Comment les jeunes chercheurs construisent et renouvellent la sociologie urbaine aujourd’hui
p. 221-235
Texte intégral
1Les douze contributions de jeunes chercheurs réunies dans cet ouvrage offrent un large aperçu de la sociologie urbaine (francophone) en train de se faire. À la lecture de cet ensemble se dégagent des manières de faire de la sociologie urbaine, qui, même si tous les auteurs ne poursuivent pas explicitement cet objectif et ne s’inscrivent pas toujours centralement dans ce champ disciplinaire, contribuent incontestablement, sur plusieurs aspects, à un renouvellement de cette sociologie spécialisée.
LA SOCIOLOGIE URBAINE EN PRATIQUES AUJOURD’HUI
2Ces manières de faire sont variées et souvent multiples. Une première voie consiste à repenser des objets d’étude classiques de la discipline : la ségrégation, les manières d’habiter, les mobilités, la production de la ville, etc., en empruntant de nouveaux chemins. Pour certains auteurs, cela conduit à examiner des cas de figure relativement originaux, par exemple les vacances « au bled » (Jennifer Bidet), pour enrichir l’analyse des manières d’habiter, ou les espaces-temps des salariés mobiles du tourisme (Aurélien Gentil), pour renouveler à la fois les travaux sur les manières d’habiter et sur les mobilités. Dans d’autres cas, cela passe par un déplacement du regard porté sur l’objet. La contribution de Clément Rivière en est une belle illustration. Centrée sur un thème classique de la sociologie urbaine, la ségrégation, elle vise à en renouveler l’approche en plaçant la focale sur l’encadrement parental des pratiques urbaines enfantines, c’est-à-dire en déplaçant la question de la ségrégation des espaces résidentiels (ou « fonctionnels ») aux espaces publics, avec un intérêt également assez nouveau pour les enfants. Dans un autre cas encore, l’objet, les mobilités quotidiennes, est repensé par la combinaison de différentes théories sociologiques (celles de l’action : l’action rationnelle en finalité, l’incorporation de dispositions à agir et l’agir créatif), qui permet de dégager trois outils de description et d’explication des pratiques de mobilité : l’accessibilité, les dispositions et l’épreuve (Nicolas Oppenchaim).
3Une autre manière de faire traite sous le prisme de la sociologie urbaine des questions générales de la sociologie : la stratification sociale et les groupes sociaux, la socialisation, les identités, l’action publique, etc. Elle se caractérise par une volonté forte d’articuler le social et le spatial, de mettre au jour les dimensions spatiales et matérielles des phénomènes et des groupes sociaux, d’observer conjointement les transformations (ou trajectoires) des lieux et les transformations (ou trajectoires) des populations. Présente dans plusieurs textes (Jennifer Bidet, Anaïs Collet, Aurélien Gentil, Colin Giraud, Nicolas Oppenchaim...), cette démarche est particulièrement visible dans le texte de Violaine Girard sur la recomposition des classes populaires résidant le périurbain. Dans une perspective proche des travaux pionniers de Maurice Halbwachs (1938) sur les dimensions spatio-temporelles des groupes sociaux ou de l’enquête réalisée récemment par Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot (2008) sur « les petits-moyens », l’enjeu de cette contribution est en effet tout à la fois de « sociologiser » l’approche des espaces périurbains et de saisir les transformations des classes populaires sous l’angle de leurs inscriptions spatiales, pour « contribuer plus généralement aux questionnements récents sur les mouvements de différenciations internes aux classes populaires » (p. 101).
4De façon liée, dans leurs manières de faire de la sociologie urbaine, la plupart des auteurs pratiquent le jeu des croisements, des hybridations ou des décloisonnements. Nombre d’entre eux se situent au carrefour de la sociologie urbaine et d’un autre champ, voire de plusieurs autres champs de la sociologie : la sociologie de l’immigration (Jennifer Bidet), des homosexualités (Colin Giraud), de la stratification sociale (Aurélien Gentil, Violaine Girard), de l’action publique (Marie Muselle, Burcu Özdirlik), etc. Dans ces textes, mais aussi dans d’autres, cela se traduit par la mobilisation de concepts et de savoirs issus d’autres champs de la sociologie : la sociologie économique (Anaïs Collet), la sociologie des relations industrielles, celle des organisations (Burcu Özdirlik), de la famille (Clément Rivière) ou encore celle du genre (Jennifer Bidet, Colin Giraud), qui tend de façon plus générale à occuper aujourd’hui une place de plus en plus importante au sein de la sociologie francophone. Au-delà des frontières de la sociologie, cette tendance aux croisements, décloisonnements et hybridations s’exprime également par le dialogue (échange, circulation) avec d’autres disciplines : avec celles qui sont traditionnellement associées à la sociologie urbaine, comme l’histoire ou la géographie, mais aussi, de façon plus novatrice, avec d’autres disciplines comme les sciences de la communication, la sémiotique, l’ethnologie « critique » ou l’anthropologie visuelle (Anne Jarrigeon).
