire), Mahomet (Le Fanatisme de Voltaire), Gengis-Kan (L’Orphelin de la Chine de Voltaire), Néron (Britannicus de Racine, Épicharis et Néron de Legouvé) et Nicomède (Nicomède de Corneille). Les anecdotes témoignent qu’avec ces rôles, on a vu à chaque fois sur la scène des individualités historiques plus que des catégories reconnues par la société monarchique d’Ancien Régime, et des rôles en rupture ou en décalage avec les états ou les ordres communément employés au théâtre. À chaque fois, il s’agit soit d’êtres dégradés, à la suite d’un malheur ou une disgrâce, soit de parvenus élevés par des circonstances favorables. Tous ont un corps empreint à l’effigie d’une indignité provisoire ou définitive. Tous partagent une position sociale trouble, hésitante, une indétermination sociale que la pièce choisit précisément d’interroger.
81La gestuelle la plus mémorable de Lekain, car la plus audacieuse, est liée au rôle d’Arzace-Ninias dans Sémiramis. Le tragédien incarne un soldat héroïque sans naissance ni fortune qui se révèle être fils de prince, après avoir été abandonné par sa mère. Les spectateurs rapportent tous sa sortie du tombeau de Ninus son père, au cinquième acte, à la fois traumatique et éclatante, après qu’il eut blessé mortellement la reine. Pour ce dénouement funèbre, qui propose une espèce particulière de tragique dans l’esprit des drames de Shakespeare, Lekain a l’idée lors des reprises de 1756 de paraître avec les bras ensanglantés. Voltaire atteste que l’invention est bien de l’acteur et qu’il est, par ce jeu de scène, à la limite de l’équilibre encore nécessaire à la scène française : « On dit que Lekain s’est avisé de paraître au sortir du tombeau de sa mère avec des bras qui avaient l’air d’être ensanglantés : cela est tant soit peu anglais, et il ne faudrait pas prodiguer de pareils ornements. Voilà de ces occasions où l’on se trouve tout juste entre le sublime et le ridicule, entre le terrible et le dégoûtant131. » L’acteur Préville félicite son collègue « d’avoir imaginé un jeu de scène qui allait passer au rang des traditions132 », ce qui en prouve toute l’originalité et toute l’efficacité. Dorat décrit à ce même propos une situation de cauchemar dans son poème de « La Déclamation » (1766), qui lui rappelle le jeu de scène de Lady Macbeth133. Diderot considère la scène de Lekain comme un exemple de jeu pathétique parfaitement contrôlé par un acteur de sens froid, dont l’effet physiologique agit seulement sur le spectateur :
Le Kain-Ninias descend dans le tombeau de son père, il y égorge sa mère ; il en sort les mains sanglantes. Il est rempli d’horreur, ses membres tressaillent, ses yeux sont égarés, ses cheveux semblent se hérisser sur sa tête. Vous sentez frissonner les vôtres, la terreur vous saisit, vous êtes aussi éperdu que lui134.
82Arnault souligne pour sa part la signification métaphorique profonde de ce jeu de scène : « dans Sémiramis, quand les bras sanglants, l’œil égaré, le front pâle, les genoux tremblants, il sortait du tombeau de Ninus, cette expression silencieuse n’en disait-elle pas plus que la parole135 ? » Le corps en transe rend visibles l’indécision et l’instabilité sur tous les plans. La pantomime désordonnée et irrationnelle supplée ici le discours pour exprimer métaphoriquement l’indicible (le matricide), l’acte au-delà du langage. Lekain l’agrémente d’un grimage macabre qui traduit, de façon tangible, mais explicite, la déchirure intime, la rupture avec ses origines nobles, douloureuse, mais nécessaire à la reconnaissance publique de sa valeur individuelle. Ninias est délivré de son ascendance funeste et de son pouvoir héréditaire, ce qui lui permet de se révéler, de s’accomplir en mettant à l’épreuve ses capacités physiques, son courage et son aptitude à la déduction. Les « bras sanglants » de Lekain sont une trouvaille remarquable sur le plan théâtral. Ce détail visuel devient analogiquement l’image iconique d’une ascension sociale de ses propres mains. Il met en scène le fantasme de l’« auto-engendrement » réussi – fantasme absolu du plébéien –, d’une pure naissance de fortune après avoir survécu au péril de sa vie et malgré le risque d’une rupture définitive avec sa sphère d’origine dont atteste le sang versé de la mère. Les bras nus et sanglants, proches d’une situation de cauchemar ou d’ivresse incontrôlée, expriment ici le versant dionysiaque du héros plébéien, que l’on pourrait opposer à la belle apparence de son versant solaire imaginé plus tard par Talma, dans une toute autre pièce de Voltaire, Brutus, lorsqu’il interprète le tribun militaire Proculus en montrant ses jambes nues et galbées sortant d’une toge antique136.
83Moins contraint de porter beau que Talma, et de servir une actio hiératique où il n’aurait pas pu convaincre, Lekain est plus libre dans ses mouvements, avec une gamme d’effets très étendue. Il enrichit ou affine son registre sérieux par des contre-emplois, des emplois « en sous-ordre », des rôles inattendus et des influences comiques, expérimentant avant l’heure le mélange des genres et dégradant la noblesse du héros aux yeux de son propre public :
Si le talent de Lekain s’appliquait à tout, sa complaisance ne se refusait à rien. Très différent de certains acteurs qui ne se montrent que dans des rôles avantageux, ainsi que Bellecour, il ne refusait pas des rôles médiocres, et même il se chargea souvent de rôles qui appartenaient à un emploi inférieur au sien. On lui a vu jouer ceux de Châtillon et de Théramène, ce qui n’était fâcheux que pour les héros à qui l’on donnait un tel confident. Il parut même plus d’une fois en porteur de chaise, dans les Précieuses ridicules, et son amour-propre n’eut qu’à s’en applaudir137.
84De même, Lekain n’hésite pas à brouiller les frontières entre les genres par des rôles irréguliers, hors des emplois fixes. Il introduit par exemple le burlesque dans le jeu tragique pour caractériser un trait individuel ou un comportement singulier. Pour Nicomède, « ce héros fier et railleur », toujours à la limite du ridicule par ses excès de grandeur, Lekain joue sur les oppositions : « [Il] sut être ironique avec dignité, superbe avec simplicité, et se maintenir, par son jeu, entre la limite de la tragédie et de la comédie, où Corneille semble avoir voulu placer ce singulier ouvrage138. » Lekain, dans Nicomède, offre un modèle de personnage mixte ou ambigu grâce à un jeu d’équilibre, « se gardant également de la familiarité qui dégrade le caractère tragique, et de la rodomontade qui le travestit139 ». Cette interprétation « à la limite », dont se souviendra Talma dans le rôle de Néron, par exemple, mêle volontairement les registres ainsi que les valeurs morales qui y sont associées.
85On comprend dès lors ce que son jeu a pu apporter au rôle de Spartacus, le « brigand », le « barbare » élevé tout à coup au rang de héros de la liberté, d’esclave révolté contre l’ordre civilisé. Il l’a enrichi par son expérience des seconds rôles, des emplois de gouverneur dans la tragédie, de raisonneur, de valet dans la comédie ou le drame140. Sa pratique des rôles subalternes crée cet effet de feuilletage, par lequel se superposent modalités et significations, et qui distingue l’individualité historique du fonds commun des archétypes. Ce jeu aux tonalités ambivalentes a dessiné la première silhouette de Spartacus au théâtre puis celle de Guillaume Tell. Lekain a magnifié le corps plébéien en réunissant une position médiocre ou inférieure et un discours anoblissant. Ses successeurs à la scène se sont alors appliqués à réinventer ces traits spécifiques dans les deux rôles.
Larive : un corps athlétique et virtuose
86À partir de 1775, l’acteur Jean-Marie Mauduit, dit Larive, est jugé digne de doubler Lekain puis de reprendre son répertoire à sa mort en 1778. À l’inverse de son prédécesseur, sa grande taille et sa silhouette élancée lui ont été utiles pour des jeux de scène particulièrement physiques. Lors de la reprise de La Veuve du Malabar ou L’Empire des coutumes de Lemierre en 1780, il réussit brillamment une pantomime spectaculaire, proche de l’acrobatie, au milieu d’une importante figuration. Le dénouement prévoyait en effet l’embrasement d’un bûcher monumental sur la scène. La veuve Lanassa était ravie du bûcher grâce à l’intervention du héros, un général français surgissant d’un souterrain au moment opportun et portant l’héroïne dans ses bras au pied du bûcher. Cette version de la pièce eut trente représentations consécutives, alors qu’elle avait été accueillie froidement à la création dix ans plus tôt et Larive acquit grâce à elle la réputation d’exceller dans les rôles qui réclament force physique et expressivité corporelle. L’acteur a usé de ces qualités pour la reprise de Guillaume Tell en 1786 qui inclut de grands tableaux et des jeux de scène complexes. Les témoignages mentionnent régulièrement ses succès dans un registre spécifique qui comprend Spartacus, Tell, ou encore Coriolan et Philoctète :
La nature avait accordé à Larive tous les dons extérieurs ; il était né pour porter l’habit grec et la toge romaine ; au premier aspect, il avait l’air d’un roi et d’un héros ; sa voix, pleine et sonore, était du plus beau timbre, forte et jamais dure, mais pas assez riche d’inflexions et de nuances ; ses gestes avaient de la grâce, son action de la noblesse. La fierté, le dédain, l’ironie, la colère et la fureur convenaient à ses moyens d’imitation. Il jouait bien Achille, Spartacus, Coriolan et quelques rôles du même genre141.
87Tout en reconnaissant ses qualités physiques, le public déplore chez Larive une voix médiocre, peu étendue, et surtout une absence d’effet pathétique et une froideur là où Lekain était ardent. Ce bémol dans l’appréciation de son art permet de mesurer le déplacement complet des signes de l’héroïsme théâtral : Larive traduit scéniquement la noblesse et la grandeur, non par une puissance vocale ou des inflexions sonores remarquables, mais par l’expression corporelle et par des gestes énergiques. Il infléchit ainsi le premier emploi tragique vers une virtuosité physique et une puissance sportive, pour ainsi dire, au détriment d’une certaine subtilité ou nuance psychologique qui était indispensable au massif Lekain ou au « chétif » Monvel, comme le souligne Arnault :
À défaut des qualités qui émeuvent les esprits et les cœurs, il possédait celles qui étonnent les oreilles et les yeux. Il produisait sur l’homme physique les effets que Lekain produisait sur l’homme moral. Jamais Larive n’a émis un de ces accents qui vont à l’âme ; jamais il n’a fait couler une larme, car il n’en a jamais versé ; impuissance qui frappait d’autant plus, que Monvel, qui débuta vers la même époque, se faisait remarquer sous des rapports opposés, et renfermait dans un corps chétif une sensibilité exquise. Mais Larive en imposait à la multitude par des gestes étudiés, par une déclamation redondante et retentissante, par des éclats de voix, par des mouvements de bras, par des attitudes qui étaient moins d’un comédien que d’un prédicateur et d’un maître d’escrime. [...] M. Larive fut même accueilli enfin dans les rôles de Lekain. On finit par le louer d’une audace qu’on avait d’abord qualifiée de témérité142.
