Zoologies parisiennes
p. 189-198
Texte intégral
« Rien n’existe, rien n’est pensé, nul ne perçoit ni n’invente s’il n’est un récepteur mobile, plongé dans un espace de communication à une multiplicité d’émetteurs »
Michel Serres — Hermès II
1Une théorie scientifique peut être fausse et néanmoins marquer de façon irréversible la représentation du monde de son époque, instaurer une nouvelle manière de voir les choses, imposer un nouveau discours que les discours ultérieurs calqueront, en face desquels ils devront se situer. De telles théories naissent les « transformations épistémologiques » c’est-à-dire, selon Michel Foucault, l’ensemble des « modifications qui ne sont pas tellement des modifications des objets, des concepts et des théories mais la modification des règles selon lesquelles les discours (...) ont formé leurs objets, défini leurs concepts, constitué leur théorie »1.
2Il y eut une transformation Cuvier et une transformation Etienne Geoffroy Saint-Hilaire dont vécut au moins toute la pensée pré-darwinienne. Balzac en fut conscient. Il ne calque vraiment sa pensée sur la méthode de Cuvier ni sur le système de Geoffroy Saint-Hilaire mais ses classifications rendent compte de l’un et de l’autre, bouleversement qui s’opérait dans le domaine de l’histoire naturelle.
3La description de Paris qui ouvre La Fille aux yeux d’or et qui pourrait ouvrir n’importe quelle scène de la vie parisienne est à cet égard révélatrice. Elle peut se concevoir comme une application des théories de Geoffroy Saint-Hilaire et comme une application du concept de vie tel que Cuvier le définissait. Dans les deux cas, Balzac concrétise par le biais du roman une certaine façon de circonscrire l’homme, issu d’une radicalisation des nouveaux principes de l’histoire naturelle — qui sous-entendait elle même une manière de circonscrire l’homme par le biais des animaux.
4Pour Geoffroy Saint-Hilaire, une classification des êtres vivants ne peut se fonder sur la fonction des organes puisqu’une fonction peut être assurée par des organes très différents : la respiration par exemple peut l’être par les poumons, les branchies ou la peau. Elle ne peut se fonder non plus sur la forme et le volume des organes : l’os carré des poissons appartient à l’arc mandibulaire ; chez les reptiles et les oiseaux il perd peu à peu ses fonctions nutritives et respiratoires pour s’intercaler chez les mammifères dans la chaîne des osselets de l’oreille et participer à l’audition.
5Ni les fonctions, ni les formes ou les volumes des organes ne peuvent donc constituer des éléments de classification.
6Mais puisque tous les êtres sont formés sur le même modèle, puisqu’il y a dans la nature une unité de plan de composition organique2, il est possible de chercher dans tout élément vivant la structure fondamentale de la vie, association d’organes qui jouent ensemble le même rôle, même si, selon les diverses espèces, ils jouent individuellement des rôles différents.
7Un élément peut s’atrophier ou s’hypertrophier selon les circonstances, il s’agit de l’identifier même s’il n’existe plus que sous la forme de « miniaturisation vestigiale » ou s’il envahit l’organisme. Après son identification, on étudiera ses rapports avec les autres éléments de l’organisme et on montrera le fonctionnement anatomique de l’animal dans ses rapports avec le monde extérieur.
8Tel est le premier principe de la Philosophie anatomique, celui de la « connexion des organes ». Un tel principe implique qu’on s’intéresse aux organes rudimentaires apparemment sans fonctions. Il implique aussi qu’un organe normal ou pathologique ne prospère jamais qu’aux dépens d’un autre organe et que toute atrophie s’accompagne nécessairement d’une hypertrophie.