5Une autre manière de faire consiste à investir de nouveaux « terrains » qui sont liés aux dynamiques urbaines et sociales contemporaines et souvent sont l’objet d’importants enjeux et débats. Tel est le cas des invasoes à Rio de Janeiro (Maira Machado-Martins), un type d’habitat populaire informel né au Brésil il y a environ dix ans, ou des torres à Buenos Aires (Eleonora Elguezabal), un nouveau produit résidentiel de la promotion privée, dont l’étude permet de questionner la thèse de la fragmentation et de la dualisation urbaine. Tel est aussi le cas des contributions consacrées au périurbain (Marie Muselle, Violaine Girard) ou à la gentrification (Anaïs Collet, Colin Giraud). Dans ces travaux, investir de nouveaux « terrains » signifie aussi observer des contextes et des populations qui jusqu’ici avaient été peu analysés, voire pas du tout : le périurbain de la promotion ouvrière plutôt que celui des classes moyennes ou celui des classes populaires « reléguées » (Violaine Girard) ; les convertisseurs de logements dans les quartiers gentrifiés (Anaïs Collet) ou les populations gay (Colin Giraud), avec également, dans ce dernier exemple, le souci de se saisir d’un questionnement « longtemps resté nord-américain et largement anglophone » (p. 142), relatif au rôle et à la place des gays dans les processus de gentrification : c’est-à-dire le souci d’installer la sociologie urbaine francophone dans des domaines jusque-là investis par la seule sociologie urbaine anglo-saxonne.
6Enfin, faire de la sociologie urbaine aujourd’hui (et contribuer à son renouvellement) passe aussi par des dispositifs méthodologiques, des outils et des matériaux divers. Dans ce registre, trois éléments peuvent être soulignés. Le premier, c’est le recours fréquent à la monographie ou à l’approche localisée. Ce parti pris est consonant avec le souci partagé par de nombreux auteurs d’articuler le social et le spatial, d’être attentif aux dimensions contextuelles (spatiales, matérielles) des phénomènes sociaux, de saisir ensemble les transformations des lieux et les trajectoires des populations, ou encore, d’inscrire les trajectoires et les manières d’être, de penser et d’agir des individus dans des contextes concrets. Ce choix de l’approche localisée s’accompagne d’une réflexion théorique sur le statut du terrain dans l’analyse sociologique mise en œuvre. Le terrain peut être considéré comme un emblème du processus étudié (Anaïs Collet) ou comme un lieu intéressant pour explorer une hypothèse (Burcu Özdirlik). Dans ce cas, il donne lieu à une réflexion sur le degré de généralité des processus décrits, sur la transférabilité des conclusions. L’approche monographique localisée peut aussi être défendue parce qu’elle est la méthode appropriée pour l’étude d’un processus complexe considéré comme caractéristique d’un type d’espace (en l’occurrence le « périurbain lointain ») et celle de la catégorie sociale qu’il « incarne » (les « classes populaires en recomposition »). Le recours à cette méthode s’accompagne volontiers de traitements de données quantitatives nationales pour mieux situer les contextes locaux et les populations. Cette importance accordée aux contextes va souvent de pair avec une attention forte portée sur les parcours, les mobilités et les trajectoires des individus.
7Le deuxième de ces éléments méthodologiques, c’est l’usage récurrent de la comparaison. Plusieurs auteurs construisent leur recherche sur la base d’un travail comparatif entre des terrains situés dans différents contextes urbains, voire dans différents contextes nationaux : Paris et Milan, Paris et Montréal, les périphéries lilloise, messine, liégeoise et namuroise... Aucun ne se contente d’une plate mise en regard de lieux apparemment similaires mais situés dans différents pays (à quoi se réduit souvent la « comparaison internationale »). Tous « construisent » leurs terrains afin de les rendre comparables en fonction des problématiques qui sont les leurs. Ce qui les amène à questionner les termes qui servent à décrire ces terrains et donc à réinterroger leurs propres critères de sélection : espaces socialement « mixtes », quartiers « gentrifiés », quartiers « gay », espaces « périurbains »... Dans d’autres contributions, la démarche comparative est utilisée différemment : les auteurs suivent et observent les mêmes populations (descendants de l’immigration algérienne, salariés mobiles du tourisme) dans plusieurs contextes (lieux de résidence, lieux des vacances, lieux de travail, etc.).
8Enfin, certains contributeurs font appel à des outils d’investigation assez peu utilisés jusqu’ici dans les recherches urbaines, à l’exemple de la photographie et du film (Anne Jarrigeon), ou mobilisent des matériaux « nouveaux », comme le fichier des abonnés d’une revue homosexuelle spécialisée pour identifier la localisation (résidentielle) des populations gay à Paris (Colin Giraud).
9Ces différentes manières de faire contribuent au renouvellement de la sociologie urbaine (francophone) sur plusieurs aspects : l’analyse des producteurs et de la production de la ville, la sociologie de l’habiter (au sens large du terme) et le traitement sociologique de la question de l’espace.
PRODUCTEURS ET PRODUCTION DE LA VILLE
10Certains auteurs s’emparent à nouveaux frais d’une question placée autrefois au cœur de la sous-discipline par la sociologie urbaine marxiste : comment la ville est-elle produite ? Comme leurs prédécesseurs, ils mettent en doute l’autonomie et la centralité de la sphère de décision publique. Mais, sans ignorer les dimensions économiques des phénomènes urbains, ils n’en défendent pas la primauté. Ils ne s’inscrivent pas non plus dans la ligne des théories de la gouvernance urbaine qui plaident la perte de centralité du politique dans la conduite des affaires urbaines. Cette question n’est pas vraiment la leur, même si leurs travaux apportent des éléments susceptibles d’alimenter ce débat. Aujourd’hui, cette « production » (on parle plus couramment de « fabrication » ou de « fabrique » des villes comme pour contourner l’idée) est le plus souvent abordée très indirectement, à travers le prisme de l’action publique locale, dont le projet urbain est une forme. Elle n’apparaît plus planifiée par la puissance publique, mais plutôt codécidée, influencée ou court-circuitée par la société civile ou par le « marché ». Mais en général, ces analyses ne cherchent pas à l’envisager comme une dynamique liée à un ensemble d’activités et de moyens.
