Les logiques des choix résidentiels des Franciliens
p. 55-76
Texte intégral
1L’analyse des choix en matière d’habitat concerne généralement les arbitrages opérés lors d’un projet de mobilité, qu’il s’agisse d’un changement de location, de l’achat de la résidence principale, de l’arrivée dans un nouveau quartier… Il s’agit alors de cerner les différents facteurs qui vont orienter la décision dans les limites des ressources disponibles : localisation, statut d’occupation, type et taille du logement, environnement physique et social, équipement, transports, écoles. L’étude des choix consiste alors à établir les différentes hiérarchies que les ménages établissent pour prendre leur décision. Ces choix résultent des contraintes budgétaires mais également de l’offre de logements sur le marché et de la politique du crédit. Cependant de nombreux travaux ont montré que les choix effectués à un instant donné ne dépendaient pas uniquement des conditions du moment (revenus du ménage, état du marché du logement, politique du crédit). D’une part, « l’espace résidentiel n’est ni totalement indépendant de l’histoire familiale, ni réductible au logement principal et les pratiques résidentielles ne peuvent se comprendre que situées dans l’histoire des lignées auxquelles elles se rattachent » [Gotman, 1999]. D’autre part, les ménages au cours de l’existence accumulent non seulement du patrimoine comme le veut la théorie du cycle de vie mais également une expérience, notamment celle vécue durant l’enfance qui va orienter les décisions ultérieures en matière d’habitat [Bonvalet, 1993]. Pour comprendre les arbitrages effectués à un moment donné, il faut donc les resituer dans la succession des choix de logement et de localisation réalisés au cours de la trajectoire résidentielle et géographique de manière à mieux prendre en compte un ensemble de facteurs susceptibles d’influencer les décisions et de dégager certaines cohérences dans les régularités des arbitrages réalisés (priorité pour la centralité, la proximité du lieu de travail, celle de la famille). L’objectif de cet article est donc d’essayer de cerner, à partir des régularités observées, des logiques éventuelles qui pourraient sous-tendre les trajectoires résidentielles.
2Les données utilisées sont celles de l’enquête Biographies et entourage de l’INED réalisée en 2000 auprès de 2 830 Franciliens âgés de 50 à 70 ans1. L’enquête a été complétée par plusieurs campagnes d’entretiens semi-directifs, certains concernant la vie familiale, en particulier l’enfance, la recomposition des couples, d’autres, les questions de logement (loi de 1948) et notamment les choix résidentiels effectués au cours de la vie. Quatre-vingts entretiens ont été menés sur ce thème au cours de l’année 2002 (30 à Paris, 25 en petite couronne et 25 en grande couronne). Un an plus tard, une vingtaine d’entretiens ont été réalisés sur ce thème auprès d’enquêtés d’origine étrangère. Dans cet article, seront abordées uniquement les trajectoires des Français de façon à mieux cerner les choix résidentiels sans interférer avec les choix de migration internationale. De même, nous n’avons pas retenu ici les enquêtés dont la trajectoire familiale comportait une ou plusieurs ruptures conjugales, ces derniers ayant fait l’objet d’une analyse spécifique [Clément et Bonvalet, 2006].
3Les générations étudiées ont comme caractéristique d’avoir connu les grands changements urbains qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle. Nés entre 1930 et 1950, les enquêtés ont subi de plein fouet la crise du logement, vécu pour certains d’entre eux l’exode rural, assisté ensuite aux grandes constructions des années 1960, à la rénovation urbaine ainsi qu’au phénomène massif de la périurbanisation. Au fur et à mesure des années, avec l’édification des HLM, puis des pavillons en périphérie, la diffusion de la copropriété à Paris et en banlieue, le marché du logement s’est détendu et les ménages dont les choix étaient très contraints en début de cycle de vie, ont vu la gamme des choix possibles s’élargir considérablement.
4Avant d’étudier les choix résidentiels proprement dits que les ménages ont restitués au cours des entretiens semi-directifs, il est nécessaire de rappeler quelques éléments statistiques concernant leur trajectoire résidentielle et géographique. Seuls 39 % des enquêtés de la génération 1930-1950 présents sur le territoire francilien en 2000 sont franciliens de naissance. Les autres, originaires de province (35 %) ou de l’étranger (24 %), sont arrivés plus tard. Dans l’ensemble, ils ont décohabité relativement jeunes, aux alentours de 21 ans, souvent pour suivre des études à Paris, trouver un emploi en Région Île-de-France ou se marier. Ils se sont installés dans un logement indépendant aux alentours de 23 ans et ont vécu en moyenne dans près de 5 logements, changé environ trois fois de statut d’occupation et de localisation géographique (Paris, petite couronne, grande couronne, province, étranger). L’analyse des trajectoires géographiques [Beaufils et Bonvalet, 2006] a permis de mettre en évidence plusieurs types de mobilités urbaines : le premier mouvement, le plus important, est centrifuge : 910 enquêtés, soit 32 % de l’ensemble des enquêtés, se sont éloignés du centre de l’agglomération au cours de leur dernière étape ; le deuxième mouvement géographique correspond à l’enracinement dans la même zone géographique : 857 enquêtés (27 %) sont restés stables d’un point de vue spatial ; le troisième regroupe les phénomènes de retour au centre de l’agglomération et concerne 302 enquêtés, soit 11 % de l’ensemble de Franciliens âgés de 50 à 70 ans (183 individus – 6 % – ont effectué un retour en centre-ville, c’est-à-dire à Paris).
