Chapitre 2. Pouvoirs de la science et puissance des savoirs : la question homosexuelle
p. 47-83
Texte intégral
KARL HEINRICH ULRICHS OU LA SCIENCE SANS SAVOIR
1Entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, « l’instinct sexuel a été isolé comme instinct biologique et psychique autonome ; on a fait l’analyse clinique de toutes les formes d’anomalies dont il peut être atteint ; on lui a prêté un rôle de normalisation et de pathologisation sur la conduite toute entière ; enfin on a cherché pour ces anomalies une technologie corrective » (Foucault, 1976, p. 137-138). Sans prétendre restituer une liste exhaustive des théories scientifiques (Rosario, 1997 ; Chaperon, 2007) ni établir le compte rendu détaillé de ces théories, et pour comprendre comment le savoir scientifique a pu être au fondement d’un savoir militant, il s’agira dans ce chapitre de saisir l’émergence d’une question homosexuelle (É. Fassin, 2005).
2Considéré comme le « grand-père » du mouvement homosexuel, le juriste allemand Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895) serait le premier à avoir milité pour la reconnaissance des droits des homosexuel.le.s. Le sous-titre de sa biographie est éloquent, il serait le « pionnier du mouvement gay moderne1 » (Kennedy, 2002). Selon Didier Eribon, Ulrichs représente le « premier grand avocat de la cause gay » (1999, 2012, p. 103). Pour John Lauristen et David Thorstad, qui sont parmi les premiers auteurs ayant travaillé sur les origines du mouvement homosexuel, « bien que les idées d’Ulrichs puissent aujourd’hui paraître datées, elles ont été une référence durant des décennies. Il y a un siècle, elles ont représenté indéniablement une étape pionnière. Il peut être considéré comme le grand-père de la libération gay » (1974, p. 9). Dominique Fernandez le considère même comme « le premier pionnier de la libération des mœurs en Europe » (1989, p. 62). Son œuvre constitue l’un des premiers témoignages modernes de la figure du militant s’exposant publiquement en tant qu’homosexuel, même s’il ne rassembla jamais autour de lui un groupe ou un mouvement.
3Ulrichs a été connu de ses contemporains surtout pour ses publications « scientifiques ». Les cinq premiers pamphlets de Forschungen über das Rätsel der mannmännlichen Liebe (Recherches sur l’énigme de l’amour entre hommes) paraissent entre 1863 et 18652 à Leipzig, à un moment où le contexte politique est particulièrement sensible. L’annexion par la Prusse du royaume de Hanovre, région natale d’Ulrichs, se produit en 1866. Attentif à la situation politique et engagé politiquement, Ulrichs craint l’application du Code pénal prussien et en particulier du paragraphe 143 qui condamne les actes « immoraux » ou « contre-nature » (Tamagne, 2003). Son biographe fait état par ailleurs de plusieurs épisodes de sa vie en lien avec sa préférence sexuelle pour les hommes, qui l’auraient profondément blessé et même conditionné dans l’avancement de sa carrière dans l’administration. Un épisode relevant des faits divers l’aurait particulièrement affecté :
[Durant la] première semaine du mois d’août 1862 Sweitzer [homme politique] fut arrêté dans le Mannheim. Il était soupçonné d’avoir séduit un jeune garçon de 14 ans et de s’être adonné à un acte indécent. Le jeune enfui, on ne put jamais le retrouver. La sentence fut par conséquent une condamnation pour outrage à la pudeur avec perpétration d’un acte indécent. (Kennedy, 2002, p. 56)
4Sweitzer a été condamné à deux semaines de prison. Ces circonstances conduisent Ulrichs à entreprendre des recherches sur la nature du sentiment amoureux des hommes envers les hommes. Il semblerait même qu’il ait constitué à l’époque un « dossier Sweitzer », des pièces et des arguments qui auraient pu servir à la défense de Sweitzer, et qu’il les lui ait envoyés en prison.
5Ulrichs entreprend alors de construire une théorie scientifique de l’« amour entre hommes », invoquant un thème récurrent à l’époque : l’irresponsabilité de l’individu dans l’accomplissement d’un crime. Son but est de démontrer l’irresponsabilité juridique des personnes pratiquant des rapports sexuels « contre-nature », et que ces actes sont inscrits dans la « nature » et doivent être considérés comme naturels. Convaincu que ses écrits ont une valeur scientifique, Ulrichs s’est pourtant toujours démarqué de la science médicale de l’époque3 et a défendu un point de vue original et personnel. En effet, les arguments et les références qu’il utilise sont généralement d’ordre philosophique. On lui doit notamment la célèbre formule « anima muliebris virili corpore inclusa », « une âme féminine enfermée dans un corps d’homme » – formule qui apparaît sur la première page du septième pamphlet, Mnemon, en 1868.
6Si tous les scientifiques de la fin du xixe siècle ont recours à des formulations latines et à des références grecques (Matzner, 2010) pour décrire les récits scabreux des rapports sexuels, chez Ulrichs, le recours au latin révèle d’autres intentions, et notamment celle d’opposer au discours scientifique émergeant une vision plus romantique et plus spirituelle. Ulrichs a d’ailleurs toujours refusé d’utiliser le terme homosexualité, qu’il considère comme impur, puisque composé d’un mélange de grec et de latin et n’exprimant pas l’argument fondateur de sa théorie : la discordance entre l’âme et le corps. Il lui préfère le terme uranisme qu’il a lui-même inventé. Construit en référence aux rapports masculins dans la Grèce antique, ce terme n’est pas simplement une définition de l’« amour pour les garçons ». C’est en ouverture du livre Vindex (1864) qu’Ulrichs rappelle la référence à Platon pour la formation du terme uraniste (Urninge), utilisé pour définir les hommes qui éprouvent un sentiment sexuel envers les hommes et une répugnance sexuelle envers le corps de la femme, et qu’il oppose à dioniste (Dioninge), l’homme tout simplement « homme ». La source utilisée par Ulrichs pour construire le néologisme uranisme se trouve dans Le Banquet de Platon et, en particulier, dans le discours de Pausanias. Selon ce dernier :
tout comme il y a deux Aphrodites, l’Aphrodite céleste qui naît du sperme qui dans la mer s’écoule des bourses coupées d’Ouranos (Hésiode, Théogonie, v. 178-206), et l’autre, l’Aphrodite vulgaire, qui est la fille de Zeus et de Dioné (Iliade, V, v. 370), lesquelles ont chacune leur temple, et leur culte à Athènes, il faut distinguer deux Éros. (Brisson, 1998, p. 41)
7Ce qui attire l’attention d’Ulrichs est le fait que l’Éros céleste, « dont la naissance ne dépend que d’un principe mâle, présente trois traits caractéristiques » : « il porte exclusivement sur les hommes ; il s’intéresse non point au corps, mais à l’âme ; et il s’attache plus à la manière d’effectuer l’acte qu’à sa réalisation effective », contrairement à l’Éros vulgaire « dont la naissance a impliqué l’intervention d’un principe mâle et d’un principe femelle », et qui « présente trois traits caractéristiques » : « il porte aussi bien sur les femmes que sur les hommes ; il s’intéresse autant sinon plus au corps qu’à l’âme ; et il s’attache plus à la réalisation de l’acte sexuel qu’à la manière de l’effectuer » (p. 41).
8L’origine divine et mythologique de « l’amour de l’homme pour l’homme » (« mannmännlichen Liebe »), qu’Ulrichs puise dans Le Banquet, est utilisée stratégiquement car elle permet de ne pas focaliser l’attention sur les actes sexuels. En effet, le terme uraniste renvoie à un amour ou à un sentiment dont la nature est telle parce que conforme à la nature du dieu qui l’a créé. Ulrichs entend dès le début de ses Recherches déplacer l’attention de l’objet actes sexuels, condamné par l’article du Code pénal – le fameux paragraphe 1754 –, à l’objet sentiment sexuel ou amoureux. Aussi la référence au dieu Ouranos présentée par Platon constitue-t-elle plus qu’un simple néologisme. La valeur ajoutée de la référence platonicienne consiste en ce que l’Éros Ourania est présenté comme supérieur et noble. Comme le remarque le Dr Albert Moll dans son étude sur l’inversion, dans son discours, Pausanias « cherche à donner à cet amour un caractère élevé, et déclare même que ceux qui n’aiment pas avec l’Éros d’Urania, c’est-à-dire qui n’aiment pas les hommes, mais les femmes, ne songent qu’à satisfaire un désir vulgaire » (1891, 1893, p. 29).
