Chapitre 1. Une histoire politique de l’homosexualité
p. 27-45
Texte intégral
L’HOMOSEXUALITÉ COMME CATÉGORIE DU DISCOURS
1Dans la troisième partie de son Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs consacrée à « La pédérastie et la sodomie », Ambroise Tardieu, médecin légiste, dit avoir rencontré un certain nombre de « pédérastes » impliqués dans des faits criminels. Conscient du caractère scabreux et inconvenable du sujet, il refuse de « passer sous silence ce triste sujet [pour] lui accorder des développements qu’aucun auteur ne lui a donnés jusqu’ici, soit en France, soit à l’étranger » (1857, 1859, p. 119). Son étude a ainsi pour but de fournir des outils d’investigation et de compréhension des phénomènes criminels pour lesquels la pédérastie des sujets, coupables ou victimes, est constatée ou à constater. Il s’agit, « après avoir défini la pédérastie, de donner un aperçu sommaire des conditions dans lesquelles elle s’exerce, de tracer avec toute l’exactitude possible les signes physiques de la pédérastie, et de passer en revue toutes les questions médicolégales qui s’y rapportent » (p. 122-123). Mais le vocabulaire dont dispose Tardieu au milieu du xixe siècle rend la tâche difficile :
Le vice honteux, pour lequel la langue anglaise n’a pas de nom, nameless crime, a conservé dans la dénomination de pédérastie beaucoup de son origine antique, et la signification expressive qu’indique l’étymologie, pueri amator, l’amour des jeunes garçons. (p. 123)
2Néanmoins, le texte de Tardieu inaugure une controverse scientifique particulièrement verbeuse au terme de laquelle la notion d’homosexualité, réduite d’abord à l’acte du sodomite, en vient à définir l’identité d’un individu que l’on reconnaît comme attiré affectivement et sexuellement par des personnes de même sexe. En effet, tandis que la pédérastie explique avant tout l’acte, l’homosexualité qualifie une personne. La première révèle surtout la dimension physique d’un acte jugé comme moralement répréhensible, tandis que la seconde comporte une dimension psychologique qui identifie globalement l’individu.
3La première occurrence du terme homosexualité se retrouve « sous la plume d’un homme de lettres hongrois et germanophone, Karoly Maria Benkert dit Kertbeny. D’abord dans sa correspondance privée avec Karl Heinrich Ulrichs (lettre du 6 mai 1868), puis publiquement à partir de 1869 » (Mendès-Leite, 1996, p. 36). Kertbeny utilise le mot Homosexualität dans une lettre adressée au ministre prussien de la Justice pour soulever le problème des lois condamnant les rapports sexuels entre personnes du même sexe. Sa diffusion dans les écrits scientifiques du xixe siècle s’opère grâce à l’utilisation qu’en fait par la suite Gustav Jäger, « professeur de zoologie et d’anthropologie à l’université de Stuttgart, qui en profite également pour introduire le vocable Heterosexualität qui se réfère aux rapports sexuels avec des membres du sexe opposé » (p. 37). Malgré sa diffusion progressive dans la littérature scientifique, ce n’est qu’en 1905 que le médecin allemand Magnus Hirschfeld, fondateur du premier mouvement homosexuel de l’histoire, révéla le nom du fondateur du mot (Kennedy, 2002, p. 186).
