Chapitre 7. Un mouvement inter-associatif
p. 249-298
Texte intégral
UNE SOLUTION COMMUNAUTAIRE À UNE CRISE POLITIQUE : ACT UP
1Tandis que l’épidémie fait des ravages parmi les homosexuels, que l’association AIDES voit le jour en France entre 1984 et 1985 à l’initiative de Daniel Defert, compagnon de Michel Foucault (décédé de la maladie en 1984), les groupes homosexuels assistent à la disparition fulgurante de militants, d’amis, de compagnons et de personnalités-clés du monde homosexuel. Il n’est pas du ressort de ce travail de tracer l’histoire de la maladie ni même l’histoire de la lutte contre le VIH/sida. Il importe moins ici de souligner les problématiques spécifiques liées à cette maladie au sein du monde homosexuel que de mettre en évidence le contexte dans lequel intervient l’épidémie et les solutions proposées par les groupes pour y faire face à l’intérieur de l’espace du militantisme homosexuel. Il s’agit donc moins de saisir comment les groupes gais et lesbiens se positionnent vis-à-vis de la maladie et quelles nouvelles interrogations cette nouvelle maladie, touchant directement la sexualité, soulève du point de vue du mouvement homosexuel, que de comprendre comment dans un contexte de crise politique du mouvement la gestion de la maladie conduit à la mise en place d’une configuration militante nouvelle. Comment, alors qu’il se trouve dans une situation critique de gestion politique de l’unité et dans une dynamique de mise en forme communautaire qui amplifie la division interne du mouvement, et que l’urgence épidémiologique impose la prise en charge de nouveaux discours et de nouvelles actions, les groupes parviennent-ils à intégrer cette nouvelle donne ? Quelles réponses avancent-ils pour traverser cette crise politique ?
2La disparition du CUARH entre 1985 et 1987 laisse un vide de taille dans le mouvement, tant du point de vue de la structuration interne de l’action des groupes que du point de vue de la convergence entre groupes gais et groupes lesbiens. Aspect non négligeable que Catherine Gonnard souligne lorsqu’elle annonce la disparition du journal Homophonies :
Dès cette période [1982], Homophonies s’ouvre aux actualités étrangères toujours nombreuses et aux problèmes du racisme au sein des lieux commerciaux homosexuels. En même temps, le fossé se creuse entre les homosexuels masculins et les lesbiennes, pour cela deux phénomènes jouent : d’un côté l’intégration de plus en plus grande des homosexuels dans les secteurs commerciaux et de l’autre une radicalisation du mouvement lesbien. Homophonies par ses choix militants et de mixité se trouve juste à la croisée de ces deux voies. Une position délicate qui lui permet cependant d’être un lieu d’échanges entre les deux communautés. (1986, p. 13)
3Le problème que cette crise politique pose est de savoir quelle structure sera capable de porter les revendications nouvelles qui réunissent la lutte contre le VIH/sida, le rapport au politique et la structuration interne du mouvement. En réfléchissant sur des propositions de campagne contre la discrimination des malades, à l’occasion d’un débat organisé par l’association Gais pour les libertés, proche du Parti socialiste, Michael Pollak saisit de façon particulièrement claire la convergence militante qui s’impose dans ce nouveau contexte et vers laquelle le mouvement devrait se diriger :
Cette campagne devrait réunir des associations homosexuelles, celles qui s’occupent exclusivement du sida, et les associations de défense des libertés et antiracistes. Comme l’a rappelé un intervenant, le sida continue à toucher plus particulièrement les homosexuels, et une mobilisation contre la maladie et contre toute forme d’exclusion des personnes touchées devrait être complétée par la conquête de droits positifs pour les gais, tels le concubinage gai et une réforme du droit de succession. (1987, p. 9)
4À partir de ce constat, plusieurs initiatives voient le jour qui, dans un premier temps, semblent contribuer à un renouveau de la militance homosexuelle. Elles seront finalement toutes vouées à l’échec. Au mois d’août 1987, Jean-François Bernard relate, dans la rubrique « militance » de Gai pied hebdo, l’existence d’une nouvelle organisation : « Après le CUARH, une nouvelle fédération d’associations gaies est née : Agora. » (1987, p. 12) Dans la foulée, à « l’appel de l’Aris, une vingtaine d’associations se sont réunies les 17 et 18 octobre à Lyon. Sans heurts ni déchirements » (Cocand, 1987 b, p. 6). Un mois après cette rencontre, Pablo Rouy annonce la naissance d’une coordination nationale en vue des présidentielles. Il s’agit d’une coordination nationale homosexuelle (CNH) créée aux rencontres de Lyon par une trentaine d’associations s’étant réunies autour d’un projet de lettre aux candidats à l’élection présidentielle qui aborde précisément les trois sujets : politique, allant de la reconnaissance du caractère abusif du licenciement en raison de l’orientation sexuelle, à la reconnaissance civile et fiscale du couple homosexuel, à la légalisation de l’adoption par des homosexuel.le.s ou des couples d’homosexuel.le.s, aux questions plus délicates concernant la remise en cause des notions de « bonnes mœurs », « d’excitation de mineur à la débauche », de « détournement de mineur » ; communautaire, allant de la demande de soutien financier des associations lesbiennes et homosexuelles au même titre que les autres associations, à la reconnaissance de la déportation homosexuelle pendant la Seconde Guerre mondiale, à la défense de la liberté d’expression des médias homosexuels et lesbiens, à l’extension de la loi qui réprime l’incitation à la discrimination, à la haine, à la violence et à la diffamation et les injures par voie médiatique à l’orientation sexuelle ; et enfin, la lutte contre le sida, allant de la demande d’engagement pour une lutte contre l’exclusion des malades par des mesures telles que le fichage, le dépistage aux frontières, les « sidatoriums », le renvoi des établissements scolaires, à la lutte contre les discriminations de la part des organismes d’assurance et de prévoyance, à la mise en place d’un dépistage anonyme et gratuit et de dispositions empêchant toute ségrégation professionnelle à l’encontre des malades et des séropositifs1.
5Face à ce renouveau du militantisme en vue des élections présidentielles, les militant. e. s vont jusqu’à parler de « renaissance », puisqu’après « l’échec du CUARH dans les années socialistes, une nouvelle forme de militantisme est née : pragmatique et désidéologisée » (non signé, 1988, p. 9). En effet :
Les groupes homosexuels se font plus conviviaux, plus proches du quotidien des gens. Une foule d’associations est née. Pour faire du sport, collectionner les vieilles voitures, se retrouver entre jeunes, entre gourmets, [...] le sida a introduit l’homosexualité dans le champ sociopolitique. [...] Le militantisme s’est fédéré en coordination nationale homosexuelle en vue d’adresser à tous les candidats aux présidentielles une liste de revendications pragmatiques. (p. 9)
6Mais très vite on s’aperçoit que cet engouement n’était qu’illusoire. La descente est en effet particulièrement rude. Pablo Rouy parle d’un fiasco parisien de la journée nationale de la Coordination, mais souligne, en même temps, son « succès en province » (1988 a, p. 11). À partir du numéro 305 de Gai pied hebdo, datant de début février 1988, à l’occasion d’un changement de formule du journal, les « actu du militantisme » disparaissent. En même temps, les groupes gais et lesbiens qui composent le mouvement et qui poursuivent sa mise en forme communautaire affirment clairement leur distance vis-à-vis de l’engagement politique. Ainsi, dans une interview parue dans Gai pied hebdo, Jacques Lemonnier, président des Gais retraités, à la question : « Issus du CUARH, les Gais retraités ont-ils une vocation militante ? », répond sereinement : « Non, les Gais retraités se réunissent pour se rencontrer : dans les faits, une vingtaine de participants réguliers. Beaucoup d’autres ne font que passer » (Povert, 1988 a, p. 23). À la veille des élections, sous le pseudonyme de Frédéric Le Tram (anagramme de son nom), Frédéric Martel, faisant partie à l’époque de groupes associatifs d’étudiants homosexuels, signe un article au titre particulièrement clair : « Association à but non politique ». D’après lui, s’il est vrai que « les associations gaies constituent maintenant une force que les partis doivent prendre – fût-ce à grand regret – en considération », il est vrai aussi que « l’esprit sportif, celui du discours médical ou des rencontres gérontophiles, n’implique pas automatiquement un engagement politique » (1988, p. 31). En effet, si la lettre rédigée par la coordination nationale homosexuelle a trouvé le soutien des organisations homosexuelles généralistes, des associations de services et d’activités communautaires comme Rando’s ou le Gai moto club, mais aussi une association comme AIDES, « n’ont pas signé la “Lettre aux candidats à l’élection”, pas plus qu’elles n’appelleront à voter pour un candidat précis » (p. 31). C’est le refus de s’engager politiquement : « “Un engagement politique a failli, dans le passé, susciter la disparition du club”, précise, pour expliquer ce refus, le président du Gai moto club ». D’autres, « conscients de la place à donner dans la société, signeront la lettre, en feront connaître les réponses [auprès des adhérents], mais ne prennent aucun engagement, “cette action est politique, mais non politisée”, explique le CGPIF (association sportive créée à l’occasion des jeux de Vancouver) » (p. 31). Enfin, décidément plus incompréhensible aux yeux de Martel, le refus d’AIDES, « qui n’a pas signé la “Lettre”, puisqu’elle ne se considère pas comme une association homosexuelle, [et qui] n’en est pas moins concernée puisque le thème du sida y est largement abordé » (p. 31).