9Pour Ulrichs, ce n’est pas l’acte sexuel qui explique cette nature particulière, mais c’est la nature uraniste qui explique les actes sexuels : les organismes masculins et féminins sont les produits de l’assignation biologique des sexes. Dans ce système binaire (Laqueur, 1992), on présuppose la coïncidence entre le spirituel et l’organique, entre l’âme et le corps. L’attirance amoureuse de l’un des deux sexes vers l’autre serait alors naturelle, en ceci qu’elle répond à l’impératif naturel et immuable de la reproduction de l’espèce. Pour Ulrichs, seule la définition de la nature profonde de l’uraniste permet d’expliquer le sentiment qui l’habite et les actes qu’il commet. Il tente donc de percer le modèle des deux sexes en s’appuyant notamment sur la littérature traitant de l’hermaphrodisme (Kennedy, 1997). Il existerait des personnes chez lesquelles l’âme ne coïnciderait pas avec le sexe biologique, c’est-à-dire des corps masculins dans lesquels vivrait une âme féminine, ou encore des hommes qui éprouveraient envers les hommes un amour féminin. À côté des hommes et des femmes, un troisième sexe existerait, mélange composé des deux.
10En définissant l’uranisme comme fait naturel, Ulrichs a ouvert la voie à une approche scientifique. Il a rendu visible la sexualité comme nouvel objet d’étude pour la science. Moll, par exemple, dans l’introduction de son livre, remarque :
Un mot qu’on rencontre souvent dans la littérature moderne pour désigner les hommes à tendances homosexuelles, est le terme uraniste (Urninge). Dans ce livre je me servirai souvent de ce nom et je l’appliquerai, en général, à tous les hommes qui présentent des tendances homosexuelles. (1891, 1893, p. 17)
11En même temps qu’il théorise la nature immuable, intemporelle et universelle de l’uranisme, Ulrichs opère donc une cristallisation biologique. Sa définition implique l’existence d’une nature spécifique permettant d’identifier des individus et incluant certes un état spirituel et psychologique, mais aussi un état physique et physiologique. C’est sur ces deux terrains et sur leurs formulations successives qu’une véritable controverse scientifique aura lieu après Ulrichs. Mais il serait cependant abusif de considérer celui-ci comme l’auteur de « la première théorie scientifique de l’homosexualité » (Kennedy, 1997, p. 20). Quand bien même tous les auteurs lui ayant succédé le citent, leur référence scientifique est plutôt l’étude de Conträre Sexualempfindug de Westphal, à qui ils reconnaissent l’adoption d’une méthodologie empirique : l’observation de cas. Selon Havelock Ellis, par exemple :
Bien que Hössli, Casper et surtout Ulrichs (qui inventa à ce propos le terme d’uranisme) aient préparé la voie, c’est seulement en 1870 que Westphal publia l’histoire détaillée d’une jeune femme invertie, montrant clairement que le cas était congénital et non acquis, de sorte qu’il ne pouvait être qualifié de vice. (1933, 1934, p. 168, je souligne)
12Le Dr Julien Chevalier, quant à lui, considère que les écrits d’Ulrichs « n’ont de scientifique que la prétention » (1893, p. 143). Ulrichs a donc ouvert la voie aux travaux scientifiques sur l’homosexualité tout en contribuant à focaliser l’attention sur la dimension juridique du phénomène. C’est la raison pour laquelle il représente pour l’historiographie contemporaine le prototype de l’activiste homosexuel. Ulrichs n’entend pas fonder un mouvement de défense des droits des homosexuel.le.s, mais fournir une théorie scientifique de l’uranisme qui justifie la suppression de la loi condamnant les actes homosexuels et donc montrer le caractère infondé du paragraphe 175. Il agit alors sur plusieurs fronts : l’édition de pamphlets (ses Recherches), l’envoi de lettres de protestation au ministre prussien de la Justice et deux tentatives d’intervention lors du congrès de juristes allemands.
13Ulrichs occupe une place de premier plan dans ce que l’on pourrait appeler une controverse scientifique sur la question homosexuelle, qui voit s’opposer différentes approches et des théories se construisant par emprunts mutuels et successifs, et qui concernent en premier lieu des scientifiques, médecins, médecins légistes, anthropologues, criminologues, psychiatres puis psychanalystes, et savants plus ou moins bien inspirés. Pourtant, pour donner une légitimité théorique et intellectuelle à sa volonté de réformer la justice et la science, Ulrichs a recours à un référent scientifiquement irrecevable. En effet, sa théorie de l’uranisme, en faisant appel aux spéculations platoniciennes, se situe en contradiction avec l’esprit rationaliste de l’époque. Non seulement il n’a pas recours à la méthode de l’observation de cas, mais il avance un argument contre-scientifique. La référence à l’Antiquité grecque et sa vision d’une nature humaine fondée sur le dualisme âme / corps impliquent que tout en s’inscrivant dans un débat moderne, il s’en éloigne profondément.
14Ainsi, si Ulrichs conserve une image mythique d’activiste se battant courageusement contre l’ordre répressif, c’est seulement parce qu’Hirschfeld, en 1898, réédite ses œuvres en le présentant comme un pionnier de la cause. Contrairement à Ulrichs, Hirschfeld réussit, quelques années plus tard, à fonder une réelle mobilisation et une véritable campagne pour l’abolition de l’article du Code pénal. Et si Hirschfeld bénéficie d’une très grande légitimité, c’est précisément parce qu’il était lui-même médecin et que ses propositions, ses théories et ses actions jouissaient d’une entière légitimité scientifique.
UNE CONTROVERSE SCIENTIFIQUE
15Avant l’entrée en scène d’Hirschfeld, Westphal, « éminent professeur de psychiatrie à Berlin, peut être considéré comme ayant été le premier à fonder l’étude de l’inversion sexuelle sur des bases scientifiques » (Ellis, cité par Bonnet, 1995, p. 339). La quasi-totalité des introductions aux ouvrages scientifiques de l’époque font état de l’originalité méthodologique de sa démarche et prônent la nécessité pour la science de s’y référer et de les approfondir. Pour le Dr Georges Laupts :
L’étude des anomalies dès longtemps signalées dans le domaine des manifestations de l’intellect ou de l’instinct de l’homme, n’est plus, comme par le passé, dédaigneusement abandonnée au philosophe par le clinicien. Détraqués, dégénérés, invertis sont des malades : ils demandent à être traités selon les bases de méthodes thérapeutiques dont on conçoit encore l’incertitude5. (1896, p. 5)
16Celui qui exprime le plus clairement son aversion envers la méthode philosophique est sans doute Richard von Krafft-Ebing6 :
Ce que Schopenhauer et, après lui, Hartmann, le philosophe de l’Inconscient, disent de l’amour, est tellement erroné, les conclusions qu’ils tirent sont si peu sérieuses que, en faisant abstraction des ouvrages de Michelet et de Mantegazza, qui sont des causeries spirituelles plutôt que des recherches scientifiques, on peut considérer la psychologie expérimentale et la métaphysique de la vie sexuelle comme un terrain qui n’a pas encore été exploré par la science. [...] Pour le moment, on pourrait admettre que les poètes sont meilleurs psychologues que les philosophes de métier ; mais ils sont gens de sentiment et non pas de raisonnement ; du moins, on pourrait leur reprocher de ne voir qu’un côté de leur objet. (1891, 1893, p. V-VI)
17Et d’insister :
Le but de ce traité est de faire connaître les symptômes psycho-pathologiques de la vie sexuelle, de les ramener à leur origine et de déduire les lois de leur développement et de leurs causes. (p. VI)
18Dans la littérature française, le passage d’une approche philosophique à une approche scientifique est exposé par un élève du Dr Alexandre Lacassagne, fondateur et directeur des Archives d’anthropologie criminelle de l’Université de Lyon, le Dr Chevalier. Ce que l’on trouve dans les écrits des « graves philosophes » (Platon, Rousseau, Kant, Schopenhauer, Hartmann, Proudhon, Michelet, Mantegazza...), ce sont :
des aperçus ingénieux, mais superficiels, des interprétations fantaisistes ou des dissertations de métaphysique transcendante [...]. De conclusions, ou ils n’en émettent pas, ou elles sont flottantes et vagues au point de grandir encore l’incertitude, ou elles sont hyperparadoxales et par trop désespérantes. Issues du raisonnement, le raisonnement les infirme et le bon sens les repousse. Excès de métaphysique, absence d’observation, idées préconçues sur le problème de la destinée humaine, démonstration artificieuse de principes acceptés a priori, telle est leur méthode et tels sont leurs résultats. (Chevalier, 1893, p. III)
19Depuis Westphal, la méthode scientifique fondée sur l’observation et l’analyse des données empiriques et des informations fournies par le sujet est la seule démarche reconnue et scientifiquement admise :
Faire abstraction de sa personnalité morale, esthétique ou religieuse, envisager les faits de cette nature comme des phénomènes quelconques, naturels, tel est le véritable esprit scientifique. Renonçons donc à juger pour pouvoir être attentifs. La méthode n’importe pas moins : elle se résume dans cette double proposition : s’en tenir aux faits seuls, ne leur demander que ce qu’ils peuvent donner. On l’appelle expérimentale, car, en réalité, les « cas » ne sont que des expériences qui s’élaborent et s’offrent d’elles-mêmes. (p. XIII)
20D’après le psychiatre et épistémologue Georges Lantéri-Laura (1979), on assisterait ainsi à une « appropriation médicale » de l’homosexualité. Mais pour qu’il y ait appropriation, il faudrait d’abord que l’objet préexiste à cette appropriation. Or, s’il est vrai que l’homosexualité passe progressivement d’une formulation spéculative à une formulation scientifique, ce passage est plutôt à entendre comme une opération de coproduction discursive qui crée l’objet du discours comme catégorie. Si l’hypothèse de l’appropriation médicale a semblé historiquement plausible, c’est parce qu’elle dépeint le tableau de l’investissement scientifique de la question homosexuelle. En réalité, l’avènement de l’homosexualité relève moins d’une appropriation d’un objet préexistant que d’une véritable construction mettant en circulation l’homosexualité comme catégorie du discours, dans le contexte d’une dominance idéologique du savoir scientifique.
