Précédent Suivant

Culture visuelle

p. 146-152


Texte intégral

1La culture visuelle (en anglais visual culture) est une expression d’usage courant depuis les années 1990 dans les travaux universitaires en histoire de l’art, en études cinématographiques ainsi qu’en théorie culturelle. Cette notion est profondément marquée par la géographie et l’histoire des idées entre les aires britannique, nord-américaine et européenne. Adossée à ce contexte transnational, la culture visuelle se présente comme une idée hétérogène, plurielle, parfois difficilement réconciliable avec elle-même1. Elle s’attache des définitions sensiblement divergentes selon qu’on l’aborde en mettant l’accent sur son caractère visuel (auquel cas c’est le visible qui tend à primer sur l’arrière-plan culturel aux yeux des analystes) ou selon qu’on insiste sur l’élément culturel (auquel cas le visible n’est qu’un aspect parmi d’autres de la culture, entendue au sens fort, comme matrice des dynamiques sociales au sein d’un groupe humain).

2De façon générale, l’horizon de la culture visuelle déborde l’imagerie matérielle et les contenus iconographiques. Ce supplément peut avoir trait à la situation sociale des regards (masculins ou féminins, dominants ou subalternes...), ainsi qu’au rôle des représentations visuelles et mentales dans un contexte sociohistorique donné. Le champ de la culture visuelle couvre également certaines pratiques matérialisées par le fait de voir ou par le fait d’être vu(e), qui vont de l’exhibitionnisme à caractère sexuel jusqu’à la surveillance carcérale, en passant par la production des savoirs savants, y compris dans les sciences dites « dures2 ». L’une de ses définitions consensuelles figure sous la plume de l’historien d’art et théoricien littéraire W. J. T. Mitchell : « La culture visuelle ne se limite pas à la construction sociale du visuel, mais s’étend à la construction visuelle du social3. » En d’autres termes, non seulement la vision est produite et sans cesse renouvelée au sein d’un environnement culturel, mais elle est pour partie créatrice de cet environnement en reconfiguration permanente.

3Une compréhension approfondie de la culture visuelle nécessite de considérer plus avant ces dominantes visuelle ou culturelle à travers une diversité d’approches théoriques et disciplinaires. En complément, les manières d’entendre les constructions visuelle et sociale soulignées par Mitchell doivent être précisées, ainsi que leurs antécédences. « En France, on n’est pas acteur si l’on n’a pas été photographié par les studios d’Harcourt4 », écrivait Roland Barthes dès les années 1950, en suivant une logique similaire. Une attention particulière doit enfin être portée à la place du cinéma dans cette dynamique intellectuelle. C’est que l’histoire et le champ d’application de la culture visuelle doivent beaucoup à la boîte à outils cinématographique dont hérite aujourd’hui l’iconologie filmique5.

Culture visuelle et régime scopique

4Un concept du théoricien du cinéma Christian Metz, extrait de cette boîte à outils, est un point de départ éclairant pour comprendre de quoi la culture visuelle est le nom. Au sens où l’entend Metz, le « régime scopique » permet initialement de cerner la spécificité du médium cinématographique vis-à-vis d’autres formes visuelles, qu’elles soient artistiques ou liées à des pratiques d’observation plus ordinaires. « Ce qui définit le régime scopique proprement cinématographique n’est pas tant la distance gardée, la “garde” elle-même », au sens spatial du terme, « que l’absence de l’objet vu. Le cinéma diffère ici profondément du théâtre, comme aussi bien des exercices voyeuristes plus intimes, à but proprement érotique6 ». Autrement dit, le vide laissé par l’écran dans la salle de projection est sans commune mesure avec le « plein » d’une scène théâtrale, avec ses décors matériels et ses acteurs en chair et en os. De manière similaire, le spectateur au cinéma n’est pas celui d’un poste de télévision ni celui d’une plateforme de streaming. Le visionnage collectif d’une projection en salle diffère de l’expérience esthétique sur petit écran dans le cadre domestique. Le regard, qu’il soit individuel ou collectif, porté vers la scène ou braqué sur l’image, est bel et bien une construction sociale, culturelle et esthétique.