11C’est cette complexité qu’il convient de saisir. Plusieurs auteurs veulent se réapproprier ce programme et prennent à bras-le-corps les dimensions économiques de cette production : la formation des prix, le fonctionnement des marchés immobiliers, la construction mais aussi la gestion des espaces. Au passage, les travaux de Marie Muselle et d’Eleonora Elguezabal attestent que la gestion mérite d’être redéfinie comme l’une des modalités de la production de l’espace. Quel que soit leur objet, ces textes ont en commun de s’intéresser en premier lieu à la question des acteurs et à leur hétérogénéité croissante. Comment promoteurs, entrepreneurs du bâtiment, investisseurs immobiliers, managers de projets, gestionnaires de copropriétés, propriétaires « convertisseurs », entre autres, interviennent-ils dans la production urbaine ? Comment saisir et catégoriser ces acteurs plus ou moins repérés par la sociologie ? Quelles mutations les traversent ? Quelles sont leurs logiques d’action, leurs contraintes ? Comment les mondes professionnels dont ils dépendent sont-ils structurés ? Sur ces différents points, plusieurs articles apportent des résultats substantiels et contribuent à démontrer qu’on ne peut comprendre ce que sont les villes sans s’interroger sur les acteurs de leur production, ce qui nécessite éventuellement un détour par la sociologie des professions. Comme l’observe Dominique Lorrain à propos des « firmes d’infrastructures », les entreprises qui construisent et gèrent les espaces urbains (leurs bâtiments, leurs services et leurs réseaux) se renouvellent en même temps que les villes qu’ils produisent, des villes plus denses, plus complexes, plus techniques (Lorrain, 2002) : la connaissance des villes demeure indispensable à celle des mutations du capitalisme. N’est-ce pas là une des plus anciennes vocations de la sociologie urbaine ?
12En se référant à la notion classique d’action collective, plusieurs textes font l’économie de vaines discussions autour de la notion de gouvernance. Parmi les auteurs qui s’intéressent à l’action publique, aucun ne discute ni ne contourne cette notion. Ils se situent ailleurs et proposent un point de vue fondé sur l’analyse empirique des acteurs, de leurs interactions, des règles auxquelles ils se réfèrent et à la construction desquelles ils participent.
13Ce faisant, ils mettent à nouveau en évidence l’intérêt d’analyser des « processus de réalisation » pour montrer que la production n’est pas organisée rationnellement. De ce point de vue, leur raisonnement est par exemple analogue à celui d’Edmond Préteceille sur les grands ensembles (1973) : la production ne dépend pas d’un acteur public tout-puissant, mais ne résulte pas non plus de la seule logique de production. Si ces travaux reprennent certains aspects du programme de la sociologie urbaine marxiste, leurs références sont ailleurs. Leur force consiste à renouveler et à actualiser l’approche de ces questionnements anciens à partir de cadres théoriques importés d’autres champs : sociologie économique, sociologie des organisations et du travail principalement. Ils s’attachent à montrer inductivement comment les différentes forces de production interfèrent, s’opposent ou s’entrecroisent. Qu’ils se focalisent sur des actions publiques ou privées, ce qu’ils cherchent à mettre au jour empiriquement, c’est cette complexité. Nous sommes très loin des catégorisations englobantes (fragmentation, patrimonialisation, renouvellement urbain) utilisées pour décrire les transformations d’un très grand nombre de villes aujourd’hui, et qui lissent les particularités (la contingence ?) des processus locaux. À cet égard, l’intérêt des textes sur Istanbul, Montreuil, Buenos Aires, etc., va bien au-delà des connaissances qu’ils apportent sur leur terrain. Ils ont une ambition théorique et méthodologique. Burcu Özdirlik par exemple met au jour les différentes régulations sociales : politiques (celles qui concernent les relations entre les niveaux de gouvernement, les élus et les techniciens des administrations locales), industrielles (liées à la financiarisation et l’internationalisation des industries du bâtiment notamment), professionnelles (assurées notamment par des organisations professionnelles qui structurent la « société civile ») à l’œuvre dans la fabrication d’un nouveau quartier d’affaires à Istanbul. Certains attestent aussi l’intérêt heuristique du recours à la théorie de la régulation sociale, notamment parce qu’elle permet de repenser la place de l’autorité politique dans le processus de production urbaine : en l’occurrence, celle-ci apparaît fragmentée, confrontée à l’importance déterminante de régulations propres aux différents secteurs qui interviennent dans la production urbaine, de plus en plus internationalisée... Cette approche présente aussi l’avantage de désimbriquer recherche urbaine et débat public, tout en apportant un éclairage dont celui-ci peut se saisir, dévoilant l’hétérogénéité des stratégies à l’œuvre au sein des trois sphères : pouvoirs publics, secteur privé, société civile.
