Approches sociologiques des choix résidentiels
p. 35-52
Texte intégral
1En conclusion de son ouvrage sur le choix du conjoint [1959], Alain Girard écrivait : « Choisir une résidence, un métier, ou un conjoint, représentent trois aspects d’une même histoire personnelle, limitée par les formes de la vie sociale, comme par les composantes sociales de la personnalité des individus. » Autrement dit, ces choix ne sont pas le simple fait du hasard ou du caprice, puisqu’ils dépendent de deux ordres de facteurs qui s’imposent aux individus : d’une part, les ressources et les contraintes objectives de toute nature qui dessinent le champ de ce qui leur est possible ; d’autre part, les mécanismes sociaux qui ont façonné leurs attentes, leurs jugements, leurs attitudes, leurs habitudes, et par conséquent ce qu’ils estiment souhaitable. Socialement constitués et différenciés, ces choix ne sont donc pas « libres ». On peut même aller jusqu’à se demander s’il s’agit réellement de choix, étant donné les multiples déterminants objectifs et subjectifs qui les commandent.
2Et pourtant, parler malgré tout de choix implique de considérer que cette double limitation n’abolit pas la décision individuelle au point d’en faire la simple résultante des forces sociales qui s’exercent sur elle1. Dire qu’il y a bien eu choix, c’est faire l’hypothèse que plusieurs options étaient théoriquement envisageables, et que les individus sont en mesure d’exprimer les raisons qui les ont amenés à prendre telle décision plutôt que telle autre.
3De surcroît, ces décisions ne sont pas cloisonnées selon les découpages que la sociologie opère par commodité entre les différents domaines de l’existence : chacune ne constitue qu’un aspect parmi d’autres d’une « même histoire personnelle ». Comme on le verra, la notion de choix résidentiel (qui comporte elle-même plusieurs dimensions) ne peut pas être envisagée séparément de ce qui se joue dans d’autres sphères de la vie sociale, en particulier celles du travail et des liens familiaux.
1. UNE NOTION À GÉOMÉTRIE VARIABLE
4Tout logement habité peut être décrit par trois principales séries d’éléments : sa localisation ; ses caractéristiques matérielles (taille, nombre de pièces, structure du bâti, niveau de confort, ancienneté de la construction…) ; et enfin son statut d’occupation (propriété, location, logement à titre gratuit, etc.). La localisation du domicile est elle-même une réalité composite qui peut être appréciée à partir de critères multiples : position géographique au sein d’un espace national, régional ou local ; densité de l’habitat, taille de la commune ou de l’agglomération ; distance à un centre-ville ; type d’environnement physique et social ; nature des équipements et des services collectifs ; images associées au lieu…
5Ces différents éléments ne se distribuent pas de façon aléatoire. Ils sont en interdépendance dans la configuration d’un parc immobilier donné, tant à l’échelle nationale que dans des contextes plus restreints. Par exemple, l’habitat pavillonnaire se situe pour l’essentiel dans les périphéries urbaines ou en zone rurale, et les ménages qui y demeurent sont en très forte majorité propriétaires, du moins dans le cas de la France. Même si leur information est imparfaite, les individus n’ignorent pas les données objectives qui structurent ainsi l’espace résidentiel et, par conséquent, l’éventail des possibilités entre lesquelles ils sont amenés à arbitrer en fonction des ressources dont ils disposent et des critères qu’ils privilégient.
6Dans les études qui s’y réfèrent, la notion de choix résidentiel recouvre à l’évidence des contenus variables : le nombre et la nature des éléments qui retiennent l’attention du chercheur dépendent dans une certaine mesure de la question qu’il privilégie, de la manière dont il définit son objet, et du dispositif empirique qui en découle. Toutefois, les sociologues sont généralement enclins, comme d’ailleurs les géographes, à prendre en compte au moins pour partie ces interdépendances tout à la fois objectives et subjectives qui lient entre elles les diverses composantes des choix résidentiels. C’est là une différence notable avec la démarche de l’économiste, qui d’ordinaire traite séparément la question de la localisation, celle du type d’habitat et celle du statut d’occupation. Certes, telle ou telle enquête sociologique peut se focaliser délibérément sur une problématique particulière : l’accession à la propriété, ou l’installation en maison individuelle, ou encore le « retour en centre-ville »... Mais il est rare que la dimension ainsi placée sur le devant de la scène soit complètement isolée des autres.
