Conclusion
p. 299-304
Texte intégral
1La séquence politique et historique analysée ici se termine à la date où j’ai démarré mes recherches en intégrant le Centre LGBT de Paris. Dans une optique généalogique, j’ai donc tenté de mettre au jour les étapes cruciales qui ont conduit à l’émergence de la configuration militante que j’ai pu observer sur le terrain. Mais, au sens foucaldien du terme, une généalogie n’est ni recherche des origines ni quête du sens ultime et téléologique de l’histoire (Foucault, 1971). Ce serait plutôt une analyse des moments qui ont marqué historiquement, socialement et politiquement la production et la composition d’une forme particulière de militantisme et donc la formulation de répertoires d’actions (Tilly, 1984 ; Offerlé, 2008) et de partitions militantes spécifiquement LGBT.
2En effet, la production de discours qui participent à la politisation et à l’autonomisation du militantisme LGBT ne procède pas linéairement par une sorte d’irrésistible attraction vers l’égalité, tout comme la satisfaction des revendications portées par les associations n’est pas un débouché inévitable garanti par le modèle démocratique français et européen. Au contraire, j’ai montré comment les mouvements, les identités et les communautés sont produits et travaillés stratégiquement en réseau sur la base d’un savoir militant informé à la fois par une politique de la sexualité et par le projet d’une sexualité politique. Ce ne sont donc pas des structures naturellement instituées de cette histoire, mais bien plutôt des issues en tous points conçues et élaborées par l’action collective LGBT.
3J’ai aussi mis en évidence comment, s’enracinant dans un terreau militant existentiel, homophile d’abord, révolutionnaire ensuite, l’affirmation identitaire comme principe de militance émergeant à la fin des années 1970, ayant mené à l’investissement de territoires de l’homosexualité et à la mise en forme communautaire du mouvement dans les années 1980 et 1990, conduit à définir, dans les années 2000, un mouvement LGBT qui réunit en même temps une dimension politique unitaire et une dimension communautaire fondée sur la division et la spécialisation des groupes et des associations. Le mouvement inter-associatif LGBT français est donc un mouvement qui s’inscrit à la fois dans une dynamique démocratique et républicaine d’égalité des droits et dans une dynamique identitaire d’affirmation d’une autonomie politique. Mais, au regard des moments qui ont façonné l’histoire politique de l’homosexualité, mis au jour dans ces pages, il n’y a pas lieu de renvoyer dos à dos une tendance universaliste, que résume la demande d’égalité des droits, et une tendance communautariste, que représenterait l’affirmation identitaire, car ces deux aspects sont en réalité les deux faces d’une même médaille. Ces deux dimensions ne coexistent pas dans une contradiction fondamentale, elles sont au contraire le résultat conjoint de l’action simultanée des stratégies militantes et des conjonctures sociohistoriques où la logique de reconnaissance politique et la logique de reconnaissance communautaire se juxtaposent. Comme le souligne Elizabeth A. Armstrong étudiant le cas de San Francisco :
Le mouvement homosexuel s’est construit autour de trois dimensions : l’affirmation identitaire, la défense et la demande de droits et la commercialisation d’une subculture sexuelle. Corrélés dans un rapport de tension, ces trois agendas décrivent un mouvement en même temps unifié et divisé. (2002, p. 193)
4Cette enquête se termine ainsi au moment de la mise en place, dans la première moitié des années 2000, d’une forme de militantisme LGBT inter-associatif qui semble synthétiser – ne serait-ce que provisoirement et non sans difficulté de gestion interne – différentes logiques militantes dans une convergence inter-associative inédite. On pourrait d’ailleurs émettre l’hypothèse que c’est précisément en faisant de cette nouvelle convergence inter-associative une ressource politique que le mouvement LGBT français a pu récemment parvenir à élaborer une stratégie gagnante ayant abouti à l’adoption d’une loi donnant accès aux couples de même sexe au mariage et à l’adoption d’enfants (Prearo, 2013).
5J’ai proposé la notion d’espace du militantisme LGBT pour identifier un périmètre symbolique d’action à l’intérieur duquel les discours, les objets et les stratégies militants sont agis par une somme d’associations et de groupes selon des logiques de négociation, de concurrence et donc aussi de hiérarchisation. L’espace du militantisme LGBT définit ainsi une configuration spécifique et inédite dont on peut clairement situer l’émergence en France au début des années 2000 avec la naissance de l’association Inter-LGBT. C’est le résultat d’un travail militant de reformulation, de resignification et de reconfiguration de formes anciennes d’action collective, et donc de réactualisation de l’espace qui se définissait, en d’autres temps et en d’autres contextes, comme homophile (dans les années 1950 et 1960), homosexuel (dans les années 1970), gai et lesbien (dans les années 1980 et 1990), et qui confine aujourd’hui à, ou déborde sur, d’autres espaces militants, queer ou transpédésgouines, selon les orientations théorico-politiques particulières.
