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Bataille, Georges (1897-1962)

p. 65-70


Texte intégral

1Dans un article célèbre pour la revue Documents, Georges Bataille écrivait : « Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens, mais les besognes des mots. » L’article portait sur le mot « informe », qui avait selon lui pour fonction de « déclasser » l’univers et de l’assimiler à « une araignée ou un crachat1 ». La besogne d’une entrée « Georges Bataille » dans un dictionnaire d’iconologie devrait consister à inquiéter la discipline en mettant l’accent sur les images qui échappent à toute possibilité d’un savoir établi et d’un regard assuré : images informes qui défient la reconnaissance, images mutantes qui rechignent à toute assignation, images violentes que le regard ne saurait soutenir. S’il y a une leçon d’iconologie à tirer de l’œuvre philosophique, romanesque et poétique de Georges Bataille, elle ne peut être, à la manière retorse et négative de l’écrivain, qu’une anti-leçon – celle qui montre que l’iconologie est une discipline impossible – ou une contre-leçon – celle qui montre que derrière toute iconologie, c’est d’un autre savoir que d’une science des images qu’il s’agit.

Une anti-leçon d’iconologie

2Georges Bataille a écrit de nombreux textes sur la peinture. Hormis un article sur l’emblème de l’âge humaniste de la peinture européenne, ce Léonard de Vinci dont il tenta de mettre au jour les « obsessions macabres2 » et le revers phobique à son amour du beau naturel, Bataille ne s’est pas intéressé à ce pan de l’histoire picturale qui va de la Renaissance au romantisme. Il a commenté des fresques paléolithiques, une miniature médiévale, des œuvres de l’art précolombien, et surtout la peinture moderne : la plus crue et la plus tranchante – son précurseur, Francisco de Goya ; son emblème, Édouard Manet ; son contemporain capital, Pablo Picasso – ou la plus expressive et la plus morbide – Gustave Moreau, Vincent Van Gogh et les surréalistes (Salvador Dalí, André Masson, Max Ernst, Gaston-Louis Roux). Sa pratique éditoriale au sein de la revue Documents a également démontré son grand intérêt pour la photographie, y compris, aux côtés d’œuvres de Man Ray ou de Jacques André Boiffard, dans ses aspects documentaire, scientifique ou policier, et plus généralement pour toutes sortes d’usages anthropologiques et sociaux des images, manuelles ou mécaniques, hors de la seule clôture esthétique des beaux-arts. Seul le cinéma semble avoir peu retenu son attention : il l’a tout de même évoqué brièvement dans deux textes majeurs de sa pensée esthétique parus en 1929 et 1930 dans la revue Documents, « Le jeu lugubre » et « Les écarts de la nature », où se donne à lire exemplairement la violence qu’il inflige au savoir iconologique.