7Cette préférence que la sociologie accorde à une approche globale de la question repose sur deux postulats :
8sauf exception, les habitants ne se limitent pas à une seule caractéristique du logement pour arrêter leur choix : ils tendent plutôt à mettre en regard et en balance plusieurs critères (taille, localisation, etc.) ;
9les modalités selon lesquelles ils sélectionnent, comparent, hiérarchisent et combinent ces critères ne peuvent être décidées a priori : elles varient d’un individu à l’autre, elles sont socialement différenciées, et elles ne peuvent être connues que par l’observation. Il en résulte que la similitude des situations résidentielles ne permet pas d’inférer la similitude des raisons qui ont motivé les choix : par exemple, pour les habitants d’un même lotissement pavillonnaire, les considérations touchant à la situation géographique, aux espaces verts, aux avantages de la maison individuelle ou encore au désir d’accession à la propriété peuvent avoir joué dans des proportions très variables d’un ménage à l’autre.
10C’est aussi en un autre sens que la notion de choix résidentiel apparaît « à géométrie variable » : non plus en fonction du contenu dont on la dote, mais du statut qu’on lui confère. Dans quelle mesure y a-t-il choix ? Et qui en décide : le chercheur ou l’enquêté ?
11Si l’on s’en tient aux contraintes externes les plus immédiatement identifiables, par exemple celles du marché immobilier, on pourra considérer à bon droit que les milieux sociaux défavorisés disposent pour « élire domicile » d’une marge de liberté très réduite, parfois même nulle, bien plus faible en tout cas que celle des ménages fortunés. Les points de vue recueillis par entretien peuvent, le cas échéant, paraître en désaccord avec cette proposition : ce qui a été objectivement subi n’est pas toujours vécu comme tel par les intéressés. Mais, précisément, le travail d’objectivation auquel se livre le chercheur pourra le conduire à estimer que cela ne change rien quant au fond, et que le choix n’est guère qu’une illusion pour ceux qui en sont réduits à faire de nécessité vertu.
12Cela dit, bien que l’étendue du champ des possibles varie considérablement selon les ressources matérielles des individus, l’existence de « stratégies résidentielles » pourra néanmoins être invoquée par le chercheur même dans des cas extrêmes où une approche de ce type semble au premier abord dépourvue de pertinence. Enquêtant auprès d’habitants de bidonvilles marocains, Françoise Navez-Bouchanine [1998] se fonde sur leurs témoignages et sur ses observations de terrain pour affirmer que bon nombre d’entre eux auraient fort bien pu louer une ou deux pièces dans des quartiers bâtis en dur : mais ils ont préféré une solution leur permettant d’être « chez eux », leur évitant la charge d’un loyer régulier difficile à assumer, et leur offrant de surcroît la possibilité de monnayer un droit au relogement. « Il peut paraître étonnant, voire choquant, écrit l’auteur, de parler de stratégies lorsqu’on évoque les itinéraires intra-urbains de populations dont les revenus et les conditions de vie apparaissent relativement fragiles. Pourtant, l’observation des itinéraires des habitants montre que, même dans les situations les plus difficiles, diverses possibilités s’ouvrent à eux et que leurs choix ne s’opèrent nullement par hasard ».
