Chapitre 6. La construction communautaire du mouvement : les lieux associatifs
p. 215-247
Texte intégral
LES ANNÉES 1980 COMMENCENT-ELLES EN 1981 ?
1Une hypothèse est souvent avancée qui consiste à faire coïncider le début des années 1980 avec une forte démobilisation du mouvement, une sorte de dépression militante. Frédéric Martel, par exemple, d’écrire : « Pourtant, à l’euphorie de la victoire de François Mitterrand succède une forte démobilisation, ressentie dans l’ensemble des mouvements sociaux » (2000, p. 237). Ce phénomène serait tellement évident que l’auteur va jusqu’à affirmer : « Tandis que les écrivains deviennent, parfois malgré eux, les porte-parole de l’homosexualité, le militantisme disparaît entre 1982 et 1985 » (p. 263). D’après lui :
En 1983-1984, un certain militantisme homosexuel s’effrite, faute de thèmes de mobilisation, et bientôt les porte-parole se retrouvent sans troupes, faute de militants. Aux bals populaires du CUARH, les homosexuels préfèrent désormais les discothèques : ils sortent dans le nouveau ghetto et découvrent les formes modernes du dialogue amoureux. [...] C’est le « ghetto commercial » qui récupère alors la place laissée libre par le départ des militants. Si quelques nouvelles expériences sont tentées, elles annoncent davantage le chant du cygne que la recomposition. (p. 264-265)
2Cet anéantissement du militantisme homosexuel serait à ce point frappant que quelques lignes plus loin Martel déclare l’impossibilité de le rendre intelligible :
Cette fin du militantisme est trop brutale, trop collective, trop durable pour que ses ressorts ne soient pas plus essentiels et plus graves. Que s’est-il passé au début des années 1980, après l’élection de François Mitterrand, quel phénomène majeur a réussi à bouleverser autant le militantisme homosexuel pour, en profondeur, le réduire à un champ de ruine ? À bien des égards, ce chant du cygne reste singulièrement mystérieux. (p. 265)
3Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette interprétation dépressive du mouvement constitue davantage une construction intellectuelle fabriquée ad hoc, consciemment ou inconsciemment, pour expliquer la thèse controversée quant au retard ou au manque de réaction du mouvement homosexuel français au début de l’épidémie du VIH/sida.
4Procédons par étapes. Dès le chapitre 9, « Le bonheur dans le ghetto », qui suit celui où est illustré ce « chant du cygne », Martel décrit l’émergence d’un monde nouveau :
Dans le gris high-tech des années 1980, alors que le militantisme semble s’effacer, de nouveaux modes de vie se répandent. Nouvelles pratiques affectives et sexuelles, nouveaux espaces de rencontre, cette évolution est particulièrement visible en France à partir de la fin des années 1970. Les noctambules vivent leurs soirées les plus drôles, les discothèques homosexuelles se multiplient avec la musique du même nom (disco), les radios libres apparaissent avec leurs émissions gaies, bientôt les minitels roses. Un marché sexuel se met en place et accompagne l’émancipation homosexuelle. Déjà, une communauté homosexuelle apparaît, non pas comme reflet d’une minorité gaie identitaire ou politique, mais comme simple communauté de désir : le sexe est communalisé. (p. 268)
5Et de conclure, lapidaire :
Mais cette sortie du placard marque aussi sa limite : l’entrée dans le ghetto. (p. 268)
6Le militantisme politique aurait laissé la place à un militantisme mou, « culturel », suggère Martel, voire tout bonnement sexuel. Cette effervescence sexuelle autour de laquelle les gays auraient tracé les contours d’un « ghetto », afin de laisser s’épanouir en son sein une « communauté de désir », nous mettrait sur la piste de cette « tentation communautaire » homosexuelle qui, telle une sirène enchanteresse, guetterait au loin les militant.e.s homosexuel.le.s en les dirigeant sournoisement vers les pièges tendus par le « repli identitaire », le « militantisme identitaire », l’identité tout court et autres chimères identitaires, nécessairement communautaires et, donc, inévitablement et dangereusement contre-républicaines.
7Pour Martel, « le militantisme identitaire obnubilé par l’homophobie et la fraternité pécuniaire avec les lieux commerciaux » ont été à l’origine d’un « déni homosexuel » de la maladie, puisque la « communauté homosexuelle n’existe [...] pas en France en 1982-1983 (à la différence de la Suède et de la Grande-Bretagne) : le seul lien est sexuel, c’est une communauté de désir » (p. 363). L’auteur peut donc conclure : « Le modèle communautaire pur (ghetto et multiculturalisme de type américain) s’est révélé initialement inopérant face au sida » (p. 343). Ceci expliquant cela, la boucle est brillamment bouclée. D’autres auteurs semblent également s’inscrire dans cette hypothèse dépressive : « À partir de 1981, écrit par exemple Philippe Adam, à un moment où le militantisme homosexuel s’était essoufflé, l’apparition du sida dans les couches favorisées de la population homosexuelle suscita l’émergence d’une nouvelle forme de mobilisation » (2001, p. 87).
8Contestant cette hypothèse dépressive, Christophe Broqua et Patrice Pinell nuancent le tableau :
Au vu des espaces sociaux (associations et lieux commerciaux) et des organes de presse spécifiquement homosexuels qui existent alors, on ne peut se satisfaire d’une telle explication, en particulier parce que c’est du mouvement homosexuel qu’est directement issu Patrice Meyer, le fondateur de la première association française, Vaincre le sida (VLS), créée en 1983. (Broqua, 2006, p. 35)
Le foisonnement associatif, le développement et la diversification de la presse gay sont des faits qui contredisent l’idée d’un « déclin du mouvement homosexuel » au début des années 1980. Il est plus pertinent de parler de rééquilibrage des rapports de force entre les différents pôles structurant le champ homosexuel [...]. (Pinell, 2002, p. 30)
9La polarisation du champ homosexuel et le rééquilibrage des pôles le structurant expliqueraient donc, davantage que l’hypothèse dépressive, le nouvel agencement que produisent les événements politiques de 1981. Mais cette vision polarisée du « champ homosexuel » permet plus de décrire une dynamique qui traverse le mouvement devant faire face à l’urgence et aux ravages de l’épidémie, que d’en saisir les conditions d’émergence.