5Ces mouvements géographiques sont liés aux trajectoires résidentielles des ménages, en particulier au choix de devenir propriétaires à un moment de leur vie. En effet vers 30-40 ans, au moment où la famille se constitue ou est constituée se pose la question de l’achat du logement. Près des deux tiers des enquêtés de Biographies et entourage sont propriétaires en 2000, mais le chemin pour y parvenir n’a pas été forcément linéaire comme l’a montré l’analyse des trajectoires résidentielles [Bonvalet, 2007]. Les trajectoires souvent présentées comme modales [Grafmeyer, 1994] avec le passage du statut de locataire à celui de propriétaire concernent seulement 20 % des enquêtés et 25 % si l’on ajoute ceux qui ont commencé par une étape comme logés par la famille ou chez l’employeur. Viennent ensuite les enquêtés qui ont, eux, un seul logement que ce soit en location privée (7 %) ou en propriété (7 % également).
6Pour comprendre ces trajectoires, il faut rappeler que les enquêtés de Biographies et entourage ont effectué leurs parcours résidentiels dans un contexte de diffusion de la propriété et d’urbanisation sans précédent2. En 1954, 34 % seulement des Français étaient propriétaires contre 56 % en 20023. Les générations nées juste avant la guerre ont profité du contexte très favorable des années 1955-1965 pour devenir rapidement propriétaires alors que les plus jeunes qui appartiennent aux générations du baby-boom ont connu de moins bonnes conditions en raison du retournement de la conjoncture économique et du ralentissement de l’inflation. En effet, les générations nées entre les deux guerres sont celles qui vont profiter de toutes les transformations des modes de financement du logement. À partir des années 1950, le crédit se développe avec les prêts du Crédit foncier, la création de l’épargne-logement en 1965, et les ménages qui au départ étaient réticents à l’idée même de s’endetter se laissent d’autant plus séduire par l’accession à la propriété que la loi de 1948 a mis fin au blocage des loyers [Loiseau et Bonvalet, 2005] et que ces derniers vont augmenter au cours des décennies.
7La lecture des entretiens a permis à partir des choix réalisés depuis le premier logement indépendant de dégager deux types de logiques. Le premier relève de la sphère économique, le deuxième regroupe les trajectoires qui se sont déroulées majoritairement en marge du marché du logement.
1. LOGIQUE ÉCONOMIQUE
8Dès les années 1950-1960, les économistes ont cherché à modéliser les choix des ménages en matière de localisation et de statut d’occupation. Pour rendre compte des comportements de mobilité, ils font l’hypothèse que l’homme est un être rationnel cherchant à optimiser ses choix (cf. chapitre de D. Cornuel). La décision de migrer, d’acheter ou de louer un logement, de résider à tel endroit peut donc être représentée plus ou moins simplement à l’aide d’un modèle économétrique. Dans chaque cas, l’individu examine les avantages et inconvénients des différentes possibilités qui s’offrent à lui et choisit celle qui lui est la plus favorable en termes économiques. L’individu ou le ménage en fonction de ses revenus va donc effectuer à chaque déménagement des arbitrages : vivre en centre-ville ou à la périphérie, acquérir son logement ou rester locataire, habiter un appartement ou une maison. Selon la théorie économique, les ménages vont se positionner tout au long de leur trajectoire en fonction de l’évolution de leurs revenus et de leur situation familiale. Alors que les ménages les plus aisés pourront effectuer sans trop de difficultés des choix, notamment des choix de localisation, d’autres moins privilégiés auront à opérer des arbitrages parfois douloureux entre statut d’occupation, éloignement du centre-ville. Entre les extrêmes, ceux qui ont le choix et ceux qui n’en ont aucun, existe toute une gamme d’arbitrages possibles.