88Si Lekain a développé un art de la métamorphose avec des formes grotesques qui transcendent les limites du corps réel, Larive s’appuie au contraire sur ses dispositions physiques pour dessiner des mouvements dans l’espace, plus mobiles que pittoresques. D’une façon comparable à la réforme de Noverre dans le ballet-pantomime, qui modifie les codes corporels et les déplacements du ballet de cour, il propose un corps moins vertical, moins tendu vers le ciel, plus « terre à terre », exprimant une libération progressive de la gravité par des accès énergiques et des effondrements maîtrisés :
[Il] mérita les applaudissements qu’il reçut dans les rôles de Ladislas, de Rhadamiste, de Bayard, de Gengis-Kan, de Spartacus, qui exigent surtout de la fierté et de l’énergie [...]. En tête des rôles qui ont fait le plus d’honneur à M. Larive, il faut mettre Coriolan, et surtout Philoctète. Il y était vraiment beau. Il y exprimait avec beaucoup de noblesse cette douleur physique dont les accès sont si tragiques dans la situation où se trouve un héros, qui, abandonné à lui-même, est aussi trahi par ses forces : c’est le comble de l’infortune143.
89Ses écrits théoriques sur la déclamation révèlent l’importance du texte dans le choix de sa gestuelle comme de ses intonations. S’il ne mentionne pas le Spartacus de Saurin dans ses Réflexions sur l’art théâtral (1801), il y fait allusion dans un Cours de déclamation (1810), à propos du vers fameux de Mithridate qui forgea l’opinion du public sur le personnage avant même qu’il ne connaisse une incarnation scénique. Le texte rapporte l’anecdote selon laquelle Larive, alors professeur de déclamation, a demandé à l’interprète de Racine de susciter une grande indignation dans le public à l’énoncé de ce vers :
Reprendre un nouveau ton pour exprimer une nouvelle idée :
Ah ! s’ils ont pu choisir pour leur libérateur,
Le ton du mépris sur le vers suivant
Spartacus, un esclave, un vil gladiateur
Soutenir toujours la chaleur :
S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent144.
90Saurin confie d’ailleurs dans la préface de sa pièce qu’il pense précisément à ce vers lorsqu’il en conçoit le sujet :
J’ai craint, je l’avouerai, ce vers de Racine :
Spartacus, un esclave, un vil gladiateur !
J’ai craint nos préjugés et notre délicatesse, et je m’y suis prêté, parce que j’ai cru pouvoir le faire sans nuire à mon sujet145.
91On peut penser qu’en endossant le rôle de Spartacus, Larive a retourné le jugement de Racine ainsi que la condamnation qui pesait sur le personnage historique. Ainsi l’acteur a réinventé les normes scéniques de la grandeur et de la noblesse héroïques par des créations scéniques qui font pièce aux canons classiques précisément. Il a redéfini les critères du beau théâtral à la veille de la Révolution, juste avant l’entrée en scène de Talma. Chez Saurin, en effet, la servilité plébéienne est constamment associée à l’héroïsme. Le gladiateur se voit confier toutes les actions nobles et vertueuses de la fiction théâtrale. Il conduit la révolte d’une manière patiente et réfléchie tout en étant économe de la vie des autres. Il sauve la vie de la fille du consul, refuse de venger sa mère dans le sang, demande pardon à Noricus de l’injure qu’il lui a faite, décline la citoyenneté romaine qu’on lui propose et finalement « meurt en homme libre146 ». Mais surtout, l’interprétation de Larive n’a pu qu’être inspirée par la récurrence des allusions explicites au corps de l’esclave. Tout au long du texte, l’omniprésence de ce corps maltraité puis libéré, sous les yeux des protagonistes comme sous ceux des spectateurs, traverse incessamment les discours, comme si le spectacle d’un corps mobile était la preuve par excellence de son affranchissement. Au-delà d’un simple thème littéraire, la présence corporelle offre de nombreuses possibilités à un acteur qui a fondé son jeu sur la prouesse physique. Elle est en outre un encouragement à l’effet tactile, ouvrant la voie à une figuration nouvelle de l’héroïsme.
92L’entrée en scène de Spartacus est, en effet, conforme à l’« irruption théâtrale [...] joyeuse et traumatisante147 » qui caractérise le grand homme depuis Thomas : elle est initiée dès l’exposition par une liaison de vue dynamique et par une synecdoque qui saisit d’un trait toute sa physionomie : « Mais le voici./ Du plus sombre chagrin son front est obscurci148 ». Au long du texte, la vision du front de Spartacus devient obsessionnelle et dépasse la métaphore conventionnelle de la vertu antique ou de la réflexion dans l’action. Ce front, renommé dès l’enfance149, arrête les yeux de Sunnon : « Je ne sais quoi de grand/ Et de terrible peint sur ce front qu’on renomme,/ Tout en lui nous parut être au-dessus de l’homme150 ». Il frappe encore les yeux d’Émilie : « C’est lui-même. Un sombre et fier chagrin/ Obscurcit de son front l’air auguste et serein ;/ Un nuage s’y mêle aux rayons de sa gloire151 ». Et, dans le tableau final, lorsqu’elle lui présente le poignard : « Ciel ! il garde un silence glacé,/ Un morne désespoir sur son front est tracé ;/ Il ne voit, n’entend rien... Ce spectacle me tue152... » Face à un tel signe physique « respirant la menace153 », le lecteur moderne ne peut s’empêcher de penser au propos de Roland Barthes sur le film Jules César de Joseph Mankiewicz adapté de la tragédie de Shakespeare. Dans le film comme au théâtre, la mise en avant du front frangé et suant des acteurs arrête le regard du spectateur. Par-delà les époques, Saurin et Mankiewicz ont recours au même signe visuel « accrochant » et obtus, « combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition154 ». Saurin en particulier s’intéresse à l’effet sensible de l’exposition du corps héroïque, dans lequel il voit un signe de sa libération et une expression explicite du thème social de la pièce. Si Spartacus ne contient pas de tableaux à grande figuration avec un porte-parole élevé en triomphe par la foule comme dans Guillaume Tell, la pièce propose en revanche la vue marquante et pathétique du corps du peuple. À l’acte III, lorsque les chefs des armées et les soldats réclament la mort de la captive romaine, Spartacus, plutôt qu’un long débat, fait le choix de s’exposer lui-même à la place de la victime et découvre sa poitrine devant leurs armes dressées :
Spartacus
Du monde vous étiez les vengeurs et l’exemple :
Découvrant sa poitrine.
Vous en serez l’horreur... Frappez, voilà mon sein ;
J’ai trop vécu.
Noricus, interdit.
Seigneur !...
Spartacus
Qui retient votre main ?
Votre honneur et le mien sont plus chers que ma vie.
Ne demandez-vous pas que je les sacrifie ?
Oubliez les serments qui vous tiennent liés :
Je vous les rends. Frappez ;
Noricus, tombant à ses pieds, ainsi que tous les chefs de l’armée et les soldats. [...]
Dans le sang des Romains lavez votre forfait.
Les soldats se relèvent. Il fait signe qu’on se retire, et Noricus, les chefs de l’armée et les soldats sortent155.
93Ce jeu de scène inédit dans le théâtre tragique inverse littéralement la topique du « poignard suspendu et vacillant156 » sur le sein de la victime dont Diderot a fait un modèle de tableau pathétique. Ici, c’est la poitrine découverte de l’esclave qui se jette et se tend au-devant des armes, palpite et luit, faisant tout autant tableau. Réduit à sa forme la plus radicale – un corps dénudé –, le plébéien en fait un bouclier et revendique ainsi qu’il ne dispose d’aucune arme, d’aucune protection. Plus que jamais, Spartacus incarne cette « gloire épurée de toute passion guerrière et dont le rayonnement ne doit plus rien à l’éclat des batailles157 », par un formidable retournement de signes et une analogie visuelle sans équivalent jusqu’alors avec l’inversion des valeurs entre le noble et le plébéien.
94Le poète enrichit encore l’éclat physique de son personnage par des notations poétiques. Deux récits sont animés de détails visuels qui évoquent les arts plastiques en prenant la forme d’ekphrasis des plus célèbres statues sur le sujet. Dans un premier récit, le Romain Noricus commence par rappeler le lien spectaculaire entre les jeux du cirque et la sculpture qui prend pour sujet la violence physique. Comme la sculpture – et comme la tragédie, peut-on ajouter –, les combats dans l’arène proposent des images anatomiques qui aux yeux du public rivalisent en cruauté et en formes curieuses. Le combattant servile expose un corps maltraité et souffrant qui doit garder la pose pour ne pas trahir sa faiblesse ou dévoiler sa souffrance :
Tu connais des Romains les passe-temps cruels ;
Ce spectacle de sang et ces combats atroces,
Où ce peuple vanté repaît ses yeux féroces,
Excite de la voix le triste combattant,
Le regarde tomber, l’observe palpitant,
Veut qu’à lui plaire encore il mette son étude158.
95Dans le récit du combat dans l’arène, au cours duquel Émilie voit pour la première fois Spartacus, la description commence par une saisissante vue d’ensemble, mêlant images d’effroi et sons plaintifs, puis elle se concentre progressivement sur le visage du combattant, comme dans un plan rapproché. Tous les traits physiques de la douleur donnent au visage du gladiateur une individualité singulière. Sa force d’âme est alors contenue dans sa seule expressivité corporelle :
Mes yeux, avec horreur, se portaient sur l’arène ;
D’affreux cris de douleur, de sourds gémissements,
Se mêlaient à la joie, aux applaudissements.
Un Cimbre, dont le front respirant la menace,
D’une large blessure offrait l’horrible trace,
De deux braves Gaulois avait ouvert le flanc :
Il les foulait aux pieds ; il nageait dans le sang,
Lorsque, pour le malheur et l’opprobre de Rome,
Sur l’arène soudain on vit paraître un homme,
Dont la stature noble et la mâle beauté
Alliaient la jeunesse avec la majesté.
Cet homme avec dédain sur l’arène se couche ;
Il garde en frémissant un silence farouche :
On voit des pleurs de rage échapper de ses yeux159
96Le vérisme des détails et le pathétique évoquent avec évidence le Galate mourant ou Gaulois mourant, célèbre antique du musée du Capitole à Rome (voir ill. 19). La statue, découverte au début du xviie siècle lors des travaux d’excavation des fondations de la villa Ludovisi, connaît un grand succès aux xviie et xviiie siècles en raison du pathétique si expressif de la statue. Elle est admirée à Paris grâce à une copie en marbre de Michel Mosnier (1684) exposée au château de Versailles. Napoléon s’empare de l’original lors des campagnes d’Italie en 1797 et le ramène à Paris, où il est exposé160. À cette époque, certaines interprétations ont évoqué un gladiateur blessé et les copies ont été rebaptisées le Gladiateur mort ou blessé, le Gladiateur romain ou encore le Mirmillon mourant.