10Cette polarisation structurant le champ de l’homosexualité se serait mise en place à la fin des années 1970, lorsqu’un nombre non négligeable d’initiatives « culturelles » (les magazines) et d’enseignes commerciales (bars, saunas, boîtes de nuit, etc.) se développent, notamment à Paris, et qu’une sociabilité homosexuelle se déploie dans les quartiers à forte connotation identitaire. C’est la naissance de ce monde que décrit le sociologue Michael Pollak en 1982 :
Pendant les années soixante la libéralisation a tout d’abord provoqué une explosion de la commercialisation du sexe. À côté de la multiplication des bars, cinémas et saunas, on observe le développement de la presse homosexuelle, de la pornographie et d’une industrie de gadgets et d’adjuvants sexuels [...]. (p. 70)
[Cette] affirmation publique de l’identité homosexuelle et de l’existence d’une communauté homosexuelle à peine sortie de l’ombre va jusqu’à l’organisation économique, politique, spatiale. Ceci a mené, dans les grands centres urbains américains, à la formation de « ghettos » c’est-à-dire, selon la définition classique de ce terme, de quartiers urbains habités par des groupes ségrégués du reste de la société, menant une vie économique relativement autonome et développant une culture propre. (p. 72)
11L’apparition d’une épidémie touchant massivement les homosexuels masculins, qui plus est d’une maladie que l’on définit comme un « cancer gay » dans la presse, et les réactions qu’elle a suscitées au sein du monde militant – mais pas seulement – auraient donc produit à l’intérieur de ce champ une polarisation entre un pôle politique et un pôle socio-communautaire. C’est le scénario que semble décrire Broqua, lorsqu’il analyse le champ homosexuel du milieu des années 1990 en s’appuyant sur l’idée d’une polarisation structurante et mouvante :
À partir des années 1990, le mouvement homosexuel connaît une phase d’intense développement, à travers la multiplication et la spécialisation d’associations qui émergent et prennent la forme d’une vaste mosaïque. [...] La majorité d’entre [elles] se constituent en dehors de toute préoccupation liée au sida, même si, à l’occasion, [certaines] organisent des actions de prévention. Ensuite, la polarisation longtemps structurante entre logique sociale et logique politique n’est plus aussi clivante qu’autrefois, tant sont les groupes qui combinent les deux logiques. La thématique qui domine est celle d’une lutte pour la reconnaissance et l’égalité. (2006, p. 367)
12De nouvelles hypothèses peuvent être explorées qui, s’appuyant davantage sur la dynamique d’autonomisation politique de l’homosexualité, bien avant l’apparition de la maladie, que sur la recomposition du mouvement après-coup, permettraient de mieux comprendre le processus de construction communautaire émergeant que décrit d’ailleurs Patrice Pinell :
La victoire de François Mitterrand, en débouchant rapidement sur la satisfaction des principales revendications homosexuelles, réduit fortement les exigences unitaires et, du même coup, accélère la diversification institutionnelle. La mobilisation pour les droits a été une expérience importante pour nombre d’individus qui ont pu affirmer collectivement leur homosexualité. Mais, une fois la victoire obtenue, la plupart d’entre eux n’entendent pas approfondir leur engagement politique comme homosexuel, ils préfèrent plutôt participer aux activités organisées par l’une de ces nombreuses petites associations de services, tournées vers la « communauté », qui voient le jour. (2002, p. 34, je souligne)
13En effet, c’est précisément en aval de cette séquence de mise en forme de l’unité politique, inaugurée dans le sillage de l’après-1981, que le mouvement, s’enracinant alors dans un tissu associatif particulièrement fécond, est aux prises avec une fragmentation interne devenant, finalement, ingérable ; et non pas en amont. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié des années 1980 que l’exercice de la division rendra l’unité de moins en moins concevable.
14Revenons donc à cette période charnière du début des années 1980 et reprenons le fil des mutations en cours et de leurs implications sur le mouvement homosexuel. L’institution politique de l’homosexualité en mouvement relevait, du point de vue des groupes gais et lesbiens, d’une volonté de fonder un mouvement de masse. Il s’agissait en quelque sorte d’une reconfiguration interne du paysage militant. Le fait qu’avec l’élection de François Mitterrand en 1981 les revendications portées par le mouvement ont trouvé satisfaction ne peut pas être réduit à une simple affaire de victoire politique à partir de laquelle les militants auraient décidé de tourner la page et de passer à autre chose. La reconnaissance qu’un tel processus implique a des conséquences politiques beaucoup plus profondes.
15La date historique de 1981 est une date suivie, non pas par une démobilisation, ni même seulement par un rééquilibrage des pôles internes au mouvement, mais bien par une nouvelle phase de politisation, dynamisée par la reconnaissance que les instances politiques confèrent au mouvement homosexuel. Les théories de la reconnaissance tendent à mettre l’accent sur la reconnaissance que des groupes demandent comme une revendication politique (Taylor, 1994), mais s’intéressent moins souvent aux conséquences d’une reconnaissance acquise. En conférant une légitimité aux demandes exprimées et une efficacité à l’action militante, cette reconnaissance politique attribue, de fait et symboliquement, une unité politique à ce qui est pensé et construit alors comme une entité socialement et politiquement significative que les acteurs en contexte définissent comme un « mouvement homosexuel ». L’unité politique résume la convergence et la confluence des groupes dans le mouvement, et en même temps permet l’identification d’un acteur collectif, le « mouvement », à même de participer à des échanges avec les interlocuteurs institutionnels.
16Ainsi, à ce moment de convergence politique que la date historique de 1981 symbolise, succède une période de forte tension politique qui traverse d’un bout à l’autre les années 1980 et qui débouche finalement sur une crise politique aiguë, amplifiée par les stratégies militantes engagées sur la question du VIH/sida. C’est une tension politique qui travaille le mouvement homosexuel et qui le conduit à devoir composer avec, d’un côté, une exigence stratégique d’unité et, de l’autre, une forte division structurelle interne. La question inédite qui se pose pour le « jeune » mouvement homosexuel est donc de savoir comment réussir à assurer l’unité politique sur un plan symbolique alors qu’au même moment la dynamique de division communautaire l’emporte dans le tissu social qui le constitue. Autrement dit, le mouvement homosexuel, investi d’une reconnaissance politique par les interlocuteurs institutionnels qui lui confèrent une unité à forte valeur symbolique, se trouve traversé par une tension résultant de l’action concomitante de deux dynamiques : d’un côté la gestion politique de l’unité et de l’autre la mise en forme communautaire de cette unité politique.