1.1. Une trajectoire subie : absence de choix
9Il s’agit des trajectoires des personnes qui estiment ne pas avoir eu le choix de leur logement et de leur quartier au cours de leur vie. « On n’avait pas le choix, il fallait bien qu’on aille habiter quelque part », dit cette femme mariée de 50 ans qui habite le nord de la région parisienne. Enfant de la DDASS, élevée dans une famille adoptive dans l’Oise de 6 à 13 ans, puis placée dans un foyer après le décès des parents adoptifs, elle apprend le métier de fleuriste et rencontre celui qui deviendra son mari par une collègue de travail. Ouvrier mécanicien, ce dernier obtient un logement par son employeur, le seul logement qu’il visite avec sa femme et qu’ils prennent parce qu’ils n’avaient pas le choix. Pour elle, contrairement à son mari qui avait grandi dans une commune voisine, c’est un déracinement, l’appartement ne lui plaît pas mais c’est surtout l’entourage qui lui pèse. Alors qu’elle aimait la vie de Paris où elle avait son travail, elle se retrouve femme au foyer dans un environnement étranger. Après la naissance du second fils, son mari obtient, toujours par son travail, un logement plus grand, en 1978. « On avait demandé un F4 ou un F5 pour avoir des grandes pièces, pour être tranquilles pour les enfants, on n’a pas pu avoir un F5, on a eu un F4. » Depuis, ils sont restés en dépit de l’évolution du quartier, des problèmes de drogue. Elle aurait aimé devenir propriétaire, « mais avec une paye c’est impossible ». Elle s’est donc habituée, elle n’avait pas le choix, à moins de gagner au loto, « peut-être que cela changerait quelque chose », la maison en Bretagne ou en Vendée deviendrait alors accessible.
10Le sentiment de n’avoir aucune marge de manœuvre en matière de logement et de choix de vie est d’autant plus fort qu’il se répète plusieurs fois, au début du mariage, quelques années après lorsque les enfants grandissent et au moment d’envisager la retraite.
11Les trajectoires que nous allons aborder maintenant se caractérisent au contraire par la possibilité d’effectuer des arbitrages entre le statut d’occupation, la localisation, la taille du terrain ou du logement, le type d’immeuble. Ces choix demandent des sacrifices parfois très difficiles et très longs. Les marges de manœuvre sont étroites ou, au contraire, grandes selon les revenus. Pour arriver au logement se rapprochant le plus du logement désiré, il faut parfois multiplier les étapes, voire plusieurs accessions à la propriété.
1.2. Une petite marge de manœuvre : devenir propriétaire au prix de l’éloignement
12« On a fait le sacrifice du trajet, mais bon on a fait un choix quoi ! On savait au départ qu’il y avait un problème de transport », explique cette femme originaire de la Loire et habitant à Beaumont-sur-Oise dans le nord de la région parisienne. Elle a connu son mari dans la grande entreprise de sa ville natale ; ils décident de migrer. Celui-ci parti le premier en région parisienne trouve du travail, puis un studio dans le nord de Paris, après un séjour de quelques mois à l’hôtel, qui deviendra leur « premier petit nid ». Après une escale de 6 mois, dans un petit deux pièces situé à Villeneuve-la-Garenne, gris, sale, éloigné de leur lieu de travail, ils trouvent, toujours par un collègue de travail, un appartement de trois pièces à Montigny-les-Cormeilles, appartement qui devient vite trop petit avec la naissance du deuxième enfant et qu’ils échangeront pour un quatre pièces dans le même quartier. Au troisième enfant se pose donc la question de l’accession à la propriété : « On avait l’âge pour acheter. »
13Si la décision de devenir propriétaire est prise, reste le choix de la localisation et surtout de la taille et de la forme du terrain. Après avoir visité plusieurs lieux possibles toujours bien desservis par la gare du Nord, ils se décident pour un terrain de 400 m2 dans une commune aux confins de l’Île-de-France.
14« On a pris ce qu’on pouvait mettre aussi quoi. » Le prix à payer se traduit par trois heures de transport pour elle et quatre heures pour son mari qui travaille à Puteaux et par l’absence d’un vrai centre-ville. Le temps, avec l’inflation des années 1970, n’est même pas venu alléger les mensualités car les deux conjoints ont connu des périodes de chômage pendant dix ans. Ici, le désir de posséder une maison et un terrain s’est concrétisé mais au prix de longs sacrifices. Contrairement au cas précédent, ils ont pu choisir même si les contraintes budgétaires étaient très fortes, et ont la capacité de se projeter à l’heure de la retraite. Leur projet sera de vendre leur maison pour acheter un terrain plus grand en Vendée.
1.3. Une stratégie des petits pas : logique d’ascension sociale
15D’autres enquêtés ont eu la chance de profiter du contexte historique particulièrement favorable. Ils ont bénéficié du phénomène d’« ascenseur social » qui s’est traduit par un parcours logement promotionnel, allant de la location privée ou publique vers l’accession à la propriété.