21À ce propos et à titre d’exemple, le chimiste, ministre et académicien Marcelin Berthelot exprime clairement, en 1896, les principes justifiant le rôle de la science dans la compréhension de l’être humain et les principes méthodologiques inhérents à cette nouvelle approche. Insistant sur l’« influence toujours croissante de la science » dans les sociétés modernes, sur le rôle « de la volonté réfléchie et de la raison humaine » dans le progrès scientifique, il considère que la science et la méthode scientifique sont « déterminées par l’observation de faits et par l’expérimentation » (1896, p. VII). Lorsque Foucault parle, à juste titre, de « production de la sexualité », il se réfère à cette idée selon laquelle, à en croire Berthelot :
L’esprit scientifique ne s’arrête jamais ; il va toujours en avant et il excite une activité sans cesse plus intense dans les intelligences et les industries ; il a commencé déjà à transformer et il transformera avec une vitesse croissante la répartition des richesses et la figure des sociétés humaines. (p. XI-XII)
22Il s’agit d’un cadre théorique au sein duquel penser rationnellement l’avenir de la société des êtres humains. Ainsi, si les auteurs s’empressent de démontrer le caractère infondé de la loi pénalisant les actes sexuels « contre-nature », en supposant un état pathologique naturel scientifiquement vérifiable par la méthode expérimentale, c’est parce que la « science domine tout [...]. Nul homme, nulle institution désormais n’aura une autorité durable, s’il ne se conforme à ses enseignements. » (p. XII)
23Le savoir de la science véhicule une représentation du monde qui se situe hors du cadre théorique, épistémologique et politique de la religion (Gauchet & Swain, 1980). La taxinomie scientifique qui définit et classe les individus et les comportements vise à penser l’espèce humaine dans l’immanence d’une humanité qui n’a d’autres référents qu’elle-même, en suivant le postulat fondamental selon lequel « la connaissance humaine est acquise par une méthode unique, l’observation des faits » (Berthelot, 1896, p. 22). Il y a donc dans la démarche scientifique moins une volonté appropriative que l’application d’une méthode empirique qui se propose, à travers l’observation des faits, de produire un savoir humain et, partant, un nouveau monde, affranchi d’un cadre théologico-politique (Gauchet, 1985).
APPROCHES EXPÉRIMENTALES EN MATIÈRE DE SEXUALITÉ
24Pour comprendre cette volonté de savoir, il faut prendre au sérieux la volonté exprimée par Ambroise Tardieu, par exemple, selon laquelle « aucune misère physique ou morale, aucune plaie, quelque corrompue qu’elle soit, ne doit effrayer celui qui s’est voué à la science de l’homme, et le ministère sacré du médecin, en l’obligeant à tout voir, lui permet aussi de tout dire » (cité par Krafft-Ebing, 1886, 1895, p. VIII) – volonté de porter à la connaissance de l’être humain une face demeurée cachée, inexplorée et invisible de sa nature. Pour ces auteurs, faire preuve d’objectivité scientifique signifie abandonner la définition moraliste que le Dictionnaire des sciences médicales, par exemple, donnait du mot pédérastie en 1819 :
Dérivé de deux mots grecs, enfant et amateur, d’où l’on a fait le mot pédéraste pour désigner celui qui est sujet à ce penchant criminel : vice infâme que la morale, la nature et la raison réprouvent également, et qui est l’une des grandes preuves d’abjection dans lesquelles l’homme peut se laisser entraîner. (Collectif, 1819, p. 37)
25L’approche scientifique de la sexualité fait émerger un paradigme biologique de la différence des sexes, supposée immuable parce qu’inscrite dans des « lois », et introduit une variante psychologique qui met désormais l’accent sur le sentiment d’être d’un sexe ou de l’autre. En effet, selon Chevalier, il existerait des lois qui permettraient de comprendre la sexualité humaine. Deux d’entre elles en particulier concernent la phénoménologie du sentiment sexuel par rapport au sexe biologique. La première loi, dite de la « différenciation des sexes », établit que :
C’est la constitution anatomique de l’individu qui fait le sexe ; c’est l’organe qui fait la fonction. En d’autres termes, la sexualité résulte d’une conformation spéciale des organes génitaux à laquelle correspond un centre nerveux cortical approprié, substratum organique de l’instinct sexuel. (1893, p. 7)
26La deuxième loi, dite de l’« attraction des sexes », énonce que : « Génésiquement les sexes de noms contraires s’attirent, les sexes de même nom se repoussent » (p. 7). Ces lois « assignent et intiment à chacun sa mission sexuelle. De leur exécution dépendent les réalisations des fins de la nature qui se résument dans la reproduction » (p. 7).
27L’instinct sexuel, élément naturel constitutif de l’être humain, pousserait ainsi à l’attraction sexuelle des hommes vers les femmes et des femmes vers les hommes. Dès lors, comment l’« inversion sexuelle7 » est-elle expliquée dans les termes de cette grille de lecture ? Que signifie donc « sentiment sexuel contraire » d’après les lois décrites par Chevalier ?
28Les propositions de Moll en la matière sont éclairantes :
Westphal voulait dire par là qu’il ne s’agit pas toujours de déviation de l’instinct sexuel lui-même, mais de la sensation qui fait que tel individu sent son être tout à fait étranger au sexe auquel il appartient. Dans l’opinion de Westphal, les perversions sexuelles embrassent aussi les cas où, l’instinct sexuel restant normal, l’individu présente certaines tendances appartenant à l’autre sexe. (1891, 1893, p. 15)
29Chevalier, reprenant à son compte la théorie de l’uranisme d’Ulrichs, considère que « ces êtres hybrides, qui réalisent une sorte de troisième type, ne présentent pas toujours les caractères du sexe opposé à leur sexe réel, mais il nous suffit de constater qu’ils ne possèdent pas ou que d’une façon incomplète ceux du type auquel ils appartiennent » (1893, p. 29). Cette première forme d’homosexualité s’entend alors comme un état physio-psychique qui comporte une attraction sexuelle inversée, résultat d’un mélange biologique des principes organiques masculins et féminins. Il est ainsi question dans ces textes d’« hermaphrodisme psychique » (Krafft-Ebing, 1891, 1893, p. I).