9L’idée que tout animal, vertébré ou invertébré, dérive d’une même structure fondamentale, que tout organisme est constitué des mêmes éléments plus ou moins développés et à des places plus ou moins variables a conduit Geoffroy Saint-Hilaire à la tératologie : un monstre est, comme tout organisme, un ensemble d’éléments. Son anomalie est due à ce qu’au cours de sa croissance un organe — ou l’ensemble de l’organisme — a cessé de se développer ou s’est au contraire, trop développé. Geoffroy Saint-Hilaire n’a tenté ni d’assimiler les protozoaires aux invertébrés, ni de comparer la girafe à la méduse. 11 a, dit François Dagognet, « élaboré une stratégie qui lui permettra de mieux concevoir les ensembles biologiques », transporté dans un domaine flou et surchargé les méthodes rationnelles de l’analyse : « Il en résulte que l’animal doit se concevoir géométriquement. Au premier aspect tout semble brouillé, mais peu à peu, on démêle les matériaux simples qui, par le jeu de fractionnements et d’agglutinations donnent des ensembles et des morphologies apparemment incomparables. Mais à la base un seul dispositif, les mêmes constituants (un organe se trouve plutôt détruit que transposé selon la règle de fixité de composition énoncée par Geoffroy) bien qu’en situation éventuellement renversé »3.
10Avec Geoffroy Saint-Hilaire, l’histoire naturelle ne cherche donc plus à insérer les créatures vivantes dans la Chaîne des Etres4 mais l’origine de la vie, sa structure fondamentale, la manière dont se modifient la forme des animaux et la disposition de leurs organes, ainsi que les causes de ses modifications.
11L’idée d’une évolution due à l’influence du milieu n’était pas vraiment nouvelle, mais Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire ont coordonné les diverses données du problème et précisé dans quelles conditions s’effectuèrent ses changements et la nature des éléments qui intervinrent. En 1802, dans ses Recherches sur l’organisation des corps vivants, Lamarck ose faire dériver l’homme du singe et prétend, qu’à masquer l’œil gauche d’un homme pendant plusieurs générations, on finirait par voir cet œil s’atrophier et l’œil droit venir jusqu’au milieu du front. Dans sa Philosophie zoologique, Lamarck explique qu’évolution et adaptation vont de pair, que les animaux ne survivent qu’en s’adaptant aux circonstances, qu’ils dérivent les uns des autres, les espèces les plus simples étant suivies d’espèces plus complexes. Et il en déduit qu’un organisme se modèle en quelque sorte au gré des circonstances : par l’usage, les organes se développent, ils dépérissent dans l’inaction5. Peu à peu les modifications se transmettent de générations en générations. Lamarck en donne un exemple cocasse avec la formation des cornes de l’escargot nées des efforts fournis par le mollusque pour atteindre les objets qui sont devant lui. Et il en veut pour preuve la virilité de l’homme tendue en direction de l’objet de son désir. « Quel est l’homme qui ignore les effets que peut produire sur un individu la vue d’une femme jeune et belle, ainsi que la pensée qui la reproduit à son imagination ? »6.
12Jean Rostand voit dans Etienne Geoffroy Saint-Hilaire le grand héritier de la pensée lamarckienne7. En adversaire passionné du fixisme, il a soutenu que les espèces d’aujourd’hui sont les descendantes modifiées, remaniées par l’action des milieux ambiants, des espèces antédiluviennes et perdues. La terre s’est peu à peu refroidie tandis que son atmosphère s’appauvrissait en oxygène. Progressivement, les animaux furent conduits à produire plus de chaleur et à modifier leur appareil respiratoire ce qui entraîna d’importantes modifications de leur structure. Seuls survécurent ceux dont les modifications organiques s’adaptèrent aux nouvelles conditions climatiques.