5Revisitant ce concept de régime scopique à la fin des années 1980, l’historien des idées américain Martin Jay a considérablement élargi son champ d’application. Il s’agit de passer d’un plan restreint, celui d’un médium artistique particulier, à un registre général d’ordre social et historique. Étiré de la sorte, le régime scopique doit toutefois être entendu comme « un terrain disputé et non comme un ensemble harmonieusement intégré de théories et de pratiques visuelles7 ». Cette hétérogénéité, insiste Jay, induit l’existence de « sous-cultures visuelles » : on parle dès lors de « régimes scopiques » au pluriel. Jay repère trois formes distinctes de régimes scopiques durant la période moderne : un modèle dominant et deux modèles concurrents. Le modèle dominant est celui du « perspectivisme cartésien », associant la découverte picturale de la perspective durant la Renaissance italienne à l’essor européen d’un regard scientifique objectif, abstrait et désincarné. À ce modèle se sont opposés successivement le régime visuel matérialisé par les artistes d’Europe du Nord (tout aussi influencé par l’esprit scientifique, mais plus empirique, davantage porté sur la surface du monde) et le regard baroque, royaume des formes libres composé d’objets visuels incitant au toucher, ouverts à une combinaison des sensorialités.

6Cette mise au point sur le régime scopique est riche d’enseignements. Premièrement, elle illustre la circulation d’idées entre les mondes français et anglo-américain, y compris la place qu’y occupe la théorie cinématographique. Les études de culture visuelle (visual culture studies ou visual studies), progressivement importées d’outre-Atlantique depuis la fin des années 2000, ont été nourries par les débats hexagonaux de la seconde moitié du xxe siècle. Deuxièmement, cette mise au point prouve l’extension considérable que peuvent connaître certaines idées au cours de leur trajectoire. Troisièmement, dans la mesure où un « régime » dominant implique l’existence de « sous-cultures » plurielles, pour reprendre le lexique de Jay, le régime scopique ainsi redéfini s’impose clairement comme un synonyme de la « culture visuelle ». On comprend ici tout le caractère construit, faussement évident, de cette notion. On saisit plus particulièrement l’importance que revêt l’idée de culture, selon qu’on la juge accessoire ou définitoire dans la manière d’énoncer l’articulation entre histoire, société, art et visibilité.

7Jugée secondaire, la culture se mue en étiquette interdisciplinaire servant à fédérer des objets et des pratiques à caractère visuel. Elle rassemble un large spectre de réflexions présentes ou passées ayant trait à l’image ou au regard. Ainsi l’iconologie d’Erwin Panofsky et le cinéma de Jean-Luc Godard auraient l’une et l’autre quelque chose à voir avec la culture visuelle en dépit de leurs différences de contexte et de finalité : savante pour l’historien de l’art durant la première moitié du xxe siècle, créatrices et critiques pour le cinéaste de la Nouvelle Vague. Jugée au contraire comme un élément définitoire, la culture se mue en maître mot. Elle nécessite de se pencher sur certaines influences théoriques déterminantes, en particulier les travaux des cultural studies britanniques engagés au tournant des années 1950-1960.

8Pour cette école largement inspirée du marxisme occidental, la culture n’est plus entendue comme une zone à part du monde social réservée aux œuvres de l’esprit. Abordé de manière anthropologique, le champ culturel est un terrain inclusif ouvert aux productions populaires et aux pratiques de toutes sortes. Pour le théoricien littéraire gallois Raymond Williams, la culture désigne un mode de vie dans sa totalité et sous tous ses aspects. Devançant la grille de lecture historique de Martin Jay, Williams distingue des formes culturelles « hégémoniques », dominantes, auxquelles s’opposent des sous-cultures « émergentes » (nourries par de nouvelles manières de communiquer ou de représenter) et des sous-cultures « résiduelles » (d’anciennes manières de voir et de montrer demeurées en activité dans les marges culturelles)8. Pour le sociologue Stuart Hall, la culture s’apparente davantage encore à un champ de bataille : la dynamique du monde social procède d’une conflictualité des signes, d’une lutte des représentations entre groupes sociaux9. En ce sens, la différence entre culture d’élite et culture populaire n’est pas importante en soi. Ce qui importe, selon Hall, c’est l’antagonisme qui se concrétise durablement sur le terrain disputé de la légitimité culturelle.

9L’application de ces définitions de la culture aux faits de vision permet de saisir dans quelle mesure la culture visuelle peut être réductrice lorsqu’on l’entend comme un simple ensemble d’images envisagées « hors-sol », c’est-à-dire sans égard pour les grilles théoriques anglo-américaines qui ont façonné la spécificité intellectuelle de cette notion. Toutefois, les généralisations n’en sont pas invalidées pour autant dès lors qu’elles rendent compte de la globalisation des contenus audiovisuels et, par ricochet, de celle des représentations culturelles. Il existe bel et bien une culture visuelle mondialisée incarnée par certaines pratiques et certaines images à la célébrité planétaire. On prendra pour exemple imparable les tours jumelles du World Trade Center frappées par deux avions kamikazes, le 11 septembre 2001.