4Mais si Kertbeny ne connut pas de gloire de son vivant, le médecin Karl Friedrich Otto Westphal est resté dans les annales pour avoir publié en 1869 l’article « Die Conträre Sexualempfindung » dans lequel il présente un cas symptomatique de ce qu’il nomme les « sensations sexuelles contraires ». Le cas présenté par Westphal, tel que le résume Havelock Ellis, est le suivant :
une jeune femme qui, dès ses premières années, diffère de ses compagnes : elle aimait à s’habiller en garçon, ne s’intéressait qu’aux jeux de garçon et en grandissant se sent attirée sexuellement par les femmes, avec qui elle se lie à plusieurs reprises d’une amitié tendre ; ses amies obtenaient de la jouissance sexuelle par des caresses mutuelles. Elle rougissait et devenait timide en présence des femmes et surtout de la jeune femme qu’elle aimait alors, mais était absolument indifférente aux hommes. (Ellis, cité par Bonnet, 1995, p. 298-299)
5Selon Foucault, l’article de Westphal constitue le point de départ d’une histoire contemporaine de l’homosexualité :
La catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée. Le fameux article de Westphal [...], sur les « sensations sexuelles contraires », pouvant valoir comme date de naissance [...]. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce. (1976, p. 59)
6Un double processus est à l’œuvre dans la catégorisation scientifique de l’homosexualité : en même temps qu’elle crée la catégorie clinique, entre autres comportements périphériques et déviants, la « scientia sexualis » entraîne une « incorporation des perversions et une spécification nouvelle des individus », l’homosexuel étant devenu ainsi un personnage avec « un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse » (p. 58-59). « Appropriation médicale » des perversions (Lantéri-Laura, 1979), cette science du sexe (Giami, 2005 ; 1999) constitue selon Foucault un « ensemble stratégique » développant « à propos du sexe des dispositifs spécifiques de savoir et de pouvoir », et contribuant à la production même de la sexualité comme catégorie pensable de la réalité, « et c’est au travers de ce dispositif qu’a pu apparaître comme vérité du sexe et de ses plaisirs quelque chose comme la “sexualité” » (Foucault, 1976, p. 91). Guy Hocquenghem dans son livre Le Désir homosexuel, s’inspirant des prémices posées par l’Histoire de la folie de Foucault (1961), observait déjà :
La catégorie en question, le mot lui-même, sont une invention relativement récente [...]. De même que l’apparition de la psychiatrie et de l’asile manifeste la capacité de la société à inventer des moyens spécifiques pour classer l’inclassable, de même la pensée moderne va créer une nouvelle maladie, l’homosexualité. (1972, p. 26)
7Et de conclure :
découpant pour mieux régner, la pensée pseudo-scientifique de la psychiatrie a transformé l’intolérance barbare en intolérance civilisée. (p. 27)
8L’identité homosexuelle, identité d’une « espèce », est donc le produit de cette catégorisation scientifique. En tant que catégorie du discours, la notion d’homosexualité implique une charge performative (Butler, 1997) qui permet la définition et la construction de personnes identifiées et s’identifiant en tant qu’homosexuelles.
UNE HISTOIRE POLITIQUE DU MOMENT
9L’œuvre séminale de Foucault a ainsi inauguré une histoire de la sexualité articulée autour des processus de subjectivation, pour « comprendre comment l’individu moderne pouvait faire l’expérience de lui-même comme sujet d’une “sexualité” » (Foucault, 1984, p. 12) :
ce qu’il faut retenir ici, c’est que le mécanisme de l’implantation, de l’incorporation de la perversion dans les sujets s’opère à travers un processus au cours duquel les individus s’approprient les catégories sous lesquelles ils sont désignés, que ce soit pour se soumettre aux normes, prendre plaisir à parler de ce qu’ils sont, ou résister à la « police du sexe ». (Eribon, 1999, 2012, p. 420)
10Or, si la mise au jour des modalités d’objectivation des catégories dans le discours scientifique constitue sans aucun doute l’apport fondamental de ses travaux, quelques années plus tard, dans l’introduction au deuxième tome de son Histoire, Foucault lui-même souligne que « l’étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à se reconnaître comme sujets sexuels [lui] fai[t] beaucoup plus de difficultés » (1984, p. 11). Comment ce transfert étrange entre le concept, exprimé par la notion d’homosexualité, et l’individu s’opère-t-il ? Comment la catégorie scientifique parvient-elle à mettre en marche la production en série d’espèces sexuelles nouvelles ? Et surtout, comment penser l’émergence d’une action collective homosexuelle, alors que la contribution foucaldienne se focalise sur le sujet individuel et singulier ? Cette investigation inachevée est au cœur de toute une histoire contemporaine de la sexualité et de l’homosexualité (Chaperon, 2002) qui, à partir de la critique de « l’hypothèse répressive » (Foucault, 1976, p. 18) en vogue dans les années 1970, s’interroge sur les formes concrètes de production, d’énonciation, d’affirmation ou même de revendication des « sujets sexuels ».