7Un mois plus tard, Rouy dresse un bilan de la dernière coordination nationale homosexuelle et souligne son manque de cohésion : « si le premier objectif de la CNH [...] était d’obtenir des réponses des candidats aux présidentielles, on peut dire que le pari a été tenu » (1988 b, p. 13). Mais quant aux formes d’action mobilisées, il semblerait que l’échec soit criant :
L’autre objectif était de faire signer des pétitions de soutien. Là, cette forme « ringarde » de militantisme n’a pas beaucoup séduit. Seulement 1 500 signatures ont été recueillies, surtout en province (Marseille et Lyon tout particulièrement). Il faut reconnaître, selon les propres assertions de Christiane Jouve de Lesbia, que « le mouvement homosexuel s’est spécialisé dans le discours et ne fonctionne pas. On se noie dans les mots et les théories au lieu de travailler ». De même Gérard Bach réclame « une structure plus représentative qui aille porter au gouvernement les revendications ». (p. 13)
8L’élection présidentielle ayant eu lieu, la CNH disparaît. En effet, alors que des groupes gais et lesbiens poursuivent leurs activités et concentrent leurs énergies sur la construction d’un tissu social local, alors que ces groupes s’emploient à concrétiser la mise en forme communautaire de l’unité politique, le mouvement semble se vider de sa propre capacité à gérer l’unité, et se vide en même temps de sa force symbolique, et donc de sa capacité à rassembler dans une convergence politique les groupes et les associations. Ainsi, Rouy signe en octobre 1988 un article au titre lapidaire, « Adieu militant ! », dans lequel on apprend la disparition de la CNH, actée lors de la rencontre des homosexualités à Lyon les 15 et 16 octobre 1988 dans les locaux de l’ARIS, disparition qui « laisse la place à un regroupement ponctuel des associations quand le besoin s’en fait sentir : “Alors, exit le mouvement homosexuel ?” » (1988 c, p. 8)
9Certain.e.s des participant.e.s pointent précisément l’écart entre les réseaux existant sur le terrain et la mobilisation politique :
Christiane Jouve, de Lesbia, et Alain Modry, de l’ARIS, dressent le bilan de la CNH. Pas brillant. [...] Constat le plus douloureux ? « Il n’y a pas en France de sentiment d’appartenance à une communauté homosexuelle », ou plus cruel encore, « à part le fait d’être homo, nous n’avons peut-être rien à faire en commun », ce qui est faux vu l’histoire, la subculture gaie, les modes de vie et le sida qui sensibilisent et rapprochent à nouveau les individus, conclut le journaliste. (p. 8)
10Et c’est sur ce dernier combat qu’aux yeux de Pablo Rouy se creuse le fossé entre les groupes gais et lesbiens se laissant emporter par le courant de l’affirmation identitaire et de la mise en forme communautaire, et l’urgence de faire face aux ravages du sida :
Si ce thème est devenu le fer de lance des combats des homos et des lesbiennes aux States et en Angleterre, écrit-il, ce n’est pas la préoccupation majeure des associations présentes à Lyon [...]. Pourtant, le sida agit en tant que révélateur social de nombreux problèmes et revendications des homosexuels. Par exemple : le couple ou le lien homo, l’héritage, les discriminations. (p. 8)
11Cette réflexion se poursuit dans les colonnes du journal et se radicalise sous la plume d’Éric Lamien qui signe début janvier 1989 l’article « Exit la militance », dans lequel il constate : « Il est fini le temps des revendications pour être heureux. Les gais d’aujourd’hui préfèrent un bonheur tranquille, sans confettis ni cotillons. » (1989, p. 58) Est-ce que cela veut dire que l’on peut être « homo et heureux de l’être, en 89, quand on a entre vingt et trente ans ? » :
Oui, dans l’ensemble pour cette catégorie d’âge, la société ne représente plus une menace, un frein pour vivre, sinon le bonheur parfait, du moins le mieux possible son homosexualité. [...] La référence à une identité collective disparaît [...]. (p. 58)
12Et de poursuivre :
La militance ? Les jeunes homos rencontrés en parlent avec le même détachement, un rien dédaigneux, qu’ils affectent pour la politique : « Les groupes homos, c’est vrai qu’on leur doit sans doute beaucoup, ils ont fait avancer les choses, à l’époque c’était nécessaire. Mais maintenant ils ne représentent plus rien. [...] On n’a plus besoin de ces prétendus porte-parole qui parlent dans le vide » (Yann vingt et un ans, Paris). (p. 59)
13Une enquête réalisée par le Mouvement d’information et d’expression des lesbiennes (MIEL) en 1988 fait le même constat amer :
La majorité [des répondantes] se définit comme lesbiennes dans le quotidien mais n’éprouve pas le besoin de rattacher cette démarche d’affirmation individuelle à celle d’un groupe. Elles préfèrent que leur mode de vie soit reconnu et mieux intégré dans le tissu social que de s’engager dans un groupe lesbien. Cette démarche ne comporte-t-elle pas le risque de la disparition de l’élément subversif d’un mouvement lesbien (remise en cause de la société sexiste et patriarcale) et ne réduit-elle pas le lesbianisme à un choix sexuel en en éliminant la dimension politique ? (1989, p. 10)
14Entre-temps, face à l’étendue de la maladie dans le monde homosexuel, des voix commencent à se faire entendre pour une mobilisation des homosexuel. le. s et des associations gaies dans la lutte contre le VIH/sida. Un article de Pablo Rouy sur la conférence mondiale sur le sida s’étant tenue à Stockholm du 12 au 16 juin 1988 soulignait déjà cette nécessité :
La IVe Conférence mondiale sur le sida de Stockholm a vu la création d’un Comité d’urgence international des gais et des lesbiennes, né de l’absence de reconnaissance du rôle des associations gaies dans la lutte contre le sida, ainsi que des problèmes spécifiques rencontrés par les homosexuels face au virus. [...] Le comité ne veut pas que les homos soient seulement victimes, mais aussi acteurs de tous ceux qui se battent pour vaincre le virus. (1988 d, p. 12)
15Ainsi une vision identitaire de la maladie commence à être formulée :
Bien sûr il y a des gens pour nous dire, nous écrier qu’il ne faut plus dire homosexuels mais pratiques à risques. Bien sûr, le fait d’être homo n’implique pas d’être à « risques » [...]. Moi je reste convaincu que pour changer de « pratiques » il faut s’appuyer sur son identité [...]. S’il y a des gens qui revendiquent leur homosexualité pour faire des choses contre le sida, il faut les y aider ; il faut utiliser toutes les possibilités. C’est un gros travail à entreprendre. Il y a presque une reconstruction de d’identité à faire. (Povert, 1988 b, p. 10)
16Au même moment Larry Kramer publie son fameux recueil d’articles, Reports from the Holocaust. The Making of an AIDS Activist (1989). Dans ses articles, Kramer, fondateur d’Act Up, incite les homosexuels à prendre conscience de la catastrophe qui s’abat sur eux et les somme de réagir face à l’inaction dont font preuve les responsables politiques et les organismes sanitaires. Didier Lestrade se fera très rapidement le porte-parole du message de Kramer en France (1988, p. 56-62). D’un autre point de vue, Pablo Rouy, en février 1989, suite aux quatrièmes rencontres des homosexualités ayant lieu à Lyon les 28 et 29 janvier, et à l’approche des élections municipales, insiste sur la nécessité d’intégrer la question du VIH/sida dans l’agenda militant :
Les militants, une fois de plus, ont préféré recourir à leurs pratiques désuètes, c’est-à-dire envoyer des lettres plutôt qu’utiliser la force des médias. Il est regrettable que le sida n’ait pas été évoqué dans sa dimension sociale, car quel meilleur terrain de lutte pour réclamer des logements aux mairies, la reconnaissance du concubinage, l’information sexuelle et la prévention en milieu ciblé ? Mais le militantisme à l’anglaise façon Act Up n’est pas près d’effleurer l’esprit de nos militants. La prochaine réunion aura lieu en octobre... D’ici là, espérons que d’autres initiatives viendront interpeler ceux qui nous gouvernent. (1989 a, p. 9)
17De nombreuses études existent sur le sujet (Pinell, 2002 ; Broqua, Lert & Souteyrand, 2003 ; Broqua, 2006 ; G. Girard, 2013). Elles permettent de comprendre les dynamiques à la fois épidémiologiques, sociales et politiques qui caractérisent l’arrivée du virus en France, sa propagation et la spécificité des conditions d’infection au sein du monde homosexuel, et les mobilisations qui ont émergé pour y faire face. Ces travaux ont étudié, plus particulièrement, les stratégies de prévention mises en place en 1981 (date de déclaration des premiers cas aux États-Unis), 1982 (date de déclaration des premiers cas français), 1983 (date de création de l’association homosexuelle Vaincre le sida), 1985 (date de création d’AIDES), et enfin 1986-1987, deux années durant lesquelles l’association AIDES se développe.
18Dès 1986, on voit émerger, à travers une enquête réalisée par Pollak auprès des lecteurs de Gai pied hebdo, une forte attente quant à la prise en charge par le mouvement homosexuel de la question du VIH/sida. En effet, 96 % des répondants considèrent la lutte contre le VIH/sida comme une revendication « très importante », bien devant la revendication du « concubinage gai » qui est jugé comme très importante uniquement par 52 % des répondants (Pollack, 1987). Si, bien évidemment, ces chiffres ne sont pas représentatifs des homosexuel.le.s français, mais uniquement des lecteur.trice.s du journal, et donc d’un lectorat sensibilisé à la thématique en raison de la place grandissante qu’occupe le VIH/sida dans les colonnes de la revue, ils sont néanmoins indicatifs d’une réelle préoccupation militante de voir le mouvement homosexuel et les groupes le composant s’engager dans la prise en charge de la lutte contre le VIH/sida.
19Au même moment, la question de l’homosexualisation du sida commence à se poser de façon particulièrement intense. Didier Lestrade, cofondateur et premier président d’Act Up-Paris, retrace dans son livre Act Up : une histoire, la trajectoire qui l’a amené à fonder le groupe, en s’inspirant de l’exemple américain et en s’éloignant de l’association AIDES :
Je n’étais pas du tout proche de Le Bitoux et Fougeray [qui lui conseillent de réfléchir à l’éventualité de lancer lui-même Act Up en France], je les considérais même d’une autre génération, celle du GLH, celle du Gai Pied première formule. Mais je respectais leur autorité, il s’agissait de fondateurs. Ils avaient forcément un point de vue intéressant. Ils avaient réfléchi à la possibilité d’un groupe en France. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai aussi réalisé que je ne rejoindrai pas une autre association, comme AIDES. J’avais longtemps écarté le projet Act Up en essayant de me convaincre qu’AIDES était plus pour moi. Après tout, ils étaient là depuis le début, et il fallait bien leur donner ce crédit. (2000, p. 35)
20Et c’est précisément en participant à des réunions de l’association que Lestrade décide de s’en détacher :
Puis le 1er décembre 1988 est arrivé. C’était la première Journée mondiale contre le sida. Je devais faire un article pour Le Gai Pied sur les préparatifs de cette journée et j’ai participé aux réunions dans le local d’Aides, dans le Xe arrondissement. Ce que j’y vis me causa une grosse déception. [...] Ce qui me choqua c’était l’attitude du président d’Aides-Île-de-France, Jean-Paul Baggioni. Il était très gêné face aux associations gays prêtes à bouger sur le front du sida et demandant plus de crédibilité. [...] Finalement, Aides s’arrangea pour que toute mention de l’homosexualité soit écartée. (p. 35-36)
21C’est cette configuration qui se met en place dans la seconde moitié des années 1980, qui voit la militance homosexuelle attachée davantage à l’affirmation identitaire et à sa mise en forme communautaire sur un plan local – les réseaux de localité communautaire – qu’à un militantisme politique et revendicatif. L’unité politique du mouvement se trouve ainsi mise en danger par une absence de coordination sur le plan national et par la réticence des grandes associations de lutte contre le sida comme AIDES d’associer homosexualité et sida. La tension politique qui travaille le mouvement dans la première moitié des années 1980 débouche sur une crise politique profonde dans la seconde moitié.
