Préface
p. 5-11
Texte intégral
1Ce qu’il y a de bien avec les politistes et les sociologues, c’est qu’ils se mêlent parfois d’histoire. Le « détour par l’histoire » qu’emprunte Massimo Prearo ne prétend pas produire le récit de deux siècles de mobilisations homosexuelles. Il entend donner de la profondeur historique au présent, selon une démarche archéologique foucaldienne. Plus précisément, ce sont les catégories politiques du présent, celles de mouvement, de communauté et d’identité, qu’il veut analyser « en termes d’histoire » (pour reprendre une expression d’Arendt).
2Au moins deux des principes qui guident le présent essai devraient retenir toute l’attention des historiens et de toutes celles et tous ceux qu’intéresse l’histoire. Il s’y trouve à l’œuvre tout d’abord un refus affirmé de toute perspective téléologique. Le segment diachronique qui va de l’invention de l’homosexualité au xixe siècle jusqu’à l’espace du militantisme LGBT d’aujourd’hui n’emprunte aucune ligne, aucune direction nécessaire. Ni marche vers l’émancipation, ni progrès de l’égalité, ni lente libération, mais plutôt une succession de configurations militantes s’inscrivant à chaque fois dans un contexte sociohistorique précis, formant autant de moments-clés à étudier comme tels, dans une succession de discontinuités radicales. Ce faisant, Massimo Prearo dégage une autre chronologie, faite de moments et de séquences historiques, de plus en plus courtes d’ailleurs à mesure qu’on se rapproche du présent.
3Le deuxième principe de ce travail, tout aussi important, est l’attention portée aux mots, aux catégories du discours et plus particulièrement du discours militant. Il s’agit d’observer, au sein des espaces sémantiques militants qui se succèdent, les pratiques de mise en mots, les dominances langagières, les stratégies de signification, de contestation, de reformulation. Bref les discours sont vus comme des lieux de conflits et de négociations politiques.
4Après Foucault, et après bien d’autres dans son sillage, Massimo Prearo revisite le moment de l’invention de l’homosexualité, quand les neurologues, les psychiatres, les criminologues et autres psychologues qualifient scientifiquement la sexualité et ses variations, tandis qu’elle se vit, se pense et se représente aussi dans des subcultures urbaines de plus en plus visibles (mais difficiles d’accès pour les chercheurs). Le Conträre Sexualempfindug de Westphal, l’homosexualité de Krafft-Ebing, l’inversion de Lacassagne et de Chevalier, toute cette profusion savante signale d’abord la prétention qu’ont les médecins de découvrir les lois humaines et de formuler les lois sociales, et ainsi de se substituer au clergé dans la direction de leurs contemporains. Ce foyer scientifique, dont l’épicentre est franco-allemand, rayonne dans toute l’Europe et exerce une grande influence. À tel point que le premier militantisme homosexuel (si tant est qu’on puisse employer cette formule), celui de Magnus Hirschfeld ou de Marc-André Raffalovich notamment, doit s’inscrire dans le registre sémantique de la scientificité pour être crédible. Ils opposent l’intermédiaire sexuel (Hirschfeld) ou l’unisexuel (Raffalovich) à l’inverti dégénéré. Cette production discursive qui s’oppose à la scientia sexualis des médecins est qualifiée par l’auteur de scientia militantis.
5Il faut souligner que l’action scientifique et militante de Magnus Hirschfeld connaît une exceptionnelle longévité, depuis le premier Comité scientifique humanitaire (1897), jusqu’à son dernier livre publié à titre posthume, en passant par l’Institut des sciences sexuelles (1919) et la Ligue mondiale de la réforme sexuelle sur une base scientifique (1921-1933). Cette durée s’accompagne d’un syncrétisme remarquable, puisque sa théorie des intermédiaires sexuels agrège les différentes modes scientifiques de la détermination sexuelle, celle des hormones lancée par Steinach ou celle de la psychanalyse de Freud. Il conviendrait d’ailleurs de se pencher plus attentivement sur les strates chronologiques de la production d’Hirschfeld qui a été sans doute abusivement unifiée par la faible et tardive traduction en langue française. Quoi qu’il en soit, Hirschfeld est un passeur, il traduit la sémantique scientifique de l’homosexualité en une sémantique sociale et politique, citoyenne en un mot. On pourrait d’ailleurs, au-delà du cas de la seule homosexualité, interpréter de la même façon l’œuvre collective de la première génération de sexologues pour toutes les questions sexuelles (Havelock Ellis, August Forel, Gregorio Marañón et bien d’autres plus anonymes).
6Après la Seconde Guerre mondiale et une transition suisse (Der Kries – Le Cercle) peu étudiée encore, le militantisme s’affirme homophile. Selon Massimo Prearo, Arcadie parvient à se dégager de la matrice scientifique, pour prôner une parole autonome des homosexuel. le. s fortement inspirée par la philosophie existentialiste. Paradoxalement pourtant les rédacteurs d’Arcadie affirment, à l’encontre de Sartre ou de Beauvoir, qu’il existe bien une « nature » homosexuelle nullement choisie ou voulue, mais qui s’impose comme un donné. Dès lors, il s’agit de s’interroger sur la subjectivité de l’homosexuel. le, sur la manière dont il ou elle vit sa condition, dont il ou elle assume ou non son « être au monde » singulier. À partir de 1957, le CLESPALA (Club littéraire et scientifique des pays latins) devient, selon le mot de Baudry, « notre maison », un lieu convivial où se retrouver à l’abri de tout regard stigmatisant. Pour autant Arcadie ne se présente comme un « mouvement » qu’à partir de 1975, précisément quand cette notion devient un point de ralliement commun au sein de la dynamique d’éclatement centrifuge qui suit la fin du FHAR.
