Chapitre 5. Politiques de l’identité
p. 189-213
Texte intégral
DU MILITANTISME HOMOSEXUEL À LA MILITANCE GAIE
1L’institution politique de l’homosexualité en mouvement passe au milieu des années 1970 par une dynamique de territorialisation de l’action collective. L’institution en mouvement qui résulte de la convergence militante du moment 75 introduit dans la sémantique de l’homosexualité une dimension territoriale qui établit des frontières entre un intérieur, le champ de l’homosexualité, et un extérieur, l’espace social. Ce clivage rend opérante, donc pensable et praticable, la fondation d’un militantisme homosexuel dont on aurait tort de limiter la portée à la défense des droits des gays et des lesbiennes ou à la promotion d’une identité homosexuelle. Souvent axées sur ce postulat selon lequel toute forme de militantisme homosexuel serait orientée vers la formulation de revendications en termes de droits, les études abordant la question font généralement peu de place à la structuration de ce champ de l’homosexualité, qui connaît un moment très fécond entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 et la dépénalisation de l’homosexualité en 1982, des dynamiques de structuration communautaire du mouvement sont à l’œuvre. Le recul historique permet aujourd’hui d’apprécier à quel point ces expériences ont été cruciales pour la fondation d’un militantisme homosexuel, en rupture avec le militantisme politique traditionnel, et donc pour l’émergence d’une politique de l’homosexualité.
2La création en 1979 de la revue Le Gai Pied est généralement considérée comme une date marquant la fin du militantisme homosexuel des années 1970 et le début d’une nouvelle ère homosexuelle qui voit l’émergence d’une sociabilité communautaire organisée selon des logiques commerciales et vécue par les homosexuel.le.s, hommes surtout, dans des établissements qui connaissent un succès certain durant les années 1980. Inaugurant ce divorce, le journal Le Gai Pied voulait en effet rompre avec ce militantisme homosexuel de la première heure solidement attaché au militantisme syndical et partisan :
En avril 1979, lorsque sort dans 2000 kiosques de France le premier numéro du mensuel Gai Pied, la situation politique est extrêmement tendue. [...] Dans ce climat liberticide, de nombreux militants homosexuels décident pourtant de ne plus privilégier l’activisme militant et choisissent de s’investir dans le lancement d’un média de presse d’information, de liaison et de visibilité homosexuelles. (Le Bitoux, 2002)
3Le journal ne sera pas pour autant indifférent à la cause homosexuelle, puisque, poursuit l’éditorial, « ces militants qui vont devenir des journalistes, appartiennent aux GLH, les Groupes de libération homosexuels, et principalement au GLH-Politique et Quotidien de Paris », et que « de nombreux responsables des GLH dans les régions deviendront les correspondants de Gai Pied ». Dès le premier numéro est affiché d’ailleurs un fort ancrage dans la problématique militante d’institution d’un mouvement dans des espaces de l’homosexualité, centrale à l’époque :
Le Gai Pied : coup d’envoi d’une nouvelle formule de presse, mensuel d’information et de réflexion rédigé par des homosexuels. Notre propos : restituer en effet aux gais, les homosexuels d’aujourd’hui, un lieu pour s’exprimer, un lieu pour discuter. Être aussi un lieu alternatif à tout ce que les médias racontent sur l’homosexualité bien trop souvent pour justifier et prêter main forte à des campagnes de moralisation d’un autre âge. (Non signé, 1979 a, p. 1, je souligne)
4Devenu hebdomadaire en 1983, sous le titre Gai pied hebdo, et disparu définitivement en 1992 après plus de 500 numéros, le journal est pourtant loin à l’époque d’être le seul foyer de production d’un militantisme homosexuel. Pour comprendre les enjeux inhérents à l’institution politique du mouvement homosexuel et les discours qui l’accompagnent, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, il faut plutôt se tourner vers une autre expérience éditoriale, tout aussi riche, qui voit le jour un mois seulement après l’apparition du Gai Pied, et à laquelle d’ailleurs ce dernier laisse une place dans son premier numéro : Masques. Revue des homosexualités, née à l’initiative d’un groupe de « dissidents » de la Ligue communiste révolutionnaire.