3« Le jeu lugubre », intitulé d’après un tableau de Salvador Dalí, qui refusa d’ailleurs qu’une reproduction de sa toile paraisse dans une publication fondée dans la dissidence au groupe surréaliste de Breton, est l’art poétique de la période avant-gardiste de Bataille : il y décrit comment la peinture moderne, celle de Dalí aussi bien que celle de Picasso, en assumant la laideur, dans sa part la plus grotesque, la plus violente et la plus informe, interdit la reconnaissance, disloque la pensée, libère dans le corps du spectateur une vision animale, faite de dégoût et de rage. Dans une note de bas de page, Bataille rapporte ce projet à la célèbre image de l’œil coupé au moment où passe un nuage fin comme une lame devant la lune, dans Un chien andalou (1929) de Dalí et Buñuel : il y a là la figuration parfaite d’un matérialisme de l’œil envisagé comme organe du contact, pour lequel la vision n’est pas immunisée de la violence de ce qu’elle voit3. L’image du film résonne avec l’obsession de Bataille pour la matérialité visqueuse de l’œil, et plus généralement avec une fonction poétique récurrente de son écriture, la correspondance des formes sphériques qui se confondent dans un grand jeu métamorphique. Roland Barthes a noté comment Histoire de l’œil (1928) se construit sur l’équivalence établie entre trois sphères – l’œil, l’œuf et le testicule – et leur liquide – les larmes, le jaune d’œuf, le sperme4. Ce principe se retrouve dans toute l’œuvre de Bataille, depuis L’Anus solaire qui avait joué d’un rapprochement encore plus insoutenable. Il dicte aussi le regard de Bataille sur la peinture de Van Gogh, qu’il décrit comme maladivement obsédé par cette sphère solaire qu’il fait pourrir dans ses tournesols, mettant à mal sa nature traditionnellement tenue, dans toutes les civilisations, pour sacrée et vitale. Dans un autre texte court fameux, « Soleil pourri », Bataille distinguera la conception idéaliste de cet astre qui, par sa lumière, autorise toute vision en se retirant à la vue, et une conception archaïque, mythologique, qui savait que le soleil se regarde, brûle l’œil et préside au sacrifice. Il clôt ce texte en louant Picasso d’avoir été le premier peintre à épouser une telle conception du visible comme aveuglement5. Pourtant, plus tard, dans « Les peintures politiques de Pablo Picasso », un texte consacré après-guerre à Guernica (1937), il ne dira rien du soleil électrique, violemment anti-idéaliste, qui surmonte le charnier terrestre. C’est qu’il se refuse à toute lecture iconographique de la toile, et ne rapporte son iconographie politique à une autre peinture espagnole sur une autre guerre civile, le Tres de mayo (1814) de Goya, que pour aussitôt excepter l’horreur atteinte par Picasso de tout précédent :

Le point de départ en est comme chez Goya une extrême horreur inintelligible. Mais Picasso ne résout pas l’horreur en un simple et terrible défi. Il libère chez lui un excès dans tous les sens, conduit le cortège de la vie à outrance, déballe le contenu impossible des choses6.

4Cette posture tranche avec le sérieux iconographique mimé par Georges Bataille dans son étude des miniatures de l’Apocalypse de Saint-Sever (xie siècle) (◆ ill. 12), où il décrit avec un souci scientifique inhabituel de sa part, presque parodique, et pourtant digne de son statut de chartiste et de bibliothécaire, l’origine du manuscrit, l’école stylistique à laquelle se rattache les illustrations et ses influences, le rapport entre les scènes peintes, les symboles représentés et le commentaire de l’Apocalypse de Jean rédigé par le moine bénédictin Béatus.

12. Anonyme, Le Déluge, miniature de l’Apocalypse de Saint-Sever, v. 1038, enluminure sur parchemin, 36,7 × 28,6 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Image

Tout le texte tend pourtant vers la description d’une scène de Déluge à la violence délirante, qu’aucun discours iconologique ne peut justifier, pure vision née d’une pulsion mortifère : 

Dans la grande figure couchée de noyé, un sentiment d’horreur décisif est exprimé à l’aide de déformations arbitraires [...]. Cette inconséquence est ici le signe de l’extrême désordre des réactions humaines libres. Il ne s’agit pas, en effet, d’un contraste calculé, mais d’une expression immédiate des métamorphoses inintelligibles – d’autant plus significatives – qui sont le résultat de certaines inclinations fatales7.

5On retrouve ici les accents que Bataille prendra plus tard pour décrire Guernica. Carlo Ginzburg a d’ailleurs remarqué qu’un détail iconographique du tableau, « la tête du guerrier tombé », était probablement inspiré de cette miniature du Déluge que Picasso avait dû découvrir par sa reproduction dans Documents8. L’énucléation d’Un chien andalou, la tête décapitée de Guernica et la silhouette sans tête dessinée par André Masson pour la couverture d’Acéphale (1936-1939) sont peut-être les trois figures emblématiques du musée imaginaire de Bataille, celles qui auront mis en péril tout regard assuré de l’homme sur sa propre image.