Au-delà des images

10En marge de la théorie culturelle, l’étude de la culture visuelle telle qu’elle se pratique aujourd’hui est le fruit d’une ouverture disciplinaire de l’histoire de l’art, parallèle (et parfois corrélée) au développement des cultural studies. Paru en 1972 en langue anglaise, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy de l’historien de l’art Michael Baxandall a fait date en raison du concept qui donne son titre à la traduction française de l’ouvrage : le « period eye », ou « œil du Quattrocento ». Son importance tient également à la posture méthodologique de Baxandall : « L’histoire sociale et l’histoire de l’art forment un tout, chacune offrant à l’autre un indispensable instrument de compréhension10 », lit-on en conclusion de la préface. Il ne s’agit pas de produire un récit dans lequel la référence au contexte socioculturel ne serait qu’un point d’appui pour revoir (ou mieux voir) les peintures de Piero della Francesca ou Sandro Botticelli. Le pari consiste à produire une forme de réflexivité interprétative, qui devance la réciprocité entre « construction sociale du visuel » et « construction visuelle du social » formulée par Mitchell. Pour se révéler pleinement, l’art de la première Renaissance italienne doit être, en même temps, un révélateur de sa société : infrastructure économique du travail artistique, reproduction des classes sociales, etc.

11Cette recommandation est applicable à l’ensemble de la « culture visuelle européenne11 » que Baxandall considère en conclusion de son ouvrage. De fait, elle vaut pour la culture visuelle de l’Europe du Nord du xviie siècle balisée par l’historienne de l’art Svetlana Alpers dans son livre The Art of Describing (1983). « Je ne propose [...] pas d’étudier l’histoire de la peinture hollandaise, mais la culture visuelle hollandaise », écrit Alpers, en précisant qu’en Hollande, « les images étaient constitutives d’une culture spécifiquement visuelle, par opposition à une culture littéraire12 ». Son commentaire importe dans la mesure où le supplément des images considéré cette fois-ci ne se limite pas à une culture visuelle faite de regards sociaux, d’inventions optiques, de savoirs scientifiques, de formes visibles ordinaires autant qu’artistiques. L’« au-delà » de l’image concerne aussi une culture du texte à laquelle la culture visuelle s’oppose pied à pied. On retrouve cette même idée d’une dissociation entre culture visuelle et culture imprimée exprimée par le théoricien des médias Marshall McLuhan dès les années 1960, au moment de l’expansion de la culture télévisée dans les sociétés occidentales13.

12Pour Michael Baxandall comme pour Svetlana Alpers, l’idée de culture visuelle vient en renfort d’une histoire de l’art ouverte à l’enquête sociale et culturelle sans pour autant que l’attention aux œuvres en soit amoindrie. Cette ambition se prolonge, jusqu’à aujourd’hui, sur des terrains artistiques moins balisés que l’art italien ou hollandais, telle que l’imagerie produite des deux côtés de l’Atlantique en marge du processus d’expansion colonial européen et de la traite des esclaves africains. L’historienne de l’art Anne Lafont a récemment étudié « l’existence d’une culture visuelle atlantique qui pourrait être jaugée à l’aune de la présence de corps noirs dans les images14 ». Ses enseignements sont nombreux, et d’abord pour la compréhension des révolutions atlantiques qui ont reconfiguré le contexte géopolitique mondial au tournant des xviiie et xixe siècles. Cette problématique exploite le potentiel culturaliste du concept de « race », selon lequel la différence raciale relève de la construction historique et sociale (par opposition au sens essentialiste de la race, sur lequel se fondent les théories racistes, et selon lequel les races existeraient en elles-mêmes, assises sur une différenciation biologique). Dès lors, pour paraphraser la définition de W. J. T. Mitchell donnée en introduction, la « race » n’est pas qu’une donnée relative à la construction sociale ou historique du visuel. Il s’agit d’une dimension capitale de la construction visuelle de l’histoire. Dans le contexte atlantique, elle a consisté à sur-visibiliser par la caricature, ou à invisibiliser par l’absence iconographique, le corps noir dans les représentations.

La culture visuelle en devenir

13Ce type d’approches historiennes illustre le potentiel critique des études de culture visuelle. Ici, le savoir ne procède pas seulement par avancée linéaire, en étudiant ce qui ne l’était pas encore. Il met au jour ce que des travaux antérieurs ont pu invisibiliser, au même titre que certains imagiers. Le critique culturel Nicholas Mirzoeff l’a montré dans un autre registre en évaluant la place accordée à la pollution industrielle dans la peinture impressionniste, tout à la fois « révélée et esthétisée15 » par Claude Monet dans Impression, soleil levant (1873). Sa toile-manifeste a rarement, sinon jamais, été prise en considération comme document d’une destruction environnementale en cours.