16Le parcours de Georges constitue un exemple de ce type de trajectoire combinant carrière professionnelle et carrière résidentielle. Fils d’ouvrier agricole du sud de la France, Georges fait des études de mathématiques grâce à une bourse et un prêt bancaire à Marseille où il rencontre sa femme, secrétaire. Après son service militaire effectué comme professeur de mathématiques, il arrive à Paris pour reprendre des études d’informatique qu’il poursuivra ensuite au CNAM et habite avec son épouse, dans le 10e arrondissement, un très petit appartement meublé sans salle de bains. « On était enfermé. Mais c’était le seul logement qui correspondait à nos moyens, puisque pendant 6 mois ma femme a été seule à travailler. »
17Devenu enseignant dans l’école d’informatique, ses revenus augmentant, il cherche un logement en banlieue (les logements à Paris étant trop chers), dans une ville accessible par la gare de Lyon et trouve ainsi un logement HLM à Morsang-sur-Orge. C’est toujours ce critère qui va orienter la trajectoire résidentielle, la proximité d’une gare desservie par la gare de Lyon. Après plusieurs séjours de courte durée en HLM, il achète à Yerres une maison après avoir visité une quarantaine de pavillons.
« Pour le prix. Par son aspect général, sa proximité de la gare, on pouvait faire un apport personnel d’un peu moins de la moitié, il y avait suffisamment de place, un petit jardin et puis à l’époque il y avait encore un lycée que ma femme appréciait beaucoup et un lycée privé où mon fils allait déjà. »
18À la différence des exemples précédents, Georges et sa femme ont la possibilité de choisir l’école. Les établissements publics du quartier ne les satisfaisant pas, ils optent pour le privé. Georges ne déménagera plus, en raison des activités sociales de sa femme, du lycée privé du fils, d’un investissement au Conseil municipal, et ce, malgré l’installation de son entreprise à Issy-les-Moulineaux, et malgré une affectation à l’étranger pendant deux ans. Cet attachement à la commune s’est encore renforcé avec l’achat d’un appartement pour le fils dans le centre-ville.
1.4. Logique de reproduction sociale
19Les logiques que nous allons évoquer maintenant diffèrent des précédentes dans la mesure où il ne s’agit plus d’ascension sociale mais de reproduction sociale. L’essentiel est d’arriver à résider dans un quartier correspondant à sa position sociale. Dans le choix de la commune, l’école joue un rôle essentiel. De véritables stratégies alliant stratégies résidentielles et stratégies scolaires vont alors se combiner, comme nous allons le voir.
20« Il nous fallait quelque chose qui “soit mieux” entre guillemets », confie une enquêtée, fille d’industriel, ayant vécu une partie de son enfance dans les beaux quartiers de Paris, puis à Nemours dans une maison très grande et confortable en pleine nature où son père s’était réfugié à la mort de sa mère. À la fin de ses études, elle rencontre son mari et tous les deux se mettent à la recherche d’un logement neuf proche de la nature. Paris leur semble inaccessible, aussi après avoir visité plusieurs logements en banlieue sud, ils finissent par acheter un appartement dans une résidence neuve.
« Ah ! On a visité… alors bon ben il y avait un problème aussi de finances, donc à Boulogne c’était quand même un peu cher, donc on s’est un peu éloigné… »
« Ben parce que c’était près de Paris, bien desservi, donc on s’est éloigné, pas très vert pour moi, mais enfin bon. Donc nous nous sommes éloignés et on est tombé sur cette résidence sur plusieurs hectares, donc on se rendait déjà compte de ce que ça pouvait donner et puis ces tennis, cette piscine, ces arbres et tout ça, ça faisait un environnement très agréable. »
21Cet environnement où habitent également de jeunes couples comme eux deviendra le cadre parfait pour leurs filles qui naissent peu après leur installation, peut-être trop idyllique par la suite car ces dernières délaisseront leur travail scolaire pour jouer avec les enfants de la résidence. Ce souci d’éducation les conduira à mettre leur fille aînée dans une école privée à Meudon puis à envisager un déménagement de façon à éviter les transports.