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13Comment Balzac classe-t-il les Parisiens ? En fonction de la manière dont toutes les activités qui épuisent leur capital d’énergie s’organisent et convergent vers l’or et le plaisir. Cette loi de la vie parisienne est inscrite sur les armes de la ville. Le prolétaire, ce « quadrumane » « remue » ses pieds, ses mains, sa langue, son dos, son seul bras, ses cinq doigts, « veill(e), pâti(t), travaill(e), jur(e), jeûn(e) et march(e) » (p. 1041) pour gagner l’or qu’il boira le lundi. Le bourgeois dévore et presse le temps pour amasser de quoi étouffer dans un bal de famille, manger médiocrement chez un restaurateur réputé, et bien marier sa fille. D’autres consacrent une existence d’angoisses et d’intrigues à l’acquisition d’un titre ou d’un nom. Les artistes voulant concilier l’art et l’argent s’épuisent. Et les aristocrates, aux pieds desquels l’or ruisselle, cherchent le plaisir et trouvent l’ennui. Geoffroy Saint-Hilaire décrit les organes qui contribuent à la fonction respiratoire pour prouver qu’une même fonction peut être accomplie, selon les espèces, par différents types d’associations d’organes, mais que cette fonction existe chez tous les animaux. Balzac décrit les différentes manières dont le Parisien fait converger toutes les activités de son organisme et de sa « pensée » vers l’or qui se dissipera en plaisirs — et ce faisant Balzac illustre l’axiome initial : les Parisiens s’expliquent par leur recherche de l’or et du plaisir. La nature, dit Geoffroy Saint-Hilaire, fait toujours reparaître les mêmes éléments dont elle varie les formes. Les Parisiens, dit Balzac, tendent tous vers le même but, seules varient les formes de leurs aspirations et les façons d’aboutir. Tous les animaux respirent. Cette fonction est assumée, selon les espèces, par diverses associations d’organes ce qui peut être à l’origine d’une classification. Tous les Parisiens cherchent l’or et le plaisir. On peut les classer selon la forme que prend, chez chacun d’eux, cette aspiration.
14A l’idée d’unité de composition est liée l’idée de variété des espèces. Les variétés dépendent de la réaction de l’organisme au milieu ambiant et à ses modifications — hypertrophies ou atrophies —. Les Parisiens changent aussi, physiquement, mais en mal puisqu’ils deviennent de plus en plus laids, alors que les animaux qui survivent sont de plus en plus forts. Prolétaires et bourgeois se « vulcanisent » ou jaunissent. A l’origine, tous les êtres sont beaux. Mais dans le premier cercle, l’homme est « engourdi » par le travail et son repos est une « lassante débauche, brune de peau, noire de tapes, blème d’ivresse ou jaune d’indigestion ». (p. 1041). Dans le second cercle, on rencontre le bourgeois « la face usée, plate, sans lueur dans les yeux, sans fermeté dans la jambe » qui se traîne d’un « air hébété » et meurt « quand son dernier terme de rabougrissement s’est opéré » (p. 1045). L’usure du corps se marque aussi sur le visage de ceux « qui supportent le poids des misères publiques » (p. 1047) : « tous mangent démesurément, jouent, veillent, leurs figures s’arrondissent “s’applatissent, se rougissent’’ » (p. 1048). Peu de visages d’artistes, primitivement sublimes, restent beaux. Il en est de même pour les visages des aristocrates « étiolé(s) et rongé(s) par la vanité » (p. 1050). Toutes les facultés de l’animal qui ne concourent pas à lutter contre les variations atmosphériques, toutes les facultés des Parisiens qui ne concourent pas à l’absorption de l’or et du plaisir se sclérosent pour permettre le développement d’autres facultés. Donc plus de sympathie, de sentiment, plus de beauté sur les visages. L’organisme est un ensemble équilibré, disent les naturalistes, et toute hypertrophie s’accompagne nécessairement d’atrophie.
15On pourrait poursuivre et montrer que chez Balzac, comme chez Geoffroy Saint-Hilaire tout changement de milieu est suivi d’une modification de l’être, ce qui conduirait à trouver des traces de transformisme dans le fait que « chaque sphère jette tout son frai dans la sphère supérieure » (p. 1046). L’ouvrier économe se marie, se trouve père, entreprend un commerce de mercerie, loue une boutique. Le cumulard offre sa fortune et ses enfants au « monde supérieur ». Souvent, le cadet d’un petit détaillant veut être « quelque chose dans l’Etat ». Le bourgeois consacre sa vie à faire que ses fils s’élèvent dans la sphère supérieure : « le fils du riche épicier se fait notaire, le fils du marchand de bois devient magistrat » (p. 1047), tandis que certains bourgeois ambitieux passent « au Conseil d’Etat comme une fourmi passe par une porte » (p. 1049). Dans l’aristocratie au contraire c’est l’invasion de l’impuissance tandis que, des sphères inférieures émergent les énergies nouvelles attirées par l’or et le plaisir. Les Parisiens se transforment et se métamorphosent au gré des milieux dans lesquels ils pénètrent. Il sont soumis à une manière de modification du climat, comme le furent les espèces antédiluviennes qui firent place aux nouvelles espèces après le refroidissement du globe.