30Pour Chevalier, l’article de Westphal inaugure donc l’ère de la psychologie sexuelle, en dépassant la simple observation des données physiques et en prenant désormais en compte l’aspect psychique, tout en étant profondément déterminé par le paradigme biologique. Westphal constitue donc le point de passage entre un avant et un après – hypothèse théorisée d’ailleurs par Chevalier lui-même :
Dans la première [période], on ne s’occupe guère que des effets objectifs et locaux de l’anomalie ; l’expertise porte principalement sur les traces d’habitudes vicieuses actives ou passives ; leur valeur relative est discutée avec soin et force détails. Dans la seconde, l’examen des questions est laissé au second plan et on se préoccupe surtout de déterminer la nature même de l’aberration ; l’expertise s’attache principalement à l’étude de l’état psychique ou neurologique qui en est la cause qui l’accompagne [...]. Après le désordre sexuel cause, la perversion symptôme : après le vicieux, les malades. (1893, p. 137-138)
31Ce qui a probablement suggéré à Foucault l’idée d’une naissance de l’homosexualité en 1870. Avec l’article de Westphal, l’entrée dans une définition scientifique et médicale s’accompagne de l’entrée dans une acception psychologique de l’homosexualité. Comme le remarque Chevalier :
[Westphal] établit que la sexualité contraire est une perversion instinctive des sensations sexuelles, en ce sens qu’une femme est physiquement femme et psychiquement homme, et qu’un homme au contraire, physiquement homme, est psychiquement femme. Il met en relief les principaux caractères de cette disposition maladive : la congénitalité, l’identité des phénomènes chez les deux sexes, la précocité et l’exaltation des manifestations sexuelles, la conscience de la nature pathologique de l’état et l’hérédité chargée. (1893, p. 148)
32Dans un cadre méthodologique fondé sur l’observation des cas, la place de la conscience individuelle devient fondamentale. C’est pourquoi le fait qu’une « femme physiquement femme et psychiquement homme » puisse se sentir attirée sexuellement par une autre femme ne s’explique pas par l’acte, mais par son état psychologique ainsi que par la conscience de son propre état. Si la théorie d’Ulrichs d’une « anima muelibris corpore virili inclusa » demeure une référence, le changement consiste plutôt en l’introduction d’un vocable et d’un concept purement médicaux. Si pour Ulrichs il s’agissait de démontrer l’existence d’une nature humaine, il s’agit, pour Westphal et ses successeurs, d’étudier la provenance et l’origine d’un état psychologique en contradiction avec le sexe biologique. Puisque le physique ne présente pas en lui-même d’état pathologique, l’appareil génital de l’homme « contraire » étant intégralement masculin et celui de la femme « contraire » intégralement féminin, l’explication se trouve dans ce que l’on ne voit pas, dans le psychique. C’est donc dans cette non-conformité aux lois de Chevalier que s’introduit une théorisation en termes de symptôme et de maladie (Canguilhem, 1943, 2009, p. 14-15).
ÉLÉMENTS DE PSYCHOLOGIE PHYSIOLOGIQUE
33L’interprétation psychique du « fait sexuel » (Deschamps, 2012) n’a pas émergé de façon isolée dans l’œuvre de Westphal. Krafft-Ebing dans la préface de l’ouvrage de son disciple Albert Moll souligne :
Lorsqu’en 1852 Casper fit cette remarque très judicieuse que la pédérastie, considérée jusque-là comme un vice, n’était due en somme qu’à une anomalie congénitale morbide, à une sorte d’hermaphrodisme psychique, personne n’aurait pensé que 40 ans plus tard on trouverait dans les grands ouvrages scientifiques une véritable pathologie psychique de la vie génitale. (Krafft-Ebing, 1891, 1893, p. I, je souligne)
34L’influence que l’on attribue à la dimension organique pour comprendre le psychique est clairement exprimée dans l’œuvre d’un philosophe, initiateur de la psychologie expérimentale, auquel Laupts (1896) dédie d’ailleurs son ouvrage Perversion et perversité sexuelles : Théodule Ribot (1839-1916). S’opposant à une méthode purement spéculative, la critique de la métaphysique de Ribot reprend la critique formulée par les scientifiques à l’encontre des « graves philosophes » dont parlait Krafft-Ebing, mais vise également la théorie spéculative de la nature humaine telle que l’entend Ulrichs. D’après Ribot :
nous n’avons en présence que deux hypothèses : l’une fort ancienne, qui considère la conscience comme la propriété fondamentale de « l’âme » ou de « l’esprit », comme ce qui constitue son essence ; l’autre, très récente, qui la considère comme un simple phénomène, surajouté à l’activité cérébrale, comme un événement ayant ses conditions d’existence propres et qui, au gré des circonstances, se produit ou disparaît. (1899, 2001, p. 4)
35Ce phénomène et cette activité cérébrale seraient donc le site d’apparition des phénomènes psychiques, de la conscience et, finalement, de l’individualité psychologique :
La physiologie nous apprend que sa production est toujours liée à l’activité du système nerveux, en particulier du cerveau. Mais la réciproque n’est pas vraie ; si toute activité psychique implique une activité nerveuse, toute activité nerveuse n’implique pas une activité psychique. L’activité nerveuse est beaucoup plus étendue que l’activité psychique […]. (p. 6)
J’insisterai longuement, écrit Ribot, sur les conditions organiques de la personnalité, parce que tout repose sur elles et qu’elles expliquent tout le reste, [parce que] le sens organique, ce sens du corps [...] est ce « principe d’individuation » tant recherché. (p. 20)
36Se penchant sur le problème de l’inversion, Ribot avance le même type d’interprétation : « nous trouvons des variations ou des transformations de la personnalité, liées à l’état des organes génitaux » (p. 69), car « le problème de l’unité du moi est, sous sa forme ultime, un problème biologique. À la biologie d’expliquer, si elle le peut, la genèse des organismes et la solidarité de leurs parties. L’interprétation psychologique ne peut que la suivre » (p. 172).
37Ulrichs avait théorisé la discordance entre l’âme et le corps en parlant de troisième sexe afin de légitimer l’existence d’une nature humaine autre. C’est dans cette même voie que les scientifiques tirent les conséquences biologiques, anatomiques et médicales dans une approche expérimentale et positiviste : de même que les sexes masculin et féminin sont déterminés biologiquement, de même l’uranisme ou l’homosexualité, mélange sexué du masculin et du féminin, sont régis par le même fondement biologique. Seulement, les deux premiers correspondent aux lois naturelles de Chevalier, alors que le second représente une variation qui, en termes organiques, ne peut être comprise que comme une altération, variation ou transformation de l’état de santé « normal ».
38L’appropriation médicale de l’homosexualité et sa définition dans les termes du clivage santé / maladie ou normal / pathologique participe d’une recherche de ce que Georges Audiffrent, disciple d’Auguste Comte et positiviste de la première heure, appelle une « théorie de l’unité humaine » (1862, p. VI) – unité de l’être humain singulier avec les lois qui régissent son appartenance à l’espèce humaine, et donc avec la nature. Car, pour les scientifiques du xixe siècle, l’état normal de santé implique que l’« individu se conduit spontanément selon une loi qu’il n’a pas besoin de réfléchir pour obéir, puisqu’elle le constitue (registre du normal) », tandis que la maladie constitue « une faille cachée [qui] l’empêche de s’y conformer, la transgression étant toujours contradiction du sujet avec lui-même avant d’être opposition à la norme régnante (registre du pathologique) » (Gauchet, 1985, p. 244).