11Dès lors, différentes hypothèses ont été avancées. Naissance clinique de l’homosexualité, diffusion du modèle médical, incorporation individuelle des discours scientifiques, mise en marche du processus d’identification et stratégies identitaires de renversement du stigmate et donc de libération, tel est par exemple le modèle proposé par Florence Tamagne :
En employant le terme homosexuel, les médecins voulaient affirmer leur vision objective du phénomène, leur approche scientifique et leur absence de préjugés. En adoptant ce vocabulaire, les homosexuels accomplissent un acte identitaire fondateur, mais lourd de conséquences : eux aussi s’inscrivaient dans une démarche scientifique et médicale et ils semblaient intégrer avec le mot le concept tel qu’il était défini par la société hétérosexuelle [...]. On comprend pourquoi la diffusion du terme gay a marqué une évolution importante dans la seconde moitié du xxe siècle. (Tamagne, 2000, p. 13)
12Didier Eribon, quant à lui, remarque que la naissance du terme lui-même et du premier mouvement homosexuel, fondé en Allemagne par Magnus Hirschfeld en 1897, bien loin de s’opposer au discours scientifique, est marquée par la catégorisation scientifique de l’homosexualité : « Il est donc établi que l’invention du mot homosexualité s’opéra dans une optique favorable aux “gays”, avant que Krafft-Ebing ne s’en emparât, à l’occasion de la deuxième édition de sa Psychopathia sexualis, en 1887. » (1999, 2012, p. 428)
13George Chauncey, historien, auteur du magistral Gay New York, remet en cause l’idée selon laquelle « le discours médical du xxe siècle aurait inventé le personnage de l’homosexuel » et « l’apparition de l’homosexuel devrait être considérée comme révélatrice ou synonyme de son émergence dans la culture dans son ensemble » (1995, 2003, p. 42). L’incorporation des catégories ne succède pas, selon lui, à l’invention scientifique de l’homosexualité. Au contraire, il y aurait une subculture homosexuelle, notamment dans les milieux urbains en expansion du début du xxe siècle, préexistant au modèle médical. Cette subculture serait davantage impliquée dans les processus de socialisation et d’identification des individus que les discours de la science. Les scientifiques s’en seraient d’ailleurs inspirés pour construire leurs théories. Ainsi l’objectif d’une histoire de l’homosexualité serait d’analyser « le pouvoir du discours médical en le situant dans le contexte des transformations de la représentation de l’homosexualité dans la culture populaire et des pratiques sociales de la rue qui ont façonné les manières dont les hommes ayant des rapports homosexuels ont été étiquetés, se sont pensés eux-mêmes, et ont interagi avec les autres » (p. 42). Car : « l’inverti et l’homme normal, l’homosexuel et l’hétérosexuel n’ont pas été des inventions de l’élite mais des catégories du discours populaire avant de devenir des catégories discursives de l’élite. » (p. 42)
14Au-delà des divergences historiographiques, comme le souligne Éric Fassin (1998), ces travaux concordent sur deux postulats : d’un côté, la rupture du continuum historique qui poserait sur un même plan l’homosexualité de la fin du xixe et celle de la fin du xxe siècle ayant contribué à son historicisation et, de l’autre, l’effondrement de l’idée selon laquelle l’histoire de l’homosexualité se réduirait à n’être que l’avènement d’une libération.