L’APRÈS-1981 ET L’UNITÉ POLITIQUE DU MOUVEMENT
17L’événement majeur de l’année 1982 a été, sans aucun doute, la création en juillet, lors des universités d’été homosexuelles, de la Fédération des lieux associatifs gais (FLAG). Elle naît officiellement à Lyon les 16 et 17 septembre 1982. Cet événement est annoncé par Le Gai Pied :
Les 16 et 17 septembre (1982) Lyon verra la fondation d’une « Fédération nationale des lieux associatifs gais » dont le siège sera dans le local de l’ARIS. Ce n’est pas le résultat d’une mode, il s’agit d’un besoin né de la réalité, des réalités homosexuelles d’aujourd’hui et de demain. (Eff, 1982, p. 21)
18Empruntée au modèle britannique – bien plus qu’au modèle américain –, l’idée de gay centers circulait depuis la seconde moitié des années 1970 et faisait l’objet de vifs débats au sein des groupements homosexuels. S’appuyant sur les groupes existant en provenance des GLH et des antennes régionales d’Arcadie, des nouveaux groupes se forment et des lieux voient le jour. Le journal Le Gai Pied en fait état en focalisant l’attention sur le cas de l’ARIS de Lyon :
Quelles sont les activités d’ARIS ? Accueil Rencontre Information Service... Outre les deux fêtes par trimestre, ARIS est d’abord une écoute, une présence, une antenne. À partir de la rentrée, l’association sera pratiquement ouverte tous les jours : permanence, bibliothèque, vidéothèque, expositions, débats, services juridique, social, médical, psychologique, SOS cœur, boulot, dépannage, petites annonces, contacts avec les médias, presse, participation à des émissions de radio locales, prochainement je l’espère à RMC. (p. 21)
19Concrètement, le soutien moral et financier du nouveau gouvernement de gauche a été décisif. En effet :
Au plan national, le bureau de la FLAG a rencontré Gilbert Estève, chef de cabinet de Jack Lang. Le ministère de la Culture soutient les « formes de culture minoritaires et opprimées jusqu’ici ». Pour l’année 83, la direction du Développement culturel aidera la FLAG à s’équiper en matériel vidéo. La direction du Livre, quant à elle, permettra l’achat de bibliothèques de prêt aux associations. Enfin, un emploi d’animateur à mi-temps de la FLAG a été accepté par la « cellule de l’Emploi » [...]. Il a pour rôle la mise en place de bibliothèques de prêt, l’organisation de festivals de films, la gestion d’une vidéothèque et d’un fonds de cassettes pour les radios libres et enfin le soutien à la création de stages dans les villes lors d’initiatives particulières. Cabasset devient ainsi le premier permanent national du mouvement homosexuel français. (Coz, 1983, p. 15)
20Plusieurs lieux furent ainsi créés durant cette année 1982 :
À Marseille, la « Boulangerie » gaie bénéficie du solide soutien du GLH de la ville [...]. L’équipe animatrice a déposé une demande de subvention à la direction régionale à l’Action culturelle [...]. À Dijon, « Diane et Hadrien », très lié au GLH de la ville, a connu divers problèmes de voisinage, mais tout s’est arrangé et le ministère du Travail a décidé de financer au 2/3 un emploi d’utilité locale pendant un an [...]. Lyon, quant à elle, dispose de l’ARIS, fondé par des anciens d’Arcadie ; un lieu d’entraide, principalement, avec une permanence mais sans salarié actuellement [...]. La situation de Rouen est plus délicate : l’association « Être et Connaître », qui gère « Les Balcons », est obligée de déménager le 1er janvier après une année difficile en butte à un propriétaire homophobe. Un nouveau local est en vue [...]. Caen vient d’ouvrir le « Bilboquet ». (p. 15)
21La création de la Fédération nationale constitue une nouveauté pour le mouvement homosexuel qui, pour la première fois, se dote ou tente de se doter d’une structure « représentative » ayant pour objectif de rassembler les expériences des lieux associatifs et de porter à l’attention des autorités publiques l’expérience socioculturelle de l’homosexualité. Un bilan de l’action de la FLAG, proposé par Roland Surzur, journaliste à Gai pied hebdo, à l’occasion des rencontres nationales du 17 décembre 1983 à Dijon, un an après sa création, permet de saisir le rôle joué par la Fédération et, plus généralement, par les lieux associatifs gais, dans la construction du mouvement :
Qu’est-ce que la FLAG ? Tout simplement une fédération d’associations. C’est en juillet 1982, pendant l’université d’été homosexuelle de Marseille, qu’était lancée l’idée d’une fédération regroupant tous les lieux gais associatifs de France chargée de leur donner une dimension nationale pour l’organisation d’activités communes. Ce qui, au départ, avait pu paraître un peu utopique est devenu aujourd’hui une réalité. (Surzur, 1983-1984, p. 6)
22Le nouveau gouvernement n’a donc pas seulement contribué à une reconnaissance politique du mouvement mais, par des financements ciblés, a supporté cette dynamique de création de lieux associatifs et, a fortiori, l’activité promue par la FLAG. Dans un encart qui complète l’article cité, il est fait état des activités d’un de ces lieux à Caen :
Le Bilboquet, c’est un lieu associatif gai comparable à une dizaine d’autres lieux du même type, nés au cours de ces dernières années. L’arrivée de la gauche au pouvoir n’est pas sans lien avec l’existence de tels lieux. Grâce à un appui ministériel, certains animateurs ont pu être payés sous formes d’emplois d’initiative locale. Le ministère de la Culture a offert une subvention pour que chacun de ces lieux possède une bibliothèque. Dans un tract appelant à manifester devant le palais de justice, les homosexuels caennais rappellent que le Bilboquet est subventionné par la DDTE, agréé terrain de stage pour la formation de « jeunes volontaires » (créé par le ministère du Temps libre), membre de la FLAG (Fédération des lieux associatifs gais), subventionnée par le ministère de la Culture et celui de la Recherche. (Lacombe, 1984, p. 5-6)
23De son côté, le journal Homophonies – une émanation du CUARH – est un laboratoire particulièrement fécond de l’exercice de l’unité politique. Les différents moments d’échange, d’organisation et de rencontre entre les groupes sont relatés en permanence et même encouragés. Un article, en particulier, signé par un certain Thierry de Caen, dès le numéro de janvier 1982, fait état d’une certaine dynamique d’unité politique :
Les 28 et 29 novembre [1981] sont entrés dans les annales de la vie gay de l’ouest de la France. À l’appel du GLH mixte d’Angers, les différents groupes de l’ouest se sont retrouvés pendant deux jours dans cette charmante ville. Les débats : disons simplement que cette première rencontre était une sorte de test ; aurions-nous quelque chose à nous dire pendant deux jours ? Pouvons-nous envisager une action régionale commune ? (1982, p. 30)
24Ces rencontres régionales permettent à des groupes isolés qui ne s’étaient jamais rencontrés auparavant d’échanger des expériences et d’envisager des actions communes :
À ce week-end, était présentes des personnes des villes d’Angers, Caen, Brest, Le Mans, Nantes, Rennes [...]. Nous étions une quarantaine dont une quinzaine de lesbiennes. [...] Il est vrai que la solidarité des lesbiennes doit se renforcer, d’autant plus que la société les nie en tant que femmes et en tant que lesbiennes. Cela nécessite qu’elles se voient régulièrement, qu’elles poursuivent les discussions qu’elles avaient commencées l’année dernière lors des différents CLO (Coordination des Lesbiennes de l’Ouest), mais je pense qu’elles doivent être présentes dans un mouvement mixte également. (p. 30)
