Tsai Ming-liang (1957)
p. 626-630
Texte intégral
1Au sein de la Nouvelle Vague taïwanaise, l’œuvre de Tsai Ming-liang brille par l’idiosyncrasie de son style : c’est un écrin de gestes et de visages, de lieux et d’objets inlassablement repris, répétés, réexposés de film en film à la lumière crue des néons tandis que, dehors, tout aussi inlassablement, le ciel se déverse sur Taipei1. Le caractère obsessionnel de son œuvre tient d’abord dans l’extrême singularité d’une manière : longue durée des plans, composition insistante de cadrages fixes (plongée, surcadrage ou perspective fuyante frontale), raréfaction des dialogues, impassibilité des visages, lenteur des corps, mise en valeur des objets dans le plan (en insert, en bord cadre) et dans l’action. Mais il naît aussi du retour incessant de motifs (bouteille, tuyauterie, aquarium, mobylette, literie, toilettes, douche, pastèque, larmes, urine, pluie...) et de schémas figuratifs identiques (le lent parcours d’un personnage du fond du champ au premier plan, l’invasion progressive de l’eau dans un lieu, la triangulation amoureuse dans laquelle un personnage observe et suit les deux autres). Cette manière donne au corps humain une définition radicalement matérielle : c’est une existence physique plongée dans l’extériorité des lieux qu’elle habite et des objets qui l’entourent, sans réserve d’intériorité. La figure humaine dans ses films pourrait être résumée à une petite machine solitaire autorégulée, prise dans une routine de la gestion de ses flux, dans la pénibilité d’un monde inhospitalier qui la mène à un devenir-cafard et dans une ouverture au dehors qui la fait consentir à externaliser son fonctionnement machinal dans un devenir prothétique de l’environnement, des objets et des autres corps. L’une des images les plus célèbres de l’œuvre est aussi l’une des plus emblématiques de cette invention d’une nouvelle figure humaine. On y voit une femme, culotte baissée sur des toilettes, avec une bassine sur la tête tenue à bout de bras (◆ ill. 92).
92. The Hole, Tsai Ming-liang, 1998. Arc Light Films / Central Motion Pictures Corporation (CMPC) / Haut et Court.

Le plan dure, elle reste immobile, absolument impassible, absorbée dans sa tâche, absentée par l’habitude. Si bien que ce que l’on finit par voir, c’est une petite machine burlesque de régulation des flux internes et externes, un agencement corps-objet-flux parfaitement rodé. L’image est extraite de The Hole (1998), une sorte de film catastrophe antispectaculaire ou de science-fiction minimale, qui raconte la survie de cette femme et de son voisin du dessus dans un quartier mis en quarantaine à cause d’une mystérieuse épidémie. Pourtant, sur son visage, aucun signe de panique, ni même d’angoisse, juste un agacement, un peu plus tard, quand la fuite au plafond s’intensifie et vient perturber son petit dispositif écologique.
2L’humain n’est donc plus définissable comme animal parlant – il est quasi muet –, comme animal rationnel – il est tout entier absorbé dans le présent de son action physique – ni surtout comme animal politique – il est solitaire, sans idéal, résigné. Toute communauté humaine semble avoir disparu sur fond d’un jeu chorégraphique et topographique de trajectoires individuelles ne se croisant que sur le mode de l’accident de parcours. Les êtres sont des solitudes irréductibles, repliées sur elles-mêmes, isolées dans des intérieurs qui les cloisonnent et les séparent, enfermées dans une vie pratique qui les occupe entièrement. Les rares rapports interindividuels sont purement physiques, on pourrait les décrire en trois grandes catégories : la fascination, l’encombrement et l’ustensilité. La plupart des films de Tsai racontent l’obsession érotique du héros – Hsiao-kang, nom de tous les personnages joués par Lee Kang-sheng, l’acteur de ses onze longs métrages de fiction, depuis Les Rebelles du dieu Néon (1992) jusqu’à Days (2020) – pour un autre corps qu’il épie ou qu’il traque, sans oser lui parler. Le corps désiré fuit, tandis que tous les autres corps s’amassent, se côtoient, se gênent et s’encombrent : dans The Hole, le quartier est déserté, le seul voisin qui reste habite malheureusement au-dessus de chez la jeune fille et laisse couler l’eau dans sa salle de bain. Enfin, les corps sont des outils ou des prothèses pour d’autres corps. La Rivière (1997) est le récit d’une mystérieuse maladie orpheline, tout aussi métaphorique et réflexive que l’épidémie de The Hole, que personne ne parvient à guérir. Hsiao-kang l’a contractée en acceptant de remplacer au pied levé un mannequin de cire pour le tournage d’un film et de jouer le mort dans une rivière sale. Depuis, il souffre du cou, comme si sa tête ne tenait plus, comme menacé de la perdre à chaque instant. La métaphore est limpide : les personnages des films de Tsai ne sont que des images corporelles acéphales désertées par la vie. Voyant Hsiao-kang tomber en scooter, le père accepte d’aider son fils en maintenant droite cette tête dont les gigotements incessants et la déviation d’axe causaient irréductiblement la chute. La famille dysfonctionnelle trouve une manière d’exister dans le pragmatisme et l’économie gestuels d’un maintien. Pas d’expression, pas de déploiement, pas de manifestation : juste une position physique à garder, celle qui permet un nouvel agencement fonctionnel du couple homme-moto, désormais à quatre mains.