14Certaines transformations peuvent être envisagées comme de véritables productions. C’est ce qu’indique Anaïs Collet en regardant du côté de la sociologie économique : la production d’un espace gentrifié se fait par le biais des modalités concrètes d’appropriation et de conversion de bâtiments, la création de « “mètres carrés” habitables » (p. 120). En analysant la contribution des « convertisseurs » à la production de valeur, elle s’attache à dépasser la description strictement économique de la formation des prix. Elle montre en particulier que cette production de valeur repose aussi sur des dispositions et des ressources non financières. Elle définit ces gentrifieurs comme des « micro-entrepreneurs sans but lucratif » (p. 127) : ils innovent et effectuent un travail, au sens fort du terme, en utilisant ces ressources pour transformer matériellement et symboliquement les biens qu’ils acquièrent. C’est un renversement de point de vue : la littérature sur la gentrification, tributaire d’une lecture économique assez étroite ou descriptive, considère généralement les « habitants » comme des consommateurs de biens immobiliers et les propriétaires comme les bénéficiaires de gisements de valeur (profitant d’un « rent gap » ou « value gap »). Bref, ce travail reprend à son compte l’idée d’une analyse sociologique des prix fonciers et immobiliers impliquant notamment une critique de la notion de « rente de situation » (Topalov, 1974).
15Ces approches militent pour une sociologie qui s’intéresse à la transformation des espaces (à leur urbanisation, par exemple) dans une analyse des régulations contingentes dont cette transformation procède : elles contiennent en creux une charge critique contre celles qui se contentent de définir les espaces « urbains » (ou autres) via des catégories globalisantes et figées comme le « périurbain » ou les « quartiers fermés ». Dans ces processus de production des villes ou des espaces qui les constituent, interviennent des activités de classement et de catégorisation. Maira Machado-Martins décrit ainsi l’apparition d’un nouveau type d’habitat populaire, la « copropriété de fait », qui se réfère aux condominiums de luxe et se distingue d’un type plus ancien, la favela. Marie Muselle met en évidence les enjeux attachés à la ruralité (ou à la semi-ruralité) par les gestionnaires d’espaces périurbains. Eleonora Elguezabal montre ce que révèlent les distinctions fines entre catégories de copropriétés fermées. Aucune de ces catégorisations n’est « spontanée ». Toutes résultent d’activités sociales dans lesquelles interviennent des acteurs identifiables : élus, habitants, mais aussi professionnels de la construction ou de la gestion immobilière. Bref, ces travaux révèlent aussi que la production est indissociablement matérielle et symbolique et qu’elle est envisagée ainsi par ceux qui en sont les acteurs.
UNE SOCIOLOGIE DE L’HABITER
16L’interrogation sur les manières d’habiter a connu des bonheurs divers en sociologie urbaine, mais elle appartient sans aucun doute à sa tradition. Rappelons les travaux de l’École de Chicago et ceux de Herbert Gans (1962), William H. Whyte (1956), Michael Young et Peter Willmot (1957), Richard Hoggart (1957) et, en France, entre autres, les travaux réalisés par l’équipe d’Henri Lefebvre, à la fin des années 1960, sur les pavillonnaires (Henri Raymond et al., 1966 ; Haumont, 1966 ; Marie-Geneviève Raymond, 1966). Chacun d’entre eux aborde à sa manière la question de l’habiter.
17Classiquement, il s’agit d’analyser un quartier, généralement ouvrier (c’est le cas dans tous les ouvrages que nous venons de citer, à l’exception de celui de Whyte), à travers les modes de vie et les systèmes de relations qui s’y déploient. Dans les années 1980, d’autres chercheurs, notamment Sabine Chalvon-Demersay, Monique Vervaeke, Catherine Bidou-Zachariasen puis Jean-Yves Authier, se concentrent sur des quartiers en transformation, en particulier ceux où les catégories moyennes diplômées s’installent au milieu puis à la place des catégories populaires. Au même moment, des géographes anglo-saxons s’approprient le terme de gentrification. Chez les uns et chez les autres, l’usage du logement occupe rarement le centre de l’analyse, sauf dans Les Pavillonnaires et ultérieurement dans les travaux de Monique Eleb et de ses élèves, qui pour une part se rattachent à la sociologie. En outre, la place accordée à l’étude fine des modes de vie varie beaucoup selon les travaux. L’analyse de la relation entre stratification sociale et localisation l’emporte souvent sur celle du type d’habitat, de la manière dont on se l’approprie et du mode de vie.
18Certains des auteurs de ce livre reviennent vers cette tradition dans ce qu’elle a de plus classique, c’est-à-dire la recherche sur les lieux où vit la classe ouvrière et sur la manière dont elle organise sa vie. Mais, en plus d’identifier ses nouveaux espaces de résidence (Violaine Girard), ils savent prendre en compte l’appropriation du logement et de l’espace environnant, aussi bien que le statut d’occupation – en particulier tout ce qui concerne l’accession à la propriété, un peu absente de la littérature au cours des dernières décennies. D’autres s’en tiennent aux terrains habituels et plus récents de l’analyse de la gentrification, ainsi qu’aux raisonnements communément associés à cette thématique, mais ils y intègrent l’étude des pratiques dans le logement et la dimension strictement spatiale. Certaines contributions n’abordent qu’allusivement cette dimension, d’autres y consacrent beaucoup de place, mais personne ne semble penser qu’elle se situe hors champ. Les réponses auraient certainement été beaucoup plus contrastées quand triomphait le marxisme althussérien.