25Du côté du militantisme lesbien, l’organisation d’une coordination de lesbiennes de l’Ouest constitue sans doute une étape supplémentaire qui débouchera précisément sur des expériences similaires mais à échelle nationale. En effet, si les rencontres précédentes avaient surtout pour objet le partage des expériences et la définition des actions à suivre, la réception de l’unité politique et donc la gestion politique de cette unité deviennent désormais des objectifs à part entière. Selon le compte rendu qui en est fait dans Homophonies :
Les 20 et 21 février s’est déroulée à la Maison des femmes de Paris une coordination nationale des lesbiennes. Prise en charge matériellement par le Mouvement d’information et d’expression des lesbiennes, cette coordination a réuni 150 femmes venues de toute la France (les Parisiennes étaient minoritaires) à titre individuel pour présenter leur groupe. (Renaud, 1982, p. 14)
26Quant à la provenance et à la composition des groupes :
Toutes les femmes présentes ne sont pas dans des groupes de lesbiennes. Plus de la moitié des filles venaient de groupes mixtes ou de groupes de lesbiennes qui ont à l’occasion des contacts ou des actions avec des GLH (CLARH de Lille, Belfort, Strasbourg, Lyon, Marseille...). (p. 15)
27Mais ce qui semble constituer le cœur des débats, c’est le souhait exprimé par les participantes de constituer un mouvement et de tirer les bénéfices de l’unité politique du mouvement homosexuel, gai et lesbien, pour constituer en son sein ou parallèlement, un mouvement lesbien : « Toutes les femmes présentes étaient, semble-t-il, venues à la coordination pour envisager, sans exclusive, l’avènement d’un mouvement lesbien. » (p. 15) La journaliste insiste d’ailleurs sur cette volonté de construction d’un mouvement et va, de façon plus pragmatique, appeler à la mise en place d’une coordination nationale qui pourrait travailler en permanence à la structuration du mouvement :
Il importe maintenant que nous nous voyons plus régulièrement. Certaines femmes ont parlé de la création d’un Mouvement de lesbiennes ; ce n’est pas utopique. Pourquoi n’y aurait-il pas pour le construire une « Coordination nationale permanente des lesbiennes » ? (p. 15)
28Des voix s’élèvent alors qui insistent sur la nécessité de faire suivre la reconnaissance de l’unité politique par la mise en place d’une plateforme capable de structurer le mouvement et de l’organiser. Après avoir défini les contours de cette nouvelle donne, telle est l’analyse avancée par un éditorial d’Homophonies :
L’article 331 alinéa 2 aboli, une discrimination légale disparaît du Code pénal. Le ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, vient d’envoyer une nouvelle circulaire à la Police nationale rappelant qu’aucune discrimination à l’encontre des homosexuels et des lesbiennes ne doit être pratiquée. [...] La création des lieux homosexuels, gérés par les homosexuel(le) s eux-mêmes dans leur localité, en témoigne : « Diane et Hadrien » à Dijon, « La Boulangerie » à Marseille, « L’Éventail » à Aix, « Le Balcon » à Rouen, etc. [...] Le mouvement homosexuel, qui a su se structurer pour lutter en faveur de l’abrogation du 331-2, pour faire face aux interdictions professionnelles, etc., doit maintenant réfléchir, débattre, redéfinir ses orientations et dresser un bilan. En ce sens, le CUARH contactera tous les autres groupes homosexuels afin de préparer à long terme la tenue d’états généraux de l’homosexualité. (Non signé, 1982, p. 3)
29La tenue d’états généraux semble alors une occasion pour fonder dans la convergence associative et l’unité des groupes un mouvement de masse, d’ampleur nationale, fort et structuré, que les militant.e.s des années 1970 appelaient déjà de leurs vœux :
l’idée d’États Généraux de l’Homosexualité a été lancée à la coordination nationale du CUARH de Lyon en septembre 1981 et reprise à celle de Dijon en février 1982. Grande occasion de rencontre entre les homos et les lesbiennes, toutes tendances confondues, ces États Généraux pourraient aider à la constitution d’un mouvement homosexuel, beaucoup plus vaste que le mouvement actuel, et en tout cas permettre de réfléchir ensemble à l’opportunité d’un tel mouvement. (Leusse, 1982, p. 20)
30D’autres initiatives de ce type avaient eu lieu auparavant, dont la plus importante le 29 avril 1978, mais à la différence de ces premières expériences, la dynamique qui est à l’œuvre dans cette nouvelle période est celle qui tend vers un rassemblement des groupes gais et lesbiens dans des structures fédératrices. Le constat des militant. e. s semble quasiment unanime :
Depuis le 10 mai 1981, la nécessité d’un mouvement large qui ne privilégie plus le défensif, le juridique et la lutte contre la répression apparaît fortement. L’importance à attacher à nos modes de vie et au relationnel apparaît nettement à travers des évolutions de nos groupes, deux éléments en témoignent : l’essor des locaux d’association (Dijon, Montpellier, Lyon, Aix-en-P., Rouen, Marseille...) et la multiplication des émissions gaies sur radios locales. (p. 20)
31Dans le numéro suivant d’Homophonies, un autre militant, Jean Boyer, insiste sur la nécessité de capitaliser la dynamique issue des élections de mai 1981 pour conduire un rassemblement de toutes les formes de militance homosexuelle que les groupes expérimentent dans les régions :
L’idée de ces États chemine depuis l’Université d’été homosexuelle de Marseille en 1979 [...]. Or justement tout bouge : sortie du placard de plus en plus massive, spectaculaire même dans les grandes villes, multiplication des lieux, commerciaux ou associatifs, émergence d’une presse gaie, début de changement d’attitude des pouvoirs publics. À terme cette lame de fond qui commence à déferler, dont la puissance ne peut qu’être accrue dans la situation politique issue du 10 mai, ne peut que bouleverser la situation actuelle des groupes. Et c’est cela qu’il faut préparer dès maintenant, en particulier à travers les États généraux. (1982, p. 24)
32Cette idée des états généraux débouche donc en juillet 1982 sur la création de la FLAG. La reconnaissance politique que confèrent au mouvement homosexuel les transformations juridiques en cours effectuées par la gauche au pouvoir représente un moment très fortement symbolique qui fonde l’institution politique du mouvement dans l’unité. La dynamique qui conduit à la création de structures fédératrices doit être entendue comme une tentative de gestion politique de l’unité par la mise en place d’une organisation permanente et stable dans laquelle les groupes gais et lesbiens y convergeant se reconnaissent. En d’autres termes, l’idée de mouvement est pensée comme cette institution qui garantirait la convergence politique des groupes.
33Cette phase de rassemblement politique s’accompagne d’une nouvelle exigence de gestion politique de l’unité centrée sur la question de la représentation. En effet, ces structures d’organisation centralisée comme la FLAG ou la coordination lesbienne sont-elles pour autant représentatives des groupes dont elles sont l’émanation ? Alors qu’elles naissent d’une dynamique de rassemblement et de convergence des groupes gais et lesbiens, sauront-elles assurer cette convergence dans le long terme ? Sauront-elles se porter garantes de l’unité politique ? Parviendront-elles à agir en représentation des groupes qui la composent ? Ce sont les questions que les militant.e.s se posent à ce moment d’institution politique de l’unité, tandis que sur le terrain local une dynamique de construction et de division communautaires du mouvement est à l’œuvre.