97Peu après, à la fin du combat contre le Cimbre, Spartacus réalise, effrayé, la cruauté de l’acte qu’il vient d’accomplir. Le jeu dans l’arène n’est qu’un crime nécessaire pour survivre. C’est alors l’indignité extrême de sa condition qui le conduit à relever la tête, à refuser une victoire indigne et à s’adresser au peuple romain pour le menacer directement :
Tout le peuple, à grands cris, applaudit sa victoire.
Cet homme alors s’avance, indigné de sa gloire :
« Peuple Romain, dit-il, vous, consuls et sénat,
« Qui me voyez frémir de ce honteux combat,
« C’est une gloire à vous bien grande, bien insigne,
« Que d’exposer ainsi, sur une arène indigne,
« Le sang d’Arioviste à vos gladiateurs !
« Étouffez dans mon sang ma honte et mes fureurs,
« Votre opprobre et le mien, ou j’atteste le Tibre
« Que, si Spartacus vit et se voit jamais libre,
« Des flots de sang romain pourront seuls effacer
« La tache de celui que je viens de verser... »161
98Cette fois-ci, c’est la posture ferme et énergique du Gaulois blessé, original grec daté de 200 avant J.-C. (Paris, Louvre, voir ill. 1) qui est probablement la source d’inspiration de ce passage et qui a pu constituer un modèle pour l’interprète162. Dans cette œuvre sculptée, la position du combattant contraste avec l’effondrement physique de la statue de Rome. Elle devient plus éloquente que pathétique en traduisant non pas la douleur d’un moribond, mais l’orgueil d’un vaincu. Semblable à un avatar de Thersite, le Gaulois, loin de laisser échapper des signes de faiblesse, reprend appui sur ses jambes, se redresse et exprime un ultime geste de colère et de défi. Plus loin dans la même scène, un autre récit d’Émilie à propos de l’assaut de Tarente est encore l’occasion de peindre la vision humaniste et généreuse du plébéien en opposition avec la figure du guerrier ou du conquérant :
C’est ce qu’en Spartacus j’admire davantage.
De tous les temps il fut d’illustres conquérants,
Qui de sang altérés, moins guerriers que brigands,
Pour le malheur du monde ont recherché la gloire
Parmi tant de héros trop vantés dans l’histoire,
À peine en est-il un qui soit, par sa bonté,
Digne d’être transmis à la postérité ;
Ivres de la victoire, injustes, sanguinaires,
Ils ont tous oublié que les hommes sont frères163.
99Preuve encore d’une conscience aiguë des données plastiques du théâtre, Saurin fait reposer le dénouement sur un détail visuel inscrit dans la didascalie au moment où les amants se tuent conjointement : « Les gardes, qui sont accourus lorsqu’ils ont vu briller le poignard, les reçoivent tous deux164 ». Presque un siècle plus tard, Théophile Gautier porte un jugement éclairant sur l’effet kinesthésique d’un corps comme celui-ci, réduit à ses forces naturelles, à partir d’une observation de l’art des lutteurs et des équilibristes. Le poète définit le corps plébéien moderne comme un corps humain agile et fort qui, quelle que soit son origine, évoque l’image de « quelque Hercule Farnèse, quelque gladiateur antique ou quelque Méléagre de marbre165 ». Ainsi la statuaire reste la clé d’interprétation de toute performance physique pour le spectateur contemporain, y compris pour les exploits de « Blas, dit le féroce Espagnol, de Louis le mécanicien et du grand mulâtre166 ». Un tel corps exposé conduit le spectateur à la comparaison et au retour sur soi, « gauche, lourd, épais, ayant la forme enfoncée dans la matière ». Mais ce que Gautier retient avant tout, c’est la sensation d’émancipation, de victoire libératrice que le corps est capable de produire en luttant contre des forces supérieures (pesanteur, matière, réalité ordinaire, mort) et en les transcendant. Le spectacle d’un corps insoumis atteint alors au sublime tragique et se confond avec la grandeur héroïque :
Les lois de la pesanteur ne semblent pas exister pour eux, et cependant ce n’est que par l’exacte observation de ces lois qu’ils réussissent à paraître les enfreindre. Chaque impulsion est calculée, chaque mouvement déterminé par une inexorable statique. Toute faute a pour punition une chute, une blessure et parfois la mort. [...] Il sort des profondeurs de la chair de nobles muscles. Les contours s’enflent, se tendent, deviennent superbes. [...] Des idées mythologiques vous reviennent en mémoire. Vous pensez au combat d’Hercule et d’Antée [...]. On aime, en ces temps où les engins destructeurs sont si perfectionnés, à voir l’homme réduit à ses forces naturelles, qui sont considérables lorsqu’il les exerce. Et l’on sort de cette salle en pensant aux temps héroïques, à la grande sculpture, à Michel-Ange [...], où dans toutes sortes d’attitudes contournées et violentes se tordent ces corps de Titans exprimant la force éternelle, la force invaincue167.
100Après la virtuosité physique imaginée par Saurin et portée à la scène par Larive, il revenait à Talma d’ajuster un pittoresque populaire sur le corps du héros, tant sur le plan de la gestuelle et de l’expression du visage que sur le plan vestimentaire.
Talma : des signes populaires ambivalents
101La retraite de Larive en 1800 laisse François-Joseph Talma en possession des premiers emplois tragiques. À son tour, il devient l’interprète des deux grands plébéiens de la scène française. Son action en faveur de la réforme du costume en France est bien connue. Talma conçoit visuellement ses rôles en fonction de la vérité historique et de la couleur locale et traduit leurs spécificités à travers des accessoires et des costumes conçus spécialement pour lui :
Je blâme fort les acteurs ou les directeurs qui négligent les costumes, les décorations et tous ces détails qui complètent si bien le charme et l’illusion de la scène. [...] Les acteurs devraient avoir une plus haute idée de leur état, se regarder, en quelque sorte, comme des professeurs d’histoire [...]. En effet l’étude de l’histoire ne consiste pas dans la simple connaissance des faits. Les mœurs, les usages, les détails de la vie privée y entrent aussi pour beaucoup168.
102L’une des raisons de la popularité de Guillaume Tell à la scène, que ce soit chez Lemierre, Sedaine et Grétry (1791), Schiller (1804), Pixerécourt (1828) ou d’autres encore, tient précisément à une imagerie pittoresque. Si les décors de sommets enneigés sont de plus en plus grandioses au fil des reprises, les interprètes portent une même attention aux costumes, comme en témoigne une note insérée dans l’édition de 1787 :
Note sur le costume des personnages.
Tell, Melchtal et tous les conjurés doivent être vêtus à la Suisse, d’un pourpoint large, avec des vestes de couleur tranchante, le haut-de-chausse tailladé, et les manches découpées.
Les Femmes, en jupons drapés, le corset d’une couleur différente, une pièce d’estomac d’étoffe d’or ou d’argent.
Gesler et sa suite, vêtus à l’Allemande, avec le corselet et l’écharpe. On a vu, sur le théâtre d’une grande ville de province, le féroce Gesler descendre des montagnes de la Suisse, en bas de soie blancs, en escarpins, et couvert d’un manteau bleu, galonné d’or. Ce gouverneur doit être en bottines de maroquin, et enveloppé d’une espèce de houppelande fourrée, à la Housarde169.
103Lorsque Talma reprend le rôle à partir de 1790, il cherche une représentation scénique convaincante du tiers état et de la culture populaire. Dans son approche, il s’inspire des principes de l’historiographie moderne désormais bien établis, selon lesquels les vrais acteurs de l’histoire ne sont pas les puissants ou les souverains que l’on voit au premier rang. C’est le peuple à la base de la société qui agit, de façon souterraine, sur le cours des événements, comme le prouve le développement des mœurs et des techniques, perceptible dans chaque détail de la vie ordinaire :
Les temps passés n’ont pas été remplis seulement par les rois et les conquérants. Ils l’ont été aussi par les peuples. On les représente aussi sur la scène, et s’il faut de la part de l’auteur, une certaine fidélité dans le développement des faits et des caractères historiques, les acteurs doivent aussi se rapprocher le plus possible de la vérité dans leurs costumes, dans les décorations et dans tous les détails du théâtre. Ils donneront par là une image fidèle des mœurs et des progrès de la civilisation et des arts chez les peuples170.
104Lorsqu’il devient témoin des événements de la Révolution, de ses « crises violentes » comme de ses « orateurs populaires », Talma en déduit, pour sa pratique, que le comportement et les paroles héroïques ne sont pas une question de classe, que l’éclat, la force d’âme et la valeur sont également distribués entre les hommes et ne dépendent ni de leur origine ni de leur rang. Il exprime alors son souci de l’illusion et de la fidélité historique à travers une conception de la nature humaine qui transcende les différences sociales :
L’homme du monde et l’homme du peuple, si opposés par leur langage, ont souvent, dans les grandes agitations de l’âme, la même expression : l’un oublie ses manières sociales, l’autre quitte ses formes vulgaires ; l’un redescend à la nature, l’autre y remonte ; tous deux dépouillent l’homme artificiel, pour n’être plus vraiment qu’hommes. Les accents de l’un et de l’autre seront les mêmes dans la violence des mêmes passions ou des mêmes douleurs. [...] Supposez de même un homme du peuple et un homme de cour tombés tous deux dans les accents violents, soit de la jalousie, soit de la vengeance ; ces deux hommes, si différents par leurs habitudes, seront les mêmes par leur frénésie. Ils offriront dans leur fureurs la même expression ; leurs regards, leurs traits, leurs gestes, leurs attitudes, leurs mouvements prendront tout à coup un caractère terrible, grand, solennel, digne dans tous deux et du pinceau du peintre et de l’étude de l’acteur ; et peut-être même le délire de la passion inspirera-t-il à l’un aussi bien qu’à l’autre un de ces mots, une de ces expressions sublimes qui pourront peut-être aussi mériter d’être recueillis par le poète.
Les grands mouvements de l’âme élèvent l’homme à une nature idéale, dans quelque rang que le sort l’ait placé171.