5Le groupe en question publie, dans le premier numéro du Gai Pied, une tribune libre portant comme titre « Nous quittons la Ligue ». La rupture intervient, selon le récit qu’en font les auteurs, après des multiples tentatives pour que la LCR entérine le discours politique homosexuel et la création de groupes homosexuels internes, d’abord en 1975 puis en 1977. Contrairement aux militants convertis au Gai Pied qui, tout en s’engageant dans les luttes homosexuelles, revendiquent, du moins dans un premier temps, une prise de distance avec le militantisme, les dissidents de la LCR revendiquent, eux, un clair positionnement militant, en rupture avec le militantisme politique traditionnel et à la recherche d’une politique de l’homosexualité :
Nous avons décidé de ne pas en rester là. Les pédés et les lesbiennes qui ont travaillé depuis deux ans à combler ce fossé entre pratique politique traditionnelle et militante homosexuelle ont décidé de créer une revue. Masques, revue des homosexualités sera un lieu de débats, de réflexions, contribuant à la recherche et à l’affirmation de nos identités, dans la perspective d’une convergence entre les luttes homosexuelles et les autres luttes sociales (ouvrières, féministes notamment). [...] À partir de notre situation d’homosexuels nous accusons ce monde qui nous exclut mais nous voulons aussi questionner le monde qu’on nous prépare. (Lorrain, Sanzio, Villon & Jean-Marie, 1979, p. 11)
6Il s’agit donc, dans cette nouvelle optique, d’introduire le militantisme homosexuel à des thématiques et à des approches spécifiques, que la sémantique politique traditionnelle n’était pas en mesure de cerner et de canaliser. Lors des élections législatives de 1978, la liste des candidatures homosexuelles, dont faisaient partie à Paris Jean Le Bitoux et Guy Hocquenghem, témoigne aussi de cette préoccupation de fonder une politique autre1 :
Nous n’avons pas de projet de société, et l’on ne peut nous soupçonner de viser une hégémonie quelconque. Nous voulons seulement le droit à une société non homogène, où l’on peut être pédé dans toute sa vie quotidienne : boulot, vie politique et syndicale, vie affective et culturelle. (Non signé, 1978 e, p. 10)
7En d’autres termes, on assiste à une rupture du militantisme homosexuel avec les cadres politiques du militantisme traditionnel. Cette rupture est à ce point marquante que la naissance du CUARH, en 1979, formulant un discours considéré comme « traditionnel », semble étrangère à l’expérience politique de l’homosexualité. L’analyse qu’en font certain. e. s militant. e. s à l’époque est, à ce propos, éclairante. Ainsi Christian du GLH de Marseille :
Certains croient avoir trouvé le remède miracle à la relance du mouvement homosexuel en tentant de [se] centrer sur la lutte contre la répression [...]. Ce qu’il faut ainsi souligner, c’est qu’une telle évolution permet aussi à ceux qui ont l’habitude de la pratique militante de situer la bataille des homosexuels sur des axes connus : on mobilise sur une revendication anti-répression, on progresse dans un affrontement politique, terrain familier donc à tous ceux qui ont appris à militer dans d’autres lieux. [...] Cette analyse du mouvement homosexuel et de ses priorités aujourd’hui me paraît dangereuse, même si je suis tout à fait d’accord pour que nous consacrions les efforts nécessaires pour lutter contre toutes les répressions. Mais il semble capital de dire que nous n’avons d’apport radicalement nouveau que dans notre capacité de lier étroitement notre vie à notre expression militante. (1980, p. 7)
8Et de conclure prophétiquement :
Le CUARH risque d’être à son tour une flambée sans lendemain si, prenant la relève de l’ensemble du mouvement parisien, il s’illusionne sur sa capacité de recréer le mouvement homosexuel alors qu’il n’en est qu’une expression [...]. Les homosexuels attendent trop du mouvement homosexuel pour qu’il puisse être abandonné aux mains des seuls « militants ». (p. 7)
9L’histoire du mouvement homosexuel ne suit pas le chemin tracé d’un long fleuve tranquille, qui irait d’Arcadie au CUARH en passant par le FHAR et les GLH, l’estuaire des revendications en termes d’égalité des droits représentant la plage ultime où ce mouvement viendrait s’amarrer pour enfin confluer dans l’immensité de l’océan démocratique. En réalité, cette histoire est marquée par des discontinuités qui ne sont pas seulement l’expression de différends stratégiques. Elles sont l’expression de contextes sociohistoriques spécifiques à l’intérieur desquels les groupes et les individus s’inscrivent, formulent et expérimentent à chaque fois des partitions inédites d’un pensable et d’un praticable existentiels et militants, des moments à appréhender dans leur altérité radicale. Aussi faut-il se garder de produire une lecture cumulative de cette « histoire », l’actualité venant s’ajouter, par strates successives, à l’inactuel.
10La naissance de la revue Masques marque un de ces points de rupture de l’histoire politique de l’homosexualité, qui résulte d’un constat « simple, mais de portée générale » : « il n’y a pas de prise en compte par le discours politique, et donc de la pratique qui en découle, d’une réalité étrangère [l’homosexualité] au champ politique traditionnel » (Sanzio, 1979 a, p. 86). La réponse formulée par les militant.e.s, dans ce moment de rupture, est l’invention d’une nouvelle sémantique de l’action collective : la militance gaie. La revue y consacre d’ailleurs une rubrique à part entière en affirmant fermement :
C’est pour cette raison d’ailleurs que nous avions, dans le premier numéro de Masques, inventé le néologisme militance pour souligner la différence avec le militantisme traditionnel. De 1971 à 1979, et même au-delà, les manifestations gaies, du 1er mai par exemple, étaient leur propre fin : les participant(e)s ne demandaient rien [...] et manifestaient par leur présence leur existence. La militance gaie ne mendiait aucune tolérance, elle ne revendiquait aucun droit. (p. 86)
11Et revenant sur les difficultés du CUARH, Alain Sanzio, cofondateur de Masques, insiste clairement sur la différence qui existe entre revendications homosexuelles, associées à la politique traditionnelle, et militantisme homosexuel, associé à une forme inédite de militance politique :
L’erreur des fondateurs du CUARH est d’avoir cru pouvoir modeler la militance gaie dans les formes revendicatives traditionnelles. Or, jamais, cette militance n’a revêtu ces formes ni cette fonction. Et la véritable coupure n’est pas entre Arcadie et les mouvements postérieurs (FHAR, GLH) mais bien entre le CUARH et ce qui a précédé. Avant 1979, la militance gaie n’avait jamais été réellement revendicative : elle était d’ordre existentiel. (1979 b, p. 58)
12L’auteur insiste sur ce point de rupture, allant jusqu’à rapprocher, en forçant un peu le trait, les inconciliables : « L’affirmation pouvait être clandestine (Arcadie), provocatrice (avec le FHAR) ou très politique (GLH-PQ), il s’agissait dans tous les cas de se vivre » (p. 58). Quelles voies s’ouvrent pour le mouvement homosexuel à partir de cette rupture ? Quels espaces nouveaux sont investis après la rupture avec les espaces politiques traditionnels ? Comment le mouvement s’organise-t-il à partir de cette autonomisation politique ? Que signifie donc s’engager dans la militance ?