15Adoptant une position critique par rapport à une vision émancipatrice caractéristique d’une certaine réécriture militante de l’histoire, déjà mise en exergue par l’historien John D’Emilio (1998 ; 1992), Chauncey propose plutôt d’identifier les termes qui « nous aident à comprendre les schèmes du système culturel à travers lequel les comportements homosexuels étaient interprétés » (1995, 2003, p. 68). Puisque, comme le résume Eribon :
la culture populaire a joué un rôle plus considérable encore dans l’élaboration d’une « conscience de soi » et d’une « conscience collective de soi » [et] c’est dans le cadre d’une dynamique propre au « monde gay », dans les interactions entre les individus [...] que les « identités » se sont formées et transformées. (1999, 2012, p. 422)
16Aussi l’accent est-il mis sur l’émergence d’une subculture homosexuelle (codes comportementaux et appellations argotiques partagées), de lieux relationnels propres (bars, soirées, lieux de drague et de rencontre), de formes de sociabilité, comme expressions d’une démarche individuelle et, peut-être, collective visant la construction d’une identité de résistance homosexuelle, gaie1, pédé ou queer. Une identité de résistance qui renverse stratégiquement les discours scientifiques et médicaux et, en même temps, invente une culture minoritaire, posant les bases pour une prise de conscience de groupe et la naissance des mouvements des années 1970. Ainsi selon Tamagne : « Le langage, les vêtements, les clubs, la drague constituent les fondements d’une identité homosexuelle en gestation et les bases d’une “libération” homosexuelle » (2000, p. 23).
17L’accent mis sur la construction d’une identité homosexuelle comme fondement d’une action collective permettrait de répondre au questionnement laissé ouvert par la proposition de Foucault. En effet, « si le discours psychiatrique procède par incitation et injonction, il fait naître une parole qui répond à cette sollicitation, que ce soit dans l’acquiescement ou l’opposition, la soumission ou la révolte » (Eribon, 1999, 2012, p. 420). L’émergence d’une action collective homosexuelle supposerait, dès lors, une progression qui, de la pédérastie à la sodomie, puis de l’inversion à l’uranisme, en passant par la notion d’homosexualité comme maladie, parviendrait à l’aube du xxe siècle à son apogée sous la forme d’une identité homosexuelle. Ce serait donc une sorte d’« histoire de vie » de l’homosexualité depuis la naissance du concept dans la littérature scientifique du xixe siècle jusqu’à l’organisation d’une action collective fondée sur l’affirmation d’une identité minoritaire. Cette histoire de l’homosexualité implique une trajectoire prenant une forme anthropomorphe, une sorte de « vie organisée comme une histoire (au sens de récit) [qui] se déroule, selon un ordre chronologique qui est aussi un ordre logique, depuis un commencement, une origine, au double sens de point de départ, de début, mais aussi de principe, de raison d’être, de cause première, jusqu’à son terme qui est aussi un but, un accomplissement (telos) » (Bourdieu, 1994, p. 82).
18Or, la séquence historique de la contemporanéité – que le regard historiographique tend à reconstruire a posteriori (Pomian, 1999 ; 1984) – dans laquelle s’inscrit la politisation de l’homosexualité ne constitue pas un espace homogène, linéaire et progressif. Si histoire de l’homosexualité il y a, comme les travaux qui s’inscrivent dans le sillage de l’héritage foucaldien ont permis de le montrer, il n’y a pas une homosexualité dans l’histoire, indicatrice et révélatrice de la 35 forme que prennent les mobilisations homosexuelles, nécessairement orientée vers la construction et l’affirmation d’une identité homosexuelle. Cette épistémologie historique (Davidson, 2001), inaugurée par Foucault2, introduit d’emblée l’idée d’un continuum de la contemporanéité qui constituerait en quelque sorte le plan de coordonnées stable dans lequel des événements temporellement situés s’agenceraient selon une dynamique cumulative et progressive. Les ruptures entre différents contextes sociohistoriques marquants se verraient alors dissoutes dans un espace d’homogénéité historique qui réduirait a priori le champ des possibles militants selon un modèle orienté téléologiquement vers l’affirmation identitaire.
19Le « champ de l’homosexualité » (Broqua, 2006), qui se met en place dans les années 1970 et se structure dans le contexte de la fin des années 1980 et le début des années 1990, à un moment d’institutionnalisation de la lutte contre le VIH/sida (Broqua, 2004), renvoie à une actualité qui ne peut être exportée en amont de la trajectoire historique contemporaine. Aussi les politiques de l’homosexualité ne peuvent-elles être appréhendées comme données a priori ou comme des expressions d’un modèle inscrit dans la génétique de la notion d’homosexualité, mais plutôt comme des produits socialement, historiquement et politiquement construits par des pratiques militantes ancrées dans des contextes et des séquences historiques particulières. Saisir à la fois la trajectoire historique et le contexte politique revient ainsi à ne pas prendre le temps présent comme paradigmatique du passé, et donc à ne pas succomber à l’effet d’« aveuglante proximité du réel » (Bitbol, 1998) qui figure la réalité historique au travers du filtre déformant du temps présent, provoquant ce que l’on peut appeler avec Pierre Bourdieu un « court-circuit réducteur » de l’analyse (1994, p. 67).