39La théorie de la dégénérescence mobilisée pour élucider le surgissement chez l’individu d’instincts sexuels contraires relève également d’une biologisation du psychique émergeant au cours de la controverse scientifique en matière de sexualité. Dans leur étude sur l’inversion sexuelle, Jean-Martin Charcot et Valentin Magnan empruntent la théorie de la dégénérescence de Bénédict-Auguste Morel (1857) pour expliquer les manifestations « monomaniaques » liées au désir érotique pour des personnes de même sexe :
Nous nous trouvons en face de ce que certains auteurs appellent une monomanie instinctive ; mais ce n’est point là une entité morbide, ce n’est qu’un épisode d’une maladie plus profonde. C’est un syndrome, une des nombreuses manifestations qu’offrent les sujets désignés par Morel du nom de dégénérés [...]. (Charcot & Magnan, 1882, p. 296-297)
40Selon cette théorie :
Les dégénérés, dès l’enfance, portent la marque d’une tare cérébrale qui, chez quelques-uns, peut simplement se traduire par un défaut d’équilibration intellectuelle compatible d’ailleurs, comme chez notre malade, avec l’existence de facultés brillantes. (p. 297)
41Au même moment, pour expliquer l’homosexualité et d’autres formes d’« hermaphrodisme psychique » (« hommes à mamelles », « femmes à barbe », etc.), Krafft-Ebing affirme :
On peut, du point de vue clinique, considérer cette anomalie du sentiment psycho-sexuel comme un stigmate de dégénérescence fonctionnelle. Cette sexualité perverse se manifeste spontanément sans aucune impulsion externe, au moment du développement de la vie sexuelle, comme phénomène individuel d’une dégénérescence anormale de la vita sexualis. (1886, 1895, p. 246)
42L’idée avancée par Ulrichs d’une âme féminine dans un cerveau masculin ne tient apparemment plus, « manière de voir qui serait en contradiction manifeste avec toutes les idées scientifiques ». En effet, « il ne faudrait pas non plus se figurer qu’un cerveau féminin puisse exister dans un corps masculin, ce qui contredirait tous les faits anatomiques » (p. 302). Autrement dit, le sentiment sexuel contraire serait alors le symptôme d’une pathologie physiologique, un état psychique symptomatique d’une constitution organique pathologique. Désormais, la controverse scientifique s’intéressera à comprendre davantage le symptôme que le substrat organique.
LA CRISE DU BIOLOGIQUE : VERS UNE PSYCHOLOGIE AUTONOME
43L’épuisement du modèle biologique et la montée en puissance de l’hypothèse psychologique entraîneront en fin de siècle une crise profonde ouvrant la voie à l’autonomie de la psychologie et, au-delà, à une psychologie des profondeurs. Sans être soudainement abandonnée, l’hypothèse biologique est progressivement ébranlée à partir de la fin des années 1890, ce dont fait état Ellis dans ses Études de psychologie sexuelle. Ce dernier admet le fondement biologique de l’inversion sexuelle, mais met l’accent sur la nécessité de prendre en compte la psychologie individuelle. En effet, « toutes ces variations organiques sont des anormalités. Mais il est important d’éclairer ce que l’on entend par anormalité. Beaucoup de personnes imaginent que ce qui est anormal est nécessairement aussi maladif » (1897, 1909, p. 328). D’après Ellis, si les scientifiques ont considéré l’inversion sexuelle comme une maladie, c’est parce que les cas étudiés étaient effectivement des « malades psychiatriques », comme c’est le cas de « Westphal, écrit-il, qui croyait que chaque inverti se regarde comme morbide » (p. 486). Dans un autre ouvrage plus tardif, il remarque, d’après ses observations, que « les invertis peuvent être sains et normaux, à tous égards, sauf leur aberration spécifique » (1933, 1934, p. 255).
44En 1896, Marc-André Raffalovich, écrivain médical et polémiste (Cardon, 2008), publie le livre Uranisme et unisexualité qui résume certaines théories sur l’inversion et, en s’appuyant notamment sur les travaux d’Ellis en Angleterre, présente des travaux corroborant l’hypothèse biologique de l’homosexualité. Raffalovich, qui n’était pas médecin bien que, dans ses premières publications, il se présente comme « Dr Raffalovich », en partant des dernières études, affirme que « l’inverti sexuel normal n’est pas nécessairement un malade ni un criminel ; il n’est pas plus à la merci de son instinct sexuel que n’importe quel autre homme civilisé avec des principes, des devoirs, des convenances à observer » (1896, p. 25). Selon lui, « la loi, les médecins et la médisance, à présent, poussent dans l’obscurité l’inverti sexuel normal » (p. 25), alors qu’« il y a déjà assez de penseurs et d’observateurs à même de s’apercevoir que les invertis ne sont nécessairement ni des dégénérés, ni des malades, ni des criminels » (1897, p. 187-188). Se référant aux écrits d’un auteur anglais, Edward Carpenter8, il soutient que si l’inversion est considérée comme une maladie, c’est en raison des méthodes utilisées :
Grâce à la police, grâce aux observations cliniques, grâce à la prostitution mâle des grandes villes, etc., on en est venu à confondre les criminels, les malades et les vicieux avec l’inverti bien équilibré et décent ou qui peut l’être, qui peut le devenir. (p. 189)
45Prenant ses distances avec Ulrichs, dont il loue néanmoins l’esprit de justice, Raffalovich n’admet pas la théorie d’une âme féminine dans un corps masculin et se pose dans une position critique vis-à-vis d’une acception scientifique de l’homosexualité. Il prétend fonder un point de vue neutre, puisque « ces théories se plaçaient toutes du point de vue de l’hétérosexualité » (1896, p. 205), alors que « le point de vue scientifique et moral n’est ni hétérosexuel ni homosexuel » (1897, p. 188). Pour lui, le fait hétérosexuel et le fait homosexuel peuvent s’entendre comme des états autonomes par rapport aux composants biologiques masculins ou féminins :
Qu’un homme soit un homme, qu’une femme soit une femme, que la race se perpétue et augmente – voilà un des sine qua non de l’humanité – mais que chaque homme désire avoir des rapports sexuels avec une femme et vice versa n’est pas une condition indispensable. (1896, p. 205)
46Ce point de vue sera avancé et approfondi par un auteur hollandais, le Dr Albert Aletrino. Une présentation exhaustive de ses travaux est publiée dans les Archives d’anthropologie criminelle dirigées par Lacassagne. Aletrino propose une théorie des sexes que l’on pourrait définir comme dynamique. En effet :
Partout où nous regardons, nous voyons [...] des états intermédiaires par lesquels la lente transition d’une forme à une autre s’accomplit. Il n’y a aucune raison pour croire que ce ne serait pas de même entre les individus humains de sexes différents. Et ce d’autant moins, parce que les caractères sexuels des deux sexes se trouvent réunis dans l’embryon. [...] De même qu’on ne peut pas, anatomiquement parlant, démontrer l’existence d’un homme ou d’une femme absolument masculin ou féminine, on ne le peut quant aux sentiments et quant à l’intelligence. [...] Entre les deux bouts de cette ligne imaginaire, commençant par l’homme masculin d’à peu près cent pour cent et finissant par la femme féminine d’à peu près cent pour cent, une quantité innombrable de transitions et de variétés. (1908, p. 649)
47Dès lors, homosexualité et hétérosexualité sont entendues comme indépendantes du sexe biologique. Elles se situent sur une autre échelle, celle de l’instinct sexuel qui conduit un individu, homme ou femme, vers un autre :
quant à l’instinct sexuel nous trouvons la même chose ! Si on met à un des bouts de notre ligne imaginaire l’uraniste absolu et à l’autre bout l’hétérosexuel absolu, on verra entre ces deux une quantité de transitions, dans laquelle [...] l’homosexualité ou l’hétérosexualité vont en diminuant, jusqu’au milieu où se trouve le bisexuel. (p. 649)
48Son article, datant de 1908, produit une rupture avec les conceptions scientifiques antérieures. Les termes hétérosexuel, homosexuel, bisexuel ne sont plus utilisés comme qualificatifs d’un état, d’un désir, d’un comportement, mais comme des substantifs pour des individus sexuellement définis. Tout en gardant intact l’ancrage biologique constitutif de l’être humain, cette nouvelle acception de la sexualité se focalise non plus sur ce qu’est un être humain – vision organique statique –, mais sur ce qui fait un être humain – vision psychologique dynamique.
49Pour Aletrino, « l’uraniste est une variété et il ne faut pas le comparer à l’hétérosexuel, ou le regarder du même point de vue, mais il doit être étudié en vue de sa propre personnalité, c’est-à-dire comme uraniste » (p. 666, je souligne). Il propose ainsi une vision dynamique de l’être humain, selon laquelle il n’y a pas à étudier la constitution biologique de l’uraniste en opposition à une constitution biologique normale. Il s’agit plutôt de constater la variété infinie de la nature humaine et d’étudier l’individualité psychologique uraniste en soi, car elle contient les réponses sur les causes et les origines de son essence.