13Le propos vaudrait a fortiori pour les milieux sociaux qui sont les moins bridés par des contraintes financières pour satisfaire leurs préférences. Mais d’un autre côté les préférences, comme on l’a vu, sont elles-mêmes socialement constituées. Depuis longtemps, ce point a été théorisé au sein de la tradition sociologique sous des formes et des appellations diverses : « contrainte sociale » (Durkheim), « valeurs sociales intériorisées dans le processus de socialisation » (Parsons), « dispositions sociales incorporées » (Bourdieu)… C’est là une autre différence majeure avec l’approche de la science économique : cette dernière prend acte de la variation individuelle des « goûts » et des « utilités » sans guère s’interroger sur leur structuration sociale ; et elle tend plutôt à restreindre la place qu’elle accorde à ces disparités, en les faisant converger à la limite autour d’un individu-type afin de renforcer le pouvoir explicatif de ses modèles2. Quand, au contraire, le sociologue s’attache à mettre en relation les préférences exprimées par les individus avec les normes et valeurs qui orientent leurs pratiques, avec leurs appartenances sociales, avec leurs liens interpersonnels, il peut en venir à se demander si les choix résidentiels ne sont pas, d’une certaine manière, tout aussi contraints chez les plus fortunés que chez les plus démunis. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot [1989] notent ainsi que « le caractère très restreint de l’espace résidentiel des hautes classes montre bien que, si les contraintes économiques pèsent peu sur elles, les contraintes sociales sont par contre très fortes ». Et les auteurs poursuivent en rappelant ce qu’écrivait déjà André Siegfried quarante ans auparavant, au terme de son étude sur les lieux de résidence des différentes composantes de la bourgeoisie [Siegfried, 1951] : « J’ai eu l’impression que, dans le choix d’une demeure, leur liberté n’était qu’apparente et qu’en vertu de lois plus profondes que leur volonté, ils finissaient par s’établir là où ils le devaient. La sociologie ressemble, en l’espèce, à l’histoire naturelle. » «
14Choisir » le bidonville, « subir » le beau quartier : ces deux énoncés-limites illustrent bien toutes les ambiguïtés inhérentes à la question. L’idée même d’un choix – résidentiel ou autre – a un statut paradoxal au regard des sciences sociales et tout particulièrement de la sociologie : la volonté d’expliquer conduit à en déceler les conditions et les causes, qui s’exercent pour partie à l’insu des acteurs et donc de leur sentiment d’avoir décidé librement ; le souci de comprendre impose d’en reconstituer les raisons, ce qui peut notamment conduire à prendre au sérieux, mais non au pied de la lettre, ce que disent les intéressés eux-mêmes des motifs, des circonstances et des intentions qui ont orienté leurs décisions. Ces deux registres d’analyse sont inégalement présents et diversement articulés dans les travaux des sociologues, selon le cadre théorique dont ils se réclament, et aussi selon l’échelle d’observation qu’ils retiennent.
2. DES CHOIX SOCIALEMENT DISTRIBUÉS
15Parce qu’elles portent par définition sur des grands nombres, les approches quantitatives sont les mieux à même d’offrir une vue d’ensemble des lignes directrices selon lesquelles se différencient socialement les choix résidentiels au sein d’un contexte national ou local donné. À condition de préciser aussitôt que, à cette échelle, ce ne sont pas les choix en eux-mêmes qui sont observés, mais ce qui en constitue en quelque sorte l’envers : les principes d’ordonnancement qui se dégagent des cartes ou des chiffres, les facteurs structurants qu’ils suggèrent, les régularités statistiques qui se manifestent quand les positions résidentielles des ménages sont mises en relation avec leurs caractéristiques démographiques, socioéconomiques ou culturelles.
16En toute rigueur, il est impossible de se fonder sur ces données agrégées pour en inférer un modèle d’acteur plus ou moins rationnel ajustant les ressources dont il dispose aux contraintes externes qui s’imposent à lui afin de satisfaire au mieux ses préférences. Et ce d’autant plus que chaque indicateur est à cet égard ambi- ou multivalent : le revenu d’un ménage est une ressource, mais aussi une contrainte dès lors qu’il n’est pas illimité ; un niveau élevé d’instruction ou de statut social peut être tenu pour l’indice de compétences cognitives ou relationnelles dans la prospection d’un logement, mais il est tout autant générateur de préférences spécifiques voire d’exigences plus ou moins contraignantes, par exemple en matière de localisation ou de voisinage.