Militance : par ce nouveau terme, lit-on dans les colonnes du journal, nous voudrions rendre compte, ne serait-ce qu’en le nommant, de ce qu’il y a aujourd’hui de nouveau dans la forme d’expression des homosexuels et des lesbiennes regroupés au sein du mouvement « gai ». (Sanzio & Boyer, 1979, p. 99)
C’est pourquoi, être dans un groupe de lesbiennes, un GLH ou CHA [Comité homosexuel d’arrondissement], ça n’a rien à voir avec un militantisme syndical ou politique classique ; c’est tout autre chose que distribuer un tract, organiser une lutte. Être « gay », c’est aussi apprendre à vivre, à jouer, à se connaître, à se reconnaître par les autres et à travers eux dans le groupe. [...] À la différence d’une certaine conception du militantisme politique, souvent aliénant parce que séparé de son accomplissement remis à plus tard, la militance « gaie » change dès aujourd’hui notre vie. (p. 101)
13Lors d’un échange publié dans la revue Interlopes, éditée par le GLH de Lyon, les militant. e. s réalisent de façon encore plus originale, à quel point le militantisme traditionnel se révèle inapproprié à l’expérience politique de l’homosexualité :
Popaul : Nous n’avons rien à réciter, parce que nous n’avons pas de textes antérieurs à nous. Quand notre parole se met en action, c’est une parole du corps, pas seulement de la tête. C’est la différence fondamentale avec le « militantisme classique ».
14Et Vonvon de répondre :
Effectivement, on n’a rien derrière nous, on n’a pas de Marx pédé ! (Collectif, 1978, p. 11)
Inventer sa vie ne se décrète pas à un quelconque congrès, à telle heure ou à tel endroit [...]. Explorer notre différence ne peut guère s’accompagner de la sacro-sainte ligne politique à appliquer. [...] Il en résulte un mouvement qui tire sa richesse et sa force de son caractère multiforme et diversifié, où chacun peut aujourd’hui vivre sa sortie du placard de la manière qui lui convient. Un mouvement qui, partant de notre vécu, pour le remettre en cause, réussit à regrouper, cas unique en France, inorganisés et organisés, de l’extrême gauche à la gauche, voire parfois ailleurs ! (Sanzio & Boyer, 1979, p. 101)
15La fin des années 1970 et le début des années 1980, du fait d’une floraison d’initiatives militantes, sont vécus à l’époque comme un âge d’or de la militance homosexuelle. Des expériences nouvelles voient le jour, comme les lieux associatifs gais, et des journaux, parmi lesquels Lesbia, s’installent dans le paysage militant comme des institutions incontournables. Autrement dit, la militance gaie ouvre la voie à une politique de l’homosexualité qui, dans le sillage de l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, connaît un moment particulièrement intense, contredisant, de fait, l’hypothèse dépressive selon laquelle l’après-1981 aurait connu une forte démobilisation militante. Nous y reviendrons.
POLITIQUES LESBIENNES
16Cette institution politique de l’homosexualité en mouvement concerne tout particulièrement les mouvements mixtes du GLH, puis les groupements mixtes ayant fondé Le Gai Pied, Masques et le CUARH. Si elle ne rassemble pas directement dans sa dynamique les groupes lesbiens du GLF ou, plus généralement, des lesbiennes militantes, issues des Gouines rouges ou des groupes de lesbiennes internes au mouvement des femmes, il ne leur est pour autant pas étranger (Chauvin, 2006). Certes les militantes lesbiennes, et notamment celles qui se reconnaissent dans le courant du lesbianisme radical (Chartrain & Chetcuti, 2009), se meuvent dans une trajectoire spécifique qui se situe dans un premier temps entre le mouvement des femmes et le mouvement homosexuel, mais il n’en reste pas moins que cette trajectoire croise la dynamique d’autonomisation politique qui traverse l’espace militant homosexuel. Plus précisément, alors que dans son courant radical elle se revendique comme intégralement autonome, cette trajectoire politique lesbienne ne se situe pas moins dans une rupture avec les cadres politiques traditionnels qui sont représentés, dans ce cas, par les cadres politiques historiques du mouvement des femmes. Il est donc possible de suivre la trajectoire politique lesbienne dans sa dynamique de rupture et de formulation d’une forme de militance autre. Apparaît alors un tableau de la fin des années 1970 qui voit l’émergence d’un mouvement homosexuel, gai et lesbien, politiquement autonome, puisqu’en rupture avec les cadres politiques traditionnels, et reconfiguré autour d’une sémantique identitaire.