20Il s’agit, en d’autres termes, d’échapper au piège tendu par une épistémologie de l’a priori et d’explorer, en fonction de la configuration sociale, historique et politique, les productions contextuelles de l’homosexualité comme catégorie du discours militant, car l’espace social – tout comme l’espace historique de la contemporanéité – ne constitue pas le décor immuable d’une pièce jouée d’avance selon laquelle les modalités de production, d’actualisation et de circulation de l’homosexualité seraient régies par une « épistémologie de la domination » (Bourdieu, 1998 ; Dorlin, 2009). De même, les modalités de production, d’actualisation et de circulation de l’action collective homosexuelle ne répondent pas à un scénario militant surplombant déterminé par une épistémologie de l’émancipation ou de la résistance.
21La construction sociale, l’actualisation historique et la circulation politique de l’homosexualité résultent de rapports mouvants, complexes et changeants travaillés par des dynamiques croisées de signification et de resignification discursives et sémantiques de l’homosexualité produites par des acteurs individuels ou des groupes dans des contextes spécifiques. Ces contextes définissent ainsi les périmètres sociohistoriques à l’intérieur desquels des objets discursifs sont travaillés dans la pratique, qui peuvent être analysés comme des moments singuliers, donnant à voir des rapports productifs d’organisation et d’énonciation de l’homosexualité. Dès lors, l’analyse des moments politiques de l’homosexualité que l’on peut observer en France au xxe siècle, bien loin de dessiner une trajectoire linéaire de libération, d’émancipation, de résistance ou de normalisation progressives de l’homosexualité, révèle des séquences historiques singulières marquées plus par des discontinuités et des ruptures que par des enchaînements. Ainsi, il s’agit d’étudier le moment politique de l’homosexualité dans les termes de ce que Foucault appelle un « champ des événements discursifs » (1968, 2001, p. 729), c’est-à-dire comme produit par et producteur de discours de mobilisation à partir desquels des répertoires politiques d’action et des partitions militantes sont construits et agis.
DE LA SCIENTIA SEXUALIS AUX SAVOIRS MILITANTS
22Si un champ d’événements discursifs est défini comme « l’ensemble de tous les énoncés effectifs (qu’ils aient été parlés et écrits), dans leur dispersion d’événements et dans l’instance qui est propre à chacun » (Foucault, 1968, 2001, p. 733), on peut alors étudier les moments politiques de l’homosexualité à partir des productions discursives militantes et « saisir comment ces énoncés, en tant qu’événements et dans leur spécificité si étrange, peuvent s’articuler sur des événements qui ne sont pas de nature discursive, mais qui peuvent être d’ordre technique, pratique, économique, social, politique, etc. » (p. 735).
23Pour Foucault, la scientia sexualis constitue le champ de référence discursive et foyer généalogique qui a donné naissance au concept d’homosexualité. Au regard des différentes formes que prennent les mouvements, les identités et les communautés au fondement des politiques de l’homosexualité ici étudiées, quels référentiels discursifs peut-on identifier pour saisir « le jeu de règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses » (p. 736) ? Faut-il plutôt se tourner vers les usages catégoriques de l’homosexualité dans les espaces de sociabilité subculturelle homosexuelle ? Faut-il s’appuyer sur les écrits littéraires ou faut-il rester au plus près de la production savante ?