19Qu’ils se situent ou non dans le courant de recherche sur la gentrification, plusieurs auteurs se focalisent sur des groupes très précis, pour la plupart définis par d’autres critères que ceux de la littérature sur la stratification sociale. Il s’agit de communautés qui s’affichent comme telles (dans la gaytrification, chez Colin Giraud) de groupes définis par une situation spécifique (les travailleurs saisonniers du tourisme, chez Aurélien Gentil, les descendants de l’immigration qui retournent en vacances dans une petite ville d’Algérie, chez Jennifer Bidet), ou de groupes (réels ou virtuels) qui apparaissent en cours d’enquête (Anaïs Collet). On voit là une sociologie influencée à la fois par le constructivisme et les approches inductives, même si elle reste solidement ancrée dans de grands choix théoriques : une sociologie qui réinterprète sa tradition.
20Une autre manière de s’inscrire dans cette tradition consiste à interroger les processus d’enracinement. La sociologie urbaine a été profondément marquée à son origine (avec Simmel, Thomas et Znaniecki) par l’immigration et par la manière dont l’étranger qui vient d’une culture différente peut s’enraciner dans une ville. Cette préoccupation court tout au long de l’histoire de la sous-discipline. La nouveauté tient à ce qu’ici sont considérées d’autres formes de mobilité que celles qui sont traditionnellement retenues (« celui qui arrive aujourd’hui et qui reste demain »). Le processus social de l’enracinement concerne les voyageurs et les touristes, il joue avec la multi-résidence (ce que montrent aussi les travaux sur les phénomènes diasporiques) et s’appuie fortement sur l’inscription dans l’espace public. Il implique des manières d’habiter, c’est-à-dire à la fois d’user de son logement et de se comporter dans l’espace collectif de la ville où l’on se trouve (ou de la ville de référence, celle où l’on reviendra), qui sont fort différentes selon les groupes et les individus et sont sujettes au changement dans le temps. Émergent alors deux notions qui sont longtemps restées marginales dans la sociologie urbaine mais qui occupent une place croissante : l’espace public et la mobilité.
21La notion d’espace public a donné lieu à divers débats, à mesure que s’en saisissaient l’architecture, la géographie et plus que tout l’urbanisme. Les références à Hannah Arendt ou à Jürgen Habermas n’ont pas toujours clarifié le débat. Pour les sociologues, du moins ceux qui s’expriment ici, la définition de l’espace public n’entraîne aucune difficulté. Cet espace est d’abord celui de l’interaction, de l’anonymat, de la rencontre, des épreuves aléatoires, autrement dit un espace dans lequel les interactions ne correspondent pas à un programme préétabli ni à un ensemble de règles du jeu claires et partagées par tous. Ces interactions comportent donc une forte part d’incertitude et doivent être construites. Cela n’empêche pas qu’un ensemble de règles implicites, notamment d’inclusion et d’exclusion, commandent cette construction, mais elles résultent davantage des rapports sociaux généraux que des qualifications de l’espace public lui-même. Cela se traduit en particulier dans la dimension genrée des relations, ce qui peut se réduire, au moins partiellement, à un point central de la réflexion des auteurs sur ce sujet : le caractère différencié de notre accès à l’espace public.
22Certains insistent sur la dimension corporelle de la présence dans l’espace public (Anne Jarrigeon), d’autres associent plus directement espace public et logement. Ces derniers interrogent le processus d’enfermement défensif dans l’espace collectif de l’habitation, notamment dans les classes populaires, face à un espace public qui paraît de moins en moins maîtrisable. On retrouve là un autre thème très classique des études urbaines contemporaines (principalement géographiques, minoritairement sociologiques), les gated communities ; mais ici, elles ne sont pas envisagées sous l’angle du supposé « entre-soi » des classes supérieures – dont beaucoup de travaux, en particulier sur l’Amérique latine, montrent qu’il n’est pas toujours évident. À l’inverse, Maira Machado-Martins y voit plutôt un procédé défensif contre l’incertitude et l’insécurité de l’espace public.
23Lorsqu’il s’agit de l’espace public, les auteurs le conçoivent toujours, spontanément ou non, comme un espace auquel on accède et où l’on passe, autrement dit comme un lieu de mobilité (Clément Rivière, Anne Jarrigeon). C’est là un élément essentiel de l’ouvrage : si certaines contributions ne s’occupent pas directement de mobilité, il apparaît clairement que la sociologie urbaine l’a désormais intégrée à sa réflexion et ne peut plus accepter des analyses où les urbains seraient immobiles, de simples habitants, une « population nocturne », selon le mot de Louis Wirth : une population que l’on saisit à l’endroit où elle dort et à laquelle on réduit à tort la population des villes (1938, 1984, p. 260). La mobilité n’est pas une contrainte extérieure que la sociologie urbaine devrait prendre en compte en laissant à d’autres le soin de la définir et de la mesurer : elle doit chercher à en élaborer sa propre définition. Il s’agit là d’un processus en cours, encore loin d’aboutir. On sait que la mesure des déplacements matériels (origine, destination) reste au centre de nombreux travaux sur le sujet, ce qui convient bien aux économistes, qui peuvent raisonner sur des flux, aux géographes, qui peuvent géolocaliser, et aux ingénieurs en transports, qui peuvent modéliser des infrastructures et des services. Le sociologue s’efforce de trouver d’autres points de départ1. Les voies sont diverses : on peut s’interroger non plus sur l’origine et la destination mais sur l’expérience que représente le fait d’être en train de se déplacer : c’est ce qu’ont fait notamment divers chercheurs anglais autour de John Urry. On peut aussi définir la mobilité par les activités, les biens, les informations, les personnes auxquelles elle permet d’accéder, et la lire comme un ensemble matériel, financier, etc., de conditions « d’accès à ». D’autres y verront un phénomène plus anthropologique, dans lequel le déplacement constitue un mode de structuration du rapport au monde. Plus traditionnellement, la mobilité peut encore être lue à l’aune de la stratification sociale : comment se déplace-t-on, pourquoi, en associant le déplacement à quelles significations, selon la classe ou le groupe social auquel on appartient ? Ce que Vincent Kaufmann théorise sous le terme de motilité (2001, 2007), c’est-à-dire le « capital » de déplacement possible d’un individu, constitue un outil pour développer les analyses de cette relation.