LA MISE EN FORME COMMUNAUTAIRE
34La fin des années 1970 et le début des années 1980 constituent donc une séquence charnière qui voit le détachement du militantisme homosexuel des cadres traditionnels du militantisme politique, la définition nouvelle de la pratique militante en termes de militance homosexuelle et la fondation d’une politique autre fondée sur l’affirmation identitaire. La création massive dans tout le territoire français de lieux associatifs gais et lesbiens constitue le phénomène qui concrétise au présent la territorialisation de l’homosexualité dans des espaces pensés et pratiqués selon un principe d’autonomie.
35Faute de pouvoir compter sur des sources archivistiques complètes, il est à ce jour difficile de dresser un tableau achevé et une liste exhaustive des lieux associatifs créés à l’époque et de leurs activités. Ce travail de recherche reste encore à faire. Il est tout de même possible de rendre compte de la vitalité du tissu associatif gai et lesbien au début des années 1980 en se référant à certains exemples significatifs et à la dynamique d’ensemble qui traverse le mouvement.
36Tandis que l’émergence de structures fédératrices accompagne la mise en forme politique de l’unité, dessinant ainsi les contours d’un mouvement qui catalyse la convergence entre les groupes et les collectifs homosexuels, l’ouverture de lieux d’accueil, de convivialité, mais aussi d’activité militante, ayant pignon sur rue, forme un tissu associatif qui, tout en organisant au plan national l’unité politique, n’en demeure pas moins fermement enraciné dans le niveau local de la région, de la ville, voire du quartier. La création massive dans tout le territoire français de lieux associatifs gais et lesbiens réalise, pour ainsi dire, verticalement l’unité politique du mouvement et horizontalement la division communautaire que produit la mise en place de réseaux associatifs inscrits dans l’espace local.
37Parmi les fondatrices du magazine Lesbia, Christiane Jouve montre à quel point la découverte de l’existence de lieux d’affirmation identitaire apparaît comme une piste nouvelle pour le mouvement homosexuel :
À Londres, écrit-elle, la vie militante étonne par son éparpillement et son éclectisme. En dehors de la presse, il existe un nombre incroyable de groupes. Prenez les 4 x : gay mixte, lesbien, féministe, radical ; combinez-les dans tous les sens et multipliez chaque équation par 10. Quel que soit le résultat, ça donne le vertige. Ajoutez les minorités qui ont toutes des groupes spécifiques au sein des mouvements gay, lesbien et féministe. En arrivant à « A Woman’s place », nous sommes restées sans voix devant la liste des groupes. Par exemple, il existe dans tout le Royaume-Uni une bonne dizaine de lignes téléphoniques et de permanences contre le viol, dont plusieurs à Londres. « A Woman’s place » est une maison des femmes qui centralise les informations, accueille les réunions, gère une librairie et possède un vaste fichier de tous les lieux et groupes féministes et lesbiens à travers le monde. (1982, p. 8)
38Partant du constat que « la notion de communauté, d’appartenance à un groupe, est un des piliers sur lesquels s’appuie la société britannique », Christiane Jouve remarque que la référence à la notion de mouvement homosexuel ne semble pas centrale. En effet, « il ne semble pas que tous les groupes aient de réels contacts entre eux », ce qui l’amène à la conclusion suivante : « Pas de grand mouvement, plutôt une mouvance où se juxtaposent des collectifs très divers » (p. 9, je souligne).
39L’idée d’une mouvance homosexuelle, terme qui insiste sur le caractère polymorphe du mouvement, exprime une dynamique militante par laquelle les groupes homosexuels, tout en reconnaissant une appartenance commune à un mouvement, définissent ce dernier comme une institution d’un genre particulier. Avec le terme mouvance, on définit un périmètre d’action que les groupes partagent de façon complémentaire et parfois contradictoire et qui n’a pas pour vocation de se solidifier en une structure rigide et unitaire. Le terme mouvance définit la forme ouverte, en devenir et flexible du mouvement. Autrement dit, se définir comme participant à une mouvance homosexuelle, à laquelle se rapporte l’expression inédite de militance homosexuelle discutée plus haut, exprime une dynamique d’adoption, de mise en place et d’organisation d’une institution dont l’architecture est formée de l’ensemble des réseaux associatifs locaux gais et lesbiens.
40À la fin de l’année 1982, Jean Le Bitoux fait lui-même le constat de cette effervescence militante, dans un article intitulé de façon emblématique « Mouvance 82 » :
Comme nous le pensions, les deux pôles d’activité de l’année auront été les lieux et la radio, prise de conscience générale d’ouvrir l’activisme de certains non plus trop du côté des interpellations des autorités, mais des homosexuels, de la « base », à savoir 98 %. Ainsi vit-on l’ouverture d’une demi-douzaine de lieux gais (Aix, Marseille, Dijon, Lyon, Rouen, Lille, Caen) et les ondes des radios locales entendirent la parole homosexuelle (Aix, Angers, Avignon, Bordeaux, Cannes, Clermont-Ferrand, Pau, Lille, Lorient, Lyon, Marseille, Metz, Montpellier, Nantes, St-Étienne, Toulon, Toulouse, Tours, Valence). (Le Bitoux, 1983, p. 26)
41« Qu’est-ce qu’un lieu associatif gai ? », se demande Roland Surzur, journaliste au Gai pied hebdo :
Pour employer un raccourci, on peut dire que ces lieux sont les héritiers du mouvement militant, des ex-GLH, dont les buts sont assez semblables mais les formes d’action différentes. Régis par la loi de 1901 sur les associations, leur but est de favoriser la rencontre des homosexuels dans leur ville, mais aussi d’organiser des activités communes, culturelles ou, comme l’on dit aujourd’hui, conviviales et de mettre en place des services, médicaux et juridiques par exemple [...]. (Surzur, 1983-1984, p. 6)
42D’autres informations sont délivrées par un article de novembre 1984 relatant une poursuite judiciaire intentée contre un militant du Bilboquet à Caen pour avoir distribué à la sortie d’un lycée un tract informatif sur les services offerts par ces lieux. Le Bilboquet, comme bien d’autres lieux associatifs gais, se définit comme un lieu qui « a pour but de faciliter les rencontres, de créer des liens et d’approfondir les échanges entre les individualités. Il est principalement destiné aux homosexuels et lesbiennes mais se veut également ouvert à tous à partir du moment où chacun respecte les différences des autres » (Lacombe, 1984, p. 5-6).