105Dans ses Réflexions, Talma identifie avec beaucoup d’acuité le génie propre de ce que l’on appelle aujourd’hui la culture populaire. Cette culture est à rattacher à l’esthétique du sublime depuis Diderot et Burke, interprétée à l’époque comme l’esthétique de l’âge démocratique. L’acteur se montre par exemple attentif à reproduire la rudesse dans le mouvement, la simplicité dans l’aspect ou la mise vestimentaire et à entretenir une proximité visuelle avec le public des théâtres sous la Révolution. Cette humilité étudiée est inattendue chez un tragédien employé d’abord dans les premiers rôles. Mais elle convient idéalement dans la fiction théâtrale pour certaines périodes méconnues de l’Antiquité ou de l’histoire de France, pour des héros sans nom, issus du peuple, qui inspireront par la suite les artistes primitivistes ou les courants non académiques. Il est probable que Talma ait utilisé son expérience dans le genre comique et son travail détaillé dans le registre familier pour sa recherche d’un tragique populaire172. Un jeu plébéien lui paraît possible, même s’il se situe dans une voie étroite et s’il conduit à rejeter certaines conventions, en particulier l’imitation trop stricte de l’étiquette et du cérémonial de cour, avec des costumes qui tiennent à la fois de la fantaisie et de l’habit d’apparat :
Je me souviens que dans ma jeunesse, en lisant l’histoire, les personnages que j’avais vus sur la scène s’offraient toujours à mon imagination comme les acteurs me les avaient offerts. Je voyais les héros grecs et romains en beaux habits de satin, bien poudrés, bien frisés ; je supposais Agrippine, Hermione ou Andromaque traînant, dans des palais de structure moderne, les longues queues de leurs robes de velours, étoffe que ne connurent jamais ni nos belles grecques ni nos dames romaines. Je les voyais chargées de diamants qu’on n’apprit à tailler qu’au xve siècle. Je prenais nos anciens chevaliers, si simples, si rudes, pour des marquis de la Cour de Louis XIV ou de la Régence173.
106On peut comprendre ce rejet du cérémonial de la cour comme une façon pour Talma de dénoncer sur un plan politique le mode de vie aristocratique et le système monarchique. Les « Archives Talma » de la Comédie-Française ont également révélé comment l’acteur avait profondément affiné son jeu au contact de l’architecte Lussault qui était devenu son mentor autour de 1800. Ce dernier a corrigé les exagérations et le « gigantesque » dans lesquels le tragédien tombait parfois. Il l’a incité à abandonner des gestes « trop préparés, trop méthodiques, et surtout trop précipités ». Il lui a proposé un jeu équilibré qui n’outrepasse pas la nature, qui s’éloigne des abus formels des règles de la déclamation et atteint une proximité sans fausse familiarité, afin de lutter contre son « extrême agitation » et contre « la transition prompte et brusque de [sa] tête et de [ses] regards ». Lussault lui a enfin conseillé d’aller « jusqu’à l’extrême, jamais jusqu’à l’excès », visant ici son jeu maniéré et ambigu exprimé en particulier dans Épicharis et Néron et dans Britannicus174. Il oppose à cette satire très maîtrisée de la gestuelle noble une forme d’équilibre, un jeu à la fois humble et rationnel, à hauteur d’homme, entre gigantesque et familier :
Noblesse sans enflure. Chaleur sans emportement. Contenance ferme, aisée, naturelle tout à la fois. Le geste jamais outré. L’organe plein, sonore, flexible, onctueux : la respiration libre, point de ces passages brusques, de ces transitions précipitées [...], plus d’intonations aiguës dans les expressions passionnées et sentimentales : partout le langage de l’âme et le dire de la raison175.
107Mme de Staël a montré par ailleurs que Talma s’appuyait dans son jeu sur des « vers descriptifs » pour modifier la physionomie tout entière du personnage, jusqu’à créer l’effet d’une statue animée, descendue de son socle, et une étrange proximité, une sorte de familiarité plastique : « Ses attitudes [de Talma] rappellent les belles statues de l’antiquité ; son vêtement, sans qu’il y pense, est drapé dans tous ses mouvements comme s’il avait eu le temps de l’arranger dans le plus parfait repos176. » La comparaison entre jeu scénique et sculpture fait à nouveau ressortir l’importance du rendu plastique dans la caractérisation d’un rôle et dans l’identification d’un héros populaire.
108Pour saisir cette identification du caractère plébéien et les nombreux effets de sens ainsi créés, on considèrera l’iconographie autour de Guillaume Tell qui se multiplie pendant la Révolution et qui doit autant au personnage de Lemierre qu’au jeu et au corps de Talma. Deux toiles présentent un lien avéré avec la pièce. L’identification du rôle dans le portrait réalisé par François-Édouard Picot (avant 1823, voir ill. 2) n’est pas certaine, mais la tradition en fait une image du montagnard intrépide dès le xixe siècle. Cette œuvre constitue la seule image d’époque, parvenue jusqu’à nous, des représentations du Guillaume Tell avec Talma dans le rôle-titre. Avec son chapeau à larges revers découpés et son manteau doublé de fourrure, qui évoque la Renaissance, Talma exprime toute la familiarité du personnage, sa douceur modeste sous une placidité triomphante. L’ensemble du costume semble plutôt « de fantaisie », mais il confère à Talma la puissance évidente d’un digne bourgeois, accentuée par la main droite posée sur le revers du lourd manteau pour le maintenir sur les épaules dans un geste ferme de propriété et d’intimité préservée. Le riche costume et l’expression pacifique du visage présentent toute l’apparence d’un marchand cossu et honorable plutôt que d’un rude montagnard, malgré une détermination ferme que soulignent des traits empâtés et un regard serein. D’autres portraits de Talma (voir ill. 20 et 21), visiblement inspirés du tableau de Picot, trouvent dans cette expression remarquable les signes de la force sublimée et de la noblesse de caractère qui conviennent pour des rôles d’empereur ou de noble romain comme Néron ou Sylla. Ce réemploi tend à prouver que Talma a trouvé avec Tell un équivalent visuel et moderne du héros classique et de la noblesse antique en général. Plus que jamais les vertus populaires et familières ont fusionné avec les vertus traditionnelles pour offrir une représentation nouvelle de l’héroïsme.
109En revanche, le tableau Guillaume Tell renversant la barque sur laquelle le gouverneur Gessler traversait le lac de Lucerne (1795, voir ill. 3) de François-André Vincent présente sous une tout autre face la grandeur et l’éclat héroïques de l’archer. Pour ses toiles, Vincent choisit le plus souvent des sujets pédagogiques illustrant l’héroïsme de la valeur177. Ses thèmes sont peu académiques et mêlent le paysage « naturaliste », le tableau d’histoire, la scène animalière et l’allégorie. Il est aussi l’auteur de portraits de comédiens et d’études de costumes de théâtre178. L’actualité théâtrale du héros suisse a inspiré une composition commencée dès 1791 et exposée au Salon de 1795179. La reprise de la pièce de Lemierre lors de la saison 1790-1791, sur ordre du comité de Salut public, vient en effet s’ajouter à la création en mars 1791 du Guillaume Tell de Sedaine et Grétry, drame en trois actes et en vers dédié à Lemierre180. Ces spectacles proposent des décors toujours plus monumentaux et une succession de tableaux scéniques à grande figuration181. Le passage de la pièce originale qui sert de sujet à l’œuvre de Vincent est la seconde prouesse de Tell, après l’épreuve de la pomme. Un récit à la scène 3 de l’acte V raconte comment Tell, prisonnier avec son ami Melchtal, est embarqué sur un esquif pour être conduit à la tour Bride-Uri. Une tempête s’élève soudain, sans que l’on sache si c’est un signe du Ciel afin de venger cette injustice ou si c’est un simple bouleversement climatique. Libéré de ses chaînes par ses gardes pour prendre la direction de la barque, Tell s’échappe avec son ami dès qu’il a rejoint le rivage, avant de repousser violemment la barque et ses derniers occupants. Dans la pièce, le récit de cette action repose sur une péripétie qui inverse littéralement la situation de la victime et du bourreau, élevant le plébéien sur un rocher et rejetant le tyran vers les profondeurs du lac :
Quel spectacle ! un tyran que la vengeance anime
Forcé d’avoir recours à sa propre victime ;
Voyant à la merci de son fier prisonnier
Sa fortune, ses jours, son être tout entier.
Tell dirige la barque à travers l’onde émue,
Mais sans perdre son arc et ses flèches de vue ;
Enfin il gagne un bord moins battu par les flots,
Où d’un roc aplati le sommet sort des eaux,
L’espérance renaît, il s’efforce, il s’approche,
Saisit son arc, s’élance avec moi sur la roche,
D’où, renversant du pied la barque et nos tyrans,
Nous les avons plongés dans les flots écumants182.
110Fidèle au texte, le tableau met en valeur la silhouette athlétique et la force physique du héros au cœur d’une scène tout en action et en mouvements circulaires. Sa position dressée sur la droite de la toile accentue le contraste avec Gessler, en costume et chapeau sombres, et au corps renversé au premier plan à gauche. Son costume aux couleurs vives et chatoyantes se détache sur une palette sombre où la lumière filtre à travers d’épais nuages gris. Le chapeau du montagnard est écarlate, orné d’une plume blanche, ses cheveux et sa barbe clairs sont en bataille, affichant une vigueur ou une ivresse ensauvagée. Le vent qui soulève sa tunique, assortie au chapeau, et un corps en torsion exagérée selon une courbe inversée, telle une contra posta antique, concentrent l’attention sur les muscles saillants de jambes gainées d’un justaucorps jaune clair, comme chez un danseur ou un acrobate. Tell prend solidement appui sur le rocher pour mieux repousser la barque. Le geste du pied et de la jambe exagérément arquée est grotesque par sa familiarité même, mais elle est conforme au texte. Le peintre en atténue la matérialité grossière en plaçant le corps de la figure comme un rempart devant son ami qui le protège noblement. Ce dernier l’aide avec une lance prise à un gardien. Élément essentiel, l’arbalète, l’arme caractéristique de Tell, est représentée en saillie, comme projetée au-devant de la toile par un poing crispé, pour mieux accrocher directement l’œil du spectateur. Établissant un contraste tranché avec la lance, cette arme rustique associe le héros aussi bien à la condition plébéienne qu’au folklore populaire.
111La combinaison de traits communs et singuliers caractérise tous les héros plébéiens. L’iconographie comparée fait ressortir cette ambivalence : dans le portrait par Picot, une familiarité placide et triomphale tient le héros à l’écart des batailles et de la cruauté des rois de guerre, conformément à une éthique et une imagerie pacifiques ; dans la vaste composition de Vincent, son endurance physique spectaculaire le pousse à l’exploit malgré les obstacles et la cruauté qui s’exerce contre lui. Son héroïsme valeureux combine harmonieusement des traits antagonistes et offre une grande latitude dans l’interprétation du personnage pour les artistes comme pour les poètes et les comédiens.