« Et c’est pour ça que nous sommes partis, parce que… ben parce que moi j’en avais assez de faire le taxi quoi… »
22Cette préoccupation va de pair avec celle de trouver un logement plus grand et mieux adapté à leur situation sociale :
« Pourquoi ? Ben parce que c’était trop petit et puis on avait besoin aussi de plus recevoir professionnellement et il nous fallait quelque chose qui… “soit mieux” entre guillemets. »
23C’est l’école qui va conditionner la nouvelle implantation de la famille. Il s’agissait de trouver un logement proche de l’école privée où continuerait à aller la fille aînée et irait plus tard la seconde. Saint-Germain-en-Laye qui, au début, avait été envisagé puis abandonné pour des raisons de prix, devient accessible quelques années plus tard avec l’augmentation des revenus du ménage et constitue pour eux l’endroit idéal puisque bien desservi par les transports publics tout en étant une ville, une vraie ville avec des quartiers bourgeois, des commerces de qualité.
24Le statut de propriétaire est un élément important de la trajectoire résidentielle, un signe de réussite sociale, d’autant plus si l’achat a pu se réaliser dans des quartiers ou communes valorisés. Mais il existe d’autres trajectoires où le facteur essentiel est la localisation. C’est l’histoire résidentielle de cette femme cadre supérieur qui préfère rester locataire à Paris.
« J’ai pas une âme de propriétaire. Pas question que j’aille en banlieue… je ne connais pas, je n’ai pas d’amis, je refuse déjà d’aller dîner chez des gens qui habitent en banlieue parce qu’on perd une heure, ils vous disent tous qu’ils habitent à 3 minutes de Paris, vous mettez une heure pour y aller et une demi-heure pour revenir. C’est des autres gens, c’est pas mon monde. »
25Le dernier exemple montre un attachement très fort à Paris qui s’accompagne d’un rejet de la banlieue. Cette attitude ne concerne pas seulement les cadres mais également les autres classes sociales habitant Paris depuis l’enfance comme nous le verrons plus tard.
2. D’AUTRES LOGIQUES
26Une première logique apparaît donc : la logique économique, c’est-à-dire la logique du marché. Mais ce n’est pas la seule. D’autres logiques coexistent avec l’intervention des employeurs, de l’État et de la famille qui permettent aux ménages de sortir du marché en développant d’autres stratégies et parfois de revenir sur le marché avec de nouveaux atouts. D’autres éléments d’ordre familial, professionnel ou social permettent aux ménages d’échapper aux lois du marché parfois tout au long de leur vie, parfois à un moment précis, le plus souvent en début de trajectoire. Les exemples retenus concernent les trajectoires dont les logiques n’obéissent pas de façon dominante aux pures règles économiques.
2.1. Logique à dominante professionnelle
27Certains itinéraires sont directement liés à la carrière professionnelle de l’un des conjoints. Dans ce cas, les ménages ont peu de choix dans la localisation qui va essentiellement dépendre des mutations qui vont jalonner la carrière et parfois peu ou pas du tout de marge de manœuvre lorsque le logement est lié directement au travail comme dans le cas des logements de fonction. Ces logements peuvent être plus ou moins bien acceptés selon qu’ils répondent ou non aux goûts des ménages. Il existe souvent des périodes d’adaptation plus ou moins longues, et des attitudes allant de la résignation à l’acceptation totale. C’est le cas de cette femme de 50 ans, originaire du sud de la France qui déclare en riant : « J’ai écouté Monsieur le Maire, j’ai toujours suivi mon mari. »
28Son mari, ingénieur, quitte deux ans après leur mariage son emploi à Nice où ils habitaient un petit logement de deux pièces qu’ils louaient pour aller travailler en région parisienne dans les services municipaux d’une commune. C’est un changement complet de cadre de vie car cette délocalisation se traduit par un éloignement de la famille où ils avaient l’habitude de passer tous les week-ends. De plus, comme elle le raconte : « on n’a pas choisi notre logement, je crois que l’on a choisi pour nous, c’est la mairie, ils étaient en train de construire à l’époque des immeubles… » Et même si Évelyne n’aime pas les appartements, elle est obligée de rester quelques années et d’attendre que l’on propose à son mari un autre logement de fonction qui cette fois correspond bien à ses aspirations. « C’était une grande maison bourgeoise avec des murs en bois, c’était du chêne, parquet en chêne, grande cheminée du début du siècle. »
29Ce logement de fonction est tellement bien qu’Évelyne ne veut pas le quitter lorsque son mari a une nouvelle mutation dans une ville plus importante au nord de Paris.
« Ah oui ici, j’étais trop bien à Saint-Cloud. Donc j’ai dit “non, je ne pourrai jamais m’adapter !” Mon mari avait quand même une progression de carrière importante et donc j’ai fini par dire oui. Et je n’ai pas regretté parce que maintenant je ne veux plus en partir, alors ! »
30Évelyne s’est très bien adaptée à ce logement de fonction car il se situe dans le meilleur quartier de la ville, c’est également une belle maison qui se trouve sur une île où tout le monde se connaît. De nouveau elle n’envisage pas de déménager même s’ils ont acheté la maison d’en face pour leur retraite. À ce moment-là, ils passeront la moitié de l’année en région parisienne pour rester près de leur fille unique et de ses enfants, et l’autre dans leur ville natale dans le sud de la France où ils ont acquis une maison pour être à côté de la famille.