17La même ambiguïté se retrouve lorsqu’il s’agit d’interpréter non plus les effets imputables aux caractéristiques sociales des individus et des ménages, mais la signification des proximités et des distances spatiales entre résidants d’une même agglomération ou d’un même quartier. Divers indices (de concentration, de dissimilarité, de ségrégation…) ont été utilisés depuis longtemps par des sociologues [voir en particulier Duncan et Duncan, 1955] pour prendre la mesure de la différenciation des lieux de résidence en fonction du statut social, de l’origine, de la structure du ménage, etc. On aboutit ainsi à une définition opératoire de la ségrégation en vertu de laquelle un groupe social sera considéré comme d’autant plus ségrégé que sa répartition dans un espace résidentiel donné s’écartera davantage de celle observée pour l’ensemble de la population. Il s’ensuit qu’une catégorie fortement dotée en ressources économiques et culturelles peut très bien apparaître tout aussi « ségrégée » que des catégories défavorisées. De fait, c’est en général aux deux extrémités de la hiérarchie socioprofessionnelle que la ségrégation ainsi définie est la plus prononcée, la bipolarisation ayant même eu tendance à s’accentuer au cours des dernières décennies [Préteceille, 2006]. Cet usage technique et neutre du terme de ségrégation a sa légitimité. Mais il va manifestement à contre-courant des images qui sont d’ordinaire associées à cette même notion. La force sémantique des références à l’exclusion, à la relégation, à la « captivité résidentielle », au « ghetto », dissuade en pratique de considérer comme symétrique la concentration des plus aisés et celle des plus démunis [Grafmeyer, 1994]. La première apparaît avant tout comme une affaire de choix, fût-il socialement situé, tandis que la seconde a toutes chances d’être davantage tributaire de diverses contraintes externes, notamment économiques. Aussi peut-on comprendre que, sitôt après avoir rappelé l’importance des « contraintes sociales » qui imposent d’une certaine manière aux milieux bourgeois d’habiter ici plutôt que là, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot relativisent cette idée de contrainte en écrivant que « les choix résidentiels [des grands corps de l’État] traduisent le refus de la banlieue et l’attrait des beaux quartiers parisiens » [1989].
18Au-delà de cette étude qui se focalise sur un groupe social bien particulier, emblématique de ceux à qui l’on peut prêter la plus grande latitude de choix, nombreux sont les travaux qui « choisissent » de parler de choix résidentiels pour qualifier la distribution territoriale de l’ensemble des catégories socioprofessionnelles présentes au sein d’une ville (par exemple une commune de l’agglomération bruxelloise, dans l’ouvrage que lui consacre Xavier Leloup [1999]). Il n’y a aucune raison de considérer cette généralisation comme illégitime. En effet, assimiler la concentration spatiale des familles défavorisées à une ségrégation purement « passive » reviendrait à leur dénier a priori toute capacité d’action intentionnelle. D’autre part, le refus de la mixité sociale n’est pas forcément le seul ressort des préférences en matière de localisation : « on peut effectuer un choix résidentiel socialement distinctif tout en recherchant un certain mélange social » [Lefeuvre, 2005].
19Autrement dit, les morphologies sociospatiales rendues visibles par des cartes ou mesurées par des indices ne permettent pas de distinguer les effets d’agrégation et les effets de ségrégation stricto sensu, ce qui est voulu et ce qui est subi, ce qui relève de la recherche du semblable, de l’entre soi (ou au contraire d’une relative mixité) et ce qui résulte de la mise à distance de l’autre. Selon la perspective théorique qui les inspire, les commentaires mettront plutôt l’accent sur les déterminants structurels que les données statistiques rendent tangibles, ou plutôt à l’inverse sur le jeu combiné de tous les comportements individuels ou collectifs dont les faits de structure sont aussi le résultat.