17Frédérique, militante, dans un article datant de 1980, résume bien cette dynamique de rupture, en la situant dans la trajectoire des années 1970 :
Les contradictions à l’œuvre dans ce que bon an mal an on peut appeler le mouvement lesbien atteignent leur comble dans les rencontres [...]. D’après mon expérience, autant à la première rencontre lesbienne en France, à Sanguinet en 75, l’ambiance féministe allait de soi, autant à Paussac, en 79, on distinguait nettement celles qui se reconnaissent dans le mouvement de libération des femmes de celles qui ne s’y reconnaissent pas. (p. 12)
18La tension interne que Frédérique décrit concerne la difficulté pour les lesbiennes de se reconnaître dans les stratégies politiques du mouvement des femmes. Elle décrit et interprète cette tension comme une réticence à s’occuper de politique :
Pour certaines de ces dernières, des GLH pour la plupart, le mot « féministe » désignait du reste clairement les hétéros du mouvement de libération des femmes. Mieux encore : il y en eut pour s’offusquer même de « politique » – peur ou désintérêt ? D’autres femmes étaient disons plus sensibilisées au féminisme (GLH et groupes lesbiennes de Paris et de Lyon) sans jamais se revendiquer collectivement comme telles. (p. 12)
19En tant que « sujet » autonome d’un militantisme politique qui ne porte pas le même nom, les militantes lesbiennes se proposent ainsi d’investir d’autres espaces que celui du féminisme et de l’ensemble « femmes ». Dans le cas du mouvement homosexuel, la rupture se consomme avec les cadres traditionnels du militantisme politique (partis et syndicats notamment) ; dans le cas du mouvement lesbien, on assiste spécifiquement à la formulation d’une forme de militantisme dissident :
En fait, poursuit Frédérique, le climat général de Paussac était carrément défavorable à tout débat politique, [...] l’accent a donc été mis exclusivement sur l’identité – l’« identité lesbienne » des groupes lesbiennes, l’« identité homo » des GLH, et enfin le psy et l’introspection sauvage de bon nombre de féministes présentes. (p. 12)
20Il s’agit d’une formulation de l’expérience politique du lesbianisme comme identité ne se reconnaissant pas dans le cadre traditionnel du féminisme, dans la mesure où celuici se développe sur une « présomption » d’hétérosexualité, voire une « contrainte à l’hétérosexualité » (Rich, 1981). À partir de cette rupture, l’expérience politique lesbienne s’entend au sens d’une dissidence identitaire (Woltersdorff, 2008 ; Marche, 2008) qui, s’éloignant des cadres traditionnels, fonde une forme de militance politique identitaire, constituant « une fin en soi », selon l’expression utilisée par les rédacteurs de Masques. Fin en soi qui ne doit pas être entendue comme enfermement ou repli identitaires, selon les expressions consacrées, mais fin en soi comme objectif de mettre en œuvre une pratique de militance politique qui ne vise pas la satisfaction d’une revendication, et qui n’a d’autres objectifs affichés et mobilisateurs que l’affirmation identitaire, affirmation d’une expérience politique radicalement autre, échappant aux analyses politiques traditionnelles. Si les rapports sociaux de sexe, de genre, et la construction sociale de la sexualité s’inscrivent dans un contexte politique et sont foncièrement définis à l’intérieur de cadres politiques de sexe, de genre et de sexualité (N.-C. Mathieu, 1991), alors l’objectif d’une militance lesbienne vise à créer de nouveaux contextes et, plus précisément, de nouveaux territoires pour une politique lesbienne autonome et dissidente.
21Dès lors, la dissidence identitaire représente la formulation politique d’un positionnement collectif militant qui travaille la question de la territorialisation de l’homosexualité, en se référant à la fois à l’intérieur, dans les territoires de l’homosexualité, ici du lesbianisme, et à l’extérieur, dans les territoires d’interdiction de l’homosexualité. Le texte du tract appelant à la rencontre lesbienne des 21 et 22 juin 1980, organisée par le groupe de lesbiennes de Jussieu, résume cette formulation en termes politiques de la militance
Nous savons bien que nous sommes en fait dans un lieu politique. Nous ne voulons plus parler pour d’autres, nous ne nous cachons plus, nous avons des paroles autres, un regard à nous, une vision politique. Notre lesbianisme non plus comme un thème entre autres, un « problème », une discussion, notre lesbianisme comme réflexion, sens de la vie, comme identité, comme alternative. Le comprendre, l’agir et le vivre ensemble, avec nos différences, nos discussions. (Non signé, 1987, p. 50)
22La militance comme forme collective d’action « dans un lieu politique » vise la territorialisation du lesbianisme dans un espace à l’intérieur duquel le groupe se définit et s’institutionnalise temporellement et spatialement dans la dimension du présent. Mais la définition de cette territorialisation interne ne se comprend qu’en relation à une extériorité, à un territoire d’interdiction :
De ce lieu politique, nous pouvons et analyser « théoriquement » et lutter « concrètement » contre l’oppression qu’exerce contre nous la société patriarcale et hétérosexuelle, dont nous pourrons clairement comprendre et combattre la violence que si nous nous reconnaissons en tant que force politique. Il est temps pour nous de sortir de l’enclos où l’on nous a enfermées. (p. 50)
23L’émergence d’une forme de militantisme spécifique se définit donc, en première instance, par une dynamique de territorialisation qui oppose un dedans et un dehors, un intérieur et un extérieur. Il s’agit donc de « chercher à se retrouver pour en parler, pour confronter, et ceci dans la rue, cet espace du hors dont nous avons été exclues, que nous avons subi quotidiennement, cet hors profondément social dont nous refusons aujourd’hui le pouvoir. » (p. 50)
24L’identité lesbienne fait donc l’objet d’une affirmation définie non pas dans le sens d’une ontologie identitaire, mais comme un territoire de l’homosexualité au sein duquel l’action collective se formule et s’institue politiquement en mouvement. L’affirmation politique de l’identité s’entend ainsi comme l’action militante qui territorialise l’homosexualité dans l’espace social en s’appropriant, en renforçant ou en contestant le clivage entre le dedans et le dehors, entre des espaces d’action et des espaces d’interdiction.