31D’autres exemples pourraient être cités comme ceux des militaires dont la carrière les oblige à changer d’affectation tous les 3-4 ans, mais comme le dit cet officier qui a effectué plusieurs allers et retours entre la France et différents pays d’Afrique, et comptabilise plus de 14 affectations : « Tout au long d’une carrière militaire les affectations se succèdent mais à chaque fois on a quand même à exprimer des choix. »
2.2. Les logiques à dominante familiale
32De nombreux travaux ont montré l’importance de la famille dans les parcours des ménages [Bonvalet, 1991 ; Maison, 1993 ; Bonvalet et Gotman, 1993 ; Gotman, 1999 ; Grafmeyer, 1999]. Ils ont en particulier révélé que « les choix opérés en matière de statut d’occupation ne sont pas directement déductibles des injonctions du marché ; ils réactivent et reformulent des modèles familiaux lesquels peuvent élargir ou au contraire délimiter le champ des possibles résidentiels » [Bonvalet et Gotman, 1993]. Certaines trajectoires s’inscrivent en effet dans une parfaite continuité familiale aussi bien du point de vue de la localisation que du statut d’occupation.
– Rester dans le quartier où on est né
33Les trajectoires relevant d’une logique familiale sont souvent des trajectoires stables au niveau géographique. Il n’y a pratiquement pas de choix de localisation si ce n’est de rester dans le quartier où on est né, où on a grandi, où se trouve la famille. C’est l’exemple de Françoise, médecin, qui a toujours vécu dans le 14e arrondissement qui est selon elle « un fief familial » : ses grands-parents habitaient déjà cet arrondissement, ses parents y sont encore et sa sœur s’y est également installée. Il s’agit d’une famille de type entourage local [Bonvalet, 2003] qui vit regroupée sur un petit territoire au sein de la capitale, qui s’entraide et se voit plus d’une fois par semaine. Ayant décohabité tard de chez ses parents, elle s’installe dans le studio que son grand-père lui avait laissé. Très vite le studio devient trop petit, Françoise ayant envie comme ses parents le faisaient de recevoir des amis, et elle achète avec l’appui de ses parents un deux pièces de 65 m2. « C’est presque eux qui m’ont poussée ». Il n’était pas question de quitter le quartier qu’elle aimait parce que sa famille était à proximité, que c’était un quartier avec des commerces, des transports, un quartier calme qu’elle désigne comme « un quartier aussi familial ». À 37 ans, elle rencontre son mari qui viendra vivre dans cet appartement.
34L’implantation familiale dans un quartier peut aussi être le résultat non pas d’un patrimoine familial mais d’une transmission de logements sociaux. C’est le cas de cet homme, dernier d’une famille de 6 enfants, qui n’a pour ainsi dire jamais quitté le pâté de maisons où il est né. « Moi je n’ai jamais quitté mon quartier, cela fait 60 ans, je suis né dans la cour d’à côté. »
35Ses parents qui habitaient un HBM sur les Maréchaux dans le 19e arrondissement ont été amenés à quitter la région parisienne lorsqu’il avait 6 ou 7 ans. Mais pour être sûrs de garder leur logement parisien, « ils avaient mis une sœur, une fille à eux, une grande fille. Donc c’est la fille qui a gardé l’appartement ; quand on est revenu, on a récupéré l’appartement. » C’est cet appartement, récupéré par lui et sa mère veuve, qu’il occupe encore. « Donc je suis revenu avec ma mère. Ma mère, quand je me suis marié, elle est partie aussi. » Mais la famille s’agrandissant, se pose la question du logement devenu trop petit. Là encore, on récupère le logement d’à côté où sa femme avait grandi.
« Pas de problème. Mes beaux-parents, si vous préférez, ils sont partis en retraite. Quand ils sont partis en retraite, on a fait un changement de contrat, on a fait un échange et on a fait un changement de contrat. »
36On retrouve la même logique familiale dans le cas des logements dits « loi de 1948 ». Un grand nombre d’enquêtés ont passé leur enfance ou adolescence dans un logement qui est devenu de facto un logement loi de 1948 au moment où la loi a été promulguée. Quelques enquêtés n’ont jamais quitté ce logement ou sont retournés vivre chez leurs parents. Ils ont pu ainsi bénéficier du maintien dans les lieux instauré pour la première fois en 1948 et ont pu en quelque sorte « hériter » d’un logement loi de 1948. D’autres ont pu, par exemple, développer des stratégies de retour chez les parents âgés ou encore de « domiciliation fictive » des parents afin d’obtenir ce droit au maintien dans les lieux. En effet, certains ménages sont partis en retraite en province en laissant leur logement loi de 1948 à un enfant qui, à leur décès, a pu bénéficier du droit au maintien dans les lieux [Loiseau et Bonvalet, 2005].