20Ces comportements sont eux-mêmes orientés par tout un ensemble de valeurs et de normes, de goûts et de dégoûts, que l’on peut à leur tour tenter de repérer par voie de questionnaire auprès de larges échantillons. Or il n’y a aucune raison de supposer que les préférences qui en découlent – « subjectives », mais socialement constituées et différenciées selon des logiques qui leur sont propres – sont en bonne adéquation avec les possibilités objectives définies tant par la configuration de l’offre immobilière que par les ressources et contraintes des habitants. C’est bien ce que mettait déjà en évidence la toute première enquête réalisée par l’INED sur les « désirs des Français en matière d’habitation urbaine » [Girard et Stoetzel, 1947] : une préférence pour l’habitat en maison individuelle variable selon les groupes sociaux, atteignant son maximum aux deux extrémités de la hiérarchie sociale (professions libérales, patrons du commerce et de l’industrie d’un côté, ouvriers de l’autre) ; mais aussi une préférence globalement si majoritaire (exprimée au total par 72 % des enquêtés) qu’elle se trouvait en porte-à-faux manifeste tant par rapport à la structure du bâti urbain que par rapport aux références normatives les plus en vogue à l’époque chez les architectes, les urbanistes, les politiques et les sociologues.
21D’un côté, donc, l’ordre des configurations sociospatiales et, de l’autre, celui des « désirs ». Pour avancer dans l’analyse, il est nécessaire d’animer ces images fixes en s’interrogeant sur les processus qui sont à l’œuvre, c’est-à-dire sur les formes d’enchaînement causal qui aboutissent aux configurations observées et qui en commandent les évolutions.
22C’est là un des apports majeurs du champ de recherche sur les mobilités résidentielles, très largement exploré au cours des dernières décennies3. Certes, une mobilité peut fort bien être imposée (par exemple dans le cas-limite d’une expulsion), de même que la stabilité peut être, elle aussi, le résultat d’un choix. Il reste que les changements de lieu et/ou de type de résidence peuvent être ordinairement interprétés comme autant de décisions visant à un meilleur ajustement entre le souhaitable et le possible, entre les préférences socialement constituées et les contraintes objectives qui en limitent la satisfaction.
23Quand elles sont conduites à une échelle macroscopique, les études de mobilité n’ont ni les moyens ni d’ailleurs l’intention de cerner directement les processus de décision. Mais elles permettent d’identifier les lignes de force selon lesquelles les parcours résidentiels se différencient au sein d’un parc immobilier et qualifient en retour ses divers segments [Lévy, 1998]. Certaines recherches s’attachent, aussi, à saisir les interactions entre les mobilités résidentielles et les mobilités professionnelles [Courgeau, 1995] ou sociales [Blum, de la Gorce, Thélot, 1985]. Enfin, quand elles interrogent les ménages sur les raisons qui les ont amenés à changer de domicile ou sur leurs éventuels projets de déménagement (comme le font par exemple les Enquêtes Nationales Logement de l’INSEE), les enquêtes de mobilité fournissent des éléments précieux pour saisir les modalités selon lesquelles les préférences s’expriment et s’actualisent en situation, et en particulier en fonction de la position résidentielle effectivement vécue au moment de l’enquête.
3. DES CHOIX OPÉRÉS EN SITUATION
24Cette notion de situation reste toutefois passablement abstraite tant qu’elle n’est saisie qu’au travers de quelques indicateurs calibrés, appropriés au traitement de grands nombres. L’approche statistique des phénomènes de mobilité résidentielle présente certes l’avantage de se centrer sur ces moments particuliers où un changement (de lieu de vie, de type d’habitat, de statut d’occupation) suggère la mise en œuvre d’une action intentionnelle. À partir de là, des hypothèses sur les logiques des acteurs peuvent être formalisées en modèles (de choix du logement, de localisation…) destinés à rendre compte des données collectées. Mais l’entreprise de modélisation n’assure qu’un raccordement très imparfait entre un corps d’hypothèses nécessairement réductrices et la diversité des cas de figure effectivement observés [Bonvalet et Brun, 2002]. Faut-il pour autant multiplier les modèles à l’infini dans l’espoir de rendre compte de toute cette diversité ? Mieux vaut sans doute maintenir l’idée d’un « enracinement individuel des choix (…), tout en essayant, lorsque c’est possible, de l’expliquer, en faisant appel tantôt à des goûts, tantôt à des raisons, tantôt à des situations sociales » [Demeulenaere, 1996].