24Régis Revenin fait remarquer ce qui semble désormais acquis dans l’historiographie contemporaine :
dans la lignée des travaux de George Chauncey, historien à l’université de Yale, il est possible de faire l’hypothèse que les théories médicales ont assez peu touché les homosexuels français, de manière directe du moins, a fortiori ceux des classes populaires. Plus encore, les discours médicaux n’ont sans doute pas « inventé » l’homosexuel, contrairement à la thèse souvent avancée, dans la mesure où les écrits scientifiques ont alors essentiellement été lus par les élites. En effet, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques privilégiés, ou bien les homosexuels pris dans l’engrenage judiciaro-policier ou dans le système de rééducation de la jeunesse déviante, ou bien encore à l’armée, ont rencontré psychiatres et psychologues. (2007, p. 38-39)
25En réalité, en dehors des espaces de sociabilité homosexuelle étudiés par Chauncey, par exemple, des discours spécifiques sur l’homosexualité existent, pas tout à fait « savants », mais pas tout à fait « populaires » non plus, qui ne proviennent pas d’instances médicales, scientifiques, intellectuelles dominantes, mais bien d’acteurs s’inscrivant dans un registre de savoir militant (Hamman, Méon & Verrier, 2002).
26David Halperin, répondant à la question « Comment faire l’histoire de l’homosexualité ? », affirme que toute histoire de l’homosexualité se doit de commencer « là où toute histoire de l’homosexualité doit commencer (qu’on le veuille ou non) » :
à savoir avec la notion moderne d’homosexualité qui définit, explicitement ou implicitement, les horizons de notre univers conceptuel et façonne inévitablement nos recherches sur les désirs et comportements entre personnes de même sexe dans le passé. [Il s’agit de] prendre nos catégories avec un sérieux tel que leurs contradictions internes émergent et qu’elles deviennent analytiquement instructives. (2002, p. 25-26)
27Commencer donc à l’endroit où Foucault a posé la première pierre d’une architecture que le philosophe voyait déjà identitaire mais pas encore gaie, vision à laquelle semble pleinement souscrire Hocquenghem :
L’homosexualité n’est pas le fruit d’une catégorisation extérieure et hostile ; dans ce mouvement où la société accouche enfin, vers 1870, de son fils dénaturé, l’enfant pousse de toutes ses forces pour sortir. En fait, l’homosexuel se crée lui-même, et cette séparation avec la société normale, c’est lui qui l’institue, la réclame, en forgeant sa propre identité comme une position de défense. (1978, p. 9)
28Mais contrairement à une abondante littérature savante et à un certain savoir militant, l’identité n’est pas le bel édifice lentement et progressivement bâti sur les fondations des mots que la science du xixe siècle a mis sur les « choses » du sexe, et sur lesquels les sujets auraient depuis brodé ad personam, au gré et au plaisir d’un pouvoir qui fait être plus qu’il n’interdit d’être. Le récit qui met en scène l’apparition du personnage homosexuel dans l’histoire contemporaine, pour attrayant qu’il soit, n’en reste pas moins potentiellement illusoire. En réalité, si nous ne parvenons pas à penser cette histoire autrement qu’en termes d’un continuum identitaire qui fait ressembler les âges et qui fait sans cesse se contemporanéiser notre propre histoire, c’est que le contexte dans lequel nous nous trouvons au tournant des xxe et xxie siècles est marqué par un « régime d’historicité » (Hartog, 2003) spécifique : le mimétisme identitaire du présent. Un temps présent qui n’a de cesse d’installer des espaces insécables entre lui-même et les vestiges du passé, entre lui-même et les visages incertains de l’avenir, et qui définit les raccords au passé et à l’avenir selon le principe actif d’un présent mimétique. Une généalogie politique de l’homosexualité se réduirait à n’être ainsi qu’une histoire du présent, marquée par un discours égalitaire et républicain dominant qui est bien loin d’être le seul produit et travaillé en milieu militant.
29Par une prise de distance historique, il est possible de comprendre comment ce discours identitaire a été à un moment donné pensable, comment il s’est infiltré dans l’intelligence historique du fait homosexuel, ses conditions d’émergence et les dynamiques qui ont contribué à l’installer solidement dans le champ de l’homosexualité. À contre-courant de ce mimétisme historique qui déguise les expériences du passé et les incertitudes de l’avenir sous les vestiges rassurants du présent, il s’agira de montrer les différences et les discontinuités qui ont marqué l’histoire politique de l’homosexualité au xxe siècle en France. Apparaîtra alors la configuration que l’on découvre à l’aube des années 2000, où la formule LGBT, après plusieurs tentatives et quelques crises internes, exprime la forme inter-associative inédite d’un mouvement qui fut homophile d’abord, homosexuel ensuite, puis gay, mais aussi gay et lesbien, plus récemment gai, queer, mais aussi transsexuel, transgenre et transidentitaire.