– Adopter le lieu du conjoint et de sa famille
37Une configuration familiale existe et correspond à la famille-entourage locale d’adoption. Dans ce cas, ce n’est pas l’enquêté lui-même qui habite le quartier de son enfance mais son conjoint.
« J’ai connu mon mari en vacances, après on a décidé de se marier, donc voilà comme il était d’ici, je ne me suis pas trop posé la question de savoir où on habiterait, enfin parce que lui travaillait là cela semblait couler de source que je vienne là quoi. Lui habitait ici. »
38C’est donc tout naturellement que Géraldine qui finissait ses études en Allemagne se retrouve dans le nord de la région parisienne, dans la ville de son mari où elle trouve facilement un emploi. En se mariant l’homme ou la femme va quasiment s’approprier les lieux en même temps qu’il (ou elle) se fera adopter par la belle-famille. « La maison, je l’aime toujours autant parce que je l’ai arrangée à mon goût », précise Géraldine.
39On voit dans cet exemple que s’il n’y a pas eu de choix réel de logement, il se produit tout un travail d’appropriation des lieux qui passe par « la création de maison » ; dans le cas de maison héritée, l’appropriation se fait à travers la transformation complète de l’habitat avec la disparition de cloisons, la création de terrasse, de patio et de nouvelles pièces…
– Logique institutionnelle
40La dernière logique qui apparaît à la lecture des entretiens correspond aux ménages qui ont bénéficié tout au long de leur trajectoire, ou du moins d’une grande partie, d’un logement relevant du secteur social ou encore du secteur social de fait. Ils diffèrent des cas précédents dans la mesure où ces logements ne sont pas « transmis » par la famille. En effet, c’est souvent par le réseau familial, soit parce que la famille avait déjà un logement HLM et connaissait les circuits d’attribution, soit parce qu’elle avait des « relations » que les enquêtés ont pu entrer dans le parc social.
41C’est le cas de ce cadre supérieur habitant un ancien HBM au sud de Paris. Son père, ancien militaire, l’avait obtenu au moment de sa retraite par un ami « haut placé » mais, comme il l’explique, « il n’a pas tellement eu le choix. Lorsque la RIVP accorde des appartements, c’est un petit peu à prendre ou à laisser. » C’est comme ça que, quelques années plus tard, jeune marié et à la naissance de son fils, il obtient grâce à son père un logement de la RIVP (Régie Immobilière de la Ville de Paris), porte de Châtillon, qu’il échangera pour un logement plus grand lorsque le deuxième enfant naîtra. Même si le quartier ne lui plaît pas car situé entre les Maréchaux et le périphérique, il accepte car on constate souvent que les bénéficiaires de logements HLM n’ont pas eu réellement le choix du logement et ont pu choisir la localisation au mieux entre quelques logements, et parfois pas du tout.
« On se posait la question : est-ce qu’on quitte cet appartement et on achète un appartement, ou est-ce qu’on achète une maison de campagne, on a hésité, c’est-à-dire que la maison de campagne, son prix n’avait rien à voir avec un appartement à Paris, alors on avait un peu d’argent, mais enfin je n’avais pas envie de tout dépenser dans un appartement, puis il faut bien dire que c’est pervers ce type de résidence, parce que les loyers sont relativement bas quoi, pour Paris et que… c’est un peu un piège… »
42La maison familiale deviendra donc la maison achetée dans le sud de la France où se réunit toute la famille, les fils, leurs épouses et enfants.
43Si les parents servent de relais pour l’obtention d’un logement social, d’autres acteurs interviennent également comme l’employeur, la mairie. En effet, une autre manière de bénéficier d’un logement social passe par le biais du travail, en particulier le 1 % patronal, ou encore des logements gérés directement par les sociétés comme EDF ou la SNCF. Là encore la famille peut aider en fournissant les informations sur les droits (1 % patronal), sur les logements qui se construisent à proximité de chez elle.
44Après avoir habité plusieurs petits logements, toujours trouvés par l’intermédiaire des collègues de travail, cette employée du ministère de l’Équipement rencontre son mari et décide d’emménager dans un logement plus grand.
« Quand on a décidé de vivre ensemble, nous avons déménagé, parce que ça me plaisait toujours pas et donc on a voulu chercher un appartement ; c’est là qu’on m’a proposé Vanves… Mon mari était de Malakoff, bon… Lui, Vanves, il connaissait. »
45Mais, à la naissance du premier enfant, l’appartement devient à nouveau trop petit.