16Pour Geoffroy Saint-Hilaire, la monstruosité n’est plus le fruit d’un inceste ou d’un accouplement avec le Diable — incompréhensible pour les sciences. C’est un phénomène explicable par les lois d’unité de composition, de connexion et de balancement des organes : l’arrêt du développement ou une croissance excessive engendrent atrophies et hypertrophies. C’est en tératologue que Balzac présente Henri de Marsay : son comportement s’explique comme celui des Parisiens par la soif d’or et de plaisir. Ses singularités morales et physiques viennent de ce que la Nature lui a prodigué des dons exceptionnels qui s’accompagnent d’une étonnante sécheresse de cœur. Son éducation a été faite pour favoriser ses penchants naturels : l’abbé de Maronis a privilégié la puissance de son élève aux dépens de ses qualités morales (« Il ne croyait ni aux hommes ni aux femmes, ni à Dieu ni au Diable. La capricieuse nature avait commencé à le douer, un prêtre l’avait achevé ») (p. 1057). D’où cet enfant « dont le cœur et l’esprit étaient à seize ans si bien façonnés qu’il pouvait jouer sous jambe un homme de quarante ans », et cet homme dont le visage, à l’inverse des visages parisiens, cache sous un aspect étrangement juvénile, la plus froide détermination. L’hypertrophie des qualités qui permettent de mener les hommes — Henri de Marsay sera ministre — s’accompagne d’une atrophie de son sens moral. Le personnage est un monstre, au sens médical du terme, tout comme Paquita, faite pour le plaisir, tout comme d’ailleurs tous les personnages prestigieux de la Comédie humaine qui ne vivent que pour leur « pensée ».
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17A l’unité de composition organique, Cuvier oppose un classement du Règne animal en quatre grands types : vertébrés, mollusques, articulés, rayonnés. Il reproche à Geoffroy Saint-Hilaire d’en revenir aux « vieilleries sur les analogies » et veut défendre le vivant contre une représentation unitaire qui le détruit. Refusant l’amalgame, il insiste surtout sur les différences qui opposent les animaux entre eux. La fameuse Chaîne des Etres connaît des ruptures et des sauts : la diversité de caractères actuels a été voulue par le Créateur et tout ce qui touche à la Chaîne des Etres ou à l’Unité de composition organique est suspect de panthéisme. La science ne doit avoir d’autre but que l’établissement d’un catalogue parfait des œuvres du Créateur, elle ne peut que constater, ordonner, recencer : « la classification est l’idéal auquel l’histoire naturelle doit tendre », « l’expression exacte et complète de la nature entière », « toute la science »8. Michel Foucault a exposé ce que l’histoire des sciences devait à Cuvier, en quoi consistait sa « transformation épistémologique » : au lieu de définir l’organe par sa structure et sa fonction, Cuvier soumet « la disposition de l’organe à la souveraineté de la fonction »9.
18On lit, dans la préface du Règne animal, une définition fascinante de l’essence de la vie, qui peut permettre, elle aussi, une lecture de la description de Paris dans La Fille aux yeux d’or :
« Si nous pouvons nous faire une idée juste de l’essence de la vie, nous la considérons dans les êtres où ses effets sont les plus simples, nous nous apercevons promptement qu’elle consiste dans la faculté qu’ont certaines combinaisons corporelles de durer pendant un temps et sous une forme déterminée, en attirant sans cesse dans leur composition une partie des substances environnantes, et en rendant aux éléments des portions de leur propre substance.
La vie est donc un tourbillon plus ou moins rapide, plus ou moins compliqué dont la direction est constante, et qui entraîne toujours des molécules de même sorte, mais où les molécules individuelles entrent et d’où elles sortent continuellement, de manière que la forme du corps vivant lui est plus essentiel que la matière.
Tant que ce mouvement subsiste, le corps où il s’exerce est vivant ; il vit. Lorsque le mouvement s’arrête sans retour, le corps meurt.
Après la mort, les éléments qui le composent, livrés aux affinités chimiques ordinaires ne tardent point à se séparer, d’où il résulte plus ou moins promptement la dissolution du corps qui a été vivant. C’est donc par le mouvement vital que la dissolution était arrêtée et que les éléments du corps étaient momentanément réunis »10.