25Au sein de ce triptyque, la référence à la situation sociale joue un rôle central, car c’est par son intermédiaire et à son niveau que s’articulent concrètement différents registres et différentes échelles d’analyse : les déterminants sociaux (valeurs, normes, expériences passées, habitudes…) qui sont dans une large mesure au principe de la constitution des goûts ; les ressources et contraintes objectives qui dessinent à un moment donné l’espace des possibles ; et enfin les motifs ou les raisons que les individus sont susceptibles d’invoquer pour justifier leurs décisions.
26Étudier les choix en situation, cela implique de repérer aussi finement que possible tous les éléments de contexte qui structurent les conditions de la prise de décision. Cela implique, aussi, de prendre en compte les interactions avec les autres personnes concernées à un titre ou à un autre par la décision. Cela implique, enfin, de chercher à reconstituer le sens que les individus confèrent à leurs actions en se fondant en particulier sur ce qu’ils en disent lorsqu’ils sont eux-mêmes mis en situation d’entretien ou lorsqu’ils font l’objet d’observation directe.
27Les recherches de terrain qui adoptent cette perspective combinent de façon variable les méthodes d’observation et les prises de vue. On mentionnera seulement ici, à titre indicatif, quelques angles d’approche qui nous semblent particulièrement heuristiques.
28Il peut être intéressant, par exemple, de se centrer sur des cas de figure où le changement de logement ne résulte pas d’une initiative de l’habitant, mais lui est imposé de l’extérieur. Paradoxalement, ces mobilités contraintes sont un bon révélateur des choix, précisément parce qu’elles rompent l’adhésion pré-réflexive des individus à la situation qu’ils vivent, qu’elles leur imposent de choisir, et les mettent donc en position propice pour expliciter, commenter et justifier les décisions qu’il leur a fallu prendre en réponse à l’événement perturbateur. Ainsi lorsque l’immeuble ou même le quartier tout entier font l’objet d’une opération de démolition-reconstruction, de quelle manière et en fonction de quelles caractéristiques personnelles les habitants arbitrent-ils entre un relogement au plus près ou au contraire l’installation dans un nouveau lieu de vie ? En quoi ces arbitrages varient-ils selon les enjeux locaux, selon les types de peuplement, selon les époques ? Ces éléments de contexte diffèrent notablement lorsque l’on compare, par exemple, les rénovations de naguère orientées par une politique de requalification de vieux quartiers centraux [Coing, 1966] et les actions de « renouvellement urbain » qui affectent aujourd’hui en priorité de grands ensembles dégradés datant de quelques décennies [Faure, 2006]. Dans d’autres cas, le choix entre partir ou rester n’est pas induit par une intervention sur la matérialité du bâti, mais par la décision que prend le propriétaire-bailleur de mettre en vente son patrimoine immobilier [Gotman, 1994].
29L’événement déstabilisant qui fait irruption dans le cours ordinaire de la vie ne relève pas forcément du champ résidentiel. Cela peut être, tout aussi bien, une proposition de promotion professionnelle assortie d’une mutation géographique [Grafmeyer, 1992], ou encore la fermeture d’un site industriel qui impose une alternative plus brutale entre la perte d’emploi et le reclassement au sein de la même entreprise, mais dans une autre région [Vignal, 2005]. On sait que le monde du travail pèse fortement sur les parcours résidentiels des individus, qui doivent cependant composer avec d’autres contraintes, notamment familiales [Debrand et Taffin, 2006]. Aussi peut-on observer, parmi les salariés d’une même entreprise, une grande diversité de modes d’ajustement entre les enjeux professionnels des personnes, leur vie familiale, leurs attaches territoriales et leurs préférences en matière de logement.