6Amplifiant cette inquiétude d’une réflexion anthropologique puisant ses images en dehors des beaux-arts, « Les écarts de la nature » est une dissertation sur la monstruosité de toute forme humaine, construite dialectiquement sur l’écart qu’il y a entre deux types de planches de figures humaines composées à un siècle de distance : Les Écarts de la nature ou Recueil des principales monstruosités que la nature produit dans le monde animal des Regnault, publié en 1775, et les portraits composites de Francis Galton constitués dans les années 1880, qui réduisent tout un groupe humain à un visage, la figure moyenne que forme l’exposition successive de plusieurs individus sur une seule plaque photographique. Du monstre anatomique au monstre de normalité construit par le dispositif photographique policier, Bataille pense la figure humaine comme écart à une norme introuvable, à une moyenne elle-même monstrueuse, et, par-là, toute forme comme déviance et singularité irréductible, engagée dans un processus de reconnaissance seulement par la grâce d’une dialectique des formes opérée par l’esprit humain. Dialectique dont il annonce à la toute fin de l’article qu’elle est l’objet d’un film à venir de Sergueï M. Eisenstein, qu’il venait d’écouter dans une conférence mouvementée à la Sorbonne durant laquelle la projection de La Ligne générale (1929) avait été interdite. En menant à bien un tel projet, le cinéma accomplirait alors un prodige : « la détermination d’un développement dialectique de faits aussi concrets que les formes visibles serait bouleversante9 ». De ce film à venir, vraisemblablement le projet fantasmé par Eisenstein d’une adaptation cinématographique du Capital (1867), il ne fut plus jamais question dans l’œuvre de Bataille. Mais dans le quatrième numéro de la revue Documents fut publiée une planche qu’Eisenstein composa lui-même à partir de photogrammes de La Ligne générale découpés dans la pellicule interdite de projection, où la monstruosité de la figure humaine prenait un autre sens que dans les planches anatomiques de Regnault ou les planches phrénologiques de Galton, celle de l’expressivité extatique du visage, à l’endroit où il se perd dans l’animalité ou dans l’informe. Pour Bataille, toutes les images anthropomorphiques se meuvent, se transforment et s’altèrent dans un jeu entre la nature monstrueuse des formes animales et l’extase passionnée de la figure humaine.

Une contre-leçon

7La description des métamorphoses morbides du soleil dans l’œuvre de Vincent Van Gogh prenait place dans un article consacré au sens psycho-anthropologique de son automutilation. Bataille y remarque que c’est en pleine époque des Tournesols (1887-1889) que Van Gogh s’est coupé l’oreille. Il rapproche cet acte de rapports cliniques sur d’autres gestes désespérés d’aliénés, mais aussi de toute une série ethnologique de pratiques sacrificielles d’automutilation, pour remarquer la place troublante que le soleil à chaque fois y occupe. Le biographème n’explique pas tant la peinture de Van Gogh qu’il vient lui-même peindre un fait anthropologique ou métapsychologique présenté dans les limites du pensable – le lien qui unit dans l’espèce humaine le soleil et la mort sous les espèces d’une violence retournée contre soi. Sept ans après l’article de Documents « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh10 », dans un deuxième texte sur l’artiste intitulé « Van Gogh Prométhée », écrit en 1937, Bataille résumera brutalement le rapt disciplinaire que sa pensée tente d’opérer en faisant de l’iconologie non plus une ressource pour l’histoire de l’art, mais une méthode pour l’anthropologie : « Ce n’est pas à l’histoire de l’art, c’est au mythe ensanglanté de notre existence d’humains qu’appartient Vincent Van Gogh11. »