3Les films de Tsai Ming-liang sont célèbres pour leurs finales spectaculaires, où se risque une rencontre que tout le récit qui précède semblait interdire. D’un côté, la solitude postmoderne que décrit le réseau figuratif du film – verticalité géographique et densité démographique de Taïwan, atomisation de familles névrosées, errance urbaine de la jeunesse, hyperréalité d’un monde entièrement usiné, devenir cyborg des êtres de l’ère anthropotechnique – constitue le terreau sociologique que reflète, modèle et déforme le réalisme figuratif de Tsai Ming-liang2. De l’autre, une figure fait irruption comme à contresens à la fin de ses récits pour raconter in extremis non pas l’histoire de la mort de l’homme, mais celle de son impossible survivance au temps des cyborgs solitaires. Cette figure qu’une anthropologie figurative a pour tâche de décrire3, le film l’inventerait en deçà de son réalisme sociologique, par différence avec le réseau figuratif mis en place – par différence temporelle (une survivance, une formule de pathos, une durée excessive), par différence plastique (une irruption, une torsion, une tache) ou par différence spatiale (un franchissement, un saut, une coupure). Dans ce monde urbain hypermoderne où les individus solitaires sont les trajectoires impersonnelles d’un réseau topographique complexe qui les maintient étanches les unes aux autres, une figure force la rencontre pour la décrire comme miraculeuse, comme catastrophique ou comme éternellement différée.
4Un miracle : c’est le finale ironique et merveilleux de The Hole, lorsque les deux personnages isolés par l’épidémie se rejoignent enfin grâce à ce trou dans le plafond qui obsède tant la jeune femme. C’est au moment où leur détresse se synchronise dans une crise de pleurs simultanée que l’homme finit par tendre son bras, la femme par le saisir, et se faire aspirer vers l’étage supérieur dans une remise en scène parodique et érotique de la Création d’Adam (v. 1511) de Michel-Ange.
5Une catastrophe : c’est la fin proprement tragique de La Rivière, qui renoue avec l’aveuglement incestueux d’Œdipe, dans un sauna gay où le jeune homme malade qui ne sait plus que faire pour guérir et son père, homosexuel clandestin, se retrouvent dans le noir d’une cabine pour s’étreindre, sans même se reconnaître. Plus violente encore est la fin de La Saveur de la pastèque (2005), lorsque Hsiao-kang, devenu acteur de films pornographiques, pénètre une actrice inanimée, sous le regard ébahi de son amie Shiang-chyi, celle dont il est amoureux, celle avec qui il n’arrive pas à faire l’amour, celle qui ignore tout de son métier et le découvre alors après avoir traîné le corps de l’actrice évanouie découvert dans l’ascenseur jusqu’à cet appartement, celle qui désormais observe la scène qu’il tourne entre stupéfaction et excitation à travers une croisée, et dans la bouche de laquelle il vient jouir, par un saut qui réactualise violemment le topos romantique du chevalier montant au balcon de sa dame.
6Un éternel différé : c’est le final célèbre de Vive l’amour (1994), quand la jeune femme finit par reconnaître enfin, malgré l’accumulation d’indices concordants, qu’un jeune homme squattait son appartement sans qu’elle ne le vît jamais, et qu’ainsi lui eût apparu mentalement le réseau topographique des solitudes dans lequel elle vit. Au lieu de rejoindre ce garçon, elle pleure dans un parc en chantier dans une séquence de plus de dix minutes, dont la durée dissonante est comme la manifestation temporelle du temps perdu à rejoindre l’autre. Mais c’est aussi le finale des derniers films de Tsai : celui des Chiens errants (2013), dans lequel Hsiao-kang met plus de sept minutes, en s’avançant avec une lenteur telle qu’elle rend sa marche indiscernable à l’œil humain, pour parcourir les deux ou trois mètres qui le séparent de la femme qu’il a perdue, femme qui quitte le plan au moment même où il l’atteint enfin ; ou le dernier plan de Days, ultime plan de l’œuvre à ce jour, dans lequel un jeune prostitué écoute longuement la petite boîte à musique que lui a offerte un client en attendant plusieurs minutes un bus qui ne viendra jamais.
Notes de bas de page
1 Olivier Cheval, « La communauté interdite ou l’anthropologie négative de Tsai Ming-liang », Écrans, vol. 1, nº 7, « Questions de cinéma, problèmes d’anthropologie », Emmanuelle André, Olivier Cheval & Luc Vancheri (dir.), 2017, p. 79-91.
2 Le réalisme figuratif décrit la manière dont des films rendent compte d’une réalité sociale, par la sélection des lieux, des corps et des objets qui peuplent le film et par leur mise en relation dans un réseau figuratif.
3 L’anthropologie figurative est la discipline qui pose à l’art la question de la communauté à partir de la notion de figure. Elle cherche à identifier dans les images la figurabilité des principes qui rendent pensable la condition humaine : son existence en communauté comme fait anthropologique fondamental.
Auteur
Olivier Cheval, ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, docteur de l’Université Lumière Lyon 2 et diplômé du Studio national des arts contemporains du Fresnoy.
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Dictionnaire d'iconologie filmique
Emmanuelle André, Jean-Michel Durafour et Luc Vancheri (dir.)
2022