25La dissidence identitaire comme forme de militance en rupture avec les cadres politiques traditionnels a fait l’objet d’une forte radicalisation à la fin des années 1970, notamment sous la plume de Monique Wittig qui pousse à son extrême les conséquences de cette dissidence. Pour Wittig, l’espace social ne s’entend pas comme un vaste terrain vague à l’intérieur duquel « des hommes » et « des femmes », des êtres biologiquement déterminés, surgiraient, se rencontreraient et se multiplieraient, du fait précisément d’une hétérosexualité naturelle régissant tous les rapports. L’espace social est traversé par des dynamiques politiques qui définissent les hommes et les femmes et les posent dans des rapports hiérarchiques, de domination et d’oppression spécifiques. Dans ce régime politique d’hétérosexualité, l’homosexualité se trouve d’emblée dans une position de domination maintenue en vigueur par des formes d’oppression et de répression politiques, sociales et économiques. Il s’agit alors pour Wittig d’« opérer une transformation politique des concepts-clés, c’est-à-dire les concepts qui sont stratégiques pour nous » :
Car il y a un autre ordre de matérialité qui est celui du langage et qui est travaillé par ces concepts stratégiques. Il y a un autre champ politique où tout ce qui touche au langage, à la science et à la pensée renvoie à la personne en tant que subjectivité. (1980 a, 2007, p. 59)
26Cette transformation peut être entendue dans sa forme d’action collective comme une dissidence identitaire au sens où, en rompant avec les cadres de la pensée straight et du contrat social hétérosexuel (Wittig, 1988, 2007), elle investit des espaces d’affirmation identitaire travaillés par une pratique militante qui fait de l’identité le moteur d’une politique autre, une politique de production d’un discours dissident : « Et nous ne pouvons plus le laisser [le langage] au pouvoir de la pensée straight ou pensée de la domination ». Autrement dit, déclare Wittig, « disons que nous rompons le contrat hétérosexuel » (1980 b, 2007, p. 61).
27Lorsque Wittig affirme « les lesbiennes ne sont pas des femmes » (p. 61), elle établit un manifeste pour une politique de la dissidence :
À ce point, écrit Wittig, disons qu’une nouvelle définition de la personne et du sujet pour toute l’humanité ne peut être trouvée qu’au-delà des catégories de sexe (femme et homme) et que l’avènement de sujets individuels exige d’abord la destruction des catégories de sexe, la cessation de leur emploi et le rejet de toutes les sciences qui les utilisent comme leurs fondements (pratiquement toutes les sciences humaines). (p. 52)
28Le lesbianisme comme territoire politique de l’homosexualité constitue donc « la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres ». Aussi l’affirmation politique du lesbianisme constitue-t-elle ce que l’on peut appeler à proprement parler une politique dissidente de l’identité, puisque : « “lesbienne” est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) n’est pas une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement » (p. 52).