30D’une manière plus générale, qu’elles soient suscitées par un événement externe ou qu’elles soient décidées à l’initiative des intéressés, les mobilités résidentielles sont orientées par des considérations très diverses. Elles prennent sens par référence à l’activité professionnelle, à l’inscription territoriale dans des réseaux d’interconnaissance, mais aussi parfois aux stratégies éducatives des familles [voir par exemple van Zanten, 2002 ; Oberti, 2007]. C’est dire que les choix résidentiels ne peuvent pas être réduits à des calculs avantages/coûts portant uniquement sur les caractéristiques du bien logement proprement dit. Arbitrer entre la taille d’un logement, sa localisation, la propriété ou la location, c’est déjà engager du même coup d’autres échelles et d’autres rythmes de la mobilité spatiale, puisque le choix du lieu d’habitat implique une configuration particulière des déplacements quotidiens dans la ville. Et c’est aussi, bien souvent, arbitrer entre des enjeux qui relèvent de plusieurs domaines de l’existence (la vie professionnelle, les liens de famille, les projets éducatifs…). Or, entre ces différents champs de pratiques, il n’y a guère de « commune mesure » susceptible d’alimenter un calcul d’optimisation stricto sensu. On comprend dès lors que les registres que les enquêtés mobilisent pour justifier leurs choix apparaissent eux-mêmes hétérogènes : au fil des entretiens sont invoqués tour à tour l’intérêt bien compris, la force des liens, la référence à des valeurs, etc. Et c’est peut-être bien, en définitive, cette hétérogénéité des enjeux, des principes de justification, voire des dispositions sociales activées en situation4, qui confère paradoxalement sa consistance à l’idée de choix résidentiel : le plus souvent, les arbitrages que les individus sont amenés à faire ne se confondent ni avec l’application mécanique d’un calcul d’utilité sous contrainte, ni avec la mise en œuvre tout aussi mécanique de schèmes incorporés au fil du processus de socialisation.
4. DES CHOIX PRIS DANS DES PROCESSUS ET INSCRITS DANS UNE HISTOIRE PERSONNELLE ET FAMILIALE
31Pour aller au plus près de la compréhension des choix, il importe de se donner les moyens de saisir l’ajustement du souhaitable au possible non pas comme le fruit d’une décision ponctuelle, mais comme un processus complexe, plus ou moins étalé dans le temps, au fil duquel des solutions alternatives sont explorées, des intentions s’explicitent, des hésitations et des tensions se font jour. C’est vrai même lorsque la recherche se focalise sur certains moments cruciaux, tels ceux où prend corps un projet de déménagement : comment se négocie la décision au sein du groupe domestique, quelles sont les possibilités effectivement explorées, quel réseau de proches est mobilisé, etc. ? [Dejeux et al., 1998]
32Les discours recueillis par entretien – ou, plus rarement, à la faveur d’observations de type ethnographique – fournissent un accès privilégié à la reconstitution des logiques d’action que les individus mettent en œuvre pour rendre leur situation objective compatible avec leurs projets. Ces logiques ne se livrent cependant pas de façon immédiate et transparente dans les propos tenus par les enquêtés, qui peuvent mettre en avant des arguments contradictoires et, surtout, se livrer à des rationalisations a posteriori. Divers dispositifs méthodologiques permettent cependant d’éviter, au moins en partie, ces écueils : en croisant l’exploration des raisons invoquées avec les informations factuelles portant sur les situations objectives et sur les pratiques ; en confrontant les discours de plusieurs personnes (notamment au sein d’un même ménage) impliquées dans la décision ; ou encore, en procédant par enquêtes à passations répétées qui présentent l’avantage « d’observer un phénomène en train de se produire, et ainsi d’appréhender, à partir d’une situation initiale, à la fois les mobilités et les non-mobilités résidentielles » [Vignal, 2005].
33L’approche en termes de processus modifie le regard sur les choix résidentiels. Elle invite à les resituer dans des dynamiques plus larges pouvant inclure jusqu’à l’ensemble du cours de vie. Les travaux qui ont mobilisé la notion de trajectoire résidentielle – voire de stratégie résidentielle – en sont une bonne illustration [Bonvalet et Fribourg, 1990 ; Grafmeyer et Dansereau, 1998]. S’affranchissant du cadre étroit d’une simple modélisation des choix instantanés, ils montrent comment les enjeux qui importent aux individus sont définis par référence à différentes échelles de temps, et comment les décisions prises à un moment donné s’inscrivent dans l’enchaînement de séquences biographiques, dans la durée longue de trajets et de projets.