Tardivement engagée dans la Révolution industrielle, la France commençait tout juste à faire l’expérience du brouillard engendré par la consommation de charbon à l’échelle industrielle. Telles qu’elles apparaissent dans le tableau de Monet, les fumées qui flottent au-dessus du port normand du Havre sont devenues un trait caractéristique de la culture visuelle française16.

14Si tout mouvement intellectuel porte en lui la critique des savoirs antérieurs, ce type d’approche énonce en pleine conscience le rôle politique des savoirs savants dans la prise en considération ou la dissimulation de certaines formes de domination ou de certains processus historiques. L’origine de ce geste critique (s’il ne faut en pointer qu’une, forcément réductrice) se situe probablement dans la théorie cinématographique féministe des années 1970, laquelle a montré l’existence d’un regard spécifiquement masculin (male gaze) construit comme manière dominante d’objectifier les femmes et les corps féminins ; regard autant produit par certaines interprétations esthétiques du cinéma hollywoodien classique que par les films eux-mêmes17.

15Outre ces invisibilisations dans l’histoire, c’est à une autre invisibilité que se consacrent certains travaux en culture visuelle parmi les plus actuels, tels ceux de l’artiste et géographe américain Trevor Paglen :

La culture visuelle a changé de forme. Elle s’est détachée de l’œil humain pour devenir en grande partie invisible. La culture visuelle humaine est devenue un mode de vision à part, une exception à la règle. L’écrasante majorité des images est désormais produite par des machines pour d’autres machines, l’humain étant rarement mis dans la boucle18.

16L’enjeu de l’extension de la notion de culture visuelle est posé sur le plan technologique des algorithmes et des formes prises par l’intelligence artificielle. La « culture visuelle invisible » circonscrite par Paglen s’impose, paradoxalement, comme une culture des machines dont l’homme est une donnée marginale. Un enjeu similaire traverse, depuis un certain nombre d’années, les travaux portant sur l’idée de culture visuelle appliquée au règne animal19. L’idée de culture est ici portée à ses limites. Par là même, elle offre de saisir les ramifications actuelles de la visibilité, ainsi que le potentiel critique et novateur des savoirs qui se portent sur elles.

Notes de bas de page

1 Maxime Boidy, Les Études visuelles, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2017.

2 Charlotte Bigg, « Les études visuelles des sciences », Histoire de l’art, nº 70, 2012, p. 95-101.

3 W. J. T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle [2005], Dijon, Les presses du réel, 2014, p. 345.

4 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 24.

5 Sur cet enjeu cinématographique, voir en particulier Andrea Pinotti & Antonio Somaini, Cultura visuale. Immagini sguardi media dispositivi, Turin, Einaudi, 2016.

6 Christian Metz, Le Signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma, Paris, Union générale d’éditions, 1977, p. 86. C’est Metz qui souligne.

7 Martin Jay, « Les régimes scopiques de la modernité » [1988], Réseaux, vol. 11, nº 61, 1993, p. 101.

8 Raymond Williams, Culture et matérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.

9 Stuart Hall, Identités et cultures : politiques des « Cultural Studies », Maxime Cervulle (éd.), Paris, Éditions Amsterdam, 2008.

10 Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance [1972], Paris, Gallimard, 1985, p. 8.

11 Ibid., p. 217.

12 Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre : la peinture hollandaise au xviie siècle [1983], Paris, Gallimard, 1990, p. 23-25, c’est Alpers qui souligne.

13 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias [1964], Paris, Éditions du Seuil, 1968, en particulier p. 141.

14 Anne Lafont, L’Art et la race : l’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, Les presses du réel, 2019, p. 181.

15 Nicholas Mirzoeff, « Visualizing the Anthropocene », Public Culture, nº 26, 2014, p. 221.

16 Ibid.

17 Voir Laura Mulvey, Au-delà du plaisir visuel : féminisme, énigmes, cinéphilie, Sesto San Giovanni, Mimésis, 2017.

18 Trevor Paglen, « Invisible Images (Your Pictures are looking at You) », The New Inquiry, 2016, en ligne: https://thenewinquiry.com/invisible-images-your-pictures-are-looking-at-you/ (octobre 2021).

19 Concernant la place culturelle du « voir animal » dans les études visuelles, on peut se reporter à W. J. T. Mitchell, « L’illusion, voir le voir animal » [1994], Inframince, nº 12, 2018, p. 31-41.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.