29Dans un éditorial revenant sur la fondation du magazine Lesbia, on retrouve cette même réflexion sur la catégorie de lesbienne comme catégorie politique qui ne suit aucune logique traditionnelle de type économique ou social, mais, pourrait-on dire, spécifiquement identitaire :
Il y a un an, en décembre 1982, quelques femmes commettaient ensemble le premier numéro de LESBIA. Deux d’entre elles avaient créé une association sans but lucratif pour donner une assise légale à la revue, et avaient sorti un numéro 0 ; à la suite d’annonces, de distributions de tracts, d’autres les avaient rejointes. Aucun lien affectif ou politique ne les unissait : elles n’avaient en commun que le fait d’être lesbiennes et de vouloir investir toute leur énergie dans une revue lesbienne. Aucune d’entre elles ne militait dans le mouvement homosexuel ou lesbien, la plupart ne fréquentait même pas le milieu. (Non signé, 1984 a, p. 2-3)
30L’autonomisation politique de l’homosexualité qui se traduit du point de vue lesbien par une politique dissidente de l’identité participe à une création d’espaces de signification politique à l’intérieur desquels s’organisent et se définissent des formes d’action collective inédites. Les fondatrices de Lesbia expriment clairement cette volonté de créer des espaces nouveaux d’action :
Alors pourquoi la presse ? Parce que nous ressentions le besoin d’un média lesbien, dans lequel nos différences de vécus, de points de vue, d’intérêts, puissent s’exprimer librement ; nous voulions que cette revue soit distribuée le plus largement possible pour qu’un maximum de lesbiennes aient à leur disposition un média qui affirme leur existence, qui s’adresse à elles, qui parle de leurs joies, leurs problèmes, leurs interrogations, qui leur permette de se rencontrer, de communiquer entre elles, à travers des discours et des sujets diversifiés. (p. 3)
31Ainsi, pourrait-on avancer, le mouvement homosexuel se trouve fondé lorsque les groupes homosexuels, gais comme lesbiens, définissent le mouvement comme cette institution politique qui remplit deux fonctions fondamentales : l’affirmation d’une continuité historique de l’action homosexuelle et la territorialisation de l’homosexualité dans des espaces d’action et d’affirmation identitaire autonomes. Cette territorialisation, s’inscrivant dans une division de la société entre territoires de l’homosexualité et territoires d’interdiction de l’homosexualité dans les frontières du présent, ne se situe pas seulement sur un plan symbolique, elle travaille le mouvement dans une véritable dynamique politique de territorialisation qui vise l’inscription du mouvement dans l’espace et la création de lieux identitaires.
32Teresa De Lauretis propose de penser la dissidence identitaire revendiquée par Wittig dans les termes d’une topologie politique. Elle se souvient « d’avoir pensé à l’époque que la possibilité d’imaginer un sujet excentrique constitué par la dés-identification et par le déplacement était, d’une certaine manière, liée à la dé-localisation culturelle, linguistique et géographique – celle de Wittig qui quitte la France pour les États-Unis, la [s]ienne de l’Italie vers les États-Unis » (2002, p. 40). Pour elle, « dire “les lesbiennes ne sont pas des femmes” avait le pouvoir de vous ouvrir l’esprit et de rendre visible et pensable un espace conceptuel, qui jusque-là avait été rendu impensable à cause précisément d’une pensée straight hégémonique » (p. 36).
33Wittig, par son discours dissident, aurait « ouvert un espace conceptuel et virtuel qui était forclos par les discours et les idéologies de droite comme de gauche, féminisme inclus » (p. 37). L’affirmation identitaire définit donc une politique de l’identité, non pas comme repli sur soi, comme verrouillage ontologique du même, comme enfermement dans un « ghetto ». En réalité, il ne s’agit là que d’arguments idéologiques utilisés, tantôt par les militant. e. s eux/elles-mêmes, tantôt par leurs détracteur.trice.s, pour légitimer un discours critique vis-à-vis des revendications portées par le mouvement. L’affirmation identitaire définit une forme de militance politique qui exprime dans l’espace-temps du présent un principe d’autonomie politique. Comme le remarque d’ailleurs De Lauretis :
les critiques de Wittig n’ont pas compris que sa « société lesbienne » ne renvoyait pas à une quelconque collectivité de femmes gaies mais qu’il s’agissait d’un terme qui désignait un espace conceptuel de contradictions dans le « ici et maintenant », des contradictions qui ont besoin d’être affirmées et non résolues. (p. 45)
34Cette affirmation identitaire ne vise pas l’adoption d’un programme politique centré sur la construction d’une identité, d’un mode d’être, d’un mode de vie ou d’une culture. Ces aspects sont les conséquences qui découlent d’une distribution sociale spécifique de l’homosexualité à un moment donné dans un contexte singulier (Blidon, 2008 ; Lerch & Chauvin, 2013). Elle se définit plutôt comme une forme spécifique et inédite de militance politique formulée et adoptée par les groupes homosexuels entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Ainsi, bien loin d’être la chimère qui hante l’histoire de l’homosexualité, l’identité constitue un discours militant d’autonomisation politique qui pose les bases d’une concrétisation au présent d’un mouvement social autonome et autonomisé.
INVESTIR UN TERRITOIRE
35La constitution des Comités homosexuels d’arrondissements (CHA) à Paris, à l’occasion des élections législatives de 1978, constitue un temps fort de cette territorialisation identitaire. Fermement ancrés dans le « quartier », les CHA sont porteurs d’une dynamique émergente de création de lieux d’affirmation identitaire. Dans le premier numéro du Gai Pied, un entretien avec le CHA du 1er arrondissement est l’occasion pour ces militant. e. s d’exprimer le lien entre identité et espace et, par la même occasion, de pointer le caractère inédit de cette thématique. À la question du Gai Pied : « Quel est l’intérêt d’un groupement au niveau d’un quartier ? », le CHA répond :
Ce qui frappe est l’absence de lieux alternatifs ; entre le mouvement encore porteur d’un discours figé post-soixante-huitard et les bars et boîtes spécialisés, il n’y a rien. Nous voulons vivre dans notre quartier, investir un territoire, nous enraciner dans le tissu social, tout en étant tournés vers l’extérieur. Ni au FHAR, ni au GLH n’existait ce désir de création que nous connaissons actuellement. Nous voulons que parallèlement aux démarches revendicatives se produise une affirmation de nous-mêmes, au grand jour. (Non signé, 1979 b, p. 8, je souligne)
36La création d’un lieu spécifiquement homosexuel devient alors l’instrument de concrétisation politique de l’identité. L’investissement, l’occupation et la création de territoires de l’homosexualité apparaissent comme les objectifs visés par la politique du mouvement naissant et représentent la réalisation dans l’ici et maintenant de la militance identitaire. Le lieu comme espace d’affirmation identitaire est, dans ce contexte, un objet de questionnement et d’interrogation qui traverse d’un bout à l’autre l’espace militant et se retrouve dans quasiment tous les documents produits par les groupes gais et lesbiens de l’époque.