22En mai 1989, Franck Arnal fournit probablement l’une des analyses les plus lucides de la situation2, en inscrivant les années 1980 dans la continuité d’une dynamique de territorialisation de l’homosexualité pratiquée par les militant.e.s et les groupes dès la fin des années 1970 :
En une décennie, la revendication homosexuelle a connu une formidable explosion. À partir de 1979, en France, comme dans les grandes démocraties occidentales, on a vu s’imposer l’idée que les homosexuels allaient constituer une communauté forte et organisée. Des journaux, des associations, des clubs, des modes de vie [...]. (p. 30)
Dès 1985, on perçoit une crise du milieu homosexuel. Le sida dont on commence sérieusement à parler n’en est pas encore le responsable. La société française prend le tournant du libéralisme, du repli sur soi, du retour aux valeurs individualistes, sous couvert d’esprit d’entreprise, d’égoïsme à outrance. Au fond, ne se croyant plus marginal dans la société, l’homo moyen français a suivi le mouvement. Il a abandonné son ambition communautaire. Si tant est qu’il en ait eu une, un jour ! Les lieux associatifs mal gérés ferment les uns après les autres. Le CUARH disparaît en 1985. (p. 33)
23Et pour terminer, « fin 1989, tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes gais ? » se demande-t-il :
Répondre par l’affirmative serait oublier les milliers d’homos qui attendent l’espoir d’une thérapie efficace contre le sida. Ce serait nier qu’en général, face à la maladie, l’homosexuel français reste seul et abandonné [...]. (p. 34)
24Lorsque Lestrade affirme qu’en 1989 « Act Up est arrivé au moment où la coupe de la négation de l’homosexualité était pleine » (2000, p. 49), il se réfère à l’attitude généraliste et faiblement identitaire d’AIDES. Mais il exprime aussi, sans doute, le sentiment d’une crise diffuse au sein du mouvement homosexuel qui atteint en 1989 son paroxysme. La naissance d’Act Up en France s’explique donc par la convergence entre différents facteurs, dont l’émergence de la figure du séropositif qu’implique la mise en place de tests de dépistage (Broqua, 2006, p. 47-51). En effet :
la création d’Act Up en France à la fin des années 1980 s’inscrit dans un contexte marqué par de profondes transformations qui vont jouer comme autant de conditions favorables à sa réussite. [...] Ce qui fait le succès d’Act Up à l’époque est sa proposition, alors unique, d’articulation entre homosexualité et sida, ou encore d’engagement homosexuel contre le sida. (p. 51)
25C’est donc dans ce contexte de crise politique du mouvement homosexuel qu’Act Up-Paris voit le jour lors de la Gay Pride de juin 1989. L’événement frappe les observateurs qui semblent apercevoir un début de sortie de crise. En effet, Anne-Laure Soubielle, par exemple, écrit dans les colonnes de Lesbia :
Si pour le plus grand nombre, la Gay Pride évoque avant tout la manifestation annuelle des lesbiennes et des homosexuels, c’est aussi l’occasion pour les différentes associations gaies de se faire connaître et de présenter leurs initiatives à l’ensemble de la communauté. [...] Une association vient de voir le jour et a retenu notre attention : Act Up. Cette effervescence dans le mouvement gai témoigne de la volonté de la communauté de mener une lutte vigoureuse tant dans le domaine de l’égalité des droits que dans le domaine du sida. (1989, p. 24)
26De même, Rouy relate l’événement dans Gai pied hebdo en donnant la parole à Lestrade. Ce dernier y marque en même temps sa distance avec les formes de militantisme historique et annonce l’apparition d’une nouvelle ère du militantisme homosexuel :
Si nous n’avons pas commencé plus tôt, c’est qu’aucun d’entre nous n’a un passé militant, style CUARH ou GLH... Nous ne voulons pas, pour l’instant, faire de la désobéissance civile comme aux États-Unis, mais donner une image positive du sida. Le sida n’est pas seulement la maladie ou la mort, mais un mouvement d’action. C’est un de nos slogans : « Action = vie ». Un mouvement de prise en charge, de dignité, de fierté gaie. (Rouy, 1989 b, p. 10)
27Si Act Up-Paris, de la volonté même de ses fondateurs, naît pour répondre à un contexte de très forte crise politique du mouvement, quelles sont en réalité les ressources mobilisées à l’intérieur du mouvement et quelles sont les directions nouvelles qui se dessinent à partir de l’apparition publique du groupe ? Dès l’origine, Act Up-Paris s’inscrit moins dans le référentiel du mouvement que dans celui de la « communauté » homosexuelle. En effet, dès septembre 1989, Didier Lestrade, Pascal Loubet et Pierre Plazen affirment :
Nous aurions pu descendre tout de suite dans la rue, organiser des manifestations. Nous allons le faire, mais avant tout, nous voulons être un groupe de prise de conscience. Parce qu’il n’existe pas en France de communauté homosexuelle en tant que telle. (1989, p. 25)
28Et d’insister sur la nécessité de constituer une communauté :
J’ajouterai que ce qui permettra de stopper la crise du sida, ce n’est pas seulement la lutte médicale. C’est aussi la constitution d’une communauté. C’est capital. Les pédés se retrouvent face à un problème comme jamais ils n’en ont connu auparavant. Le sida doit être un catalyseur pour créer une réelle communauté. (p. 25)
29Dans un entretien récent, Lestrade revient sur cet événement fondateur en l’associant clairement à une « logique communautaire ». À la question de la rédaction de Cosmopolitiques : « En quoi cette logique communautaire a-t-elle influencé votre mode d’organisation ? Ou vos actions ? », il répond :
Elle a été au centre de nos actions dès le premier jour puisque la première action d’Act Up a été un die-in lors de la Gay Pride de 1989 (un die-in est une action pendant laquelle les manifestants s’allongent sur le sol pour simuler la mort). Trois mois plus tard, la seconde action d’Act Up était un dossier de presse sur le sida, résumant la situation de l’épidémie et présentant nos propositions. Ce dossier fut envoyé à chacun des députés lors de la rentrée parlementaire de 1989. (Lestrade, 2003, p. 137)
30La naissance d’Act Up-Paris se situe donc clairement « au terme d’une première période de l’épidémie où, lorsqu’ils traitent du phénomène de séropositivité, de sa réalité, de ses conséquences à venir, les médias ont tendance à informer en insistant sur la dangerosité potentielle et sur l’invisibilité de ceux qui sont atteints par le virus, tout en occultant par ailleurs leur parole » (Broqua & Pinell, 2002, p. 240). Mais elle se situe sans doute aussi au terme d’une décennie militante qui, partant d’une configuration politique marquée par une tension entre une dynamique d’unité et une dynamique de division communautaire, aboutit à une crise politique majeure du mouvement. Le fait qu’Act Up-Paris fonde son discours sur une logique communautaire pour produire un discours politique qui intègre homosexualité et sida participe à la construction en communauté de l’espace militant, et attribue donc à la représentation que les militant. e. s se font du mouvement une dimension fondamentalement communautaire. Le modèle actupien outre-Atlantique a été la véritable boîte à outils du groupe parisien, notamment durant cette première période de fondation et d’élaboration du projet :
Chieurs, colériques et pas près de lâcher leur proie ! Les militants d’Act Up-Paris, à l’instar de leurs modèles américains, vont se battre contre le silence et les discours mous qui entourent le sida. Un plus par rapport aux USA : la France est sociale et pas trop homophobe. Un moins : il n’y a pas de communauté gaie dans notre pays. Alors allez-y ! (Lestrade, Loubet & Plazen, 1989, p. 25)
31Cela suffit-il pour autant à en expliquer la fortune et, surtout, le rôle central qu’Act Up-Paris a joué entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 dans le mouvement homosexuel ? En répondant à l’attente quant à une réaction homosexuelle face au sida, l’adresse des fondateurs d’Act Up-Paris a été moins de réussir à implanter en France un modèle d’action militante de facture nord-américaine que de réussir la convergence entre unité politique, c’est-à-dire formulation d’un discours politique représentatif et légitime, et division communautaire, c’est-à-dire mise en réseaux des groupes gais et lesbiens locaux constitutifs du mouvement. Autrement dit, en tenant compte de son contexte d’émergence, on peut dire qu’Act Up-Paris représente une solution communautaire à une crise politique. Sa naissance participe donc d’une volonté de mettre un terme à la crise politique du mouvement en mobilisant les ressources communautaires des groupes, pour répondre notamment au contexte inédit provoqué par l’apparition du VIH/sida.
LE CENTRE GAI ET LESBIEN : D’UNE CRISE À L’AUTRE
32Si la naissance d’Act Up-Paris constitue une sortie de crise politique pour le mouvement homosexuel, il n’en reste pas moins que cette solution communautaire conduit à des difficultés d’organisation et de conciliation des perspectives d’action divergentes entre les groupes. L’émergence de l’affirmation identitaire comme politique communautaire du mouvement était, dans un premier temps, caractéristique d’un moment de détachement des cadres traditionnels du militantisme politique et d’institution politique du mouvement selon un principe d’accueil, ce qui avait abouti à la formulation d’une militance homosexuelle spécifique. La solution communautaire que propose Act Up-Paris constitue, dans ce contexte inédit, un aggiornamento de cette politique de l’identité, contribuant à transformer la configuration de l’espace du militantisme homosexuel en cette fin des années 1980.
33Les questions qui se posent avec la naissance d’Act Up-Paris et l’adoption de la forme communautaire comme principe de gestion politique du mouvement sont alors les suivantes : comment le principe de localité communautaire influence-t-il la gestion politique du mouvement ? Quelles actions concrètes va-t-il produire ? Comment les groupes gais et lesbiens vont-ils composer avec ce nouveau principe de gestion dans un moment marqué par la lutte contre le VIH/ sida ? Quelles nouvelles acceptions la politique de l’identité assume-t-elle dans ce contexte ?
34Act Up-Paris est à l’origine un groupe parisien qui se situe en tant que tel dans l’espace parisien du mouvement, ce qui explique, en grande partie, la « virée » parisienne à laquelle on assiste au début des années 1990. Si, en général, l’histoire du mouvement homosexuel se réduit, dans les travaux universitaires, à n’être qu’une histoire locale géographiquement circonscrite à Paris intra-muros, ce n’est pas seulement par effet d’un aveuglement de la recherche ou par la difficulté d’accès aux documents d’archives. C’est surtout parce que tout au long des années 1990, une dynamique centripète se met en place qui attire la mobilisation politique et militante et les financements vers les groupes implantés dans la capitale. C’est donc cette dynamique et sa mise en place en deux temps qu’il s’agit de cerner : la mobilisation qui oriente l’action des groupes vers la convergence politique et la mise en forme d’un réseau parisien de localité communautaire que les financements en provenance des fonds de lutte contre le VIH/sida permettent de réaliser.