8La revue Documents était sous-titrée « Archéologie. Beaux-Arts. Ethnographie », indiquant ainsi qu’on n’y séparait pas le discours sur l’art d’une enquête sur l’humain. Ce projet, Bataille le reprendra après-guerre, dans deux livres essentiels, d’ailleurs contemporains, Lascaux ou la naissance de l’art et Manet, publiés en 1955. Le discours esthétique de Georges Bataille a consisté à interroger l’image comme fait humain complexe, dépositaire d’un désir et d’une pensée qui ne trouvent d’autre lieu pour se dire. Les œuvres d’art intéressent Bataille en tant qu’elles sont les traces d’une archéologie de la vie communautaire des hommes, les éclats d’un non-savoir de l’être humain sur lui-même – sur l’érotisme, la cruauté et la mort, ou pour parler avec ses figures, sur les cadavres, les sacrifices, les orgies et les larmes – auxquels ni la philosophie ni la science n’auraient accès. Dans son texte sur Lascaux, Bataille explique que l’art naît comme abandon de l’animalité, comme transgression des « principes résidant à la régularité du travail12 » et comme ouverture à la sphère du sacré, de la fête et du jeu. Les hommes du paléolithique ont peint des animaux fortement ressemblants et des formes humaines dissemblantes à figure animale dans le temps même où, par ce geste, ils se dévêtaient de leur animalité, « comme s’ils avaient dû parer un prestige naissant de la grâce animale qu’ils avaient perdue13 ». Bataille fonde sa compréhension du geste créateur sur ses connaissances anthropologiques de l’âge paléolithique, qu’il doit essentiellement à sa lecture de l’abbé Breuil ; mais, en retour, sa description des tracés figuratifs de la grotte informe la compréhension d’un nœud anthropologique, d’un principe originaire – la naissance de l’humanité à elle-même par la médiation graphique de ce qu’elle perd : son animalité, l’objet le plus profond de sa mélancolie. L’art est ainsi compris comme le lieu du dépassement de l’angoisse par le désir.

9Dans le livre sur Édouard Manet, l’écrivain comprend la révolution moderne de son œuvre comme la traduction en image d’un changement anthropologique. Manet aurait été le premier peintre à se poser la question : « Que faire en art des aspects prosaïques de l’homme actuel14 ? », c’est-à-dire de cet homme en costume trois-pièces des grandes villes industrielles et marchandes. Bataille élit Manet au titre de héraut de la modernité, pour ne pas s’être contenté de simplement représenter cet homme des grands boulevards, comme il en formule le reproche à Courbet, mais pour l’avoir figuré par un travail sur l’absence, sur le retrait des mythes et sur l’intériorisation de la violence dont témoigne le jeu des reprises picturales : L’Exécution de Maximilien (1868-1869) est comprise comme une version apathique du Tres de mayo de Goya, et Olympia comme figuration de l’affront ressenti par la jeune prostituée de n’être, malgré son nom, qu’une fille trop humaine dénuée de tout esprit divin. De Lascaux à Manet, l’art désigne chaque fois une perte qui a exigé sa figuration par l’image – c’est la formulation de cette perte, plus que l’admiration des belles formes, qui a conduit Bataille à écrire sur les images.

Notes de bas de page

1 Georges Bataille, « Informe » [1929], dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, vol. 1, p. 217.

2 Georges Bataille, « Léonard de Vinci (1452-1519) » [1951], dans Courts Écrits sur l’art, Paris, Lignes, 2017, p. 192.

3 Georges Bataille, « Le jeu lugubre » [1929], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 211.

4 Roland Barthes, « Métaphore de l’œil », Critique, nº 195-196, 1963, p. 770-777.

5 Georges Bataille, « Soleil pourri » [1929], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 232.

6 Georges Bataille, « Les peintures politiques de Picasso » [1946], dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, vol. 11, p. 24-25.

7 Georges Bataille, « L’Apocalypse de Saint-Sever » [1929], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 168-169.

8 Carlo Ginzburg, PRT, p. 162.

9 Georges Bataille, « Les écarts de la nature » [1929], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 230. C’est Bataille qui souligne.

10 Georges Bataille, « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » [1930], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 258-270.

11 Georges Bataille, « Van Gogh Prométhée » [1937], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 500.

12 Georges Bataille, Lascaux ou la Naissance de l’art [1955], dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1979, vol. 9, p. 41.

13 Ibid., p. 62.

14 Georges Bataille, Manet [1955], dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 9, p. 143.

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