37En 1977, on peut lire sous la plume d’un certain Tonnert du Vy de Lyon, dans le journal Interlopes, ce qu’un espace identitaire devrait être :
J’aimerais toucher un public plus important que celui du journal, et pas seulement un public homo, les gens de la rue, et ceci par l’intermédiaire d’un local [...] installé dans un pas de porte, ouvert sur la rue, un peu comme un hall de publicité, avec un revêtement de sol qui permette de s’asseoir par terre, pour des discussions ou d’éventuelles réunions [...]. Ce serait un lieu de rencontre, d’échange, d’accueil et d’information, ouvert à tous, où n’importe qui pourrait s’exprimer, se raconter, faire appel, pas question de faire un nouveau ghetto, club privé avec consommation, bien installé, où il faut payer pour retrouver la morosité et l’artifice des boîtes, rien non plus à voir avec l’ambiance des « tasses », avec tout ce qu’elles comportent de misère dans les relations, échanges manqués, parties de cache-cache. (1977, p. 28)
38Dans le même journal, quelques numéros plus tard, dans un dossier spécial « Identités », cette question du lieu revient à plusieurs reprises. Certain.e.s militant.e.s voient derrière cette problématique la tentative de définir une ontologie identitaire qu’ils/elles récusent, en ceci qu’elle fonctionnerait comme un marqueur social, voire comme une nouvelle stigmatisation :
J’aimerais revenir sur le texte que j’ai écrit, dit Nanard, ce qui m’effraie, c’est tout ce qui tend vers une identité reconnue, une culture ou un statut d’homosexuel aujourd’hui : ça passe par des revendications, et je voudrais savoir ce qu’il y a derrière. Lorsque des groupes aujourd’hui demandent des maisons, des locaux que certains voudraient même municipaux, c’est pour moi la revendication d’un repérage, d’une désignation et d’une localisation qui va à contresens de ce que je souhaite pour moi, pour ma propre sexualité. (Collectif, 1978, p. 14)
39Et Bébert de lui répondre :
Je suis tout à fait d’accord avec l’idée lointaine du dépassement des codes, de l’étiquette et d’une sexualité limitée, mais j’essaie de ne pas oublier comment cela se passe, ici et maintenant. Le problème est le passage de la réalité des gens à cette utopie-là. Un gay-center ne serait pas seulement un lieu pour des expos de peintures pédés, des récitals de chansons pédés, ce serait un lieu pratique, ouvert, qui permettrait de venir exprimer leurs problèmes et de s’organiser. Il n’y aurait pas de direction : un gay-center doit appartenir à ceux qui le font, et qui s’y investissent. On ne peut pas faire aujourd’hui l’économie d’un lieu ouvert permanent qui permette des réalisations concrètes, un peu comme à Birmingham. (p. 15)
40L’affirmation politique de l’identité représente donc pour les militant.e.s une forme d’action politique à part entière qui n’entretient avec les revendications liées à l’abrogation des lois condamnant les actes « contre-nature » que des rapports distants et indirects.
41Cette dynamique de territorialisation identitaire devient à ce point fédératrice et mobilisatrice qu’un groupe de lesbiennes envisage la création d’un village lesbien en France. Des expériences de création de communautés autonomes de lesbiennes avaient eu lieu durant les années 1970 (Flamant, 2007 ; 2010). À la suite de la rencontre nationale de lesbiennes de Marcevol, durant l’été 1980, l’idée naît de créer un village lesbien :
Nous nous sommes retrouvées à Lyon les 20-21 septembre 80, celles du collectif créé pour la recherche et la création du village. Nous étions 13, les 10 autres n’avaient pas pu venir. Autant de femmes, autant de « projets », mais une seule certitude : nous voulons qu’un lieu pour les femmes existe, un lieu permanent et nous énonçons clairement que c’est une initiative de lesbiennes féministes. (Non signé, 1980, p. 19-20)
42Voici comment le collectif de l’association pour la création d’un village de lesbiennes féministes présente le projet :
À partir d’une pratique de vie quotidienne entre lesbiennes féministes et de réunions qui se sont tenues là-bas, à propos des lieux de femmes, nous avons senti la nécessité d’affirmer l’existence d’un lieu lesbien permanent. Nous voulons que des femmes puissent s’y rencontrer et y vivre. Nous envisageons la possibilité que ce village devienne un lieu de résidence permanente pour celles qui le désireront. (p. 18, je souligne)
43Au début des années 1980, partout en France les groupes sont ainsi mobilisés sur les projets de création de lieux homosexuels, d’espaces d’affirmation identitaire :
Il nous semble impératif qu’un lieu en symbiose avec le mouvement s’ouvre : un lieu où puisse se tenir un véritable accueil, qui puisse être un centre d’information. Ce lieu doit être ouvert à toutes les composantes du milieu homo : c’est dans la diversité de nos vécus et de nos approches que nous pourrons réellement mener à bien ce projet. (Gaillard & Liffran, 1982, p. 21)
44L’institution et l’autonomisation politiques du mouvement procède donc de trois dynamiques concomitantes qui se situent historiquement entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 : la rupture avec les cadres politiques traditionnels, la territorialisation de l’homosexualité dans l’espace-temps du présent et la création d’espaces d’affirmation identitaire.