35L’émergence d’Act Up-Paris dans un contexte associatif politiquement morose apporte un argument militant particulièrement mobilisateur qui exploite la sémantique identitaire homosexuelle et la conjugue à l’expérience de la maladie. Comme le dit Didier Lestrade : « Je me suis senti dix fois plus homosexuel à partir du moment où je me suis affirmé en tant que séropositif ; le sida, c’est l’ultime frontière de l’homosexualité » (1991, p. 52). Au-delà de l’action ciblée du groupe – dont il ne s’agit pas ici de suivre la trajectoire, mais plutôt de comprendre la reconfiguration que produit son émergence dans l’espace du militantisme homosexuel –, la mobilisation militante légitimée par la politique d’affirmation identitaire revendiquée par Act Up-Paris focalise d’emblée son attention sur le projet d’un « gay center » parisien. Au début des années 1990, le militantisme homosexuel ne se comprend plus comme une forme particulière de militance homosexuelle. L’expression même de militance semble progressivement abandonnée car moins adaptée au contexte.
36Dans un article sur l’idée de gay center, le responsable d’Agora, nouvelle coordination éphémère des groupes gais et lesbiens, Dominique Touillé, affirme : « S’il n’y a plus de militance pédé, c’est parce qu’il y a le sida. Le nouveau militantisme est un militantisme anti-sida et en même temps un militantisme très fortement homosexuel » (Sellier, 1990, p. 15). Le militantisme homosexuel s’entend désormais comme une forme d’action qui vise à la fois l’affirmation identitaire de l’homosexualité et l’affirmation de la lutte contre le VIH/sida comme facteur de mobilisation identitaire. Avec la crise de la fin des années 1980, l’unité politique du mouvement cesse d’être le fondement de l’action militante et, surtout, cesse d’être l’horizon politique visé par la convergence des groupes. La notion même de mouvement tend à s’éclipser des discours militants, au profit d’une dynamique communautaire de différenciation et de spécialisation. Ce que décrit dans une courte description du paysage « homosocial » Hugo Marsan à l’occasion du deuxième
Les groupes de militance, attachés à la défense des homosexuels et à la reconnaissance de leurs droits, se spécialisent de plus en plus et s’attachent à un aspect pratique de notre vie, que ce soit dans le domaine des droits juridiques, du respect de notre mémoire, de notre influence sur la politique, des rapports des religions et de l’homosexualité, des loisirs [...]. C’est ainsi qu’avocats, politiques, retraités, parents d’homos, très jeunes, étudiants, médecins, intellectuels, journalistes, philanthropes [...] se regroupent et agissent face à des objectifs précis, dans une action concertée et bien définie [...]. Le sida est au centre de nos préoccupations et les associations qui luttent contre la maladie, instruisent sur la prévention et aident les séropositifs dans les démarches médicales, juridiques et professionnelles, sont largement représentées [...]. L’heure est à l’efficacité. (1990, p. 8-9)
37Cette spécialisation des groupes débouche au même moment, entre la fin de l’année 1989 et le début de l’année 1990, à l’initiative notamment de Jean Le Bitoux et de Didier Lestrade, sur la constitution du Collectif parisien des associations homosexuelles et de lutte contre le sida. L’objectif visé est la mise en place du projet de gay center. Le Collectif se réunit durant l’année 1990, mais très vite des tensions et des désaccords émergent autour du projet. Ayant assisté à la réunion du 8 novembre 1990, Pablo Rouy écrit :
Atmosphère très tendue au Crips, le 8 novembre dernier, lors de la réunion du Collectif parisien des associations homosexuelles et de lutte contre le sida. En effet, les statuts élaborés par Thierry Meyssan, président du projet Ornicar, ont été désapprouvés par la plupart des associations présentes. [...] Ainsi, les représentants de David & Jonathan, tout comme ceux de GPL, HES, Lesbia, SPG, Act Up-Paris ont fermement soutenu l’idée d’un collectif informel, ouvert à tout le monde, et non d’une association contrôlée par une des tendances du collectif. [...] Franck Arnal devait en déduire que l’ensemble du collectif n’est pas mûr pour s’inscrire dans une telle dynamique, constat repris par une grande partie de l’assistance. Il a rappelé que le principal but du Collectif était la création d’un centre gai et en a souligné les enjeux politiques : « Dominique Charvet (directeur de l’AFLS, ndr) est intéressé par cette initiative non pas pour un centre gai en tant que tel, mais pour la constitution de deux pôles homosexuels, l’un juridique, l’autre médical ». (1990, p. 10)
38Lorsque le projet se concrétise, grâce notamment à la subvention annoncée de 117 000 francs par l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS), la Maison des homosexualités ouvre ses portes non sans déchirements. Si ce nouveau projet rassemble l’enthousiasme unanime des groupes, notamment en raison du fait que « les concepteurs de ce lieu (Thierry Meyssan, Frédéric Edelmann, Jean Le Bitoux) s’engagent à “réfléchir, observer et analyser les besoins en matière de prévention et d’information dans la communauté gaie” » (Rouy, 1991, p. 13), un accord sur sa direction semble difficilement envisageable. Si l’inscription communautaire de la Maison des homosexualités, et donc la volonté d’instituer ce lieu comme un lieu de convergence de l’action des groupes parisiens au sein du mouvement, est explicitement évoquée, sa mise en œuvre demeure hautement problématique. En effet :
si incroyable que cela paraisse, les associations homosexuelles parisiennes n’avaient pas encore trouvé à cette époque le moyen de se rencontrer pour parler des besoins et des actions à mener en milieu gai. Un leitmotiv : la prévention passe par la mobilisation homosexuelle sur les droits des gais et la création de services spécifiques. [Mais] comme d’habitude dans le mouvement homosexuel, l’ouverture d’un tel lieu a provoqué des ambitions. Il y a eu des batailles épiques, querelles, coups bas. Bref, les initiateurs du projet ont été en partie écartés [...]. (Lacombe & Durand, 1991, p. 58)
39Dès l’ouverture de la Maison des homosexualités, qu’annonce le magazine Illico (Non signé, 1991, p. 9-10), le réseau de localité communautaire formé par les groupes gais et lesbiens parisiens, prenant en charge à la fois l’affirmation identitaire de l’homosexualité et la mobilisation identitaire dans la lutte contre le VIH/sida, s’enfonce dans une contradiction interne. En effet, on attendait du gay center parisien qu’il réalise l’unité politique du mouvement à partir d’une mise en forme communautaire, c’est-à-dire que le réseau des groupes gais et lesbiens parisiens parvienne à garantir la gestion politique du mouvement grâce à la convergence qu’avait promis le succès fulgurant d’Act Up-Paris et de sa politique homosexuelle de lutte contre le VIH/sida. C’est en réalité un constat de profonde division communautaire que les difficultés de gestion du projet de gay center révèlent. Selon Thierry Meyssan, animateur contesté du projet, la Maison n’a pas pour vocation de « représenter » le mouvement :
Nous nous sommes donnés deux grandes règles de fonctionnement : la neutralité du lieu et la notion de service. Tous les individus et toutes les associations qui participent à la Maison des Homosexualités conservent chacun leurs options, leur histoire, mais acceptent le fait que le lieu soit accessible de manière égale à tous ceux qui développent des idées, des options différentes, voire opposées [...]. (Meyssan & Faucher, 1991, p. 52)
40Et Meyssan de conclure catégoriquement : « Et, par la notion de service, nous abandonnons toute idée de représentativité », puisque « le Centre ne sera représentatif que des associations qui s’y investiront, pas de la communauté gaie dans son ensemble » (p. 54).
41L’événement tant attendu se réduit à n’être que le reflet d’une profonde division communautaire, aucune représentativité, aucune unité politique du mouvement ne semblant réalisable. La mise en forme communautaire du réseau des groupes parisiens prônée par Act Up-Paris, et concrétisée grâce à la nouvelle mobilisation homosexuelle dans la lutte contre le VIH/sida qui permet une convergence temporaire, ne parvient pas à représenter le mouvement homosexuel dans son ensemble.
42La naissance de la Maison des homosexualités en 1991, puis du Centre gai et lesbien en 1993, bien loin d’être la solution communautaire à la crise politique en cours, installe le mouvement dans une crise communautaire. La forme communautaire du mouvement, bien loin de donner lieu à une forte structuration interne et donc à une solidité politique, contribue en réalité à le fragiliser en accentuant les clivages et les divisions internes. Ainsi, si dans les années 1980 la reconnaissance politique avait conféré au mouvement une unité symbolique lui permettant de se structurer, de se fédérer et de s’organiser, notamment dans les régions, dans les années 1990 la mise en forme d’un réseau de localité communautaire (ici un réseau parisien) se révèle incapable de structurer le mouvement et de lui conférer une unité politique. Ce qui signifie que, tandis que la forme communautaire se déploie dans les territoires de l’homosexualité, le mouvement perd de sa force symbolique. L’unité politique, perdant de sa capacité à structurer les groupes gais et lesbiens, ne se manifeste que sous la forme de la visibilité homosexuelle lors des grandes manifestations comme la Gay Pride. En 1992, par exemple, alors que la Maison des homosexualités affiche son caractère d’espace neutre et non représentatif, « l’association Gay Pride (loi 1901) [qui] est chargée de coordonner la marche du 20 juin à Paris » et « qui réunit la grande majorité des associations homosexuelles » organise une pétition publique sur le thème « homosexualité et sida » dans l’« objectif d’exprimer la visibilité de la communauté gaie et lesbienne et aussi son impatience face à certaines urgences », et notamment d’exprimer « ce qu’attend la communauté homosexuelle des pouvoirs publics » (Non signé, 1992).
43Si la marche a pris tellement d’ampleur dans les années 1990, c’est précisément parce que cet événement devient un temps symbolique d’affirmation d’une unité politique du mouvement face aux difficultés internes de structuration. Le réseau de localité communautaire des groupes parisiens ne parvient pas à structurer le mouvement en une organisation unitaire mais parvient, en revanche, à mobiliser tous ceux et toutes celles qui, d’une façon ou d’une autre, participent à la gestion de ces réseaux, font appel à leurs services ou les traversent tout simplement, concrètement, virtuellement ou uniquement par proximité citoyenne.
44Si la solution communautaire apportée par Act Up-Paris semblait dans un premier temps avoir mis un terme à la crise politique de la deuxième moitié des années 1980 en assurant la convergence des groupes dans le projet de gay center et dans l’affirmation identitaire d’une politique de lutte contre le VIH/sida, la mise en forme communautaire des réseaux locaux constitués de groupes gais et lesbiens, mixtes ou non mixtes, se déploie selon un principe de division interne qui vide progressivement le mouvement de sa structure, en le réduisant quasiment à néant. Ce que révèle de façon particulièrement criante l’abandon de toute velléité de représentation du mouvement de la part des responsables de la Maison des homosexualités.