19La vie, pour Cuvier, est avant tout échange, inspiration et expiration, absorption et expulsion, convergence et dispersion. Telle est bien la vie du Parisien. La foule des prolétaires « se livre à des mouvements qui la font se gauchir, se grossir, maigrir, jaillir en mille jets de volonté créative ». L’ouvrier amasse l’or qu’il dépense le lundi pour être le mardi sans le sou et stimulé « par un besoin de procréation matérielle » (p. 1042). Le cumulard distribue le Constitutionnel, absorbe son café, enregistre à la mairie naissances et décès, est expert au théâtre à « produire de la joie, de la douleur, de la pitié, de l’étonnement » (p. 1043). Il fait tourner au profit de l’amour conjugal les dépravations du monde. De ses huit industries il retire mille francs qui seront la proie des sphères supérieures. La bourgeoisie accapare les denrées, emmagasine, aspire après les bénéfices, excède ses forces, dessèche ses désirs et vend « trente ans de vieillesse pour deux ans de repos » (pp. 1044-1045). Le troisième cercle mange, joue, vieillit, s’arrondit, s’aplatit, rougit, entasse l’argent pour s’allier aux familles aristocratiques. Les besoins de l’artiste « enfantent des dettes et ses dettes lui demandent ses nuits » (p. 1049). L’or jaillit vers les aristocrates, il reluit, s’étale et ruisselle au service de plaisirs que la surenchère rend de plus en plus ternes. Ce rythme de la vie, ce rythme du corps, c’est celui de la ville de Paris qui devait connaître et « la bataille morale de 89 » et « l’abattement de 1814 » (pp. 1051-1052).
20Si l’on veut faire, non pas une explication de La Fille aux yeux d'or, mais une « application » au sens où l’entend Michel Serres (Feux et Signaux de Brume) — c’est-à-dire considérer le texte comme un ensemble et le mettre en « correspondance réglée » avec un autre ensemble, on s’aperçoit que le récit de l’aventure d’Henri de Marsay peut être mis « en correspondance réglée » avec les principes de Cuvier et que le texte fonctionne beaucoup mieux ainsi que dans une explication fondée sur la logique du sens du récit. Pourquoi Henri de Marsay doit-il avoir les yeux bandés pour traverser Paris alors qu’il sait depuis le début du texte que Paquita Valdès habite l’hôtel de San Réal, rue Saint-Lazare, à côté de l’hôtel du baron de Nucingen ? Il a écrit une lettre à Paquita à cette adresse pour obtenir un rendez-vous. Les mystères qui entourent les voyages nocturnes se justifient dans le cadre de l’échange absorption-expulsion : le carrosse du mulâtre doit avaler Henri de Marsay, comme le boudoir l’absorbe, comme Paquita l’absorbe. Puis ils l’expulsent avec une égale maîtrise (le mulâtre « laissa le flambeau sous la voûte, ouvrit la portière, remit Henri dans la voiture et le déposa sur le boulevard des Italiens avec une rapidité merveilleuse ») (p. 1084). Avalé, pris à bras le corps par le mulâtre et le cocher, monté sur une civière, et jeté aux pieds de Paquita, Henri peut devenir alors celui qui avale, jusqu’à ce que Paquita l’absorbe à son tour : « Comme un aigle qui fond sur sa proie il la prit à plein corps, l’assit sur ses genoux, et sentit avec une indicible ivresse la voluptueuse pression de cette fille dont la beautés si grassement développées l’enveloppèrent doucement » (p. 1089).
