L’île d’Elbe
p. 145-152
Texte intégral
1Hervé Guibert a écrit plusieurs livres sur l’île d’Elbe qui, située entre la Corse et l’Italie, fait partie de l’archipel toscan. Au nord-est de l’île, non loin du village Rio nell’Elba, se trouve l’Eremo di Santa Catarina, un ancien ermitage qui fut le décor de plusieurs de ses photographies et d’une partie de son film La Pudeur ou l’Impudeur. Il avait rencontré Hans Georg Berger, alors directeur du Festival international de théâtre de Munich et propriétaire du monastère, en 1978, en Allemagne, à l’occasion d’une interview pour Le Monde. Rapidement, leurs liens se resserrèrent et naquit entre eux une véritable complicité. Hervé y venait régulièrement pour écrire et se reposer. C’est sur cette île qu’il a, selon ses dernières volontés, été enterré.
2Comme Maël, je n’y suis encore jamais allé. Comme lui, je pense m’y rendre un jour. La simple évocation de l’île me fait l’effet d’un juke-box : la chanson de Christophe qui marque le début du voyage sur l’île d’Elbe dans La Pudeur ou l’Impudeur se met en route dans mon esprit :
Eh, t’imagines
J’ai fait réviser la dauphine
Je plaque mon studio-cuisine
J’entends déjà les mandolines
Hey, j’improvise
Et si la forme de cœur, tu vises
Draguer en gondole à Venise
J’entends déjà les mandolines
Sous le soleil d’Italie
Sous le soleil d’Italie1
3Oui, je m’imagine très bien. J’arriverais en bateau. J’irais d’abord prendre un verre à la terrasse d’un bar ensoleillé. Un café ou un verre de vin, selon l’heure. Il y aurait un peu de vent. Je regarderais autour de moi et inspirerais fort l’air frais qui soufflerait. J’espère qu’il n’y aurait pas grand-monde, pas beaucoup de touristes. Je serais probablement très ému. Un taxi m’amènerait jusqu’au village le plus proche. Je monterais à l’ermitage, lentement. Silencieusement.
4Je pourrais faire ici « l’échafaudage du voyage » qui serait un « échafaudage romanesque2 ». Il se déroulerait « d’ici, de ce bureau calme qui donne sur ces maisons blanches et grises, sur cette grue qui grince un peu en pivotant, parmi mes livres, mes dossiers, dans ma quiétude, dans mon isolement3 ». Mais faut-il, pour les comprendre, écrire les choses une première fois avant de les vivre ?
*
5Forstfeld, le 23 janvier 2021
6Cher Fabio,
7Je ne suis jamais allé visiter l’île d’Elbe, en Italie, où se trouve l’ermitage Santa Caterina (Eremo di Santa Caterina). Je crois qu’Hervé Guibert en parle pour la première fois dans une nouvelle des Aventures singulières :
Le village est perché haut, certains le disent austère, avec ses ruelles étroites et escarpées, ses maisons grises et humides. La place du village, traversée par les voitures qui vont de Cavo à Porto Azzurro, est gardée symétriquement par deux cafés, le café-tabac des communistes et l’International Bar des démocrates-chrétiens. [...] Les vieux jouent aux cartes, les femmes vont chuchoter à l’église. Ils boivent un vin amer, elles se réfugient, dans l’humidité sombre de l’encens, sous la protection de leurs saints de plâtre coloré4.
8C’est un lieu et aussi un décor, avec des objets familiers à ceux qui fréquentent son univers. Dans Le Protocole compassionnel, il relate un de ses derniers séjours, peut-être même est-ce le dernier. Le Ddl5, le nouveau médicament qu’il attendait désespérément, lui offre la chance de revenir sur l’île :
J’ai été si heureux, hier soir, de me retrouver ici, j’avais cru que je ne reverrais plus jamais ce paysage, de retrouver Gustave et Gérard, de retrouver ma chambre, la sacristie, avec son vieux lit en fer sous sa moustiquaire en chapiteau, et tous les objets de mon séjour à Rome : la peinture du moine, le manuscrit d’Eugène encadré, l’Arlequin en damier coloré en équilibre sur son jeu de massacre, la Vierge en bois articulé achetée avec Jules à Lisbonne, la loupe dorée du xviiie, le Pinocchio que m’a offert Eugène et sa lampe en forme d’étoile, l’enfant noir de Mancini avec la chemise tachée de sang, la miniature des deux amants ligotés qui vont se jeter à la baille, la chouette empaillée, le petit portrait de l’enfant albinos, le grand tirage de la photo de Robin, du plus grand au plus petit, redisposés gentiment dans l’espace de la chambre par Gustave juste avant que j’arrive. J’aime tellement ces objets que j’hésite à les rapporter à Paris, ce serait en déposséder cet endroit où je veux être enterré, dans le jardin, sous le lentisque face à la mer, et en même temps ils me manquent à Paris6.