43L’homosexualité dans son affirmation identitaire s’entend donc comme la réalisation collective, au sein d’un groupe et à travers des activités partagées de type socioculturel (expositions, bibliothèques, débats, sport, etc.), de l’expérience individuelle de sa propre sexualité, que cette sexualité donne ou non lieu à des pratiques. Aussi la militance homosexuelle se définit-elle et prend-elle forme à partir du moment où elle ne se fonde plus sur une rhétorique politique traditionnelle, de type révolutionnaire notamment, mais plutôt sur une sémantique identitaire, selon ce que l’on pourrait appeler un principe d’accueil, qui se substitue au principe d’adhésion caractéristique du militantisme traditionnel, comme l’observe Claude Cocand :
Il a bien fallu remplacer l’adhésion par l’accueil, plus souvent ouvert et plus convivial. D’où la naissance et l’ouverture, bien souvent sur les chapeaux de roue, de lieux associatifs ayant pignon sur rue. À preuve, 1982 fut l’année faste du militantisme associatif. (1985, p. 8, je souligne)
44La naissance des lieux associatifs gais et l’adoption d’un principe d’action nouveau, l’accueil, expriment la tentative de la militance homosexuelle de construire une forme d’action qui réalise à l’intérieur des frontières spatiotemporelles du présent la convergence politique des groupes gais et lesbiens qui le constituent. Ces lieux représentent donc le tissu social du mouvement.
45Il n’est pas anodin d’ailleurs que la création des Archives, recherches et cultures lesbiennes et de la Fondation du patrimoine homosexuel, renommée par la suite fondation Mémoire des homosexualités, dont fait état la revue Masques1, datent de la même période (1983-1985). La constitution de ces fondations des mémoires homosexuelles et lesbiennes contribue à installer l’unité politique du mouvement dans une continuité temporelle. Ainsi :
la fondation Mémoire des Homosexualités se donne pour mission de recueillir l’ensemble des témoignages liés à l’homosexualité des individus. Elle répond de façon pragmatique à la situation de tous ceux et toutes celles qui désirent léguer à la communauté à laquelle ils et elles appartiennent la mémoire de leurs créations, de leurs vies et de leurs amours. [...] Il s’agit – en assurant leur protection, leur conservation et leur libre consultation – de donner une véritable pérennité à la mémoire des homosexualités. (Non signé, 1985, p. 188)
46Comment donc, sur le terrain, la création des lieux associatifs gais et lesbiens concrétise-t-elle l’unité politique du mouvement ? Quels en sont les effets sur la manière dont les militant. e. s se représentent le mouvement ? Dans un article relatant la participation aux universités d’été homosexuelles de Marseille en 1985, Christiane Jouve, entre autres, conteste cette idée selon laquelle le début des années 1980 serait caractérisé par un affaiblissement politique du mouvement ou par une « dépolitisation » massive du mouvement. En réalité, écrit-elle, « la perte de vitesse, pour ne pas dire l’effondrement, du mouvement homosexuel ne doit pas cacher l’émergence de multiples initiatives tant individuelles que collectives (médias, associations de loisirs, de rencontres ou structures commerciales) » (Jouve, Auvraud & Baskevitch, 1985, p. 8).
47Dans le même numéro de Lesbia, Evelyne Auvraud et Odile Baskevitch font le récit d’un atelier animé par Jean Le Bitoux et Jacques Vandemborghe – tous deux membres du conseil d’administration de la fondation – sur « La communauté homosexuelle : les mutations nécessaires » (1985, p. 10). C’est un débat qui revient constamment lors de ces universités d’été. Déjà en 1983, Jacques Fortin remarque deux types de position sur la « “communauté gaie”, terme dont il est plus que jamais parlé alors même que les différenciations sont à l’œuvre », les « uns le récusant au nom de celles-ci » et d’« autres l’affirmant comme, sinon projet, du moins exigence éthique : “il doit y avoir Communauté – car non seulement tout est aujourd’hui trop précaire – le retour du bâton plana sur leur discussion – mais encore parce que la société contemporaine n’est pas à même d’insérer en son sein comme toute autre composante, la communauté homosexuelle. Nous sommes en quelque sorte obligés de penser en communauté” » (Fortin, 1983, p. 186-187).
48Afin de mieux comprendre les dynamiques en jeu, il convient de débarrasser le terrain d’une série de mythes attribués au mouvement homosexuel en relation à son caractère communautaire. D’autant plus que l’usage politique, scientifique et militant de cette notion demeure particulièrement confus et polysémique, ce qui rend sa compréhension résolument obscure. La référence à une « communauté homosexuelle », comme on peut bien le voir dans les passages cités, n’est pas une référence ancestrale qui serait inhérente de façon immuable, invariable et innée aux mouvements homosexuels. La notion de communauté est exploitée sciemment par les militant. e. s à un moment donné de leur histoire où l’institution politique de l’homosexualité, se détachant des dimensions historiques du passé et de l’avenir, se réalise dans l’espace-temps du présent à travers la création de lieux associatifs. Ainsi la dynamique d’institution politique de l’homosexualité en mouvement, à l’œuvre entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980, en tant que mouvance homosexuelle animée par une militance homosexuelle, en partant de l’expérience concrète des lieux associatifs, débouche sur une option politique du mouvement bien précise : l’adoption d’une forme communautaire. On peut alors définir la communauté comme la forme sociale de l’unité politique. Elle succède à une rupture avec les cadres traditionnels du militantisme politique fonctionnant selon le principe d’adhésion, qui imprégnait encore les Groupes de libération homosexuels, et ouvre sur un principe d’accueil et, surtout, sur l’adoption de l’affirmation identitaire comme une forme autonome de militance homosexuelle.
49La communauté est supportée, empiriquement et localement, par l’expérience des lieux associatifs gais et lesbiens, et elle est tournée, au niveau national, vers un mouvement homosexuel en tant qu’institution symbolisant l’unité et la convergence militantes portées par des organisations représentatives et fédératrices, comme la FLAG ou le CUARH. Il s’agit, pour résumer d’une formule, de penser l’unité nationale tout en pratiquant localement la division. Au milieu des années 1980, la tension interne et constitutive entre ces deux dynamiques de gestion politique de l’unité et de mise en forme communautaire du tissu associatif va s’amplifiant et rend l’équilibre difficilement tenable.
PENSER L’UNITÉ, PRATIQUER LA DIVISION
50Dans un article au titre évocateur, « France : que cent roses s’épanouissent », publié dans la revue Masques, Alain Sanzio pose la question très ouvertement, « Vers un nouveau mouvement gai ? » :
Pour investir ces espaces nouveaux [les lieux associatifs gais], les formes traditionnelles héritées de la période récente [...] sont inadaptées. G. Bach en est conscient : « L’action sur l’abrogation de l’article 331 impliquait un rapport direct avec l’État. Maintenant c’est autre chose : on s’adresse au tissu social et cela implique d’autres modes d’intervention. Par exemple sur la presse régionale, cela ne peut être mené depuis Paris. Nous devons être beaucoup moins centralisés. » (1982, p. 133)
51Cette difficulté à définir les contours d’une ligne politique qui soit à la fois émanation de l’unité politique du mouvement national, centralisé à Paris, et émanation de la dynamique communautaire qui la soutient localement exprime une contradiction entre, d’un côté, l’exigence unitaire qu’implique la gestion politique du mouvement et donc la formulation d’un programme politiquement recevable de la part des interlocuteurs institutionnels et, de l’autre, la dynamique de différenciation que cette mise en forme communautaire implique du fait de son inscription dans une localité bien délimitée.