21La définition de « l’essence de la vie » peut justifier également le fait qu'un personnage aussi froid, aussi calme, aussi maître de lui que Marsay dont « une satiété constante avait affaibli » le sens de l’amour, soit obligé avant chaque rendez-vous, de manger, de boire et de jouer démesurément. « Pour attendre jusqu’au lendemain sans souffrances il eut recours à d’exorbitants plaisirs : il joua, dîna, soupa avec ses amis : il but comme un fiacre, mangea comme un Allemand et gagna dix ou douze mille francs. Il sortit du Rocher de Cancale à deux heures du matin, dormit comme un enfant, se réveilla le lendemain frais et rose, et s’habilla pour aller aux Tuileries, en se proposant de monter à cheval après avoir vu Paquita pour gagner de l’appétit et mieux dîner, afin de pouvoir brûler le temps (...). Jusqu’au dîner il consuma le temps dans ces émouvantes alternatives de perte et de gain, qui sont la dernière ressource des organisations fortes, quand elles sont contraintes de s’exercer dans le vide » (p. 1078 et p. 1097). Le comportement du personnage ne peut s’expliquer que par le rythme absorption/expulsion. Henri de Marsay a enfin rencontré « l’entreprise » qui demandait « le déploiement de ses forces morales et physiques inactives » (p. 1070). Henri de Marsay prépare son corps à l’échange, et compense en absorbant des nourritures, en gagnant et perdant au jeu, l’énergie nécessaire à l’absorption de celle qui l’absorbe par le carrosse, le boudoir et son corps fascinant. Paquita attire Henri de Marsay puis l’expulse de son univers clos, tout en se voulant elle-même objet de plaisir que l’on prend et que l’on quitte (« Je te donnerai des plaisirs tant que tu voudras en recevoir de moi. Puis quand tu ne m’aimeras plus, tu me laisseras ») (p. 1099).
22On pourrait radicaliser et aller très loin en faisant jouer le texte. Il suffirait de marquer le rythme des échanges : Henri de Marsay désire Paquita, désire ne plus la désirer. Il voudrait l’absorber/l’expulser mais il se sent lui-même absorbé et expulsé à la place de quelqu’un d’autre (la marquise) qu’il ne peut ni absorber ni expulser puisqu’il s’agit de son double. La marquise ne peut, elle non plus, absorber Paquita, puisqu’elle est absorbée par un autre (Henri de Marsay) qu’elle ne peut absorber ni expulser. Le mouvement, donc l’échange, donc la vie ne sont plus possibles. Paquita doit mourir, assassinée indifféremment par l’un des deux jumeaux. Et le récit doit s’achever. La marquise sera absorbée par un couvent et Henri de Marsay par les mensonges de la Vie Parisienne. « C’était donc par le mouvement vital que la dissolution était arrêtée, et que les éléments du corps étaient momentanément réunis ». Ces propos de Cuvier peuvent être appliqués au destin des personnages comme au fonctionnement du récit.
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23C’est au printemps 1835 que Balzac fit la connaissance de Geoffroy Saint-Hilaire11. Il s’ensuivit un échange de lettres élogieuses12, la dédicace en 1843 d’une nouvelle édition du Père Goriot et l’allusion au « vainqueur de Cuvier » du fameux Avant-propos de 1842 :
« L’unité de composition occupait déjà sous d’autres termes les plus grands esprits des deux siècles précédents. En relisant les œuvres si extraordinaires des écrivains mystiques qui se sont occupés des sciences dans leurs relations avec l’infini, tels que Swedenborg, Saint Martin, etc., et les écrits des plus beaux génies en histoire naturelle tels que Leibnitz, Buffon, Charles Bonnet, etc., on trouve dans les monades de Leibnitz, dans les molécules organiques de Buffon, dans la force végétatrice de Needham, dans l'emboîtement des parties similaires de Charles Bonnet assez hardi pour écrire en 1760 : l’animal végète comme la plante ; on trouve, dis-je, les rudiments de la belle loi du soi pour soi sur laquelle repose l’unité de composition »13.
24Unir aux principes de Geoffroy Saint-Hilaire des éléments issus de la Chaîne des Etres a de quoi surprendre. C’est en réfutant les théories de Bonnet que Geoffroy Saint-Hilaire a établi ses propres lois, et Cuvier lui même réfutait aussi cette notion14. C’est dire qu’on ne saurait expliquer des textes comme ceux qui ouvrent la Comédie humaine ou La Fille aux yeux d’or en se référant exclusivement à Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Charles Bonnet ou Swedenborg. A la notion d’interférence qui a « l’avantage de comprendre d’un coup le jeu des interrelations qui ouvrent les régions les unes aux autres, l’unité de circulation (...) le transport en général et la difficulté de lui assigner une source autochtone. (La notion d’interférence) restitue enfin l’image du réseau et laisse une ouverture indéfinie au champ global du savoir par intersections continuées »15.