45Cette dynamique de dépérissement du mouvement au profit de la forme communautaire doit être mise en relation avec le début d’une politique publique de santé et des actions ciblées auprès de la population homosexuelle. Comme le remarque Pierre-Olivier de Busscher :
La mise en place de la politique préventive de l’AFLS a, dès lors, pour première conséquence la rationalisation du milieu associatif. Face à une myriade d’associations, la logique administrative favorise la constitution de dispositifs fédéraux permettant de limiter le nombre d’interlocuteurs : c’est le cas des Maisons des Homosexualités, des Centre Gais et Lesbiens ou de la Fédération Gémini. (1998, p. 32)
46Mais cette rationalisation implique à son tour la mise en place d’un « “partenariat” avec les pouvoirs publics » qui tend à une « re-politisation limitée des associations homosexuelles » :
Ainsi, certaines associations devenues « prestataires de services » peuvent, de manière légitime, avancer un certain nombre de revendications (sur la visibilité, sur l’égalité des droits) face aux pouvoirs publics. Mais, dans le même temps, certaines limites ne peuvent être franchies, par crainte de la rupture du partenariat. (p. 32)
47Le financement de la lutte contre le VIH/sida destiné aux associations homosexuelles implique, pour que l’action de prévention auprès de la population cible soit efficace, la mise en place d’un fonctionnement en réseau des associations destinataires de ces fonds et donc une mise en réseau des groupes eux-mêmes, puisque ce sont précisément les associations fédératrices qui sont ciblées par les bailleurs de fonds. La mise en place d’une politique publique de santé dans la lutte contre le VIH/sida produit ainsi une reconnaissance communautaire du mouvement qui, paradoxalement, contribue à l’affaiblissement de son discours politique.
48Si la reconnaissance politique du début des années 1980 avait conduit le mouvement à se diviser dans des réseaux de localité communautaire précisément parce qu’il bénéficiait d’un fort potentiel symbolique d’unité, la reconnaissance communautaire du début des années 1990 conduit les réseaux à s’organiser non plus selon un principe d’unité mais bien selon un principe interne de division et de différenciation. Il s’agit donc maintenant de comprendre cette nouvelle configuration dans laquelle la forme communautaire remplace l’unité politique et place la division interne du mouvement au cœur de sa gestion. Finalement, la « disparition » du mouvement homosexuel et la dynamique de division interne aboutissent, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, à la ré-institutionnalisation du mouvement en mouvement inter-associatif gai, lesbien, bi et trans.
« NI POLITIQUE, NI REVENDICATIF »
49On approche, au terme de cette étude, la fin des années 1990 et le début des années 2000, et donc le présent en train de se faire. Les discours portés par les mouvements actuels, par leur proximité temporelle, rendent difficile la tâche d’analyse et d’interprétation. En effet, les développements politiques récents – l’adoption du Pacte civil de solidarité (Pacs) en 1999 – et l’émergence de nouvelles revendications fondées sur le principe d’égalité des droits – mariage des couples homosexuels, droit à la parentalité – pourraient induire à interpréter l’histoire des mouvements homosexuels des années 1990 à aujourd’hui comme orientée vers ces aboutissements.
50En réalité, s’il est vrai que ces revendications émergent au cours de cette période récente et se formulent progressivement en fonction des réponses institutionnelles et des alliances politiques établies entre les groupes, et entre les groupes et les partis (Borrillo, Fassin & Iacub, 2001 ; Borrillo & Lascoumes, 2002 ; Paternotte, 2011), il faut se garder de réduire cette histoire récente aux revendications qui s’y expriment. Car, une fois encore, l’analyse de l’action militante montre à quel point le mouvement homosexuel n’est pas soluble dans les revendications qu’il porte et que d’autres dynamiques politiques sont à l’œuvre, qui échappent à la logique politique traditionnelle, même si, bien entendu, elles en exploitent les ressources. Certes, le processus qui a conduit à l’adoption du Pacs a été sans aucun doute un élément central dans l’histoire contemporaine des mouvements homosexuels, par la mobilisation qu’elle a générée et aussi par les oppositions qu’elle a suscitées, ayant contribué au rassemblement des groupes gais et lesbiens dans une stratégie politique, celle de l’égalité des droits. Mais il ne faudrait pas conclure hâtivement que le Pacs constitue symboliquement la fin d’une époque, celle qui va de la dépénalisation de l’homosexualité à la reconnaissance des droits des couples non mariés, homosexuels y compris, et le début d’une nouvelle ère, celle de l’avènement désormais partiellement acquis de l’égalité des droits. C’est ainsi que s’exprime, par exemple, Frédéric Martel, lorsqu’il affirme que la « genèse du mouvement homosexuel français contemporain fut longue et complexe. Elle commence d’une manière très diffuse, au lendemain de mai 1968, et s’achève d’une manière éclatante et inattendue, par la victoire du Pacs, fin 1999 » (2000, p. 663).
51Et il ne suffit pas d’affirmer que cette genèse commence bien avant 1968 pour montrer les limites de ce type d’interprétation. Cette idée selon laquelle « en trente ans, de 1971 à 1999, il est possible de penser que la genèse du mouvement homosexuel français, quel que soit son futur, est terminée » (p. 662), pour enchantée qu’elle puisse paraître, n’en reste pas moins marquée par le contexte euphorique de l’adoption du Pacs et par une vision téléologique trompeuse. De fait, en faisant de l’aboutissement le fil rouge de l’histoire en train de se faire et venant de se faire, cette vision non seulement produit une histoire restreinte des mouvements homosexuels selon laquelle seules les revendications exprimées permettraient de poser les bases d’une histoire politique, mais surtout ignore des événements cruciaux qui permettent précisément de comprendre comment le mouvement s’est construit entre affirmation identitaire et construction communautaire. En d’autres termes, la focalisation sur l’histoire du Pacs et sur la demande d’égalité des droits empêche de saisir les dynamiques d’institutionnalisation, de structuration et d’organisation qui traversent le mouvement actuel.
52Ainsi, en filigrane des discours revendicatifs et des demandes d’égalité des droits qui émergent dans les années 1990 et qui occupent les devants de la scène, il s’agit d’étudier comment l’espace du militantisme homosexuel se décompose, sous l’effet des stratégies mises en place dans la lutte contre le VIH/sida, puis se recompose selon un principe de division. Comment la logique communautaire qui émerge comme réponse à la situation créée par l’épidémie opère-t-elle de l’intérieur du mouvement ? Comment le principe de division inhérent à cette logique opère-t-il entre mise en forme de réseaux de localité communautaire et gestion politique du mouvement ? Enfin, quel type de configuration cette trajectoire communautaire produit-elle au début des années 2000, après l’adoption du Pacs et donc après une nouvelle séquence de reconnaissance politique ?
53Les transformations majeures et significatives intervenues dans le mouvement dans les années 1990 s’étant produites d’abord dans le réseau local parisien et s’étant par la suite répandues sur le territoire national, il convient de s’en tenir ici à l’analyse de ce terrain parisien. On pourra de la sorte poser les bases d’une analyse politique qui tienne compte à la fois de la topologie politique du mouvement et des dynamiques identitaires le traversant. Il faut insister enfin, en guise de préambule à une histoire récente du mouvement homosexuel, sur le constat introduit plus haut quant à la disparition du mouvement en tant qu’institution politique représentative des groupes gais et lesbiens le composant. La naissance de la Maison des homosexualités, puis en 1993 du Centre gai et lesbien de Paris, deux lieux associatifs issus de la forme communautaire parisienne, héritiers des lieux associatifs gais des années 1980, mais situés dans un contexte croisé d’affirmation identitaire et de lutte contre le VIH/sida, marque l’adoption de la forme communautaire, mais également l’émergence d’une nouvelle crise politique du mouvement, une crise de représentation. En effet le refus – ou l’impossibilité – pour ces deux organisations de se poser en représentantes de la communauté homosexuelle ouvre une période de disparition du mouvement.
54Philippe Mangeot, en 1994, lors de l’ouverture du Centre gai et lesbien au siège « historique3 » de la rue Keller, écrit, enthousiaste : « 125 m² d’espace communautaire : le nouveau Centre gai et lesbien vient d’ouvrir ses portes. Après New York, Amsterdam, Londres et Berlin, Paris relève le défi d’un lieu communautaire d’informations, de services et de paroles. » (1994 a, p. 3) En même temps, il revient sur le caractère foncièrement communautaire du Centre et regrette l’absence d’un réseau communautaire national :
Il a pourtant fallu plusieurs années pour que les associations commencent à assumer leur origine communautaire. Sans doute était-il plus payant à l’époque de n’œuvrer que dans l’universel [...]. S’il y avait un tant soit peu de vigueur dans la communauté homosexuelle, nous aurions un journal gai et lesbien national pour nous rassembler. (1994 b, p. 13-14)
55Comment peut-on affirmer d’un côté l’élan communautaire et de l’autre l’absence totale de vigueur communautaire ? Que révèle cette contradiction apparente ? En réalité, unité politique et division communautaire coexistent dans le même mouvement. La naissance du Centre gai et lesbien peut s’entendre comme le signe de l’adoption d’une démarche communautaire. Sur son site Internet, le Centre de Paris (devenu aujourd’hui Centre lesbien, gai, bi et trans de Paris et d’Île-de-France) résume l’historique de sa création de la façon suivante :
Au commencement fut le sida, objet presque unique d’un Centre pleinement engagé dans une logique communautaire marquée par la douleur et par la peur de perdre ses proches ou de mourir. Les premiers fonds publics ont été obtenus dans ce cadre, qui n’était ni politique ni revendicatif. (Centre LGBT de Paris, 2013, je souligne)
56La reconnaissance communautaire apportée par les financements de la lutte contre le VIH/sida et l’absence de cadre politique et revendicatif soutiennent et amplifient la dimension communautaire du réseau parisien4.