50Au début du xxe siècle, on assiste à un tournant psychologique de la controverse scientifique sur l’homosexualité. L’incapacité de la biologie à expliquer le tout de l’individu semble établie. C’est désormais le sujet qui est porteur des informations concernant ses choix, ses comportements, son histoire et sa mémoire, et non son organisme. La psychanalyse et l’œuvre freudienne en particulier achèveront le processus et poseront une frontière, sinon définitive (Sulloway, 1979 ; Tamagne, 2000, p. 242 sq. ; Eribon, 2005), du moins novatrice, entre le biologique et le psychologique.
51Dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud prend ses distances avec le modèle biologique et construit son argument en se positionnant par rapport aux théories scientifiques antérieures. Élisabeth Roudinesco, par exemple, en présentant un des premiers travaux de Freud, remarque que l’inconscient « émerge d’abord de façon négative : il n’est ni héréditaire, ni cérébral, ni automatique, ni neural, ni cognitif, ni métaphysique, ni métapsychique, ni symbolique, etc. » (1999, p. 70). Georges Lantéri-Laura souligne également que « dans les Trois essais Freud n’avait pas apporté de cas nouveaux et s’était constamment référé aux œuvres bien connues de Krafft-Ebing, de Moll, de Magnus Hirschfeld et de quelques autres, dont il estimait les interprétations inexactes, mais les descriptions justes et définitives » (1979, p. 101). D’après Freud, le problème inhérent à l’explication biologique des faits psychologiques est qu’elle ne prend pas en compte le facteur étiologique principal : l’histoire individuelle. Il s’oppose à la vision statique de l’être humain, véhiculée à ses yeux de façon exemplaire par le mouvement naissant d’Hirschfeld, selon laquelle les homosexuel.le.s seraient « une variété sexuée séparée dès le départ, comme des degrés sexuels intermédiaires, comme un “troisième sexe”. Ils sont, disent-ils, des hommes auxquels des conditions organiques auraient, dès le germe, imposé de trouver le contentement avec l’homme et refusé de trouver la femme ». Leurs théories ne tiennent pas compte de « la genèse psychique de l’homosexualité » (1910, 1993, p. 124).
52Opposant acharné de la psychanalyse et de Freud lui-même, et partisan d’un modèle biologique radical, Hirschfeld intègre pourtant les conclusions de la théorie psychanalytique, dans le but stratégique et militant de penser l’individualité homosexuelle, et donc les homosexuel.le.s comme des individus à part entière (Mendès-Leite, 2000).
MAGNUS HIRSCHFELD : DE LA SCIENCE À L’ACTION
53Né en 1868 en Allemagne, Hirschfeld étudie la philosophie, puis se rend à Strasbourg pour étudier la médecine et soutenir sa thèse de doctorat sur les conséquences pathologiques et épidémiologiques de la grippe à Berlin. En 1896, « après de grands voyages en Amérique, en Afrique et dans presque tous les pays d’Europe », il s’installe « à Charlottenbourg, près de Berlin, pour exercer la médecine générale ». Son premier travail paraît la même année « sous un pseudonyme », « il avait pour titre Sappho et Socrate ». Comme il l’indique lui-même, « ce travail [lui] avait été inspiré par le suicide d’un client – un jeune officier qui s’était tué d’un coup de revolver au cours de sa nuit de noces et qui [lui] avait légué sa confession » (Hirschfeld, 1935, p. 8). Dans ce texte, Hirschfeld défend l’idée d’une constitution organique spécifique qui serait à l’origine de la forme et du contenu de tout comportement humain (instinct, sentiment, etc.) :
Dans cette brochure Sappho et Socrate, je soutenais cette thèse que les attractions érotiques des hommes, tant normales qu’anormales, sont les effets d’une certaine constitution sexuelle congénitale immodifiable. Cette constitution individuelle est un effet du développement glandulaire et des secrétions internes des glandes. (p. 8)
54Ces premiers travaux engagent Hirschfeld dans une voie qu’il ne quittera plus, celle des études sexuelles :
Une conséquence de ces premiers travaux de sexologie a été la constitution en 1897 du « Comité scientifique humanitaire » destiné à venir en aide aux individus qui se trouvaient être à tort les victimes des préjugés courants et scientifiques. [À partir de ce moment] j’ai adressé une pétition aux corps constitués, pétition contresignée par plusieurs personnalités connues, où j’expliquais que les dispositions pénales allemandes devaient être modifiées dans le sens du texte français du Code Napoléon. (p. 8-9)
55Les deux premiers articles des statuts du Comité scientifique humanitaire, écrits le 14 mai 1897 par Hirschfeld lui-même, Max Sphor, éditeur scientifique, et Edward Oberg, officier des chemins de fers, à son domicile à Charlottenbourg, mais publiés seulement en 1907 (Wolff, 1986, p. 40-42), stipulent :
1. Le but du Comité est la recherche sur l’homosexualité et sur les variations similaires, du point de vue biologique, médical et ethnologique, ainsi que du point de vue de leurs aspects légaux, éthiques et humanitaires. 2. Le Comité entend changer l’opinion publique sur l’homosexualité à travers diverses publications, telles les Jahrbücher für sexuelle Zwischenstufen [Revue annuelle des sexes intermédiaires], des pamphlets et des pétitions, des rencontres scientifiques et des conférences publiques. (p. 449)
56Quant aux actions mises en œuvre, Hirschfeld indique :
pour conduire ces recherches sur la constitution sexuelle individuelle aussi méthodiquement que possible, j’ai établi, peu après 1900, un questionnaire psycho-biologique [...]. Il contient plus de 130 questions auxquelles ont répondu plus de 10 000 hommes et femmes, et constitue le fondement essentiel de mes recherches ultérieures. (1935, p. 9-10)
57L’action principale qui donne au Comité scientifique humanitaire le caractère de première organisation militante, par laquelle Hirschfeld acquiert un statut de personnalité publique en faveur de la défense des homosexuel.le.s, est le lancement en 1897 d’une « pétition qu’il voulait faire signer par le maximum de personnes influentes » :
Cette pétition réclamait la suppression des lois anti-homosexuelles, sauf en cas d’usage de la force, perturbation de l’ordre public ou quand les actes concernaient des mineurs de moins de seize ans. Six cents signatures furent bientôt recueillies, avec des noms aujourd’hui prestigieux. (Tamagne, 2000, p. 94)
58En 1910, Hirschfeld s’établit à Berlin où, quelques années plus tard, il crée avec Havelock Ellis à Londres et Auguste Forel en Suisse, la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle. Mais l’entreprise la plus reconnue et la plus importante est la création, « après vingt-cinq ans de préparation », à Berlin, de l’Institut des sciences sexuelles :
je croyais [y] voir le couronnement du travail de ma vie. Cet Institut occupait un des bâtiments de Berlin les plus beaux au point de vue architectural, le palais de l’ancien ambassadeur allemand à Paris [...]. Il a été, en 1919, l’objet d’une donation acceptée par l’ancien gouvernement prussien et nommé Fondation du docteur Magnus Hirschfeld. Il s’enorgueillissait de ses sections variées, de ses enseignements, d’une bibliothèque spécialisée de près de 20 000 volumes, autant que de ses immenses collections de plus de 35 000 documents photographiques et d’une clientèle appartenant à tous les pays du monde. En tant qu’établissement de recherches et d’enseignement, il a été fréquenté par des milliers de médecins et des savants du monde entier. (Hirschfeld, 1935, p. 12)
59À la différence du Comité, dont les objectifs répondent à des exigences scientifiques et politiques, l’Institut, fort de l’expérience sexologique acquise, propose de nouvelles initiatives :
En premier lieu, ce fut l’organisation de consultations pré-matrimoniales : les premières de ce genre créées en Allemagne et qui existèrent plus tard au nombre de deux cent cinquante, tant en Allemagne qu’en Autriche. Ces consultations avaient pour but de donner aux hommes et aux femmes désireux de contracter mariage un avis fondé sur un examen approfondi physique et mental [...]. La seconde initiative, qui répondait à un besoin primordial, était les réunions de discussion que nous tenions un soir de chaque semaine dans la salle Hoeckel de l’Institut [...]. (p. 12)
60Le fronton de la salle portait l’inscription : « La science ne se suffit pas à elle-même, mais doit servir à l’humanité entière. » Par le biais de ces réunions :
l’occasion était ainsi donnée au public de poser des questions écrites, dans le courant de la semaine et de préférence sous la forme anonyme, ou de les déposer dans une boîte-questionnaire. Un médecin de l’Institut répondait à ces questions. [Enfin] la troisième initiative, à laquelle j’attache une grande importance, fut la création de notre section juridico-sexuelle. Elle était destinée à fournir aux magistrats des avis, notamment dans les cas criminels. (p. 13-14)
61En mai 1933, l’Institut est saccagé et un grand nombre de documents sont brûlés par des groupes nazis. Hirschfeld fuit alors en France où il meurt (Nice) en 1935.