24Sans doute faudra-t-il, pour aller plus loin, s’affranchir un peu plus de la référence aux cadres classique de description de la stratification sociale. Une piste particulièrement intéressante est offerte par Nicolas Oppenchaim, lorsqu’il définit la mobilité comme une « épreuve ». On pourrait le dire autrement, mais on retrouve ici la piste de la mobilité comme rapport au monde. Quoi qu’il en soit, l’élaboration de sa propre définition de la mobilité devient un enjeu fort pour la sociologie urbaine : compte tenu de l’importance quantitative et de la très forte organisation du milieu des chercheurs spécialisés sur les transports et la mobilité, elle devra batailler pour faire entendre sa voix.
LE RETOUR DE L’ESPACE
25Les contributions rassemblées dans ce livre marquent un retour de l’espace dans la sociologie urbaine. Certes, les auteurs ne prennent pas de front la question de la théorie de l’espace comme le font Martina Löw en Allemagne et, dans une certaine mesure, les relecteurs américains d’Henri Lefebvre, mais leurs approches, même si elles ne vont pas toutes dans la même direction, constituent un ensemble très ouvert et relativement cohérent de prises de position sur la théorie de l’espace. C’est une bonne nouvelle pour la sociologie urbaine, notamment pour ses relations avec d’autres disciplines de l’espace qui considèrent un peu trop vite qu’elle n’a rien à dire sur ce sujet.
Une approche nouvelle de la ségrégation
26La notion de ségrégation se retrouve ainsi dans la plupart des textes. Comment pourrait-il en être autrement ? Les politiques, les techniciens, la société civile interpellent la recherche urbaine depuis des décennies sur cette question, dont toutes les disciplines de la ville se sont saisies d’une manière ou d’une autre. Certains courants de la géographie sociale font aujourd’hui grand bruit de la thématique de la justice spatiale. Comment la sociologie pourrait-elle échapper à ce mouvement, dans lequel s’inscrit une partie des travaux qu’elle a produits ?
27Or les auteurs l’abordent avec une certaine prudence et la volonté discrète de prendre distance avec les définitions les plus traditionnelles et les plus contaminées par les débats idéologiques. Le concept de milieu, sous la plume de certains d’entre eux, permet de déplacer le propos et de le focaliser moins sur les déterminants sociaux de la ségrégation que sur la manière dont fonctionne le territoire ségrégué, sur les modes de vie et les formes de sociabilité qui s’y déploient. D’autres choisissent des objets qui se prêtent beaucoup moins bien que les questions résidentielles à l’approche classique de la ségrégation, par exemple l’espace public, qui permet de reposer la question en termes d’accès. Certains s’efforcent de préciser la définition de la ségrégation, par exemple en différenciant celle qui concerne les pratiques urbaines et celles qui concernent la résidence ou l’activité. Plusieurs d’entre eux insistent sur la nécessité d’un changement d’échelle, moins pour affiner la connaissance des phénomènes ségrégatifs que pour en proposer une approche compréhensive de portée générale (Eleonora Elguezabal). Tous raisonnent comme si la catégorie n’était utilisable qu’à condition d’être redéfinie. Ils convergent également sur un point : la ségrégation, ou toute forme de division sociale de l’espace, doit être pensée comme une action (Clément Rivière, Anaïs Collet, Eleonora Elguezabal, Colin Giraud). Elle procède d’un travail, d’une stratégie, ou est l’enjeu même de la « gestion de l’espace » : une activité à part entière. Les frontières et la spécialisation sociale de certains espaces ne résultent pas mécaniquement des divisions sociales, mais de stratégies, individuelles ou collectives, d’interactions entre les acteurs. Clément Rivière par exemple s’intéresse à la manière dont les « conduites d’évitement urbain » contribuent à la division sociale de l’espace (p. 109), tandis que pour Colin Giraud, une « catégorie de population particulière » opère la transformation symbolique d’un quartier en transformant l’habitat et en diffusant certaines images (p. 137).
Des catégories dominantes à l’expérience de l’espace
28Cette prudence vis-à-vis de la ségrégation va de pair avec une méfiance à l’égard des grandes catégories officielles et des théories générales, comme celles de la fragmentation urbaine, développée par l’école de Los Angeles. Le terme de périurbain ne donne pas lieu aux actes de foi (en général dénonciateurs) qui émaillent une certaine littérature « scientifique », en tout cas, ses utilisateurs y voient plutôt une étiquette sociale qu’une catégorie d’analyse.