DE LA COMMUNAUTÉ HOMOSEXUELLE
57Après quelques périples et non sans difficulté, le rapprochement entre le Collectif pour le Contrat d’union civile (CUC) et l’association AIDES, par l’élaboration du projet de Contrat de vie sociale (CVS) en 1995, révèle cette contradiction selon laquelle la division communautaire, si elle est effectivement source de tension, n’empêche pas les groupes de faire de l’unité une ressource politique, même si ce n’est que de façon très instable et temporaire. Daniel Borillo et Pierre Lascoumes commentent :
Le projet de partenariat a connu un bref moment consensuel lors de la présentation publique du CUC qui a eu lieu le 30 septembre 1995 dans les locaux du Centre Gai et Lesbien de Paris. Les auteurs du CUC côtoient les représentants de l’association AIDES, initiateurs d’un autre projet de partenariat, le CVS. [...] À peine formalisée, l’union se défait car le collectif CUC tient à maintenir la leadership du projet. (2002, p. 54-55)
58Cette tension interne est résumée par Élisabeth Lebovici, journaliste à Libération, élue lesbienne de l’année en 1996 par une consultation organisée par le Centre gai et lesbien de Paris :
Il n’y a d’ailleurs plus de grand « mouvement », au sens du mouvement des femmes ou des mouvements de libération sexuelle. Les formes de militantisme les plus traditionnelles sont éteintes. Pour les gays et les lesbiennes, l’idée même d’un mouvement de revendication global est d’autant plus dépassée que les sujets de mobilisation sont extrêmement éparpillés : la loi Debré, le CUS, la fermeture des boîtes de nuit. (1997, p. 29)
59Et de conclure avec lucidité :
Nombre de gays et de lesbiennes refusent l’idée de se dissoudre dans une association mais ont en même temps un fort sentiment d’appartenance à une communauté non encore advenue. (p. 29)
60De nombreuses interventions qui font état de l’impossible représentation de la communauté homosexuelle dans un mouvement unitaire et de l’absence d’un leader politique datent d’ailleurs de la même période. Alain Touraine, interrogé par le magazine Ex aequo, dans un entretien au titre évocateur, « Les homosexuels sont admirablement sans leader », affirme par exemple :
Est-ce que les homosexuels ont intérêt aujourd’hui à se constituer en organisation très structurée, de type syndical ? En cas de répression, ce serait évident : vous seriez obligés de vous donner une organisation politique dont émaneraient des leaders qui seraient les interlocuteurs des pouvoirs publics. Mais en dehors de cette situation, les homosexuels occupent déjà une place très importante dans le débat social. Peut-être avez-vous intérêt à rester un mouvement culturel libéré de tout contrôle politique, ce qui n’empêche pas de prendre parti face à tel ou tel enjeu important. Ne vous léninisez pas ! (1998, p. 31)
61Dans le même magazine, Nathalie Millet, administratrice du Centre, à la question : « Une association telle que le CGL est-elle représentative de la communauté homosexuelle dans son ensemble ? », apporte la réponse suivante :
Les associations ne peuvent se dire représentatives de tous les homosexuels, mais elles ont un devoir de locomotive, par rapport à ceux qui ne militent pas, c’est-à-dire la majorité des gens. Je ne pense pas que les personnes qui ne militent pas soient en désaccord avec les associations. Il s’agit plutôt d’une sorte de délégation passive, à laquelle nous devons répondre par notre travail. C’est notre action qui fonde notre légitimité. (1998, p. 32)
62Enfin, Didier Eribon, élu en 1996 gay de l’année aux côtés d’Élisabeth Lebovici, dans le même numéro du magazine Ex aequo, affirme :
Vouloir parler au nom de la « communauté » présupposerait non seulement qu’une telle communauté existe mais qu’elle soit un groupe homogène doté d’un ensemble d’idées ou d’objectifs bien identifiables. Ce n’est évidemment pas le cas et il n’est pas possible – et d’ailleurs pas souhaitable – que cela puisse le devenir. Il faut le dire clairement : la « communauté » gay et lesbienne n’existe pas ! Ce qu’on appelle la « communauté » est une réalité très floue, impossible à circonscrire et à définir. Ce n’est rien d’autre, au fond, que la somme, jamais définitive, des comportements, des actions, des écrits, des paroles, etc., de tout un ensemble de gens très différents les uns des autres [...]. (2000, p. 37)
63Le fonctionnement d’un local communautaire de type Centre gai et lesbien en particulier montre à quel point les groupes qui y cohabitent suivent chacun des principes, des actions et des logiques propres, dont il appartient à l’administration du Centre d’assurer la gestion. En effet, chaque association dispose de plages horaires dédiées selon un planning concerté. Les groupes peuvent ainsi partager à la fois un espace de rencontre, de convivialité et d’échange, mais aussi des ressources matérielles dans un lieu autogéré.
64Le lieu communautaire est donc un espace inscrit dans une territorialité de l’homosexualité à l’intérieur duquel des groupes homosexuels, gais et lesbiens dans ce cas, qui ne se réclament pas nécessairement d’un militantisme de type politique, cultivent chacun leur autonomie en mettant en commun stratégiquement des ressources, politiques et/ou économiques, pour à la fois pérenniser l’existence du groupe, ses activités et ses actions, et l’existence du réseau local. Aussi, plutôt que de « communauté » homosexuelle dont la tentation d’en cristalliser les contours et la définition rend la compréhension du phénomène particulièrement difficile, il serait plus approprié de parler de forme communautaire comme mise en réseau stratégique de groupes militants dans une territorialité communautaire locale. Il faut donc s’éloigner des acceptions ontologiques de la communauté et s’approcher davantage d’une acception politique.
65Ainsi, si le mouvement homosexuel en tant qu’institution, qui s’inscrit dans le débat politique et dans le « jeu » de la représentation politique par l’intermédiaire des partis et à travers l’action protestataire (Sommier, 2001 ; Mathieu, 2011), émerge à chaque fois qu’une convergence entre les groupes se réalise et que l’unité politique devient l’horizon de l’action militante, la mise en forme communautaire des réseaux locaux suit un tout autre principe, celui de la division.
66La seconde moitié des années 1990 est à ce propos particulièrement significative. Plusieurs initiatives voient le jour, autour et au sein du Centre gai et lesbien de Paris, qui, soit en contestant ouvertement le cadre normatif de la forme communautaire du mouvement, soit en se plaçant à l’intérieur de cette forme communautaire, créent des espaces d’autonomie militante. Le Centre gai et lesbien de Paris constitue une sorte de laboratoire privilégié d’observation qui permet d’étudier cette logique à l’œuvre. On passera donc en revue quelques-unes de ces initiatives afin de montrer le principe de division, pour terminer cet excursus historique par la mise en évidence des issues politiques que l’adoption du Pacs a ouvertes pour le mouvement.
LA COMMUNAUTÉ CONTRE ELLE-MÊME
67Le Centre gai et lesbien se définit donc comme l’espace dans lequel des groupes partagent des ressources qui visent à la fois la pérennité du réseau communautaire et l’autonomie de chacun des groupes. La crise que traverse le mouvement dans la première moitié des années 1990, et qui rend difficile l’institution politique du mouvement sur un plan national, se traduit, à Paris notamment, par la mise en place d’un fort réseau de localité communautaire où l’on peut observer une logique de division et de différenciation qui aboutit à l’émergence de nouvelles identités politiques.
68Aussi peut-on affirmer et constater que ce n’est pas la prétendue ou revendiquée « communauté homosexuelle » qui est à l’origine de l’émergence au xxe siècle d’un mouvement, mais bien l’institution politique du mouvement homosexuel qui assure depuis la fin des années 1970 la construction de réseaux gais et lesbiens locaux et d’espaces autonomes d’affirmation identitaire prenant une forme communautaire. En d’autres termes, c’est parce qu’il y a unité politique du mouvement qu’il peut y avoir division communautaire.
69Un premier exemple particulièrement révélateur de cette dynamique de division interne, et le plus souvent ignoré ou omis, est la constitution au sein du Centre d’un groupe bisexuel, un « groupe bi », en décembre 1995, qui débouche sur la constitution, en mai 1997, de l’association Bi’Cause. Dans le premier numéro de sa lettre d’information, le groupe déclare « exiger une reconnaissance à part entière, expliquer aux autres [sa] singularité et la leur faire accepter ». Il se définit comme un « lieu d’écoute et de parole, de réflexion et d’action ». Enfin « les garçons et les filles qui composent le groupe bi, et ceux et celles qui [le] rejoindront, veulent tout simplement exister et pouvoir le dire » (Marc, 1996). Comme l’indique le Manifeste français des bisexuelles et des bisexuels, « la bisexualité a toujours existé » : « Elle existe parce que nous, bisexuel(le)s, dans notre diversité, déclarons l’être. » (Bi’Cause, 2007) Le principe que travaille le groupe bisexuel se décline donc dans le sens d’une division identitaire – une division qui réalise une territorialisation identitaire à l’intérieur d’un espace communautaire, le Centre gai et lesbien de Paris. Catherine Deschamps, socio-anthropologue ayant conduit une enquête sur la bisexualité (2000 ; 2002), et parmi les fondateur.trice.s du groupe, affirme :
Bi’Cause existe depuis décembre 1995 (appelé, à cette époque, « Groupe Bi »). Il s’est créé à l’initiative de quelques filles qui en avaient assez de laisser à la porte du Centre Gai et Lesbien une partie de leur identité. [...] Elle témoigne d’une sorte de construction identitaire en direct. (1997)
70Cette territorialisation identitaire se situe à l’intérieur du réseau communautaire parisien et du Centre gai et lesbien, mais se définit comme un espace d’autonomie :
Le « Groupe Bi » existait depuis un an et demi au sein du CGL. Jusqu’à présent, il s’agissait d’un regroupement de personnes impliquées autour de la bisexualité, montant des activités pour ce groupe avec beaucoup de bonne volonté. La création de notre association est un acte de majorité, d’autonomie et de structuration. (Non signé, 1997)
71L’affirmation identitaire se traduit donc par une démarche de différenciation et de visibilité à l’intérieur du réseau local. Et c’est précisément à l’occasion de la Gay Pride, c’est-à-dire au moment central d’expression publique de l’affirmation identitaire, qu’une tension est ressentie entre tendance à ne mettre en avant que l’identité gaie et volonté d’affirmation identitaire bisexuelle. En particulier, lors de l’Europride de 1997, des témoignages sont publiés dans la lettre d’information de l’association qui font état du malaise ressenti par les membres vis-à-vis des Gay Pride traditionnelles et de la volonté de s’affirmer lors de cette manifestation comme appartenant à un groupe bi. Quelques exemples :
Cette Euro Pride sera ma première manifestation homosexuelle. L’an dernier, j’avais « comme par hasard » fait un détour pour me retrouver spectateur du défilé. Je restais sur le trottoir et j’avais peur que ma présence signifie que je sois homosexuel. Je regardais et ne voyais que des gens extravertis, apparemment bien dans leur peau puisqu’ils ne craignaient pas d’être reconnus et... jugés. Moi, je cache souvent ma bisexualité alors que le dire et être visible est utile pour que d’autres le disent à leur tour. Cette année, j’irai marcher avec le Groupe Bi. J’ai décidé de les soutenir et de les remercier de me donner l’opportunité de ne plus me sentir seul. Je me fiche de ce que les passants penseront. Pour moi, ce sera un acte de solidarité. (Hubert, 1997)
Ça fait au moins cinq ans que je vais à la Gay Pride. Il ne me serait pas venu à l’idée de me balader avec une pancarte rendant visible ma bisexualité. Aujourd’hui, celle-ci est devenue pour moi un enjeu politique. Et comme toute chose politique, elle doit se donner à voir et à entendre pour avoir droit de cité. Je serai fière cette année de défiler avec le Groupe Bi. (Corinne, 1997)
72Sylvain quant à lui refuse de défiler à cette marche et préfèrerait participer à une « Bi-Pride » :
L’an passé, je suis allé à la Gay Pride avec mon copain parce que je trouvais qu’il était utile de militer pour le CUS. Mais cette année, le thème de l’Euro Pride est « Gais et Lesbiennes : pour une vraie citoyenneté européenne ! » Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi j’irais défiler le 28 juin. Puisque je ne suis pas homo, je ne vois pas quel intérêt j’aurais à réclamer cette citoyenneté qui ne me correspond pas. Ceci dit, si une Bi-Pride se met en place, pas de problème, vous pouvez compter sur moi ! (Sylvain, 1997)
73Ainsi, au milieu des années 1990, les groupes s’emploient à investir le réseau communautaire en contribuant à le faire exister, mais en y créant des espaces d’autonomie identitaire, souvent en tension avec la logique de rassemblement, car elle s’apparente pour certain. e. s à une forme d’invisibilisation des causes spécifiques et irréductibles à une identité collective unifiée.