45L’élection présidentielle de 1981 est un moment décisif où la rupture avec la politique traditionnelle est définitivement consommée. Le CUARH dans une tribune libre publiée dans Masques en fait état, lorsqu’il justifie les raisons du refus du vote « triangle rose » :
Nous avons rejeté tout de suite le vote triangle rose que nous avons jugé inopérant : sous le prétexte d’une affirmation homosexuelle il gommait l’essentiel de nos revendications présentes, il diluait l’offensive que nous menons depuis plusieurs mois, et enfin il n’était pas comptabilisable. (Non signé, 1981, p. 73)
46Si « l’hypothèse d’une candidate ou d’un candidat homosexuel » a été discutée, elle « n’a pas été retenue », car « il n’aurait pu s’agir que d’une candidature symbolique » et cela « aurait eu l’inconvénient majeur de présenter une vision et une image de l’homosexualité, celle de la candidate ou du candidat retenu, dans lequel de nombreux homosexuels et lesbiennes auraient pu ne pas se reconnaître. Une telle candidature n’aurait pas rendu compte de la diversité des homosexualités » (p. 73).
47La politique identitaire dans un contexte politique traditionnel, les présidentielles, tendrait ainsi à cristalliser une image de l’homosexualité qui ne serait pas représentative de l’électorat homosexuel. L’heure est moins au dialogue avec les institutions qu’à la création de nouveaux cadres à l’intérieur desquels penser et pratiquer une politique de l’homosexualité, qui s’entend d’abord comme l’investissement de chantiers militants nouveaux, selon des formes d’action inédites, à partir desquelles formuler des discours et des interpellations politiques. La création de territoires de l’homosexualité où installer les « regroupements “gais” comme lieux où l’on se vit » (Sanzio & Boyer, 1979, p. 100, je souligne) émerge alors comme une partition inédite de la militance homosexuelle :
La création massive de lieux associatifs, pensés comme un relais, comme une étape et non comme une fin, largement ouverts, est le moyen qui permettra de regrouper des individus [...] ces lieux associatifs ne sauraient en effet se contenter d’être des « espaces de liberté », cages dorées, réserves, dont on sort, attendus, pour se faire massacrer. À partir de ces lieux, où les hétérosexuels doivent prendre leur place, peut s’élaborer une interpellation nouvelle des institutions. (Legret, 1981, p. 21)
48Au début des années 1980, à l’aube de l’arrivée de la gauche au pouvoir, de la dépénalisation imminente de l’homosexualité et du début de l’épidémie du VIH/sida, le mouvement homosexuel se construit d’abord comme un mouvement identitaire. Malgré l’existence du CUARH et une présence non négligeable de manifestations en soutien aux revendications homosexuelles, dont la plus remarquable est sans doute la Marche nationale pour les droits des homosexuels et des lesbiennes du 4 avril 1981 (Idier, 2013), avant l’élection présidentielle, l’autonomie politique du mouvement se définit tant par la création d’espaces d’affirmation identitaire que par la revendication de droits. Elle est résumée par cette intervention de Jean Boyer parue dans Masques durant l’été 1981 :
Un journal [ou plutôt des journaux] et des lieux gais publics : cela ne pourrait-il pas constituer les deux piliers permettant de dépasser les formes actuelles de regroupement, pour permettre le développement numérique du mouvement tout en maintenant les campagnes démocratiques, en particulier celle pour l’abrogation de la loi anti-homo ? Le débat est ouvert... (Boyer, 1981, p. 136)
49Le défi que les militant. e. s entendent relever consiste donc à conjuguer dans un même mouvement, d’un côté l’affirmation identitaire spécifique de la militance homosexuelle, gaie et lesbienne, portée fondamentalement par les journaux et par les groupes implantés géographiquement dans toute la France, et de l’autre l’émergence inattendue d’une posture, héritée du militantisme classique, de revendication en termes de droits pour les homosexuel. le. s, portée notamment par le CUARH, qui exploite une forme d’action politique fondée sur la sémantique du droit. Durant la première moitié des années 1980, la structuration du mouvement dans une forme communautaire vient résoudre cette tension interne et achève l’institution politique de l’homosexualité en mouvement.
Notes de bas de page
1 Lors des élections municipales d’Aix-en-Provence de 1977, Patrick Cardon, figure historique du mouvement, déjà militant du FHAR, puis fondateur des éditions GayKitschCamp, entre autres, avait présenté une liste homosexuelle, provoquant l’indignation des « cadres » politiques traditionnels. Sur les liens entre sexualité et politique, voir notamment le numéro de la revue Politique et société intitulé « Sexualité et politique en francophonie : état des lieux et perspectives de recherche », coordonné par David Paternotte et Bruno Perreau (2012).
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