6En sociologie des mouvements sociaux, la notion d’espace a été introduite pour penser les réseaux d’interdépendance serrés à l’intérieur desquels l’action collective émerge, se structure et se politise autour d’une cause et en interaction avec d’autres causes, d’autres groupes et d’autres mouvements. Pour Lilian Mathieu, l’« espace des mouvements sociaux » définit globalement « un univers, doté de logiques, de modes de fonctionnement, d’enjeux et de références propres », au sein duquel « les différentes causes, et les organisations et les agents qui les portent, sont unis par des relations d’intensité et de nature variables » (2012, p. 9). Pour Laure Bereni, la notion d’« espace de la cause des femmes » invite à « penser l’architecture des luttes pour la cause des fem-mes » et à « restituer la grande pluralité de ces mobilisations, leur dispersion et leur encastrement dans des visions du monde variées et des univers multiples » (2012, p. 27). Plus large que la catégorie de « mouvement des femmes », cette notion « s’appuie en effet sur une définition de la contestation féministe qui rompt avec l’opposition traditionnellement tracée (par les actrices de ces mobilisations comme par leurs analystes) entre “mouvements” et “institutions”. Il inclut des sites de défense de la cause des femmes inscrits dans une pluralité de champs sociaux, dont des institutions (administration, partis, institutions religieuses, universités...) » (p. 28).
7Penser l’action collective LGBT en ces termes permet de s’interroger sur les techniques et les stratégies mobilisées par un ou plusieurs groupes à partir et à l’intérieur du réseau d’interdépendance militant visant à atteindre des objectifs politiques, mais aussi à construire un espace symbolique d’action. Cette notion invite dès lors à considérer les mouvements, les identités et les communautés, non comme des « essences » constitutives de la pratique militante, mais plutôt comme des objets travaillés dans et par les discours dans des contextes sociohistoriques particuliers dont une analyse en termes de moments politiques permet de saisir l’épaisseur et la signification. Ainsi l’espace du militantisme LGBT définit-il moins un périmètre aux contours nets que la pluralité des formes de mobilisation qui le traversent et le constituent ; cet espace est marqué par des divisions et des dynamiques identitaires, politiques, géographiques, historiques, etc., donnant lieu à des pratiques militantes et à des modalités d’inscription dans un mouvement plus large fortement hétérogènes.
8En effet, les processus d’institutionnalisation qu’implique l’unité d’intention inter-associative formulée, en France, à l’occasion de la mobilisation pour l’égalité des droits LGBT, ont révélé des logiques de normalisation et de légitimation de groupes qui se pensent ou se posent, dans le rapport au politique notamment, comme majoritaires. Ces processus ont donc fait apparaître ou réactivé, en retour, de nouveaux foyers militants et de nouveaux discours qui, dans l’espace des mouvements sociaux, explorent d’autres alliances. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre l’émergence de critiques queer des politiques LGBT mainstream (Edelman, 2013), d’associations proposant une approche intersectionnelle du militantisme LGBT associant le combat contre l’homophobie au combat contre le racisme (Davennes, 2013), mais aussi d’expériences politiques qui pour être à la marge de cet espace militant ne contribuent pas moins à en redessiner les contours, comme les mobilisations intersexuelles et asexuelles. L’usage variable des acronymes LGBTQ, LGBTQI ou LGBTQIA est d’ailleurs un indicateur particulièrement sensible des transformations en cours dans cet espace du militantisme LGBT qui se donne à voir plus sous la forme d’un archipel que d’une terre ferme et immuable.
9Les mouvements, les identités et les communautés en tant que catégories du pensable et du praticable militants sont donc des objets mouvants et changeants qu’il serait trompeur de situer sur la ligne d’arrivée de l’actualité politique pour en établir le caractère définitif et stabilisé. Si, d’un côté, l’inter-associativité LGBT constitue actuellement la forme prise par les interactions militantes et a permis une conjoncture politiquement favorable, de l’autre, la formation d’un espace symbolique partagé par les groupes et les associations, bien loin d’homologuer et d’homogénéiser les savoirs et les pratiques, précisément parce qu’il concrétise une convergence militante, fait apparaître d’autres clivages et d’autres lignes de fracture, donc de nouvelles divergences.
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