74Un deuxième indicateur du principe actif de division communautaire qui mouvemente le réseau local parisien est la naissance en 1997 de la Coordination lesbienne nationale. Comme le remarque Brigitte Bucheron :
La première vague du mouvement lesbien du début des années 80, interrompue par l’entracte de l’après-81, est suivie d’une deuxième vague, avec la naissance, de 1990 à 1999, de plus de vingt associations qui entretiennent entre elles des liens étroits et dont les réalisations allient militantisme, culture lesbienne et convivialité. Ces associations se fédèrent en 1997 dans la Coordination lesbienne nationale (renommée en 2002 Coordination lesbienne en France) qui organise des rencontres nationales et bientôt s’engage auprès des féministes et du mouvement LGBT. (2007)
75Si la Coordination lesbienne se donne comme objectif la convergence des groupes et la représentation politique du mouvement lesbien, en collaboration avec le mouvement gai et, plus tard, avec le mouvement LGBT, de nombreuses initiatives voient le jour en 1996-1997 qui visent l’affirmation identitaire et la visibilité lesbiennes :
La multiplication des lieux, des rencontres et des pratiques pendant environ dix ans a permis, entre autres, la constitution de nombreux réseaux partout en France. Elle a permis aux lesbiennes non politisées de se « socialiser lesbien » plus facilement, notamment grâce aux fêtes organisées régulièrement (principale source de financement), d’acquérir une culture lesbienne (films, livres, chanteuses, plasticiennes...). Il s’agissait là d’assurer la première des visibilités, la visibilité intérieure, celle de l’existence lesbienne auprès des lesbiennes elles-mêmes. Vers le milieu des années 90, un certain nombre d’associations, fortes d’elles-mêmes et de leurs réalisations, commencent à pratiquer une visibilité extérieure dans leur ville. Il s’agit beaucoup plus d’affirmer l’existence lesbienne que de demander des droits, contrairement aux gays. Et pour cause : notre principal problème était et reste l’invisibilité. (ibid.)
76C’est à cette exigence de visibilité que répond notamment la création du réseau Fierté lesbienne, association créée à l’occasion de l’Europride 1997 dans le but d’organiser des activités spécifiquement lesbiennes d’affirmation identitaire. En ce qui concerne la coordination :
L’initiative a été prise en mai 1996, tandis que Lesbia magazine et Cineffable, qui organise le festival de films lesbiens, préparaient déjà conjointement le rendez-vous de Wagram – la lesbian pride –, en juin dernier : « Il nous a fallu tout juste un an pour mettre sur pied la coordination, c’est-à-dire discuter des statuts, préparer ses objectifs, affirme Marie Vendeville, membre de l’équipe de Cineffable depuis trois ans. En octobre dernier, au festival, nous avons consacré une matinée autour de la coordination avec les associations présentes. » Ainsi, petit à petit, de rendez-vous en rendez-vous, la coordination a pris corps. (Sensier, 1997)
77Faisant référence à un nouveau dynamisme, Sophie Sensier associe l’exigence de coordination à la mise en forme communautaire et à la création d’un réseau local dont la logique d’affirmation, bien loin de viser la construction d’une identité homosexuelle monolithique, se décline de fait en termes de division identitaire :
La création de cette coordination, écrit-elle, doit être appréciée à la mesure des évolutions récentes et parallèles, et du mouvement féministe et du mouvement homosexuel. Côté homo, le succès croissant de la Gay Pride a formidablement dynamisé un tissu associatif encore moribond aux débuts des années 90. Précédées par les associations de lutte contre le sida, qui ont tracé de facto les contours d’un nouvel activisme gay – après celui des années 70 –, les associations homosexuelles ont su créer autour de la fierté homosexuelle une visibilité sociale de l’homosexualité. Toutefois, si la volonté affichée est celle de construire un mouvement homosexuel inclusif, c’est-à-dire capable de prendre en compte la réalité et les nécessités aussi bien des gouines que des pédés (des trans, des bis...), le résultat n’a pas toujours été bon, car il ne suffit malheureusement pas d’“être une minorité sociale” pour s’affranchir des comportements sexistes, racistes (et même parfois homophobes) dominants. (ibid.)
78L’exemple du mouvement lesbien permet d’insister sur le fait que la mise en forme communautaire se fait dans la contestation de l’idée même de communauté. La mise en forme communautaire ne signifie donc pas mise en forme d’une identité collective uniforme et homogène. Précisément parce que les dominances « homonormatives » des groupes peuvent effectivement produire une normalisation identitaire, et reproduire les « comportements sexistes, racistes (et même parfois homophobes) dominants », le développement du réseau de localité communautaire parisien suit, dans son moment d’émergence, un principe de division identitaire qui conteste précisément la tendance à l’homogénéité et à l’uniformisation.
79L’année 1997 voit aussi la réalisation de la première manifestation des personnes transgenres et transsexuelles appelée « Existrans », à l’appel de l’Association syndrome de Benjamin (ASB), du nom du docteur Harry Benjamin, l’un des premiers médecins ayant travaillé sur le transsexualisme selon une orientation favorable au changement de sexe et au traitement hormonal, qui propose ses permanences d’accueil au Centre gai et lesbien de Paris, et de l’Association d’aide aux transsexuels (AAT). Depuis, la manifestation Existrans réunit chaque année différentes associations trans-identitaires (Alessandrin, Espineira & Thomas, 2012) mais pas seulement. Elle vise une plus grande visibilité des revendications trans : « Chaque année, l’ASB organise une manifestation de visibilité : “l’Existrans”, un nom inventé par l’ASB soucieuse de ne pas employer l’expression trop attendue de “trans-pride” » (Delmotte & Patouillard, 2000). Dans ce cas aussi, la division qui traverse le réseau local parisien révèle à quel point la forme communautaire du mouvement participe à la fois d’une autonomisation identitaire et d’une convergence des groupes dans un réseau qui, pour être débattu ou contesté, n’en reste pas moins un périmètre d’action symboliquement et politiquement agi par les groupes.
80Enfin, en 1996-1997, se déroule au Centre gai et lesbien de Paris, à l’initiative du groupe Zoo, animé par Marie-Hélène Bourcier, le « séminaire Q », qui se propose d’étudier la théorie et les pratiques queer, et d’en explorer l’étendue. Un mouvement qui prône explicitement la division identitaire :
Nous nous situons politiquement comme anti-assimilationnistes, c’est-à-dire que nous ne sommes pas d’accord pour réclamer une intégration dans la société qui sous-entendrait : nous sommes comme tout le monde, nous ne devons pas être traités différemment et donc nous avons les mêmes droits... Le problème avec les revendications de la Lesbian & Gay Pride en général, c’est qu’il s’agit d’hétérosexualiser les pédés et les gouines. (Bourcier, 1998, p. 94)
81Mais une division identitaire qui se situe, avant tout, à l’intérieur de la communauté. Répondant à la question : « Alors pourquoi ce séminaire au CGL ? », par exemple, et en insistant sur le caractère militant du séminaire, Catherine Deschamps affirme :
Plusieurs raisons à cela. En l’absence de « gay & lesbian studies » ou de « queer studies » à l’université française, il me semble que l’on a plus à apprendre des militants et des chercheurs indépendants que des profs qui n’ont ni la formation ni la démarche qui nous convient. C’est aussi l’idée qu’en étant au CGL, on parle de dedans et pas de l’extérieur. (p. 10, je souligne)
82Il s’agit donc de l’affirmation du principe de division qui s’attaque moins à la notion d’identité qu’à son acception exclusive et restrictive :
Avant même de se préoccuper des superpositions d’identité (je suis juif et gai par exemple), l’idée est de pousser dans le sens d’une acceptation plus grande de la diversité interne de la communauté « gaie », queer justement. (p. 95)
83Cette dynamique de division identitaire conduit à la constitution au sein du réseau de localité communautaire parisien et du réseau lesbien national d’espaces autonomes d’affirmation identitaire. Ainsi, la mise en forme communautaire du mouvement, bien loin de se traduire en une uniformisation identitaire, et bien loin de se produire selon un principe d’unité exclusive, se réalise dans la contestation de la communauté. Autrement dit, cette idée reçue selon laquelle on assisterait durant les années 1990, moment de prolifération des associations gaies, lesbiennes, bisexuelles et transgenres, au repli identitaire qui déboucherait fatalement sur un repli communautaire dangereusement séparatiste, est résolument infondée et fausse. Bien loin d’être le résultat d’une « tentation communautaire », la forme communautaire se construit contre la communauté. En d’autres termes, bien loin d’être le résultat d’une affirmation communautaire, la communauté se construit, pour ainsi dire, contre elle-même.
L’ÉMERGENCE D’UN MOUVEMENT INTER-ASSOCIATIF
84La forme communautaire se présente donc empiriquement comme un réseau de localité, dans un contexte géographique spécifique à un moment historique donné. Le réseau est le résultat des rapports que les groupes – chacun explorant une thématique ou un objet propre, culturel, sportif, socioprofessionnel, religieux, homoparental, etc. (Rambach & Rambach, 2003 ; Garnier, 2012) – établissent pour partager des ressources politiques ou matérielles et, en même temps, pour contribuer à construire et à investir des espaces d’autonomie identitaire. Les structures comme les Centres LGBT constituent souvent l’indicateur premier de l’existence d’un réseau de localité communautaire. C’est le cas notamment à Paris, mais d’autres réseaux existent en France, le plus souvent implantés autour ou dans des espaces urbains.