112L’arme de Tell signe son héroïsme par son évidence visuelle et matérielle, par sa présence « accrocheuse » qui reste dans les mémoires et qui émancipe son détenteur en devenant l’emblème de la liberté. Parmi les multiples auteurs de théâtre qui se sont emparés du mythe, Schiller est celui qui a donné la signification sociale et politique la plus nette à l’arme du héros. Au cœur du drame, au moment exact de l’épreuve de la pomme – prouesse héroïque dont « on [...] parlera encore dans les temps les plus reculés183 » –, un débat s’engage entre les protagonistes sur le sens du défi imposé par le tyran. Si la scène est orientée vers la réalisation scénique du tir dans la cible sur la tête du fils de Tell, elle insiste également sur le sens moral de l’épreuve. Longuement commentée par les personnages, la prouesse de l’archer est le signe d’une action libératrice accessible à tous. Elle relève fondamentalement de la geste du plébéien au cours de laquelle le héros, à force de volonté, métamorphose sa faiblesse en puissance et démontre aux yeux des spectateurs qu’un outil habilement manié devient une arme. Au début du drame, en effet, l’arbalète de Tell n’est pas présentée comme une arme, encore moins une arme noble comme l’épée. Ce n’est qu’un outil qui appartient au quotidien des petites gens, qui fait partie de leur costume caractéristique et qui les distingue sur la scène du camp adverse dont les armes sont quant à elles bien visibles, comme le souligne un compagnon de Tell : « Que pouvons-nous sans armes, et voyez de quelle forêt de lances nous sommes entourés184 ». Si le peuple se considère comme désarmé, démuni dans sa lutte, aux yeux du seigneur, Tell et les montagnards, en revanche, apparaissent comme des hommes dangereux qui ont retourné leurs outils rustiques en armes menaçantes, faisant pièce à un privilège aristocratique : « La flèche peut revenir frapper celui qui la lance. Ce droit que le paysan s’arroge offense le maître souverain du pays. Personne ne doit être armé que celui qui commande... S’il vous convient de porter des arcs et des flèches, je saurai, moi, vous marquer le but. »
113Gessler impose alors l’épreuve du tir à Tell, non par un goût malsain de la « plaisanterie » propre aux puissants décadents, mais parce que Tell s’enorgueillit précisément d’être un « célèbre archer », un manuel hors pair dont l’honneur tout entier repose sur son art. En ne plaçant pas son adversaire sur la question du lignage, de la pureté de ses origines, de l’« âme bien née », mais en mettant au défi uniquement sa valeur individuelle, Gessler fait de l’épreuve un symbole social. L’épreuve met la dignité aristocratique à égalité avec l’habileté populaire : « Je mets ton sort dans ta propre main, dans ta main habile. [...] Toucher le centre d’une cible, tout autre peut le faire ; mais le vrai maître est celui qui est partout sûr de son art. » La flèche de Tell devient alors une arme héroïque. Elle constitue le geste caractéristique de celui qui ne peut compter que sur lui-même. Elle est l’acte d’affranchissement de sa condition, son action libératrice. Une fois l’épreuve réussie, Gessler ne peut avoir que dédain pour les moyens employés par Tell : « Tu manies la rame aussi habilement que l’arc. Il n’est point de tempête qui t’effraye, quand tu as quelqu’un à sauver : maintenant, libérateur, délivre-toi à ton tour, toi qui sauves tout le monde. » Mais dans le même temps une didascalie précise que « l’émotion est générale » et plusieurs voix s’élèvent sur scène pour témoigner de la reconnaissance du peuple envers son héros. L’un des témoins insiste sur la dimension symbolique de l’outil du chasseur devenue le signe fondateur d’une ère nouvelle : « On célèbrera la flèche de Tell aussi longtemps que les montagnes resteront sur leur base. » Un tel mépris de classe indigne les rares nobles éclairés de la cour. Rudenz, le neveu du baron d’Attinghausen qui assiste à la scène, refuse de se taire après les paroles méprisantes de Gessler qui affectent le peuple tout entier. Il rappelle le code chevaleresque et la magnanimité de l’éthique aristocratique en proposant de régler l’incident par les armes, non par l’outil, dans un combat régulier : « Je suis né libre comme vous, je suis votre égal en tout [...]. Faites seulement un signe à vos gens ! Je ne suis pas sans armes comme ce malheureux peuple ; je porte une épée, et le premier qui m’approchera... »
114L’arbalète de Tell – comme l’arc de Robin des Bois, son alter ego en de nombreux points dans l’imaginaire héroïque occidental185 –, symbolise donc une arme ancienne ou exotique, digne des nations tenues à l’écart du progrès technique et qu’on ne trouve à l’époque moderne qu’entre les mains des habitants des campagnes durant les guerres civiles. Précisons en effet qu’en France seuls les nobles jouissent du privilège du port d’armes depuis une ordonnance de Louis XIV, en 1669, qui rappelle l’interdiction de la chasse pour les roturiers, même si elle supprime la peine de mort contre les braconniers et augmente les amendes. Conformes à la réalité historique, les héros populaires transforment en armes leurs outils de travail prélevés dans leur environnement familier. C’est une tradition très ancienne et universelle, depuis le cultivateur Caïn et sa bêche ou le berger David et sa fronde. À l’époque classique, l’arc et la flèche passent encore pour des armes archaïques, « gothiques », et ce depuis l’introduction dans les rangs de l’armée des arquebuses, pistolets et autres armes à feu186. Des armes rudimentaires caractérisent en général les combattants du petit peuple ou les soldats de fortune des armées improvisées, comme le rappellent les railleries de Dugald Dalgetty, le mercenaire burlesque de l’armée de Charles Ier dans le roman de Walter Scott, L’Officier de fortune ou une légende de Montrose (1819). Ce héros pittoresque sans bien ni titre était fort admiré à l’époque :
Des arcs et des flèches ! s’écria Dalgetty ; ah ! ah ! ah ! très-comique en vérité. Eh quoi ! voilà cent ans qu’on n’en a vu dans une armée civilisée ! Combattre avec des arcs et des flèches ! Et pourquoi pas avec des frondes, comme du temps de Goliath ? [...] après tout, un chat ne peut avoir que ses griffes ; puisque des arcs et des flèches sont vos seuls moyens de défense, tirons-en du moins le meilleur parti possible187.
115Dumas père cite dans son roman Pauline (1838) le personnage de Scott qui prend ainsi place parmi d’autres figures de soldats ou de chasseurs de premier plan diversement populaires, tels Karl Moor des Brigands (1782) de Schiller, Yaqoub dans la tragédie de Dumas (Charles VII chez ses grands vassaux, 1831), Jean Sbogar (1818) de Charles Nodier, ou encore Robin des Bois à travers l’adaptation française sous ce nom du Freischütz de Weber (1820) par Castil-Blaze.
116Au xxe siècle également, le choix des accessoires reste crucial pour signifier par la mise en scène le degré de puissance d’un protagoniste ou d’un parti. Dans son adaptation scénique du Coriolan de Shakespeare en 1953, Brecht hésite entre représenter le peuple de Rome avec beaucoup d’armes menaçantes, rendant selon lui incompréhensible la crainte de renverser le tribunat qu’éprouve le peuple dans le même temps, et le faire paraître simplement « en guenilles », ce qui le montre incapable de « remporter ni la guerre de Marcius ni la guerre contre Marcius188 ». Pour signifier avec certitude « un brusque soulèvement du peuple », l’auteur et metteur en scène allemand tranche finalement en faveur d’un armement populaire improvisé, savamment ambigu dans la mesure où il balance entre pauvreté matérielle et efficacité dangereuse, entre activité quotidienne et action d’éclat :
Leur armement est donc probablement improvisé, mais ils peuvent être de bons improvisateurs. D’ailleurs, ce sont eux qui fabriquent les armes de l’armée, sinon qui ? Ils peuvent avoir confectionné des baïonnettes avec des couteaux de bouchers montés sur des manches à balais, des armes blanches avec des pinces à feu, etc... Leur ingéniosité peut inspirer le respect et leur apparition sur la scène être menaçante189.
117De tout temps, se battre avec arcs et flèches est une gageure qui augmente l’exploit du héros et le rend d’autant plus admirable. L’outil rustique et dérisoire donne toute sa valeur à la prouesse du héros tout en caractérisant socialement son geste.
Corps et armes comme résistance à la « gentrification »
118À partir de 1760, les artistes témoignent d’une même volonté de signifier la dignité du plébéien par un éclat bien visible et par un pittoresque accrocheur. Ils recourent pour cela à tous les procédés de la théâtralité : le mouvement du corps, le costume, les accessoires et tous les signes concrets en plus du texte. Cette recherche d’un ancrage matériel du personnage de fiction dans la figuration plastique, stable autant qu’irréfutable, s’éloigne du héros aristocratique qui a assis son prestige et son autorité exclusivement sur des principes abstraits et symboliques, comme un nom, un lignage, des privilèges. L’héroïsme du mérite personnel, nous l’avons vu, est une idée récente au théâtre. Auparavant, le dénouement de la pièce rétablissait l’ordre initial par la réaffirmation conservatrice d’une succession héréditaire, par un resserrement du lien irréfutable entre la naissance et la valeur. Si un héros est issu d’une origine plébéienne, ce n’est que par accident, et son destin d’homme méritant dissimule en fait une valeur familiale provisoirement occultée et heureusement dévoilée lors d’une reconnaissance finale.
119Parallèlement, dans l’histoire littéraire, tous genres confondus, un risque fort d’anoblissement menace depuis la Renaissance les héros populaires. À un moment ou l’autre de la transmission littéraire du mythe, la grande majorité des héros se voient attribuer des origines nobles. Leur rébellion consiste en fait moins à émanciper un peuple qu’à rétablir une fortune personnelle et un pouvoir héréditaire perdu. La raison de cet infléchissement nobiliaire est probablement liée au souvenir tenace de l’histoire du Fils prodigue, fable biblique régulièrement actualisée au théâtre depuis le moyen âge, encore très populaire à l’époque classique comme à l’époque romantique190. Selon un scénario simple et réconfortant directement issu de la parabole biblique, le rebelle qui a rompu avec ses origines et dissipé son héritage traverse toutes sortes de milieux populaires auxquels il s’identifie, mais récupère toujours sa dignité sociale en retrouvant sa famille qui lui a pardonné. L’ordre providentiel s’affirme ainsi en toute évidence, en toute justice. Les héros nobles en lutte contre l’oppression apparaissent comme des champions de la liberté personnelle, dans une sorte d’individualisme plus aristocratique que vraiment populaire. Au mieux opèrent-ils un renversement du héros roturier en noble justicier au bénéfice d’une « régénérescence de l’idéal républicain par l’honneur aristocratique191 », comme l’a remarquablement montré Florence Naugrette.
120Or, à l’époque révolutionnaire puis à la période romantique, Guillaume Tell subit précisément ce processus. À l’origine du mythe, les plus anciennes mentions de Tell, dans des ouvrages historiques, faisaient référence à un ancien mercenaire retiré dans les montagnes. « Tell » ou « Tall » est traduit parfois par « le Simple » ou « le Sans manière ». À la suite de Lemierre, qui entretient la familiarité rustique de son personnage, Sedaine à l’Opéra-Comique (1791) et Florian dans le récit historique (Guillaume Tell ou la Suisse libre, 1794) s’attachent à peindre son humilité rurale et sa simplicité. Florian le décrit comme un « laboureur », au plus bas de l’échelle sociale d’Ancien Régime comme de l’imaginaire littéraire. La campagne suisse y est aussi sévère et rude que sa vie est pauvre :
Sur la cime de cette montagne était une pauvre chaumière, environnée d’un modique champ, d’un plant de vignes, d’un verger. Un laboureur, un héros, qui s’ignorait encore lui-même, qui ne connaissait de son cœur que son amour pour son pays, Guillaume Tell, à peine vingt ans192.