30Pour autant, la synthèse que la formule LGBT opère dans le champ vaste et varié de l’homosexualité, établissant des frontières qui divisent et rassemblent d’un même geste, laisse apparaître de nouveaux territoires invisibles et inaudibles auparavant – et l’on s’arrangeait d’ailleurs pour qu’ils le demeurent : ainsi les intersexuel. le. s, ainsi les queers of color ou les asexuel.le.s. Par ailleurs, à l’intérieur du champ de l’homosexualité, le genre masculin a constitué et continue de représenter une forme dominante qui impose par exemple que le terme de Gay Pride ne parvienne pas à être remplacé par celui de Marche des fiertés lesbiennes, gaies, bi et trans, ou que l’histoire du militantisme lesbien, à quelques exceptions près (Chetcuti & Michard, 2003 ; Eloit, 2013), demeure minoritairement étudiée. Des dynamiques de sélection sont également à l’œuvre lorsque s’effectue le passage de la sémantique de l’homophilie à la sémantique de l’homosexualité, jusqu’à l’entrée en scène de la sémantique gay ou, plus récemment, de la sémantique gaie ou LGBT.
31Donc si la dominance idéologique de ce mimétisme identitaire tend à nous faire voir du même là où il n’y a que différence, une analyse politique devrait s’efforcer de montrer la diversité des expériences que l’on rencontre tout au long de cette trajectoire qui va de l’émergence de l’homosexualité en tant que notion catégorique à la fin du xixe siècle, à la remise en question actuelle de cette même catégorie et de ses effets normalisateurs (Puar, 2007 ; Jaunait, Le Renard & Marteu, 2013) à l’intérieur de son propre champ, en même temps que s’impose l’argument démocratique de l’égalité des droits. On pourra dès lors déconstruire cette coagulation savante et militante du fait homosexuel à partir d’une analyse politique des discours qui ont produit et reproduit l’homosexualité en tant que fait discursif et définit les termes et les frontières d’un pensable et d’un praticable militants – dont la forme identitaire ne constitue qu’une des mises en forme possibles. Ainsi, il s’agit de comprendre « comment se correspondent en une oscillation indéfinie ce qui est donné dans l’expérience et ce qui rend l’expérience possible » (Foucault, 1966, p. 347).
32Des premières expériences collectives des années 1950 et 1960 à l’effervescence révolutionnaire du moment 70, de l’institution d’un mouvement homosexuel « de masse » au cours de l’année 1975 à la création, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, des lieux associatifs gais, de la dissidence lesbienne aux tentatives de fédération d’un mouvement mixte, gay et lesbien, de la crise politique traversée en même temps que le VIH/sida s’installe en France et ravage la population homosexuelle au cours des années 1980 jusqu’aux politiques communautaires imaginées par Act Up, des crises dues à la forte différenciation interne qu’introduit la forme communautaire du mouvement jusqu’à la naissance du militantisme version LGBT qui semble stabiliser, ne serait-ce que provisoirement, ces tensions, à l’aube des années 2000 – tels sont les objets de l’enquête présentée dans ce livre : l’histoire de l’institution politique de l’homosexualité en mouvement.
33En amont de cette histoire politique donc, on trouve l’homosexualité comme événement discursif dont l’épicentre est clairement identifiable dans la littérature scientifique, la scientia sexualis, que la psychanalyse et l’existentialisme, notamment, tâcheront d’approfondir, de définir et d’explorer, participant à son autonomisation. Et c’est précisément sur ces fondements philosophiques et idéologiques que, tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle, le militantisme homosexuel s’est employé à travailler, former et déformer, construire et déconstruire, conjuguer et décliner par moments et par mouvements successifs, distincts et singuliers, irréductibles à une progression téléologique, un savoir autonome et un pouvoir d’action – une agency politique (Butler, 1990).