25Les œuvres de fiction comme La Fille aux yeux d’or dessinent « un nœud de connection », un « schéma d’intersections ». Elles empruntent aux sciences leur méthode et leur nomenclature. Mais négligeant les contextes, les oppositions sur lesquelles les découvertes se fondent, elles renouent avec les mythes anciens, les prolongent et les enrichissent. Les sciences distinguent. L’imagination qui renonce rarement aux vieilles habitudes fait l’amalgame et, dans la pensée de Balzac, Swedenborg et Charles Bonnet confirment les propos de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire. Dire de l’unité de composition organique qu’elle est un prolongement de la théorie de la Chaîne des Etres et de la théorie de l’emboîtement des germes est une erreur du point de vue de l’histoire des sciences, mais peut être compris dans la vision unitaire de l’univers balzacien, vision faite d’intersections et de juxtapositions multiples. Balzac, intégrant la loi de l’unité de composition à tous les vieux mythes a pourtant, on l’a vu, été sensible à la transformation épistémologique qui s’opérait sous ses yeux. Le prouvent sa conception géométrique de l’homme classé par sphères sociales, les rôles joués par les fonctions qui développent les organes ou font qu’ils se sclérosent sous l’influence du milieu, l’explication du comportement humain par l’enfance et l’environnement. On avait eu parfois l’intuition de tout cela — il est toujours facile, dans une démarche récurrente, de trouver des prédécesseurs —. Mais ce n’est qu’au XIXe siècle que Lamarck Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ont instauré et explicité des lois auxquelles Balzac se réfère explicitement, enrichissant son discours de zoologue d’allusions à la Divine Comédie, de réflexions politiques ou moralisantes qui sont autant de clés pour de nouvelles lectures, autant de réseaux de convergence.
26La description de Paris qui ouvre le dernier roman de L’Histoire des Treize pourrait ouvrir, n’importe quelle scène de la vie parisienne. Plus intégrée au récit qu’elle précède, elle aurait peut-être donné à La Fille aux yeux d’or une plus grande cohérence. Mais elle n’aurait pas été, comme elle l’est dans la Comédie humaine, ce texte de référence, cette grille, qui, un peu comme l’Avant-propos de 1842, impose une lecture (parmi d’autres) de tous les textes balzaciens : le comportement humain est soumis à des lois qu’il importe au romancier d’exprimer clairement. Le roman est une enquête qui émet des hypothèses et les vérifie. Le roman propose des classifications. Ce n’est pas seulement un miroir. La description de Paris est une sorte de médaillon dans la Comédie humaine qui porte en exergue le signe de la transformation Balzac à peu près contemporaine de la transformation qui bouleverse l’histoire naturelle au XIXe siècle. Transformation qui comme toute transformation peut être constituée d’éléments plus ou moins faux du point de vue de la science, d’amalgames hâtifs, mais qui n’en instaure pas moins, dans son parti pris de justification cohérente, exhaustive, encyclopédique bien caractéristique des théories de la première moitié du siècle, de nouvelles règles romanesques en face desquelles la postérité devra se situer.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie. 1, Revue d’Histoire des Sciences, P.U.F., 1970.
2 « La nature emploie constamment les mêmes matériaux et n’est ingénieuse qu’à en varier les formes. Comme si en effet elle était soumise à de premières données on la voit toujours tendre à faire reparaître les mêmes éléments », Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie Anatomique.
3 François Dagognet, La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie. II, revue d’Histoire des Sciences, P.U.F., 1970, p. 50.
4 Cf. Lovejoy, The great chain of being, Harvard 1936. Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle, Armand Colin, 1963. Dans cette conception chaque créature constituait le maillon d’une chaîne qui s’étirait dans les deux sens depuis la plus infime créature jusqu’à Dieu. A partir du XVIIIe siècle la chaîne se temporalise : les maillons naissent les uns des autres ou les uns à la suite des autres. La chaîne poursuit une marche ascendante qui conduit progressivement toutes les créatures à Dieu — mais les hiérarchies se maintiennent puisque tous les êtres progressent en même temps.