9C’est un endroit que j’imagine austère et chaleureux, sauvage et rassurant. C’est devenu, pour beaucoup d’admirateurs, comme nous, un lieu de pèlerinage. Hervé l’avait prédit7. Lorsque tu t’es rendu sur l’île, en 2016, tu en as rapporté des photographies que tu m’avais envoyées. Il y a le soleil, la lumière. On entend presque la brise qui souffle. On voudrait qu’un fantôme surgisse de quelque part, qu’une ombre improbable se dessine sur un mur.
10J’aimerais, Fabio, que tu me racontes ton voyage sur l’île. Que tu m’expliques ce qui amène aujourd’hui un « exégète » à réaliser la prophétie de celui que l’on étudie pointilleusement, ce qui pousse un « amoureux » à se recueillir sur « la tombe vide » d’un écrivain devenu icône.
11Je t’embrasse,
12Arnaud
*
13Bologna, le 6 avril 2021
14Cher Arnaud
15Je débarque sur l’île d’Elbe un beau jour de mai, le soleil tiède chauffe mon corps et le vent léger de l’après-midi soulève un peu la terre sur la place en la faisant tanguer. Il n’y a personne, j’imagine facilement que le village se cache derrière les rideaux : je n’ai rien à faire sinon attendre le taxi pour monter à l’Eremo. Je lève les yeux pour deviner la petite église de Santa Caterina, je les ferme pour mieux me figurer l’image photographique de ce lieu gravée dans ma mémoire, je les ouvre encore mais je ne vois rien. Je sens mon corps qui s’agite, je ressens cette même émotion indicible d’autrefois, de mon enfance, des jours de fête quand quelque chose allait assurément se produire.
16La femme du taxi ne connaît pas bien l’île, elle est en service depuis quelques jours, elle doit venir de Piombino ou Livorno ; elle s’excuse, moi je solidarise : on est des novices. Je lui raconte qui je suis et pourquoi je suis là : je cherche Hervé Guibert – c’est sous le coup de l’émotion que je dois dire cela – et je vais écrire un livre. Je le cherche, je ne le nie pas, j’espère trouver la raison de son amour pour cet endroit, l’enchantement qu’il devait ressentir lorsqu’il débarquait ici, quand il se promenait sur cette même ruelle avec son vélomoteur. Je l’admets, j’ai la curiosité un peu morbide de l’amateur à peine travestie par l’intérêt du spécialiste, je deviens rouge comme un amoureux qui avoue malgré lui le nom de l’être aimé. Je crois entendre sa voix, je peux facilement imaginer ses doigts écrire : « des exégètes tarabiscotés et pointilleux feraient le pèlerinage sur l’île d’Elbe pour se recueillir sur ma tombe vide8 ». Je dois ressembler à ce profil tracé une fois pour toutes, alors je prends des distances, je souris, je laisse devant la porte de l’église toute sanctification.
17Le gardien sourit à ma visite, il m’accompagne voir l’Orto dei Semplici, puis les plaques de marbre éparpillées dans le jardin qui portent inscrites les noms d’Hervé, Michel, Thierry, noms si familiers pour moi mais qui ne lui disent pas grand-chose. Je retrouve soudain le regard ébloui de celui qui s’abreuve à l’idée de toucher la terre frôlée par Hervé. Je ferme les yeux de temps en temps : cela doit ressembler à mon idée de bonheur.
18Je capte avec mon vieil Olympus ce quelque chose difficile à reproduire, je double l’opération avec mon iPhone, je multiplie mon regard ; je voudrais des photos à la Guibert ; les résultats me semblent déjà modestes. Avec le temps, j’éprouverai une sorte de calme devant le noir et blanc de ces photos, malgré le maniérisme des images, comme la béatitude d’avoir été là.
19Une fois rentré je me dis que je vais me mettre à l’écriture, cette journée sera mise en page, la fragilité de ces regards sera conservée à jamais : je ne le ferai pas ; aussitôt que je commence je me perds, la lumière blanchâtre me traverse la mémoire et m’empêche d’écrire quoi que ce soit. Je laisse jaunir cette page qui porte comme titre : l’écrivain et l’île.