« Alors les parents de mon mari ont dit “il va y avoir des appartements à Arcueil qui vont se construire”. En fait voilà, mon mari travaillait à la SG, donc il y avait une partie à louer à des entreprises quoi. Donc par le 1 % patronal mes beaux-parents ont agi d’un côté via le maire, mon mari via le boulot et de ce fait nous l’avons eu. »
46Même si l’idée d’être en hauteur ne lui plaît pas, elle accepte l’appartement. Mais les inconvénients se font de plus en plus pesants, notamment le bruit, aussi quand 10 ans après une voisine l’informe de son départ imminent elle saisit l’occasion, fait une demande et obtient ainsi l’appartement où elle se trouve depuis 12 ans. Autre inconvénient du quartier : l’école. « Il y a eu des ratés, des mauvaises fréquentations tout ça, donc nous l’avons mise dans une école privée à Paris. » Ils avaient pourtant envisagé de déménager pour des « quartiers beaucoup plus résidentiels » mais le loyer n’étant pas cher malgré les surloyers, ils choisissent de rester et envisagent d’acheter au moment de la retraite…
47On retrouve les mêmes dilemmes dans le parc de logements loi de 1948. Rester et profiter de l’avantage de loyers peu élevés pour avoir un mode de vie meilleur, acheter une résidence secondaire, voyager [Loiseau et Bonvalet, 2005] ou alors partir pour devenir propriétaire.
CONCLUSION
48L’analyse des entretiens de l’enquête Biographies et entourage a permis de dégager les logiques des choix résidentiels effectués au cours de la vie adulte : logiques économique, familiale, professionnelle ou sociale. La loi de l’offre et de la demande à travers l’augmentation des prix a conduit nombre de couples à s’éloigner du centre de l’agglomération pour acquérir un logement plus accessible, mais plus grand. Certains ont pu obtenir la résidence dans le quartier qui correspondait plus ou moins à leurs aspirations mais en effectuant plusieurs déménagements, d’autres ont dû se résigner à habiter dans une commune moins valorisée d’autant plus que le temps a renforcé les polarisations sociales. Mais si la logique économique domine, il n’en demeure pas moins que sur l’ensemble des 2 830 enquêtés, près d’un sur deux a vécu un moment donné dans un logement dont les règles n’étaient pas celles du marché. L’intervention de l’employeur, de la famille ou de la commune est loin d’être négligeable puisqu’un enquêté sur cinq est passé par un logement social, 23 % dans un logement de fonction et 21 % dans un logement familial. Elle a permis à des couples de rester en dehors du marché en suivant d’autres logiques et de freiner le processus de ségrégation résultant du fonctionnement des marchés, notamment en permettant aux enquêtés de rester à Paris4. Si quelques enquêtés (plus d’une soixantaine) ont effectué tout leur parcours en marge des lois économiques qui régissent le marché du logement, les passages par les logements HLM, loi de1948, l’aide des parents, le logement de fonction ont surtout permis aux enquêtés de revenir sur le marché du logement en meilleure position.
49L’analyse longitudinale des choix résidentiels montre ainsi l’importance des opportunités qui s’offrent aux individus à un moment donné de leur existence mais révèle également les stratégies de promotion ou de reproduction sociale via la localisation résidentielle et les enjeux de la scolarisation des enfants.
Notes de bas de page
1 L’enquête Biographies et entourage retrace l’histoire familiale et résidentielle de 2 830 enquêtés âgés de 50 à 70 ans et résidant en Île-de-France au moment de l’enquête. Elle recense notamment tous les logements habités plus d’un an par l’enquêté ainsi que leur localisation. Nous pouvons ainsi suivre toutes les migrations effectuées au cours du cycle de vie et étudier comment la répartition de cette génération dans l’espace parisien s’est modifiée avec le temps [Bonvalet, 2007 ; Beaufils et Bonvalet, 2006].
2 À 10 ans, 38 % des enquêtés qui vivaient dans leur famille avaient des parents ou grands-parents propriétaires du logement.
3 La région parisienne bénéficie également de ce mouvement, mais dans une moindre mesure (de 30 % de propriétaires en 1962 à 44 % en 1999).
4 En effet, il n’est pas rare de voir plusieurs logiques se succéder dans le temps : d’abord une logique sociale ou familiale ou professionnelle, puis la logique du marché. Mais c’est dans le cas des séparations et des divorces que l’on observe une rupture très nette des trajectoires et des logiques auxquelles elles obéissent [Clément et Bonvalet, 2005].
Auteur
Directrice de recherche, Institut national d’études démographiques (INED), Paris.
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