52Un autre signe de cette tension interne est visible dans le numéro de juin 1984 du journal Homophonies, où une grande place est accordée à l’organisation de la Gay Pride. Un encart de présentation du CUARH affirme :
Le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle est une vaste fédération de groupes homosexuels d’horizons divers, implantés dans toutes les régions de l’hexagone pour lutter contre toutes formes de discrimination, de répression anti-homosexuelles, pour que chacun, chacune d’entre nous puissent vivre librement à visage découvert. (Non signé, 1984 b, p. 36)
53Mais en même temps :
le CUARH est la seule fédération nationale qui regroupe dans la mixité des groupes homosexuels, sur des bases pragmatiques, sans plate-forme ou programme d’ensemble [...]. (p. 36, je souligne)
54Si le caractère pragmatique et non directif du CUARH est mis en avant par ses animateurs comme une marque d’ouverture et de fonctionnalité, puisque « le CUARH a su s’imposer comme une composante essentielle (mais pas la seule) du mouvement homosexuel français » (p. 36), ce positionnement ne tarde pas à révéler ses faiblesses. En effet, un numéro plus tard seulement, l’auteur d’un article sur la multiplication des groupes gais et lesbiens, intitulé emblématiquement « Mille et une associations », s’inquiète :
Derrière le foisonnement actuel des associations gaies, ne risque-t-on pas d’assister à la naissance d’un corporatisme homo, nouveau et invivable ghetto, ou bien est-ce l’occasion de créer des réseaux multiformes de solidarité gaie ? [Car] depuis 1981 si, parallèlement à un grand développement du réseau commercial à cible gaie, les grands mouvements et groupes gais ont perdu de leur audience, on assiste en revanche à une floraison de petits groupes et associations à objectifs limités. Groupes professionnels d’abord, de loisirs ensuite, d’entraînement spécifique, de solidarité à une cause, d’affinités sexuelles, etc. (Dumont, 1984, p. 14)
55L’auteur termine toutefois sur une note optimiste :
Enfin, pour ceux qui craignent le morcellement et l’éparpillement, il y a toujours une fédération de groupes : le CUARH, qui associe indépendance de chacun et efficacité nationale. La vie associative gaie qui émerge depuis quelques années semble riche de promesses et doit pouvoir se développer encore, même si la gestion des lieux associatifs s’avère difficile. (p. 15)
56On retrouve ce même optimisme dans le compte rendu qui est fait, dans le numéro suivant, des rencontres nationales du CUARH :
Le CUARH accuse peut-être le même fléchissement que tous les autres grands mouvements sociaux (syndicalisme, associatif, mouvement des femmes) mais il tire plus qu’honorablement son épingle du jeu [...]. Le tour des groupes a révélé d’énormes difficultés d’existence pour les lieux associatifs et aussi, semble-t-il, le réveil de formes militantes (type Groupe de libération homosexuelle) qu’on croyait défuntes. La quatrième Université d’été homosexuelle se prépare activement à Marseille [...]. Le CUARH a élu une nouvelle commission nationale ainsi qu’un nouveau président en la personne de Jacques Garry, élu à l’unanimité. (Dutey, 1984, p. 19)
57L’année 1985 ne débute pourtant pas sous le signe du même optimisme militant. Elle est marquée, comme le remarque Claude Cocand, par la fermeture progressive de quasiment tous les lieux associatifs :
Au moment où s’ébranle ce samedi la traditionnelle manifestation gaie du mois de juin, qu’en est-il des lieux associatifs 4 ans après leur apparition ? En 1982, la Fédération nationale des lieux associatifs gays comptait 13 de ces lieux répartis un peu partout en France. Chiffre porte-malheur : ils ne sont plus que 3 aujourd’hui. (1985, p. 7)
58Mélanie Badaire (1985, p. 17-18), qui signe plusieurs articles sur les lieux associatifs, fait également état de la fermeture de la plupart de ces lieux, suscitant d’ailleurs la réponse agacée du secrétaire de la FLAG, Michel Branchu, qui affirme à quel point « la création des lieux associatifs gais, il y a quelques années, répondait [...] surtout à une nouvelle forme d’expression du mouvement homosexuel », même s’il reconnaît que la dynamique qui avait porté à la création d’une dizaine de lieux associatifs se réduit désormais à n’être que « l’expression d’une période d’attente et plus précisément de transition » (1985, p. 22).
59De son côté, Homophonies, le journal du CUARH, devient désormais une lettre d’information, la lettre des homosexualités, tandis que Gérard Bach s’acharne à tenter de comprendre la « jeunesse homosexuelle » :
La génération militante ou commerçante qui a porté l’émergence de l’homosexualité s’essouffle aujourd’hui. [...] Dans les groupes lesbiens, il semble que les jeunes lesbiennes soient nombreuses à vouloir autre chose que les modes d’action traditionnels ; chez les garçons cela n’est pas encore très net. Mais attendons, nous aurons peut-être encore des surprises. (1986, p. 1)
60Ce qui est ressenti comme une désaffection ou une démobilisation cache en réalité une tension politique grandissante qui émerge clairement durant l’année 1986, au moment où le CUARH disparaît, même si un dernier sursaut voit le jour, qui ne donne aucun résultat concret (Cocand, 1986, p. 15). Une première analyse de cette tension et des évolutions qu’elle provoque est donnée à la fin de la même année :
Le militantisme est en pleine mutation au cœur même du milieu gay. On assiste actuellement à une évolution qui va peut-être de pair avec l’évolution des mœurs. Par le passé, identité et reconnaissance des homosexuels, la fin des discriminations abusives ont été les pierres de touche du militantisme à forte teneur politique dont les différents mouvements, associations, fédérations se voulaient les représentants. (Fitoussi, 1986-1987, p. 13)
61Or après 1981, poursuit Gérard Fitoussi, « le combat est autre » :
le sida mobilise de plus en plus de gens comme en témoignent les associations AMG (Association des médecins gais), ALS (Association de lutte contre le sida, à Lyon), Vaincre le sida et l’association AIDES dont le bureau directeur est composé en majorité d’homo bien que l’association tienne à ne pas revendiquer une quelconque spécificité. [...] pas encore touchés par le sida, les plus jeunes, peut-être indifférents à un militantisme trop idéaliste, envisagent de se regrouper autour d’un centre d’activités précis. Qu’il soit culturel, sportif ou en rapport avec les loisirs. C’est cela qui intéresse les plus jeunes. (p. 13)
62Christiane Jouve remarque, en septembre 1985, cette distance qui sépare le mouvement, aux prises avec la gestion politique de l’unité, et la forme communautaire travaillée par les groupes associatifs gais et lesbiens, visant à approfondir les possibilités d’action inhérentes à une politique de l’identité :
C’est pourtant sur ce terrain, celui du quotidien, que doit à présent porter l’effort revendicatif. À cet égard, les participants masculins ne ménagèrent pas leurs critiques envers les groupes censés les représenter, exprimant le sentiment indigné d’être volés sur leur propre image : le stéréotype du jeune beau mâle consommateur de sexe branché leur déclenchait des allergies vengeresses que les 30 % de lesbiennes présentes n’étaient pas là pour soigner. La mixité, pierre d’achoppement douloureuse, ne se posait pas en termes de femmes/hommes, mais de modes de vie. (Jouve, Auvraud & Baskevitch, 1985, p. 8, je souligne)