62Dès ses premiers écrits, Hirschfeld affiche sa croyance en une constitution biologique déterminant les types humains, hommes, femmes, troisième sexe, etc., et affirme vouloir démontrer scientifiquement cette théorie. Mais, contrairement à ses prédécesseurs, Hirschfeld admet que le sexe biologique et l’attirance sexuelle ne soient pas toujours en accord, comme le voulait le schéma des lois de Chevalier. C’est d’ailleurs au cœur de cette contradiction qu’Hirschfeld invente le mot transvestiten, dont l’impulsion « pousse l’individu à paraître sous les vêtements habituels du sexe auquel il n’appartient pas, précisément en rapport à ses organes sexuels externes » (1955, 19579, p. 133-134). Ainsi, Hirschfeld fonde sa théorie sur la différence biologique des sexes en y intégrant la variable de l’attirance sexuelle, mais, en même temps, il admet l’existence d’une disjonction lorsqu’il théorise le travestisme. En effet, d’après lui, tout être humain peut être situé sur l’échelle des types sexuels, puisque chacun est généré et déterminé physiquement et psychiquement par une composition organique constitutive et par une répartition hormonale spécifique. Ce qui signifie que les « aberrations sexuelles » ne sont pas le résultat d’états pathologiques, toute variation n’étant que le résultat d’une des combinaisons organiques possibles.
63D’après Hirschfeld encore, la découverte des hormones permet d’élucider le mystère de la différence sexuelle et des pulsions sexuelles sur des bases organiques :
Grâce aux expériences effectuées par nombre de savants, et notamment par Steinach, on découvrit que les testicules et les ovaires produisent en effet une substance spécifique, les hormones, qui sont l’agent causal de la virilité et de la féminité physique et psychique. (1955, 1957, p. 27)
64De même qu’il existe des individus aux caractères sexuels soit majoritairement masculins, les hommes, soit majoritairement féminins, les femmes, de même il existe des individus dont les caractères sexuels se présentent sous une forme mixte, ou mélangée, ce qu’Hirschfeld appelle les « types sexuels intermédiaires » (1910). Selon cette théorie, il existe une variété exponentielle d’individus : « ou masculin ou féminin ou mixte : eh bien ! de ces quelques éléments sortiront 81 types fondamentaux de sexuelle Zwischenstufen (4 groupes avec chacun 3 variétés soit 34 = 81) » (1910, 2001, p. 101). Bref :
Toutes ces variétés sexuelles forment un cercle complètement fermé, à la périphérie duquel les « degrés sexuels » figurent seulement certains points marquants entre lesquels il n’y a point d’intervalle vide, mais une gradation indiscontinue ; [ce qui signifie que] le nombre des variétés sexuelles imaginables ou réelles est ainsi presque infini. (p. 102-103)
65Bien que la théorie d’Hirschfeld aille résolument dans le sens d’une démoralisation de la sexualité, les notions de normal et de pathologique demeurent entrelacées. Dans ses textes, les types intermédiaires sont présentés comme des irrégularités inhérentes à certains phénomènes de l’évolution sexuelle. Néanmoins son intention est de substituer « à la conception pathologique de l’homosexualité une conception anthropologique selon laquelle l’homosexualité caractérise un type humain distinct spécial et particulier et non pas a priori pathologique » (p. 193). Ainsi, « les homosexuels des deux sexes se distinguent des individus hétérosexuels non seulement dans l’orientation de leur impulsion sexuelle, mais aussi par une sorte de prise de possession, une individualité distincte et caractéristique » (p. 194).
66Mais le rapport qu’Hirschfeld entretient avec la psychanalyse freudienne demeure ambigu. En effet, d’après son expérience, le diagnostic de l’homosexualité chez un homme ou chez une femme se présente de la façon suivante :
Trois symptômes déterminés, à savoir, premièrement l’absence de l’affinité sexuelle normale, c’est-à-dire l’absence du penchant pour le sexe complémentaire, qui constitue l’aspect négatif de l’homosexualité ; deuxièmement, la fixation psycho-mentale subconsciente et involontaire au propre sexe de l’individu, qui pénètre le conscient avec une évidence de plus en plus perceptible, et qui tend à se réaliser et à s’accomplir, grâce à l’activité sexuelle adéquate, et c’est là que réside l’aspect positif de l’homosexualité ; troisièmement, la prédisposition intersexuelle, qui est habituellement associée à une irritabilité des centres nerveux. (1955, 1957, p. 171)
67Bien que partisan d’un modèle biologique radical, Hirschfeld intègre les résultats de la théorie psychanalytique en utilisant des termes et un langage clairement connotés, comme fixation psycho-mentale et subconsciente. Sa définition de l’homosexualité, s’inscrivant dans l’héritage des travaux scientifiques de Westphal, intègre la composante psychologique dans l’explication du fait sexuel. Ainsi la place et la fonction du champ psychologique, en tant qu’ensemble d’éléments d’un système complexe caractéristique de l’individualité psychique, donneraient à voir la spécificité des histoires individuelles. Plus précisément, Hirschfeld prend en compte le rôle joué par l’histoire personnelle dans la formation des individualités psychiques, non pas tant dans un objectif thérapeutique que pour souligner le potentiel réflexif de l’histoire individuelle dans la compréhension de soi : « Résumons ainsi, nous sommes d’accord avec Freud en tout ce qui concerne la manière dont l’homme subit sa sexualité et les conséquences de ce travail intérieur pour l’âme et pour les nerfs. » (p. 184) Car, précise-t-il :
l’homosexualité véritable n’existe que là où les activités réelles sont le produit d’un mental homosexuel [...] par conséquent l’expression pseudo-homosexualité se rapporte aux activités homosexuelles qui ne puisent pas leur origine dans un mental homosexuel, mais qui sont pratiquées pour des raisons qui ne doivent rien et n’ont rien à voir avec le domaine de l’impulsion sexuelle. (p. 161)
68Cependant, il ne concède pas à Freud son explication de l’homosexualité comme phénomène d’origine psychique puisque pour lui « la sexualité elle-même, ses tendances et sa force, sont basées sur la constitution sexuelle individuelle qui, elle, est déterminée par les glandes sexuelles et des sécrétions internes et non pas par des causes psychiques, les complexes et les événements de l’enfance » (1935, p. 184).
69Ayant construit un modèle biologique dur, mais prenant tout de même en compte la fonction psychique, Hirschfeld est convaincu que « la psychanalyse, si elle va en profondeur, ne va pourtant pas assez profondément puisqu’elle s’arrête à l’enfance au lieu de pénétrer jusqu’aux cellules germinatives où reposent, en réalité, les secrets de l’individualité » (p. 186). C’est d’ailleurs sur ce point précis que Freud conteste la validité de la théorie d’Hirschfeld, dont il ne se prive pas pourtant d’exploiter les cas présentés et les chiffres avancés. Freud refusait de voir chez les homosexuel.le.s les spécimens d’une catégorie biologique particulière d’êtres humains et s’opposait « avec la plus grande détermination à la tentative de séparer les homosexuels des autres êtres humains en tant que groupe particularisé » (Freud, 1905, 1987, p. 51).