34Comment ces décisions s’élaborent-elles ? Que doivent-elles aux ressources transmises par les ascendants, aux dispositions héritées de l’enfance, aux expériences résidentielles successives, aux liens familiaux ou amicaux qui se tissent, se distendent et se recomposent tout au long de l’existence ? Nombreuses sont les recherches qui relèvent de cette problématique, même si elles diffèrent par leurs hypothèses directrices, par le mode de sélection des enquêtés, ou encore par la manière dont elles assurent le croisement entre le nombre et le cas, entre les régularités statistiques et les logiques d’acteurs individualisés.
35Quand l’enquête circonscrit un terrain particulier (les habitants d’un même quartier, les salariés d’une même entreprise…), elle permet de maîtriser les données du contexte commun qui forme la toile de fond de la diversité des trajectoires et des choix. Étudiant un vieux quartier central en cours de réhabilitation, Jean-Yves Authier [1997] montre ainsi que les rythmes de rotation des nouveaux habitants – autrement dit leurs choix entre se sédentariser ou quitter le quartier – dépendent en partie de leurs expériences résidentielles antérieures, des conditions d’entrée dans le logement (recours à des contacts familiaux ou amicaux vs à des agences ou à des petites annonces), et aussi de la localisation des réseaux personnels qui ont été mobilisés lors de l’entrée dans la localité.
36Les études de type monographique fournissent la substance d’une montée en généralité qui peut être assurée par la comparaison méthodique entre plusieurs contextes. À l’inverse, de grandes enquêtes à représentativité nationale peuvent donner lieu à de multiples prolongements par entretiens à caractère biographique auprès de petites sous-populations ciblées. Par exemple, pour étudier la manière dont l’inscription territoriale des réseaux familiaux et la dynamique des liens entre proches interfèrent avec les contraintes professionnelles et les autres facteurs de mobilité dans l’organisation des parcours résidentiels [Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999]. Ou encore, pour reconstituer les stratégies tout à fait explicites de ménages de la région parisienne ayant occupé, à un moment de leur parcours, un logement soumis à la réglementation des loyers instaurée par la loi de 1948 [Loiseau et Bonvalet, 2005]. Ces réinterrogations qualitatives auprès de certains des enquêtés étoffent progressivement les informations factuelles contenues dans la base de données initiale. Et surtout, elles permettent de les confronter aux points de vue subjectifs qui s’expriment dans les entretiens.
37Le souci de relier l’action à son sens n’est pas incompatible avec celui de relier les comportements à leurs déterminants. Ces deux perspectives sont complémentaires. Elles s’enrichissent mutuellement, et le croisement des démarches, des méthodes et des échelles d’observation n’aboutit pas fatalement à diluer l’idée même de choix en l’enserrant dans un réseau toujours plus large de causes et de facteurs. Il reste que c’est bien le détour par une approche à la fois contextualisée, individualisée et compréhensive qui est la voie privilégiée pour constituer le choix résidentiel en objet d’étude empirique.
Notes de bas de page
1 Citons encore Alain Girard : « [Les individus] ont, semble-t-il, le sentiment de la liberté et ils pensent que la décision leur appartient. Et cela est absolument vrai, puisqu’ils le pensent. Comme son hérédité et son caractère, les déterminations extérieures qui définissent un individu, et lui dictent ses conduites, font partie de lui-même et du sentiment qu’il a de lui-même » [1959, réédition 1981].
2 Voir dans ce même volume la contribution de Didier Cornuel.
3 Pour le cas de la France, voir notamment l’état des lieux établi par C. Bonvalet et J. Brun [2002].
4 Sur ce point, voir notamment la thèse de Laurent Cailly [2004] qui, fortement inspirée de la posture d’« héritage critique » qu’adopte Bernard Lahire vis-à-vis de la théorie sociologique de Pierre Bourdieu, s’intéresse précisément aux situations où des individus ayant intériorisé des schèmes dissonants se trouvent « soumis à des modèles d’action spatiale contradictoires qui, tout en les déchirant, éveillent leur conscience et les obligent à “choisir” ».
Auteur
Professeur émérite de sociologie à l’Université Lumière Lyon 2, Groupe de recherche sur la socialisation (GRS-CNRS, UMR 5040).
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