63La mise en forme communautaire du mouvement, en s’appuyant sur une nouvelle forme de militance, en même temps qu’elle a permis le déploiement sur le territoire français d’un tissu social et associatif très vaste, creuse un écart et une distance accrue avec l’exigence unitaire du mouvement au niveau national. Cette tension, visible et ressentie comme telle, n’est pas seulement le fait du mouvement mixte, c’est une réalité tangible même à l’intérieur du mouvement lesbien. Revenant sur les rencontres ayant eu lieu le 20 septembre 1986 à Paris, organisées autour du thème « Vers quel mouvement lesbien allons-nous ? », la même Christiane Jouve ne ménage pas sa colère :
Le thème annoncé sous toutes les coutures, quel mouvement lesbien, vers quel mouvement lesbien, avait un goût de réchauffé qui n’incitait pas au partage. Les sempiternelles discussions pseudo-radicales sur « les lesbiennes ne sont pas des femmes » ne font plus rire personne. Les lamentations hypocrites sur la démobilisation militante agacent franchement celles qui se battent depuis des années, qui travaillent et qui réussissent à atteindre leurs objectifs. (1986, p. 11)
64Et elle insiste en marquant la distance entre l’orientation d’un mouvement lesbien unitaire et centralisé et la forme communautaire expérimentée par les militantes sur le terrain :
Car le fameux mouvement lesbien n’a jamais été aussi fort, même s’il demeure bien en deçà de nos espérances. Lesbia progresse doucement, régulièrement, obstinément ; les activités sportives, culturelles, festives, recrutent des adhérentes, connaissent du succès, si leurs organisatrices savent s’accrocher aux branches. (p. 11)
65Alors que la mise en forme communautaire tire sa légitimité et sa force symbolique de l’unité politique du mouvement, elle se développe d’abord selon le principe de l’accueil, mais aussi selon un principe de localité qui éloigne les groupes associatifs de l’exigence unitaire du mouvement et rend difficile, voire impossible, la convergence des groupes sur un plan national. Autrement dit, il semblerait que le périmètre d’action de la « communauté » ne s’étende que dans un territoire local à l’intérieur duquel les groupes tissent des liens et construisent des réseaux qui ne peuvent se comprendre et ne sont effectifs que dans l’espace de ce périmètre. Aussi ces réseaux de localité communautaire ne sont-ils pas exportables, de région en région ou de ville en ville. À leur efficacité locale ne correspond pas nécessairement une capacité du mouvement à gérer l’unité nationale et à en faire une ressource pour l’action politique. Plus qu’une polarisation horizontale entre pôle politique et pôle socio-communautaire, on peut observer, dans ce contexte, un espace du militantisme traversé par une tension entre logiques nationales et pratiques locales, entre dynamiques d’unité et dynamiques de division.
66Cette tension prend la forme d’une contradiction béante en 1986-1987. Grand nombre d’articles, alors qu’ils focalisent l’attention sur la supposée démobilisation de la jeunesse, sur une commercialisation galopante, sur une ghettoïsation féroce et sur une atomisation incontrôlée de la « communauté homosexuelle », révèlent en filigrane cette contradiction interne. La crise du mouvement homosexuel dont parle Cocand en avril 1987, lorsqu’il présente les conclusions des travaux des groupes homosexuels s’étant réunis à Lyon les 4 et 5 avril à l’appel de l’association ARIS, par exemple, contrairement à ce qu’il pourrait sembler au premier abord, n’est pas le résultat d’une « traversée du désert » qui déboucherait sur un « nouvel état d’esprit » qui voudrait « défendre les acquis de la communauté homosexuelle face aux atteintes des libertés remarquées ces derniers temps » (1987 a, p. 12), c’est bien davantage le signe d’une crise politique.
67L’approche des élections présidentielles de 1988 contribue à accentuer cette crise par l’exigence d’unité politique que la négociation électorale impose (Prearo, 2013). En effet, comment le mouvement peut-il réussir à se poser en interlocuteur des candidats aux présidentielles alors qu’après la disparition du CUARH et de la FLAG, il n’existe plus que des groupes distribués selon une forme communautaire dans le territoire français mais engagés dans des logiques politiques, économiques et identitaires locales qui ne parviennent pas à formuler une politique unitaire pour le mouvement homosexuel ? Cocand met en évidence les défis que le mouvement devrait relever à l’approche de cette date incontournable dans la vie politique de la Ve République :
Le week-end s’est justement terminé sur des décisions concrètes. Tous se retrouveront les 17 et 18 octobre prochains avec, d’ici là, trois thèmes de réflexion à développer dans les régions et groupes représentés. Le sida : la ségrégation notamment à l’égard des séropositifs et l’exploitation qui est faite de la maladie. Les présidentielles : une lettre sera envoyée à chacun des candidats sur leurs intentions quant au racisme, aux libertés, à la tolérance et à l’homosexualité [...]. Enfin l’information interne au mouvement gai : le maintien d’une liaison entre les différentes associations a été réaffirmé. Une attente des gais envers elle existe. Comment y répondre ? (1987 b, p. 12, je souligne)
68La crise politique, qui se déclare en 1987 et va s’approfondissant jusqu’en juin 1989, concerne en effet la question de savoir comment répondre à l’attente militante quant à trois problématiques essentielles : la lutte contre le VIH/sida, le rapport au politique et la gestion interne du mouvement. Il s’agit donc d’établir, pour les groupes, à partir de la configuration dispersée du mouvement et des structures qui le fédèrent, quelle formation militante sera capable de répondre à cette attente et de conjuguer ces trois axes pour en faire une politique. Ainsi la mise en forme de l’unité politique du mouvement – supportée à l’aube des années 1980 par l’arrivée de la gauche au gouvernement – a été déterminante pour la production militante d’un pensable et d’un praticable homosexuels en vue d’une structuration communautaire de l’archipel associatif gai et lesbien. Si crise du mouvement homosexuel il y a, ce n’est pas à la suite de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, mais bien à la fin des années 1980 ; crise qui s’inscrit dans une configuration complexe entre mouvement homosexuel, mise en forme communautaire des groupes gais et lesbiens, et affirmation identitaire de l’homosexualité, dans un contexte d’épidémie du VIH/sida. La naissance d’Act Up-Paris en 1989 vient résoudre cette contradiction interne en proposant une solution communautaire à une crise politique.
Notes de bas de page
1 Voir respectivement les numéros 19, automne 1983, p. 187, et 25-26, printemps-été 1985, p. 188.
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