29Certes, les grandes théories qui font la mode sociologique sont présentes, mais elles font rarement l’objet d’une utilisation automatique ou simpliste, en particulier quand il s’agit de parler de l’espace. Au contraire, on voit apparaître de nouvelles catégorisations ou au moins une utilisation originale de celles qui existent, par exemple le couple espaces de primarité/espaces de secondarité dans le texte de Jennifer Bidet. Plusieurs auteurs s’interrogent sur la manière dont les catégories spatiales de l’urbain sont produites (et les nomenclatures qui vont avec), mais peu d’entre eux vont jusqu’à remettre en cause la manière dont on utilise la théorie aujourd’hui. On peut le regretter, car l’utilisation de catégories officielles, en apparence empruntées aux sciences sociales et complètement déformées dans leur usage courant, pose problème et, si l’on en juge par ce qui s’écrit sur l’espace ici ou là, l’examen critique et irrévérencieux des théories « passe-partout » ne ferait pas de mal.
30Mais ce débat plus épistémologique correspondrait mal à une approche que partagent une bonne part des auteurs et qui fait de l’espace l’objet d’une expérience. Comme l’affirmait en effet Edward T. Hall (1971), tout ce que l’homme est et tout ce qu’il fait est lié à l’expérience de l’espace. Si, à l’exception d’Anne Jarrigeon, aucun d’eux ne se réfère explicitement à l’auteur de La Dimension cachée, certaines contributions accordent une large place aux diverses expériences que les individus font des espaces – qu’ils habitent, qu’ils fréquentent, qu’ils parcourent – et aux effets de ces expériences sur leurs manières d’être, d’agir, de voir et de penser (Jennifer Bidet, Anaïs Collet, Aurélien Gentil, Colin Giraud, Anne Jarrigeon, Nicolas Oppenchaim, Clément Rivière). Autrement dit, plusieurs auteurs s’intéressent, de façon centrale ou plus périphérique, au rôle de l’espace (l’espace-temps saisonnier, le quartier, le bled...) et des mobilités dans la socialisation des individus, saisonniers mobiles du tourisme, adolescents des ZUS, gays gentrifieurs, descendants de l’immigration algérienne, et/ou dans la construction de leur identité sociale.
31Cet intérêt et cette ligne d’analyse ne sont pas à proprement parler des nouveautés dans le champ (large) de la sociologie urbaine. À la suite des travaux de Simmel sur Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit (1903, 2013), les premiers sociologues de l’École de Chicago ont en effet très largement exploré ce que les manières d’être et de faire des citadins doivent à l’environnement dans lequel ils vivent ou dans lequel ils ont vécu. Robert E. Park distinguait ainsi le « juif errant », « élevé dans le remue-ménage et l’agitation des marchés », qui « acquiert les notions abstraites qui lui servent à décrire les scènes diverses sur lesquelles il passe » et le « paysan » qui, parce qu’il est isolé et enraciné, se caractérise au contraire par un savoir ordinaire « concret et personnel » (1925, 1984). Dans la sociologie urbaine française et francophone, cette ligne d’analyse n’est pas non plus une véritable nouveauté, comme l’attestent par exemple le programme d’étude des structures morphologiques des groupes sociaux proposé il y a fort longtemps par Maurice Halbwachs2 ou, plus récemment et dans une tout autre perspective, les travaux réalisés, dans le cadre de l’action thématique programmée « Observation du changement social » du CNRS, sur la construction de l’identité sociale dans le champ résidentiel (Benoit-Guilbot, 1986). Mais cette ligne d’analyse a sans doute été moins investie jusque-là.
32En montrant que « tout comme ils font leur propre histoire, les êtres humains font leur propre géographie » (Giddens, 1984, 1987, p. 429) et en s’intéressant aux dimensions urbaines et spatiales de la formation des individus, ces travaux renouvellent, au-delà du cadre de la sociologie urbaine, les recherches sur la socialisation qui, le plus souvent, accordent une faible place à l’espace (Darmon, 2006, 2010). En ce sens, ils en appellent d’autres, par exemple pour saisir, au-delà de l’encadrement parental des pratiques urbaines des enfants (Clément Rivière), les pratiques urbaines effectives des enfants et les effets socialisateurs de ces pratiques.
L’espace et l’action
33L’expérience de l’espace ne se dissocie pas du rapport à l’autre. Elle est également action sur l’espace. Martina Löw, qui défend une sociologie de l’espace (2008), affirme que l’espace ne se comprend que dans son rapport à l’action qu’il produit et qui le produit. La grande majorité des contributeurs – peut-être tous – adhéreraient à cette affirmation. C’est là une autre nouveauté : non seulement on parle de l’espace et on ne le réduit pas à des définitions métaphoriques comme l’ont souvent fait les sociologues, mais on le pense, comme le veulent les pragmatistes, dans son rapport à l’action.