34En tant que pratiques collectives de production d’un savoir sur l’homosexualité ou d’un savoir homosexuel en vue de l’organisation d’une action collective, les revues, les textes individuels écrits dans un contexte collectif et les textes collectifs, ainsi que les documents associatifs (tracts, affiches, plaquettes, lettres d’information, etc.) constituent autant de foyers de production et de reproduction d’un savoir et donc un corpus d’archives permettant d’accéder aux partitions militantes. En effet, l’apparition et la mise en forme d’un militantisme homosexuel relève avant tout de pratiques discursives. Les premières formes de militantisme s’inscrivent dans le sillage de cette scientia sexualis dont Foucault déplore la volonté de savoir. Hirschfeld, fondateur en Allemagne du premier mouvement homosexuel en 1897, était lui-même médecin, comme le rappelle Eribon. Hirschfeld était d’ailleurs passé maître dans l’art de la consultation médico-sexologique et de la vulgarisation. La revue Arcadie, fondée en France en 1954 et ayant représenté pendant quasiment un demi-siècle la seule forme organisée de mouvement homosexuel (Jackson, 2009 a), et qui se définit explicitement comme « revue littéraire et scientifique », a constitué un laboratoire à la fois savant et militant de production de discours et de contre-discours sur l’homosexualité. Mais c’est aussi le cas des expériences militantes, pourtant pas clairement identifiées comme scientifiques. Il suffit de songer à la considérable production philosophique formulée au sein des groupes homosexuels révolutionnaires du début des années 1970 : Eros minoritaire de Françoise d’Eaubonne en 1970, le Rapport contre la normalité en 1971, Le Désir homosexuel de Guy Hocquenghem en 1972, le numéro spécial de la revue Recherches, « Trois milliards de pervers », en 1973. C’est le cas également de la remarquable production éditoriale militante qui voit le jour entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, dont Agence Tasse, Don. La revue de l’homophilie dans le monde, Désormais, Quand les femmes s’aiment..., Le Gai Pied puis Gai pied hebdo, Masques. Revues des homosexualités, Homophonies, Lesbia. Ces foyers de production de discours militants constituent, de fait, un terrain archivistique encore peu exploré (Jablonski, 2003 d).
35S’il est donc un objet d’étude à part entière qui donne forme et contenu aux moments politiques de l’homosexualité, et qui constitue une part centrale du travail militant, c’est bien la production de ce que l’on pourrait définir comme une scientia militantis. Il ne s’agit pas ici de faire jouer la primauté du discours sur les actes, mais bien de rester au plus près d’une pratique militante qui fait du discours un outil politique de construction de mouvements, d’identités et de communautés. Comme le remarque Johanna Siméant :
analyser les mobilisations à partir de ce que les gens font, à partir de leurs pratiques, permet dès lors d’éviter certains des débats les plus routiniers, et d’ailleurs en voie de dépassement, de l’analyse de l’action collective, débats qui opposent souvent de façon mécanique stratégie et identité. (1998, p. 68)
36En d’autres termes, entre les discours savants et les discours subculturels, il existe un foyer militant qui, par sa position centrale et intermédiaire, réalise la mise en relation entre les individus et les groupes, et produit des dominances sémantiques qui sélectionnent et déterminent les conditions de visibilité et de légitimité des discours et des catégories discursives militants, par rapport à des partitions changeantes en fonction du contexte politique.
Notes de bas de page
1 Selon un usage désormais courant, j’emploierai les termes gay et gays en tant que substantifs, lorsqu’ils désignent des personnes, et les termes gai, gaie, gais ou gaies en tant qu’adjectifs. Néanmoins, on trouvera les termes gay ou gays comme adjectifs lorsqu’ils renvoient à des usages spécifiques par des individus ou des groupes, dans des contextes historiquement situés.
2 Eribon a étudié le glissement chronologique qu’opère Foucault entre l’Histoire de la folie et l’Histoire de la sexualité, la première datant la « naissance » de l’homosexualité au xviie siècle, la seconde au xixe siècle dans le chapitre « Homosexualité et déraison » (1999, 2012, p. 391-405).
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