85La fin des années 1990 est caractérisée par un très fort réseau parisien de localité communautaire et par une très forte division identitaire du réseau. En même temps, l’adoption du Pacs constitue un moment de rassemblement politique. De même qu’en 1982, l’adoption d’un ensemble de dispositions législatives répondant aux demandes du mouvement homosexuel avait contribué à achever l’institution politique du mouvement par la reconnaissance politique que ces transformations impliquaient, de même, en 1999, l’adoption du Pacs constitue un temps fort dans la ré-institutionnalisation du mouvement. En effet, date de la même année, et plus précisément du même mois (novembre) que l’adoption par le parlement de la loi sur le Pacte civil de solidarité, la déclaration à la préfecture de police de Paris de l’association Lesbian & Gay Pride Île-de France qui réunit les associations de la région parisienne dans le but précis de faire de cette reconnaissance politique l’occasion d’une refondation du mouvement. L’objectif est de maintenir l’équilibre entre la division identitaire qui définit la forme communautaire du mouvement et l’exigence d’élaborer des stratégies d’action politique commune. Il s’agit donc de mettre en œuvre une gestion politique de la division communautaire.
86Les débats autour du Pacs ont été sans doute l’occasion pour les associations de se rapprocher et d’agir de concert. La tristement fameuse manifestation de la « génération anti-Pacs » du 31 janvier 1999 conduit les associations à se rassembler pour apporter une réponse claire et unitaire. Ce fut la diffusion d’un Manifeste pour une stratégie contre l’homophobie, à l’initiative du Centre gai et lesbien, d’AIDES, de Prochoix et de SOS homophobie :
Ce que nous voulons, c’est une véritable stratégie répressive et préventive contre l’incitation à la haine et les discriminations. Pour en finir avec le rejet, l’intolérance et le mépris. Pour ne plus laisser les victimes de l’homophobie seules avec leur lutte. (Collectif, 1999)
87Mais c’est seulement après l’adoption définitive du Pacs que le rassemblement s’effectue et devient l’horizon politique partagé par les associations. En effet, réunies dans la Lesbian & Gay Pride Île-de-France, les associations LGBT rédigent en mai 2000 un « Livre blanc » qu’elles présentent en s’inscrivant dans l’historique du mouvement :
Vingt ans après le Manifeste du CUARH, neuf ans après le Livre blanc du Collectif Gay Pride, et au lendemain de l’entrée en vigueur de la loi relative au pacs, la Lesbian & Gay Pride Île-de-France a confié à son Conseil, formé d’une trentaine d’associations nationales ou régionales, l’élaboration d’un nouveau livre blanc. (Lesbian & Gay Pride Île-de-France, 2000, p. 5)
88Ce Livre blanc naît de la nécessité de « revenir sur [leur] démarche qui a conduit à la création du pacs, de réfléchir sur les principes de [leurs] actions et sur les orientations qu’[ils] souhait[ent] leur donner pour les années à venir » (p. 5).
89Ainsi l’adoption du Pacs, bien loin de représenter la fin d’une époque, constitue davantage un temps fort de l’histoire politique du mouvement qui traverse cette séquence en posant la question de sa propre existence, de ses stratégies et de ses actions. Toutefois, dès les premières pages du Livre blanc, on s’aperçoit que la division du mouvement est très présente dans les discussions :
Le texte garde la trace des nombreuses discussions dont il est issu, depuis l’automne 1999 : la variété des analyses reflète la pluralité des associations qui y ont contribué. Nous n’avons ainsi pas cherché à produire un consensus sur des positions revendicatives communes au détriment de l’analyse et d’une approche critique.
90Et de préciser :
Les associations ne sauraient donc adhérer à l’intégralité du Livre blanc, chacune se réservant, selon sa sensibilité, une marge d’interprétation qui lui est propre. (p. 5)
91Cette pluralité n’est pas considérée comme un obstacle à la définition d’une réflexion commune, elle est au contraire une ressource que l’on entend mobiliser pour renforcer le mouvement. En effet, « ce Livre blanc 2000 se veut avant tout opératoire : il correspond à un commun accord dégagé entre les associations membres de la commission politique » (p. 5). C’est donc autour du Pacs que ce travail de rassemblement politique s’opère :
Une étape décisive a été franchie avec la création du pacs, qui dégage l’horizon de nos revendications et nous oblige à faire un nouveau travail : celui de retrouver nos marques dans le foisonnement des revendications qui se sont fait jour au fur et à mesure que les homosexuel/les ont commencé à prendre clairement conscience et à verbaliser les multiples discriminations auxquelles il/elles étaient en butte. (p. 7)
92La victoire politique constitue un moment dans lequel les groupes tentent de rendre opératoire la reconnaissance politique obtenue : « Pour ce faire, il était urgent d’aller plus loin que ce seul foisonnement, et proposer un socle de valeurs et une méthode commune » (p. 7). Cette « méthode commune » trouve son point d’accroche et sa confirmation dans l’organisation et dans la réalisation annuelles de la Marche de la Lesbian & Gay Pride, que les associations membres identifient clairement comme un moment fondamental scellant l’unité stratégique et les rassemblant dans la pluralité des points de vue : « la méthode est celle du consensus fondé sur un pacte de respect mutuel et de volonté d’avancer ensemble afin de faire profiter nos préoccupations particulières de l’élan commun et du retentissement de la marche. » (p. 7-8)
93Si l’adoption du Pacs constitue un moment de refondation politique du mouvement dont la rédaction du Livre blanc 2000 est une première étape, l’organisation annuelle de la Marche constitue un temps fort qui exprime à la fois l’unité politique du mouvement, apportant de la sorte une ressource symbolique fondamentale pour l’action militante, et la division dont est porteuse la forme communautaire du mouvement, permettant aux associations qui y participent d’affirmer leur propre autonomie :
La marche atteint parfaitement ses buts : en externe, elle est l’occasion pour nombre d’associations, de syndicats, de partis politiques, de personnalités, de prendre position sur les thèmes mis en avant [...]. En interne, la marche permet à chaque sensibilité de s’exprimer, et de mieux se faire entendre grâce à son effet médiatique, mais organise aussi un large soutien à telle revendication particulière autour de laquelle un consensus général s’est formé. (p. 8, je souligne)
94C’est d’ailleurs autour de la Marche que le rapprochement d’associations aux orientations parfois très diverses et contradictoires s’effectue. L’association Lesbian & Gay Pride Île-de-France naît précisément à l’occasion de ce rapprochement et dans le but de garantir la dimension à la fois festive et revendicative de la Marche annuelle :
La Lesbian & Gay Pride Île-de-France a été constituée, après la dissolution de la Lesbian & Gay Pride (1991-1999), par une trentaine d’associations qui souhaitaient garantir une organisation de la Marche qui soit collective et associative [...]. (Lesbian & Gay Pride Île-de-France, 2001)
95L’association est d’ailleurs fondée sur le principe de l’action inter-associative, comme indiqué dans le Rapport d’activités 2001 :
L’instance prépondérante est le Conseil, formé seulement de personnes morales. Son rôle est de discuter et décider des grandes orientations de l’association. C’est aussi un lieu public de rencontre et d’échange pour ses membres, et un lieu de mise en commun de moyens et d’élaboration de stratégies collectives. Le Conseil élit son porte-parole, lequel est de droit président de l’association. Deux commissions sont constituées au sein du Conseil : la commission politique et la commission inter-associative, chacune désignant ses secrétaires. La commission politique a pour objet d’élaborer une stratégie commune, de produire les documents et de participer au dialogue politique et social. La commission inter-associative a pour objet d’élaborer et de mettre en œuvre des projets communs visant à accentuer la solidarité entre les associations et leur visibilité. (ibid., je souligne)
96Cette dynamique inter-associative débouche en 2002 sur une étape fondamentale de la gestion politique de la division. Elle est clairement le résultat d’un rapprochement de plus en plus organisé et coordonné au sein du conseil de la Lesbian & Gay Pride Île-de-France. En mai 2002, l’association change de nom et se déclare à la préfecture de police de Paris avec une nouvelle raison sociale : Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (Inter-LGBT). En même temps, elle change de siège social, de la rue Keller à la rue Amelot, toujours dans le 11e arrondissement de Paris.
97Il s’agit de tracer une ligne de partage entre le mouvement comme structure qui symbolise la fédération des groupes et des associations en vue d’une politique concertée et les réseaux locaux au sein desquels les groupes et les associations aménagent des espaces d’autonomie identitaire et mènent des activités communautaires. Le mouvement, doté d’une structure représentative stable, organisée et fondée sur le consensus de ses membres, se présente explicitement comme représentant les associations membres et comme représentant du mouvement LGBT. La même année 2002, d’ailleurs, l’ancienne Gay Pride, devenue Marche de la Lesbian & Gay Pride, devient officiellement la Marche des fiertés lesbiennes, gaies, bi et trans.
98Cette configuration militante, qui parvient à garantir la coexistence de la logique d’unité politique du mouvement et de la logique de division communautaire, est le point d’arrivée d’un processus d’institution politique du mouvement homosexuel qui trouve dans sa version LGBT une issue stabilisatrice. Plus précisément, l’institution en 2002 de l’inter-associativité LGBT réussit dans une même dynamique à fonder le mouvement dans une unité symbolique et à exploiter la division communautaire comme ressource politique. Ainsi, il est possible de parler en même temps d’un mouvement LGBT en tant qu’institution qui fonde l’unité politique des groupes et des associations, et des mouvements LGBT qui évoluent et déploient leurs actions au sein d’espaces d’autonomie dans une forme communautaire constituant, dans des contextes géographiques et historiques spécifiques, des réseaux locaux inter-associatifs, selon des lignes de partage tracées par un principe de division identitaire.
99Ainsi, à l’aube des années 2000, les stratégies de gestion politique et de mise en forme de la division ont produit, plus qu’un mouvement LGBT singulier, ce que l’on peut appeler un espace du militantisme LGBT pensé et pratiqué selon le principe de l’inter-associativité capable d’assurer l’équilibre, même instable et sous tension permanente, entre une forte unité symbolique et une forte division communautaire.
Notes de bas de page
1 La lettre a été publiée dans son intégralité avec l’article de Claude Cocand (1987 b) relatant les rencontres de Lyon.
2 Voir aussi Arnal, 2003.
3 Historique dans la mesure où les locaux du journal Homophonies se trouvaient au 1er de la rue Keller dans le 11e arrondissement de Paris, et le Centre nouvellement créé au numéro 3 de la même rue.
4 Pour un aperçu de quelques cas d’études internationaux, voir le livre codirigé par Carol Johnson, David Paternotte et Manon Tremblay (2011).
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