70Pourtant, il existe un point de convergence entre la théorie freudienne et la théorie d’Hirschfeld, puisque pour ce dernier l’homosexualité résulte d’un mécanisme complexe de génération d’une « individualité distinctive et caractéristique » ayant une histoire propre et unique. Pour l’un comme pour l’autre, normal et pathologique ne sont alors que des valeurs conventionnelles, fondements et résultats de la morale sexuelle d’une société à un moment spécifique de son histoire. Comme l’écrit Freud, normal et pathologique ne sont pas des notions ou des états allant de soi a priori : « L’instinct sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de soi » (p. 51). Cela signifie que normal et pathologique ne s’entendent pas pour ces deux auteurs comme des valeurs absolues renvoyant la première du côté de l’harmonie naturelle et la seconde du côté du vice « pervertissant » l’organisation sociale, mais comme des catégories sociales d’intelligibilité, valables uniquement dans une société particulière qui en trace la frontière et en organise la distribution en attribuant des places dans une hiérarchie sexuelle. Et c’est précisément cette organisation sociale qui contribue à produire et à amplifier le malaise des homosexuel.le.s, des bisexuel.le.s, des travesti.e.s, etc., que la morale sexuelle marginalise. C’est un point sur lequel Hirschfeld insiste avec détermination quand il remarque que :
sur les 500 homosexuels examinés par nos soins, 417 (ou 84 %) étaient célibataires et 83 (ou 16 %), mariés. À la question posées aux derniers, à savoir pourquoi ils avaient convolé, beaucoup répondirent : « C’était dans l’espoir de surmonter ma passion homosexuelle », ou bien : « J’avais cru que l’amour pour mon épouse devait fatalement venir. » Quelques-uns s’étaient mariés par ignorance, d’autres « pour mettre un terme aux commérages et aux médisances ». (1955, 1957, p. 173)
Les femmes homosexuelles se marient pour les mêmes raisons. Certains affirment qu’elles avaient convolé pour « être indépendantes », d’autres, « pour entrer en possession de l’héritage » qu’elles ne devaient recevoir qu’à cette condition [...]. (p. 173)
71Ou encore, au sujet du refoulement que s’imposent les travestis, il écrit : « Une telle vie peut devenir intolérable et pousser un être au suicide » (p. 156). Dans un autre ouvrage il remarque que « pour échapper aux persécutions, nombre d’homosexuels quittent leur pays. Nombreux sont ceux dont on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. D’autres mettent simplement fin à leur vie » (1936, p. 181).
72Pour Hirschfeld, la connaissance scientifique et la recherche de la « vérité » organique sont les seuls moyens pour accéder à une réforme morale de la société :
Depuis ces dernières années, enfin, les signes précurseurs d’une troisième époque se font jour. Dans cette période nous verrons l’équilibre entre les mécanismes réflexes et les mécanismes d’inhibition [...], en un mot la plus grande science devra libérer la morale des préjugés et lui donner les bases biologiques naturelles qui, seules, peuvent servir de fondement aux lois morales. (1935, p. 247)
73Freud, quant à lui, partage les conclusions de Christian von Ehrenfels (auteur de l’essai Éthique sexuelle en 1907) qui « attribue également à la morale sexuelle qui règne sur notre société occidentale contemporaine toute une série de dommages dont il est obligé de la rendre responsable, et tout en reconnaissant qu’elle est pleinement justifiée pour faire avancer la civilisation, il en arrive à estimer qu’il faut la réformer » (p. 28).
74La mise en évidence des convergences intellectuelles et scientifiques entre Hirschfeld et Freud permet d’insister sur l’inscription contextuelle du premier dans la controverse scientifique en matière de sexualité et de morale sexuelle. Un débat grave qui, d’après Freud, concerne surtout l’« accroissement, imputable à cette morale, de la maladie nerveuse moderne, c’est-à-dire à cette maladie nerveuse qui se répand si rapidement dans notre société contemporaine » (1908, 1969, p. 29). L’originalité d’Hirschfeld consiste à tirer les conséquences politiques de l’évolution de la connaissance scientifique.
75C’est en s’appuyant sur ce savoir construit à partir de connaissances scientifiques, empiriques, et au contact de milliers de « types sexuels intermédiaires » qu’Hirschfeld entreprend de lancer la réforme sexuelle, à travers l’action du Comité scientifique humanitaire (1897), de l’Institut pour la science sexuelle (1919) et de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle (1921). Avec Ellis, entre autres, il contribue à l’émergence d’une question homosexuelle qui ne se réduit plus à être l’objet d’une controverse scientifique, puisque « la question homosexuelle est une question sociale » (Ellis, 1897, 1909, p. 509), et qui se décline désormais dans les termes
Quelque honteux, dégoûtant, personnellement immoral et indirectement antisocial que puisse paraître le consentement, par deux hommes ou deux femmes, d’exécuter un acte sexuel en privé, on n’a aucun droit de rendre cet acte passible d’une peine légale […]. (p. 513)
De nos jours, [l’homosexualité] n’est qu’une affaire de goût, d’esthétique : elle déplaît à la grande majorité, et plaît à une petite minorité [...] mais elle ne saurait tomber sous le coup de la loi, car la loi ne peut se fonder sur le dégoût qu’on éprouve pour un acte [...]. Un acte n’est pas criminel parce qu’il est dégoûtant [...]. (p. 515-516)
76À travers la diffusion de brochures, la soumission d’un questionnaire à des milliers de personnes, la réalisation d’une campagne politique de signature d’une pétition et la médiatisation de sa campagne abolitionniste dans les journaux10 (Weindel & Fischer, 1908), Hirschfeld opère le passage d’une sémantique scientifique de l’homosexualité à une sémantique sociale qui alimente une représentation sociale de l’homosexualité, qui en fait un objet discursif agissant comme ce que Serge Moscovici appelle un « instrument référentiel, un modèle d’action qui a une dimension symbolique et imaginaire et qui ne reste pas au niveau des concepts » (Moscovici, 1961, 1976, p. 172). Hirschfeld a donc été l’initiateur d’une première forme de mobilisation en vue de la défense des droits des homosexuel. le. s et le fondateur du premier mouvement homosexuel de l’histoire. Mais il a surtout produit et mis en circulation un savoir homosexuel, qui est en même temps une connaissance sociale sur l’homosexualité et de l’homosexualité, et a donc contribué à faire du savoir scientifique un savoir de sens commun à partir duquel une action collective a dès lors été pensable et praticable.
Notes de bas de page
1 Pour les citations de textes en langue étrangère non disponibles en français, c’est moi qui traduis.
2 Le recueil édité par Magnus Hirschfeld en 1925 comporte en tout douze écrits, publiés dans un premier temps séparément (Ulrichs, 1863-1865).
3 Il existait déjà à cette époque quelques travaux en langue allemande. Voir Hössli, 1838 ; mais aussi Casper, 1852 ; Kaan, 1844. Étrangement, Ulrichs affirme à plusieurs reprises n’avoir eu que tardivement connaissance de ces travaux, préférant sans doute détacher son propos de toute référence médicale.
4 Nouvelle « édition » de l’ancien paragraphe 143 du Code pénal prussien avant l’annexion du royaume de Hanovre.
5 Georges Laupts est l’acronyme de Georges Saint-Paul. Dans les travaux sur l’histoire de la sexualité, il est récurrent que ce livre soit cité sous le titre Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelles. En réalité « Tares et poisons » est le titre de la collection et non du livre. Comme le remarque Julian Jackson, « la première édition s’intitule Perversion et perversité sexuelles (1896), la seconde, L’Homosexualité et les Types homosexuels (1910), et la troisième, Invertis et homosexuels (1930) » (2009 a, p. 313).
6 Pour un tableau complet de cette controverse, dont on ne saurait ici retracer l’histoire, et pour un aperçu exhaustif des acteurs qui l’ont alimentée, voir le livre de Sylvie Chaperon (2007), Les Origines de la sexologie.
7 Les termes proviennent de l’expression italienne « inversione sessuale » proposée par Arrigo Tamassia (1878).
8 Carpenter est l’auteur notamment de The Intermediate Sex, A Study of Some Transitional Types of Men and Women, publié en 1908.
9 Cet ouvrage, dont l’édition originale porte comme titre Geschlechts anomalien und perversionen, a été composé à partir d’un ensemble de textes restés inachevés à la mort d’Hirschfeld et reprend l’essentiel de son œuvre.
10 Au même moment, le procès qui aboutit à la condamnation d’Oscar Wilde a sans doute contribué à cette médiatisation de la question homosexuelle (Holland, 2005).
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