À part le maigre héritage de son père, il n’a pour lui que « l’adresse et la force du corps ». La comparaison fréquente avec les animaux qui l’entourent se conclut toujours à son avantage, « soutenant d’un bras vigoureux l’extrémité d’une charrue que deux taureaux traînaient avec peine », « prena[nt] les chamois à la course193 ». Cette tendance dans la version française du mythe s’oppose à la vision schillérienne dans laquelle Tell, même s’il n’est plus le berger arcadien, « se sentait d’une toute autre trempe, soumis à un autre rythme que le “peuple des bergers”194 ».
121Pour autant, progressivement, Tell est considéré comme un rassembleur, un héros national issu d’un récit fondateur, ce qui l’éloigne de ses origines mercenaires. Son existence historique est établie, non pas sur des preuves rationnelles, mais sur la volonté de donner une légitimité politique à la Confédération helvétique. Déjà, Schiller lui confère une antique noblesse et instaure une hiérarchie subtile parmi les habitants des trois cantons. Au cinquième acte de son drame, le poète allemand imagine la rencontre entre Tell et Jean-le-Parricide qui assassina son oncle, l’empereur autrichien Albert, parce qu’il lui avait refusé son héritage. Même si l’archer s’en défend et si les motifs sont différents, la scène fait le parallèle entre leurs actions. La hardiesse du rapprochement entre les deux meurtres a d’ailleurs été très tôt censurée en Allemagne, ou tout au moins fortement nuancée. Mais la grandeur quasi antique du face à face établit une « sorte de fraternité195 » entre les deux hommes qui élève la conduite et anoblit le statut du montagnard lorsqu’il déclare au duc d’Autriche : « Et cependant je prends pitié de toi... Dieu du ciel ! si jeune, issu d’une si noble race, le petit-fils de Rodolphe, de mon empereur et de mon maître, proscrit comme meurtrier, là sur le seuil de ma pauvre cabane [...]. Vous êtes homme... vous êtes mon semblable196. » Par la suite, le personnage est même assimilé en Allemagne au héros Andreas Hofer, l’aubergiste et notable tyrolien, fusillé sur ordre de Napoléon197.
*
122En définitive, costumes et accessoires dessinent de manière remarquable la silhouette du plébéien, conformément à l’esthétique théâtrale. Naguère, dans la dramaturgie de la commedia dell’arte, le type fixe était caractérisé par son emploi et par la fonction dramatique qu’il occupait dans le canevas autant que par son dialecte régional, ses lazzis et un ensemble de conventions verbales, gestuelles et vestimentaires réunies sous le nom de « masque », ce qui permettait de l’identifier immédiatement dès son entrée en scène198. Le théâtre français s’est inspiré de cette tradition et l’a adaptée à son propre système. Le tablier que s’échangent Lisette et Silvia au début du Jeu de l’amour et du hasard199 suffit à inverser leur statut social. Les bottes signalent sans aucun doute la puissance du seigneur et permettent à Frontin de se travestir en Lucidor200. La recherche d’une codification simple et efficace l’emporte chez Marivaux sur un réalisme scrupuleux. Le détail accessoire, quasi iconique, témoigne scéniquement de son goût pour l’allusion et pour la suggestion linguistique, il se dispense ainsi d’un travail trop fouillé de caractérisation des personnages pour ne développer que les stratagèmes et les échanges ludiques dans les rapports humains201. De même dans la tragédie, les auteurs s’en remettent au public pour l’identification des traits typiques de chaque emploi : un manteau signifie la souveraineté et le pouvoir, un mouchoir est le signe distinctif de l’héroïne persécutée ou malheureuse, tout comme une épée est celui du grand seigneur. Quand apparaît un nouveau type de rôles, la recherche d’une caractérisation visuelle forte suit le même processus d’identification. Les objets, costumes et accessoires sont dès lors investis d’une fonction dramatique nouvelle, ils signifient, non l’archétype parfaitement identifiable, mais la nouveauté, le déplacement, voire le trouble qu’introduit un élément nouveau au sein d’une esthétique générale. De leur côté, les comédiens en quête des signes les plus convaincants pour faire exister leurs personnages participent aussi à ce trouble, ils cherchent dans le texte les signes et les détails visuels marquants contribuant à un premier « picturalisme » du héros dramatique.
Notes de bas de page
1 Frederick Zuinger, en 1737, jette les premiers doutes sur cette légende nationale. Voltaire lui donne un écho considérable dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756) – source de Lemierre – puis dans les Annales de l’Empire, imprimées à Bâle en 1757. La querelle reprend en 1759 puis s’étend jusqu’en 1772. Voir Jean-Joseph Hisely, Recherches critiques sur l’histoire de Guillaume Tell, Lausanne, Marc Ducloux éditeur, 1843, p. 436-455.
2 La pièce eut de nombreuses rééditions vers le milieu du xixe siècle et figure dans le tome V du Répertoire du théâtre français, Paris, veuve Dabo, 1822. Voir Catherine Bec, « Le patriotisme à la romaine dans les tragédies de 1760 à 1780 », Littératures, nº 62, 2010, p. 59-72.
3 Lettre de Voltaire au comte d’Argental, 3 mars 1760 (D8785). L’auteur de Tancrède devine-t-il l’originalité profonde du sujet sous la référence romaine, et craint-il même la concurrence : « Mes chevaliers n’osent se battre contre ses gladiateurs » ? (Lettre de Voltaire au comte d’Argental, 5 décembre 1759 (D8633))
4 Voir Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 68.
5 Ibid., p. 31.
6 Voir Renaud Bret-Vitoz, « Spartacus (1760) de Saurin : l’envers de l’histoire romaine », dans Les Arts du spectacle et la référence antique dans le théâtre européen (1760-1830), Mara Fazio, Pierre Frantz & Vincenzo De Santis (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 13-27. Voir aussi Jean-Noël Pascal, « Le Détour par l’histoire romaine dans la tragédie de la seconde moitié du xviiie siècle, du Spartacus de Saurin au Caïus Gracchus de Chénier », dans Ioana Galleron (dir.), Théâtre et politique : les alternatives de l’engagement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 89-102.
7 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 119.
8 Ibid., p. 121. L’autre figure du piédestal est une femme qui incarne la douceur du gouvernement. Elle tient d’une main un gouvernail et, de l’autre, un lion.
9 Ibid.
10 Voir le chapitre sur le second rôle héroïque dans le présent ouvrage.
11 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 131.
12 Voir Pierre Tiffon Saint-Surin, « Notice sur la vie et les ouvrages de Thomas », en tête des Œuvres complètes de Thomas, 6 vol., Pierre Tiffon Saint-Surin (éd.), Paris, Verdière, 1825, vol. 1, p. i-cii (en particulier p. xx).
13 Le poème est ensuite remanié de 1742 à 1757.
14 Voir « Discours en vers sur l’homme », dans Œuvres complètes de Voltaire, Haydn T. Mason (éd.), Oxford, The Voltaire Foundation, 1991, vol. 17. Il existe une troisième leçon du même passage, datée de 1748, mais qui est déjà dans le style désincarné et abstrait de la version définitive de 1757.
15 Voltaire, « Premier Discours sur l’homme : De l’égalité des conditions », version de 1757, dans Œuvres complètes, 52 vol., Louis Moland (éd.), Paris, Garnier frères, 1885, vol. 9, p. 447.
16 Ces vers concluent l’épître de Thomas et sont cités par Beuchot dans une note, reprise par Louis Moland dans l’édition des « Discours sur l’homme », dans les Œuvres complètes, op. cit., vol. 9, p. 447. Ils sont légèrement différents dans une première leçon qui laisse moins paraître l’influence de Voltaire : « Le vice seul est bas ; la vertu fait le rang ;/ Et l’homme le plus juste est aussi le plus grand. », Antoine Léonard Thomas, « Épître au peuple », Œuvres diverses de Thomas, Avignon, J.-B. Giroud, 1764, p. 64.
17 Voltaire, Ériphyle, acte II, sc. 1.
18 Voir par exemple Athénaïs de François-Joseph de La Grange-Chancel ou Ériphyle de Voltaire.
19 Antoine Léonard Thomas, « Épître au peuple », op. cit., p. 62.
20 Ibid., p. 59.
21 Ibid., p. 63.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 59-60.
24 Ibid., p. 60-61.
25 Ibid., p. 61.
26 Ibid., p. 62-64.
27 Pierre Tiffon Saint-Surin, « Notice sur la vie et les ouvrages de Thomas », op. cit., p. xx.
28 Antoine Léonard Thomas, « Préface de l’Épître au Peuple », op. cit., p. 57.
29 Ibid., p. 58.
30 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 97.
31 Pour reprendre le terme de Jean-Marie Apostolidès dans Héroïsme et victimisation : une histoire de la sensibilité, op. cit., p. 45.
32 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte III, sc. 3.
33 Les deux héros se succèdent parfois dans les programmations des théâtres à Paris en 1847-1848, par exemple. Le sculpteur Vincenzo Vela de Ligornetto a réalisé en 1847 un Spartaco exposé à Paris en 1855, puis en 1856 un Guglielmo Tell. Les deux statues se trouvent à Lugano (Suisse).
34 Jean-Claude Bonnet identifie, pour sa part, sept « traits distinctifs » des grands hommes à partir des éloges de Thomas. Relativement à la question du héros plébéien, nous pouvons ramener à quatre le nombre de ces traits : le 3e (l’opposition au monde de la cour) et le 4e (la « censure de leur siècle ») se réunissent dans le refus d’une société d’ordres, tout comme le 2e (l’apparition messianique), le 5e (les qualités humanistes anti-belliqueuses) et le 6e (le rapprochement avec le monarque philosophe et le héros souffrant) se confondent dans une apparence ambivalente faite de force et de placidité. Voir Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 83-95.
35 Ibid., p. 88.
36 Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation : une histoire de la sensibilité, op. cit., p. 190.
37 Ibid., p. 196.
38 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 95.
39 Bernard-Joseph Saurin, « Préface de l’auteur de Spartacus », dans François-Just-Marie Raynouard & Pierre-Marie-François Baour-Lormian, Collection de pièces de théâtre accompagnées de commentaires anciens et de nouvelles remarques, Paris, L. Tenré, 1830, vol. 8, p. 43.
40 Bernard-Joseph Saurin, « Préface de l’auteur de Spartacus », op. cit., p. 41-42.
41 Ibid., p. 42. Arioviste est un chef germain (Suève) qui combattit victorieusement les Gaulois en Alsace et en Franche-Comté puis fut vaincu par Jules César en 58 avant J.-C. et retourna en Germanie (Voir Guerre des Gaules).
42 Voir ibid., p. 43.
43 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte II, sc. 1.
44 Ibid.
45 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 40.
46 Élie Fréron, L’Année littéraire, 1760, tome IV, Lettre VII, cité par Catherine Bec dans « Le patriotisme à la romaine dans les tragédies de 1760 à 1780 », art. cité, p. 67.