20Les années passent, cinq ans, bientôt six ; je reviens à cette journée, à ces heures passées à l’Eremo, au désir non réalisé de voir l’intérieur de la sacristie. Je repense au gardien qui semble céder à ma prière de pénétrer à l’intérieur et qui revient vite sur ses pas, bloqué par le devoir : le patron ne voudrait pas, m’assure-t-il avec consternation et embarras. J’étais à deux pas de la vérité, de cette chambre qui a vu naître tant de livres, tant d’amour, tant de jouissances et de douleurs, la douleur de la fin sans doute : j’étais dans les livres, à deux pas du mien sans doute, et son refus me ramène à la réalité.
21Le pèlerinage prévoit encore deux étapes : le cimetière et la plage de Rio Marina. Je commence à douter de la vérité de mes informations ; le corps d’Hervé Guibert ne semble pas être ici. Je désespère et dans le désespoir j’apprends qu’il existe un autre cimetière, je ne me rappelle plus aujourd’hui si c’est l’ancien ou le nouveau. Sa plaque isolée sans aucune indication de naissance et de mort me fixe et me force à baisser les yeux. C’est ainsi donc, Hervé Guibert est là, fragile et éternel ; son corps de cendre n’existe certainement plus. Je me dis que sa main perdue est entièrement dans les livres, son cerveau atteint par le cytomégalovirus se trouve chez Minuit et Gallimard, sa beauté à la galerie Agathe Gaillard, à Paris.
22La plage de Rio Marina me semble la chose la moins poétique, je fatigue à retrouver l’idée de jeunesse et d’insouciance dont parle Guibert dans Le Mausolée des amants ; où sont-ils ces corps nus et bronzés, où sont-ils ces gars à l’allure de paysan et à la débordante sensualité, où est-elle la beauté fragile et menacée qu’on entrevoit dans La Pudeur ou l’Impudeur ? Je m’arrête devant la mer, je crois retrouver son corps encore jeune parmi la dizaine de corps qui se baignent, je les guette, je les désire d’un désir un peu littéraire sans doute.
23Je refais le chemin qui me ramène à Rio nell’Elba avec le même taxi, la même femme moins bavarde, fatiguée elle aussi. On reste muets pendant le trajet, on ne sait pas bien quoi se dire tous les deux ; elle doit sans doute réfléchir à l’étrange pèlerin que je suis tandis que moi, je refais le chemin à l’envers en essayant de fixer les repères : je ne veux rien oublier. Je garde surtout l’idée d’un lieu somme toute sauvage et austère, élégant dans sa nudité. Je ne fais que penser, depuis lors, aux étés de Guibert, à cette chambre envahie par la lumière où il écrivait ces pages sentant le soufre et l’encens, baignées d’éternité et menacées par la mort.
24Je repense aujourd’hui à cette île que je voudrais bien revoir, à ce voyage que je voudrais refaire, à ce livre sur l’écrivain et l’île que je n’ai pas écrit : l’écrirai-je un jour ?
25Je referme les yeux : la lumière blanche bouscule ma mémoire. Un fantôme surgit : c’est peut-être l’ombre que l’on distingue sur une de ces photos du pèlerinage. Je ne dirais pas que c’est lui, mais je parierais que c’est son ombre qui me guette.
26Pourquoi Hervé ? Pourquoi, Hervé ? Je ne sais pas, je ne sais rien ; il s’est imposé à moi, têtu et irremplaçable, j’ai dû céder, j’ai dû le suivre comme un amoureux. J’ai cru l’avoir trouvé à l’Elbe mais je ne suis pas sûr, je chercherais mieux dans ses livres. Je sais bien que je ne fouille pas comme il faut, je désespère au fond de le trouver comme un amant désespère d’être enfin comblé de son amour. Dans l’espace de l’attente, dans la réalité du rêve, j’écris enfin l’écrivain et l’île d’où j’extrais cette page.
27Je t’embrasse
28Fabio [Libasci]
Notes de bas de page
1 Paroles de la chanson L’Italie de Christophe.
2 Voyage avec deux enfants, p. 31.
3 Ibid., p. 33.
4 « L’arrière-saison », dans Les Aventures singulières, p. 78.
5 La didanosine est un médicament antirétroviral souvent utilisé pour le traitement du VIH (note de l’éditeur).
6 Le Protocole compassionnel, p. 117.
7 Voir la citation du Protocole compassionnel figurant dans la lettre adressée à Maël Bouteloup.
8 Le Protocole compassionnel, p. 129.
Auteur
Fabio Libasci est docteur en littérature française et chargé de cours à l’Université de Modène et de Reggio d’Émilie, en Italie. Il a publié des articles sur Marcel Proust, Roland Barthes et Hervé Guibert. Il a coédité Littérature et sida, alors et encore (Brill, 2016) et il a publié en italien Le passioni dell’io: Hervé Guibert lettore di Michel Foucault (Mimesis, 2018).
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