34L’ensemble du volume couvre une gamme étendue de manières d’envisager l’action. Les uns considèrent l’espace des pratiques quotidiennes, en particulier individuelles et « genrées » ou sexuées, selon l’approche qu’ils privilégient (Anne Jarrigeon, Clément Rivière, Colin Giraud). Les modes de vie, les pratiques les plus quotidiennes, comme le fait de dormir ou non dans un lit (Jennifer Bidet), les choix de localisation, les manières de s’installer dans un lieu ne peuvent se lire seulement comme l’usage d’un support neutre, elles informent l’espace et les auteurs y sont attentifs. L’approche par les genres y contribue. Plusieurs textes analysent avec précision les transformations apportées à l’espace matériel, celui des appartements gay (Colin Giraud), des lofts des convertisseurs de Montreuil (Anaïs Collet) ou des copropriétés de fait de Rio (Maira Machado-Martins). En général, ils accordent moins d’importance à la description des contenus, comme on l’aurait fait dans les années 1970 en mobilisant la sémiotique ou l’anthropologie de l’espace, qu’au processus de transformation lui-même, à la manière dont les acteurs le conçoivent, le prennent en charge et le justifient. D’autres textes montrent comment l’action collective ou les interactions entre individus, en particulier dans les lieux de concentration et d’anonymat, produisent l’espace. D’autres encore envisagent la production de l’espace par la gestion : c’est l’action organisée, celle des professionnels, des citoyens ou des usagers, qui construit l’espace, à travers les projets ou l’inscription dans des dispositifs de classement.
Une ouverture
35Tous parlent donc d’espace, chacun à sa manière, et s’accordent pour éviter d’en faire le réceptacle neutre de l’action. Le langage du processus permet d’articuler l’espace et le temps, notamment à travers les parcours résidentiels (que l’on retrouve dans beaucoup de textes) ou les manières d’habiter (en particulier celles des saisonniers ou des vacanciers). On voit réapparaître en creux le concept de mode de spatialisation à travers lequel Raymond Ledrut avait voulu montrer, contre le déterminisme étroit de certains marxistes, la dimension processuelle et interactionnelle de la production de l’espace. Certains vont chercher un vocabulaire développé par d’autres disciplines et devant lequel la sociologie s’est souvent montrée réticente : « lieu » ou « ambiance » par exemple, deux termes que Martina Löw, il est vrai, fait entrer par la grande porte dans la sociologie de l’espace. Ceux-là participent à une approche de l’espace public qui, pour se référer à quelques sociologues reconnus comme Isaac Joseph, n’en est pas moins porteuse d’innovation. Lieu d’interaction, l’espace public (ou plutôt sa pratique) est ici considéré comme une épreuve (même si le terme est employé à propos de la mobilité). Un auteur insiste sur sa dimension corporelle et sur le rôle du corps dans la construction spatiale de l’anonymat. Un autre définit l’espace public comme le lieu de la mise en danger de soi et d’autrui. On retrouve là des approches qui ne sont pas sans lien avec le courant éthologique qui a influencé l’anthropologie mais peu la sociologie, malgré la lecture de Goffman.
36Même si le rapport à l’action constitue un point de ralliement pour presque tous les auteurs de ce volume, ce retour de l’espace dans la sociologie urbaine mobilise des paradigmes très divers. Il offre l’occasion de tester des concepts un peu inhabituels ou étrangers. Il n’y a donc pas d’unité problématique ou théorique forte, mais un mouvement – qui n’est pas spécifique à la francophonie –, celui qui entend accorder une place importante à la réflexion sur l’espace et le temps dans la sociologie. Ce mouvement pourrait passer à côté de la sociologie urbaine, si elle se crispait sur ses thématiques les plus traditionnelles et si elle voulait réduire l’espace aux rapports sociaux. Les textes rassemblés ici montrent que ce n’est pas le cas. On verra dans les années à venir si ce mouvement débouche sur des renouvellements importants.
Bibliographie
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Bibliographie
Benoit-Guilbot Odile (1986), « Quartiers dortoirs, quartiers villages : constitutions d’images et enjeux de stratégies localisées », dans L’Esprit des lieux : localités et changement social en France, Collectif, Paris, Éditions du CNRS, p. 127-156.
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Young Michael D. & Willmott Peter (1957), Family and Kinship in East London, Londres, Routledge and Kegan Paul.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet les Cahiers internationaux de sociologie (2005).
2 Sous le terme de morphologie sociale, Halbwachs définissait trois directions de travaux et de recherche : « L’étude des déterminations spatio-temporelles de l’existence des groupes sociaux, celle des modes d’inscription spatio-temporelle de leurs pratiques, l’étude enfin des fonctions sociales de ces modes d’inscription » (Verret, 1972, p. 318).
Auteurs
Jean-Yves Authier est sociologue, professeur à l’Université Lumière Lyon 2, directeur adjoint du Centre Max Weber (UMR 5283, CNRS) et coresponsable de l’équipe de recherche MEPS (Modes, espaces et processus de socialisation). Ses travaux se situent au carrefour de la sociologie urbaine et de la sociologie de la socialisation.
Alain Bourdin, sociologue et urbaniste, est professeur à l’Institut français d’urbanisme (Université de Paris-Est) et codirecteur du Lab’Urba. Il coordonne la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines.
Marie-Pierre Lefeuvre est professeure de sociologie à l’Université de Tours et membre de l’équipe Construction politique et sociale des territoires, au sein du laboratoire Cités, territoires, environnement et sociétés (Citeres, UMR 7324). Ses travaux portent sur l’habitat et la propriété immobilière, ainsi que sur l’action publique urbaine.
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014