47 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 42-43. Saurin ajoute directement à la suite : « Mais je n’aurais pas rempli mon objet. »
48 Lettre de Voltaire à Saurin, 5 mai 1760 (D8892).
49 Lettre de Voltaire à Saurin, 5 avril 1769 (D15572).
50 Denis Diderot, lettre à Sophie Volland du 23 ou 25 février 1760 ; lettre reprise dans la Correspondance littéraire du 15 avril 1760, publiée dans Diderot, Mémoires, correspondance, et ouvrages inédits, Paris, Paulin et Mesnier, 1830, vol. 1, p. 216-217.
51 Jean-François de La Harpe, Lycée ou Cours de littérature, op. cit., vol. 2, p. 459.
52 Ibid.
53 Benjamin Constant, « Réflexions sur la tragédie » [1829], dans Œuvres, Alfred Roulin (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 920-921.
54 Voir Alexandre Soumet & Gabrielle Daltenheym (sa fille), Le Gladiateur, tragédie (1841) et Hippolyte Magen, Spartacus, tragédie (1847). Catherine Bec cite d’autres pièces entre 1783 et 1847 mais oublie Soumet, joué pourtant le 24 avril 1841 au Théâtre-Français (Catherine Bec, « Le patriotisme à la romaine dans les tragédies de 1760 à 1780 », art. cité, p. 69, note 47).
55 Bernard-Joseph Saurin, « Préface de l’auteur de Spartacus », op. cit., p. 38.
56 Voir Sophie Marchand, « Éthique et politique des larmes dans Virginie de Campistron », Littératures classiques, nº 52, 2004, p. 193-206.
57 « Un abondant théâtre met en scène à cette époque la figure du Romain vertueux, devenu un symbole révolutionnaire quelques années plus tard ». Voir Théâtre de Lemierre, France Marchal-Ninosque (éd.), Paris, Honoré Champion, « Âge des Lumières », 2006, p. 191-192.
58 Alfred Berchtold, Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, Carouge, Zoé, 2004, p. 16.
59 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte III, sc. 1.
60 Ibid., acte I, sc. 1.
61 Friedrich von Schiller, Guillaume Tell [1804], Prosper Brugière de Barante (trad.), dans Œuvres dramatiques, 3 vol., Paris, Librairie Académique, Didier et Cie, 1865, t. 3, acte I, sc. 1, p. 342.
62 Prosper Brugière de Barante & Wilhelm de Suckau, « Notice sur Guillaume Tell », dans Friedrich von Schiller, Œuvres dramatiques, op. cit., p. 339-340.
63 Pas encore marquée chez Sedaine (Guillaume Tell, drame en trois actes, en prose et en vers, musique de Grétry, 1791) mais bien présente chez Florian (Guillaume Tell, ou la Suisse libre, poème, 1801).
64 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, version de 1793, acte I, sc. 1.
65 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, version de 1767-1776, acte I, sc. 1.
66 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, René Pomeau (éd.), 2 vol., Paris, Garnier classiques, 1963, vol. 1, chap. 67, p. 664-665.
67 Ibid.
68 Ibid., p. 666-667.
69 Bernard-Joseph Saurin, « Préface de l’auteur de Spartacus », op. cit., vol. 8, p. 41.
70 Voir les versions lyriques de Guillaume Tell, par Sedaine et Grétry (1791) et par Jouy, Bis et Rossini (1829).
71 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 83.
72 Ibid.
73 Gotthold Ephraim Lessing, Dramaturgie de Hambourg [1768], Édouard de Suckau & Léon Crouslé (trad.), Alfred Mézières (introduction), Paris, Didier et Cie, 1869, « Onzième soirée nº XIV », 16 juin 1767, p. 68.
74 Voir Jean-François Marmontel, « Tragédie », dans Éléments de littérature, op. cit., p. 1104.
75 Voir la mise au point de Pierre Grappin sur la tragédie optimiste dans « Liberté et nécessité dans les tragédies de Schiller », dans Le Théâtre tragique, Jean Jacquot (éd.), Paris, Éditions du CNRS, 1970, p. 315-327.
76 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte I, sc. 1.
77 Ibid.
78 Ibid., acte III, sc. 1.
79 Ibid., acte V, sc. 8-11.
80 Henri-Louis LeKain, « Registre relatif à la “mise en scène” de soixante pièces tirées du répertoire tragique de la Comédie-Française », dans Damien Chardonnet-Darmaillacq, Gouverner la scène : le système panoptique du comédien LeKain, thèse de troisième cycle sous la direction de Christian Biet, université Paris-Nanterre, 18 juin 2012, vol. 3, p. 296.
81 Ibid., p. 299-300.
82 Ibid., p. 301.
83 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte I, sc. 3.
84 Ibid., acte II, sc. 8.
85 Voir Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, Renaud Bret-Vitoz (éd.), op. cit.
86 Acte II, sc. 8 et acte V, sc. 1.
87 Acte V, sc. 2. Une note de l’éditeur en 1787 précise : « (1) L’orage doit s’annoncer sourdement dès le commencement de cette scène, et les éclairs briller au sommet des montagnes. »
88 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, version de 1767, acte II, sc. 6.
89 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, version de 1776, acte II, sc. 6
90 Voir le chapitre sur l’épreuve de la plèbe dans le présent ouvrage.
91 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte V, sc. 5 (dernière scène).
92 Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, op. cit., p. 665.
93 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte I, sc. 1-2.
94 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte I, sc. 1.
95 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, version de 1776, acte I, sc. 1.
96 Voir en acte I, sc. 3, version de 1793.
97 Prosper Brugière de Barante & Wilhelm de Suckau, « Notice sur Guillaume Tell », op. cit., p. 336.
98 Mme de Staël, De l’Allemagne, op. cit., vol. 1, p. 315 ; 318.
99 Jean-Pierre Claris de Florian, Guillaume Tell ou la Suisse libre [1794], dans Œuvres, Paris, Librairie économique, 1805, p. 92 et 94.
100 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte III, sc. 4.
101 Ibid., acte I, sc. 4.
102 Ibid., acte III, sc. 4.
103 Ibid., acte II, sc. 1.
104 Ibid.
105 Voir ibid., acte I, sc. 1.
106 Ibid., acte II, sc. 1.
107 « Sur Spartacus », notice dans Chefs-d’œuvre des auteurs comiques, Paris, Firmin Didot [s. d.], vol. 6, p. 2. Auparavant, les Catilina de Pellegrin (1742) et Crébillon (1748) maintiennent encore le respect de la grandeur romaine, par exemple à travers le tableau d’un serment à l’antique (Pellegrin, acte II, sc. 5), et la dénonciation de la république décadente reste timide (Crébillon, acte III, sc. 1).
108 Autant de termes empruntés à l’histoire du politique. Guillaume Le Blanc propose le terme de « minuscules » (L’Insurrection des vies minuscules, Paris, Bayard, « Les révoltes philosophiques », 2014), Pierre Rosanvallon celui d’« invisibles » (Le Peuple introuvable : histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, « Folio-Histoire », 2002), James C. Scott celui de « faibles » (La Domination et les arts de la résistance : fragments d’un discours subalterne [1990], Paris, Éditions Amsterdam, 2009).
109 À l’exception d’un vers beaucoup plus vigoureux et explicite dans la version de 1793 : « L’injure a des respects, et la démence un culte ! » (vers 665).
110 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte II, sc. 7.
111 Ibid., acte III, sc. 3.
112 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 89.
113 Voir par exemple Le Souper à Emmaüs du Caravage (1601, National Gallery, Londres) ou La Madone des Pèlerins (1604-1605, Basilique Saint-Augustin, Rome).
114 Charles Baudelaire à propos d’Antony d’Alexandre Dumas, dans Le Salon de 1846, Curiosités esthétiques [1962], Henri Lemaitre (éd.), Paris, Classiques Garnier, 1986, p. 196. Voir aussi notre conclusion.
115 Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, op. cit., p. 36.
116 « Chez tous les Levantins tu perdis ton chapeau./ Que celui du grand Tell orne en ces lieux ta tête./ Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fête [...] » Voir Voltaire, « Épître de l’auteur en arrivant dans sa terre près du lac de Genève, en mars 1755 », dans Œuvres complètes, Nicholas Cronk (éd.), Oxford, The Voltaire Foundation, 2009, vol. 45 A, p. 261.
117 Voir Le Saut de Tell de Johann-Heinrich Füssli (vers 1765), diffusé par la gravure, et reproduit dans Alfred Berchtold, Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, op. cit., p. 22. Füssli reprend le motif du saut transgressif vers la liberté dans Saut nocturne de Satan du Chaos vers la Terre. Voir aussi notre analyse du tableau de Vincent peint en 1791-1795, plus loin dans ce chapitre.
118 Antoine-Vincent Arnault, Horatius Coclès, acte lyrique, joué le 11 nivôse an III (1794) au théâtre national de l’Opéra, Paris, publié à la suite de Quintius Cincinnatus, tragédie en trois actes, Paris, théâtre de la République, Mérigot jeune, 1794. Luce de Lancival, Mutius Scoevola, tragédie en trois actes représentée le 23 juillet 1793 ; Mutius Scoevola, toile de Laurent Pécheux (1802, musée des Beaux-Arts de Chambéry). Mucius est cité par Rousseau, au premier livre des Confessions. Sa légende est encore transposée au théâtre par J.-G. Roentgen, Mucius Scaevola, dans une tragédie en cinq actes, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1825.
119 Voir « L’éclosion d’un sixième sens : la kinesthésie », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine & Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, 3 vol., Paris, Éditions du Seuil, 2006, vol. 3, p. 409-412.
120 Luis Vivès, De Anima, L. III, cité par Nicolas Caussin dans Eloquentia sacrae et humanae parallela, Paris, Chappelet, 1619, p. 299, repris par Desmarets dans Les Délices de l’esprit (1658).
121 Voir Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, Renaud Bret-Vitoz (éd.), op. cit., p. 168-169.
122 Voir Damien Chardonnet-Darmaillacq, Gouverner la scène : le système panoptique du comédien LeKain, op. cit.
123 François-Joseph Talma, Réflexions sur Lekain et sur l’art théâtral, Pierre Frantz (éd.), Paris, Desjonquères, 2002, p. 30.
124 A. Augustin-Thierry, Le Tragédien de Napoléon, François-Joseph Talma, Paris, Albin Michel, 1942, p. 49.
125 Ibid.
126 Antoine-Vincent Arnault, Les Souvenirs et les regrets d’un vieil amateur dramatique ou lettre d’un oncle à son neveu sur l’ancien Théâtre-Français, depuis Bellecour [...] jusqu’à Ollivier [écrites en 1821], Paris, Charles Froment / Nepveu, 1829, p. 19-20.