5 « Ce ne sont pas les organes c’est-à-dire la nature et les formes des parties du corps d’un animal qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; mais ce sont au contraire ses habitudes, sa manière de vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient qui ont, avec le temps, constitué la forme de son corps, le nombre et l’état de ses organes, enfin les facultés dont il jouit ». Lamarck, Discours d'ouverture du cours de 1803 (cité par Pierre P. Grassé, Lamarck Wallace et Darwin, in Revue d’Histoire des Sciences, P.U.F., I960, p. 74).
6 Ce ne sont pas les organes c’est-à-dire la nature et les formes des parties du corps d’un animal qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; mais ce sont au contraire ses habitudes, sa manière de vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient qui ont, avec le temps, constitué la forme de son corps, le nombre et l’état de ses organes, enfin les facultés dont il jouit ». Lamarck, Discours d'ouverture du cours de 1803 (cité par Pierre P. Grassé, Lamarck Wallace et Darwin, in Revue d’Histoire des Sciences, P.U.F., I960, p. 74).
7 Jean Rostand, Biologie et Humanisme, Gallimard, 1964. Aux sources de la biologie, Gallimard, 1958.
8 Cuvier, Le Règne animal distribué d’après son organisation pour servir de base à l’histoire naturelle des animaux et d’introduction à l’anatomie comparée, Paris, Deterville et Crochard, 1829.
9 Michel Foucault, article cité.
10 Cuvier, op. cit., p. 11.
11 Cf. Madeleine Fargeaud, Balzac et la Recherche de l’Absolu, Hachette, 1968 (pp. 182 à 191). Madeleine Fargeaud établit que Balzac n’était pas encore l’ami de Geoffroy Saint-Hilaire en 1834 et que son admiration pour Cuvier régnait toujours sans partage, même après la fameuse querelle de 1830. Cf. aussi les notes de la nouvelle édition de la Comédie humaine (La Pléiade, t. I, pp. 1116 et 1117). Ainsi que les articles de Sylvestre de Sacy Balzac et Geoffroy Saint-Hilaire, Mercure de France, juin 1948 et décembre 1950.
12 Deux lettres surtout sont intéressantes. L’une datée du 8 décembre 1935 dans laquelle Geoffroy se dit très heureux d’avoir rencontré dans le Livre Mystique des idées qui lui étaient chères et décidé d’enfouir dans les archives un de ses textes proche des conceptions balzaciennes mais dont il estimait la rédaction trop maladroite : « Un instant j’ai été fier de moi en retrouvant dans le Livre Mystique plusieurs de mes conceptions, pareilles seulement comme idées du premier âge, mais formulées avec une clarté séraphitale (...). Mais il y aurait eu trop d’imprudence à moi de placer mes pensées abrutes près des vôtres. J’ai pris le parti d’aller ensevelir mon manuscrit dans les cartons de l’Acadé mie des Sciences. C’est ce que j’ai fait hier sur l’inspiration de la lecture de votre chef-d’œuvre ». La brochure fut publiée trois ans plus tard (cf. Balzac, Correspondance, t II, Garnier et les notes de Roger Pierrot, p. 772). La correspondance Balzac, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire illustre ce que Michel Serres appelle les réseaux d’interférence. La seconde lettre date du 25 juillet 1839. Geoffroy Saint-Hilaire écrit à Balzac : « vous êtes d’une trempe d’esprit à comprendre rapidement car vous allez comme moi sur la synthèse des choses ».
13 Avant Propos de la Comédie humaine, éd. de la Pléiade, t. I, p. 11.
14 « Les premières pages qu’ait écrites Geoffroy Saint-Hilaire ont été précisément dirigées contre un système avec lequel ses propres théories devaient être dans la suite si souvent confondues par leurs adversaires et parfois même leurs partisans ». Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Vie, travaux et doctrine scientifique d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire par son fils. Pour le refus de la notion de Chaîne des Etres par Cuvier, cf. l’éloge de Charles Bonnet dans les Eloges Historiques, pp. 398-399.
15 Michel Serres, Hermès II, éditions de Minuit, Paris, 1972, p. 64.
Auteur
Université de Lyon II
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014