127 Cote BN : Français 12534, conservé sous microfiche « MF 8230 ». Voir Renaud Bret-Vitoz, « “Lekain, maître de la scène” : la mise en scène à la lumière d’un manuscrit inédit de l’acteur », dans Mara Fazio & Pierre Frantz (dir.), La Fabrique du théâtre avant la mise en scène (1650-1880), Paris, Desjonquères, 2010, p. 217-227.
128 Antoine-Vincent Arnault, Les Souvenirs et les regrets d’un vieil amateur dramatique ou lettre d’un oncle à son neveu sur l’ancien Théâtre-Français, depuis Bellecour [...] jusqu’à Ollivier, op. cit., p. 20-21.
129 Ibid., p. 22.
130 Ibid., p. 21.
131 Lettre de Voltaire au comte d’Argental, 4 août 1756 (D6958). C’est nous qui soulignons. Voir aussi la lettre de Voltaire à Thieriot, 9 août 1756 (D6965).
132 Préville, Mémoires, cité dans Voltaire, Sémiramis, Jean-Jacques Olivier (éd.), Paris, Droz, 1946, p. 204.
133 Cité dans Anna Raitière, L’Art de l’acteur selon Dorat et Samson, Genève, Droz, « Études de philologie et d’histoire », 1969, p. 37.
134 Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, dans Œuvres, op. cit., vol. 4, p. 1398-1399.
135 Ibid.
136 Proculus dans les représentations de Brutus de Voltaire à la Comédie-Française en 1790 puis Manlius dans Manlius Capitolinus de La Fosse, qu’il reprend à partir de 1806.
137 Antoine-Vincent Arnault, Les Souvenirs et les regrets d’un vieil amateur dramatique ou lettre d’un oncle à son neveu sur l’ancien Théâtre-Français, depuis Bellecour [...] jusqu’à Ollivier, op. cit., p. 23-24.
138 Ibid., p. 22.
139 Ibid.
140 Lekain a d’ailleurs commencé dans le drame, Voltaire l’a entendu pour la première fois dans Le Mauvais Riche, drame en vers de Baculard, comme le rapporte Arnault, ibid., p. 16.
141 Pierre-François Tissot, article « Déclamation », dans Eustache Marie Pierre Marc Antoine Courtin (dir.), Encyclopédie moderne ou Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres et des arts, Paris, Bureau de l’Encyclopédie, 1826, supplément au vol. 9, p. 11.
142 Antoine-Vincent Arnault, Les Souvenirs et les regrets d’un vieil amateur dramatique ou lettre d’un oncle à son neveu sur l’ancien Théâtre-Français, depuis Bellecour [...] jusqu’à Ollivier, op. cit., p. 89.
143 Ibid., p. 90-91. Ladislas dans Venceslas (1759) de Marmontel d’après Rotrou ; Rhadamiste et Zénobie (1711) de Crébillon père ; Gaston et Bayard de Belloy (1771), Gengis-Kan dans L’Orphelin de la Chine (1755) de Voltaire. Coriolan (1784) de La Harpe ; Philoctète (1783) de La Harpe.
144 Voir Jean Racine, Mithridate (acte III, sc. 1) et le commentaire dans Jean-Marie Larive, Cours de déclamation prononcé à l’Athénée de Paris, 2 vol., Paris, Delaunay, 1810, vol. 2, p. 212-213.
145 Bernard-Joseph Saurin, « Préface de l’auteur de Spartacus », op. cit., p. 42.
146 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte V, sc. 13 (dernier vers de la pièce).
147 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 88.
148 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte I, sc. 2.
149 Voir ibid.
150 Ibid., acte IV, sc. 1.
151 Ibid., acte II, sc. 1.
152 Ibid., acte V, sc. 12.
153 Ibid., acte II, sc. 1.
154 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, « Points », 1970, p. 27-28.
155 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte III, sc. 1.
156 Denis Diderot, « Troisième entretien sur Le Fils naturel », dans Œuvres, op. cit., vol. 4, p. 1174-1175.
157 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, op. cit., p. 89.
158 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte I, sc. 1.
159 Ibid., acte II, sc. 1.
160 La statue est retournée à Rome en 1815.
161 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte II, sc. 1.
162 Voir aussi le Galate d’Athènes, dans un état très détérioré et moins connu en France, mais qui accentue encore la posture de défi vindicatif du gladiateur.
163 Bernard-Joseph Saurin, Spartacus, acte II, sc. 1.
164 Ibid., acte V, sc. 13.
165 Théophile Gautier, « Revue des théâtres : Cirque de l’Impératrice, l’équilibriste Antonio, Léotard, les lutteurs, les Américains », Le Moniteur universel, 11 juin 1867, dans Gautier journaliste, articles et chroniques, op. cit., p. 336.
166 Ibid.
167 Ibid., p. 335-337.
168 François-Joseph Talma, Lettre à Monsieur le comte de Bruhl, 23 mars 1820, à la suite des Réflexions sur Lekain et sur l’art théâtral, op. cit., p. 108.
169 Voir Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, Renaud Bret-Vitoz (éd.), op. cit., p. 69.
170 François-Joseph Talma, Lettre à Monsieur le comte de Bruhl, dans Réflexions sur Lekain, op. cit., p. 108-109.
171 François-Joseph Talma, Réflexions sur Lekain et sur l’art théâtral, op. cit., p. 42-43.
172 Talma, en effet, a aussi connu le succès dans des rôles comiques (L’Intrigue épistolaire de Fabre d’Églantine ; Pinto de Lemercier, Shakespeare amoureux de Duval).
173 François-Joseph Talma, lettre à Monsieur le comte de Bruhl, dans Réflexions sur Lekain, op. cit., p. 109.
174 Voir le chapitre sur le plébéien orateur et lettré dans le présent ouvrage.
175 [Lussault] De Charmois, cité par Madeleine & Francis Ambrières dans Talma ou l’Histoire au théâtre, Paris, de Fallois, 2007, p. 303-304.
176 Mme de Staël, De l’Allemagne, op. cit., vol. 2, p. 33-34.
177 Voir Germanicus apaisant la sédition dans son camp (1768, Beaux-Arts de Paris), Bélisaire réduit à la mendicité, secouru par un officier des troupes de Justinien d’après Marmontel (1776, Montpellier), Molé et les factieux (1779, Assemblée nationale), L’Enlèvement de dona Mencia de Mosquera, épisode du Gil Blas (coll. part.), Henri IV rencontrant Sully blessé (1783, Pau) et surtout La Leçon d’Agriculture ou Leçon de labourage (1798, Bordeaux). Voir Jean-Pierre Cuzin, Vincent entre Fragonard et David, Paris, éditions Arthéna, 2013.
178 Portrait de Dazincourt (1792, Marseille). Quatre études de costumes de théâtre sont conservées au département des Arts graphiques du Louvre.
179 La toile a été offerte à la ville de Toulouse en 1799 pour sa fidélité aux républicains durant l’insurrection royaliste.
180 Par ordre de la municipalité au profit des pauvres, la tragédie de Lemierre est jouée les 1er, 6, 11 août et 30 décembre 1790 et le 2 février 1791. D’autres représentations sont données les 25 juin, 17 juillet, 30 septembre et 7 octobre 1792 et les 9, 11, 13, 24 et 28 août 1793. La représentation du 13 août a été donnée gratis. Pendant la Révolution, la pièce est reprise dans plusieurs théâtres.
181 Voir Renaud Bret-Vitoz, « L’efflorescence décorative dans la tragédie au temps de la Révolution : une conquête politique et artistique », dans Philippe Bourdin & Françoise Le Borgne, Costumes, décors et accessoires dans le théâtre de la Révolution et de l’Empire, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2010, p. 23-39.
182 Antoine-Marin Lemierre, Guillaume Tell, acte V, sc. 3.
183 Friedrich von Schiller, Guillaume Tell, acte III, sc. 3, dans Œuvres dramatiques, op. cit.
184 Toutes les citations de la pièce de Schiller se trouvent dans la scène 3 de l’acte III.
185 Alfred Berchtold établit le parallèle entre les deux héros et souligne la contemporanéité de leurs origines folkloriques dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, op. cit., p. 14 et suiv.
186 Le premier corps d’armée utilisant spécifiquement le mousquet dans les combats à la place de l’arquebuse encombrante et difficilement maniable est constitué au début du xviie siècle en France. La compagnie de chevau-légers de la maison militaire du roi est rapidement connue par l’usage efficace qu’elle fait de cette arme moderne et « civilisée » que l’on retrouve jusque dans son nom de Mousquetaires du Roi.
187 Walter Scott, L’Officier de fortune ou une légende de Montrose, Albert Montemont (trad., 1830), Genève, Le Cercle des bibliophiles [s. d.], p. 446.
188 Bertolt Brecht, « Étude de la première scène du Coriolan de Shakespeare » [1953], Gérard Eudeline & Jean Tailleur (trad.), dans Théâtre complet, 12 vol., Paris, L’Arche, 1962, vol. 10, p. 253.
189 Ibid.
190 On peut encore lire, selon ce même scénario du fils prodigue, Les Brigands (1782) de Schiller et son héros Karl Moor, rebelle et charismatique fils du comte Maximilian von Moor, y compris dans l’adaptation de La Martellière. Maintes autres pièces dans le siècle traitent explicitement du thème du fils prodigue (L’Enfant prodigue de Voltaire, 1738 ; Charles et Caroline de Pigault-Lebrun, 1791). Ce scénario peut être rattaché à la double fondation du héros romanesque moderne, l’enfant trouvé et le bâtard conquérant.
191 Florence Naugrette, « L’écriture dramatique de l’histoire dans La Tour Saint-Jacques », Revue d’Histoire littéraire de la France, octobre-décembre 2004, vol. 104, nº 4, p. 846.
192 Jean-Pierre Claris de Florian, Guillaume Tell ou la Suisse libre, op. cit., livre premier, p. 4-5.
193 Ibid., p. 7.
194 Alfred Berchtold, Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, op. cit., p. 64 et note.
195 Propos de Balzac dans La Femme de trente ans (1830) au sujet du dénouement de Guillaume Tell, cité par Alfred Berchtold dans Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, op. cit., p. 75-76. La censure du cinquième acte est précisée p. 49.
196 Friedrich von Schiller, Guillaume Tell, op. cit., acte V, sc. 2.
197 Voir Alfred Berchtold, Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, op. cit., p. 50-51.
198 Voir sur ce point Claude Bourqui, La Commedia dell’arte : introduction au théâtre professionnel italien entre le xvie et le xviiie siècles, Paris, SEDES, « Questions de littérature », 1999, p. 47 et suiv., et les nuances qu’il apporte sur la fixité de la fonction dramatique des masques par rapport à l’analyse de Ferdinando Taviani, Il segreto della commedia dell’arte. La memoria delle compagnie teatrali del XVI, XVII e XVIII secolo, Firenze, La Casa Usher, 1982.
199 Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, acte I, sc. 2.
200 Marivaux, L’Épreuve, acte I, sc. 1.
201 Voir Patrick Pavis, Marivaux à l’épreuve de la scène, Paris, Publications de la Sorbonne, « Série Langues et langages », nº 12, 1986, p. 27-31.
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