7Tout comme Michael Sibalis ou Julian Jackson, Massimo Prearo remet en cause l’idée longtemps dominante que le FHAR manifesterait une rupture complète avec Arcadie. En fait, tant dans les personnalités fondatrices (une jeune génération, de lesbiennes surtout, venue d’Arcadie) que dans leur sémantique, des éléments de continuité s’observent. Le FHAR poursuit tout en la radicalisant la perspective existentielle de l’homosexualité en faisant émerger le sujet politique homosexuel. Le FHAR pratique à ses débuts une prise de parole libre, qui mène les individus à se raconter, à se créer une identité qui refuse l’aliénation. C’est ce que l’auteur appelle le « moment 70 de la sexualité », une étape de radicalisation dans le processus d’autonomisation de la sexualité. Mais à l’auto-affirmation du sujet homosexuel succède bien vite sa critique, il ne serait qu’une nouvelle forme « d’assignation à résidence sexuelle » (selon un collectif militant). Cette réflexion militante rejoint les courants dominants des sciences sociales. Car le début des années 1970 est aussi marqué par la critique de l’« anthropologie sartrienne » (pour reprendre l’expression de P. Bourdieu). La liberté et l’autonomie de la conscience (ou de l’individu) se voient contestées au profit de perspectives beaucoup plus déterministes quoique différentes, par Marcuse, Bourdieu, Fromm ou dans une moindre mesure et plus tardivement Foucault. La critique du sujet s’inspire de ces écoles : au bout de l’exploration du sujet n’y aurait-il que l’assujetti ?
8Le FHAR se délite bien vite tandis que se multiplient les initiatives. GLH, collectifs, festivals, presses bourgeonnent tant à Paris qu’en région. Négligeant l’horizon révolutionnaire gauchiste, ces groupes divers s’engagent désormais de plus en plus dans des politiques identitaires au présent. L’apport majeur de l’ouvrage de Massimo Prearo commence là, à partir du milieu des années 1970, époque pour laquelle les recherches sur le mouvement se raréfient, hormis celles portant sur les associations de lutte contre le sida. Cette séquence historique est marquée par la configuration postmoderne qu’expriment notamment, chacun à leur façon, des penseurs du social comme Touraine, Lyotard, Lipovetsky, Castoriadis ou Gauchet, et que spécifient la fin des espérances révolutionnaires ou dans le progrès et la méfiance vis-à-vis des structures partisanes ou syndicales qui les portaient. Cette crise de l’histoire, due à la perte d’un devenir commun espéré, aboutit à un engagement dans le présent. C’est la volonté croissante de s’inscrire dans le ici et maintenant. La « société » n’est plus que l’équilibre instable entre des forces sociales luttant entre elles pour la définir et l’orienter. Le « mouvement homosexuel », dans lequel se reconnaît la myriade de groupements et d’initiatives, surgit au milieu des années 1970 pour affirmer l’autonomie de ce militantisme, après avoir tenté, sans succès de l’inscrire dans les cortèges du 1er mai ou les cérémonies d’avril de commémoration de la déportation. Le mouvement se dote désormais de son propre calendrier commémoratif (la première Gay Pride se déroule à Vincennes en 1976), de son vocabulaire (la première occurrence du mot homophobie date de 1975) et de ses couleurs. La démarche identitaire et communautaire poursuivie vise à se doter de territoires de l’affirmation homosexuelle à travers des lieux, des associations, des événements, des festivals et des organes de presse. Cette rupture avec la politique traditionnelle (de gauche) débouche sur l’emploi de nouveaux mots capables de s’opposer aux anciens : la militance plutôt que le militantisme ; la mouvance au lieu de mouvement.
9Massimo Prearo remet également en question l’affirmation selon laquelle la victoire de Mitterrand aurait entraîné un fort déclin du mouvement. Au contraire, la reconnaissance de ce dernier et le soutien institutionnel et financier apporté par le ministère de la Culture et les DRAC permettent un nouveau bourgeonnement des associations.
10Très logiquement, la double dynamique de l’affirmation identitaire et de l’engagement communautaire local produit un éparpillement dans diverses villes et des lignes de divisions internes. Les divergences s’enchaînent et se répètent : dissidence lesbienne dès le début des années 1980 (groupe de lesbiennes de Jussieu, articles de Monique Wittig, fondation de Lesbia, coordination nationale des lesbiennes en 1982), dissidence des bisexuel. le. s plus tard (Bi’Cause en 1997, Manifeste français des bisexuelles et des bisexuels en 2007), ainsi que des transgenres, des transexuel. le. s (Existrans en 1997) ou des queers (Séminaire Q en 1996). Mais dans le même temps, le mouvement se dote de structures fédératives plus ou moins larges et éphémères afin d’affirmer, notamment face aux pouvoirs publics et dans l’urgence de l’épidémie du VIH/sida, une représentation coordonnée des groupes : CUARH, FLAG, Coordination nationale homosexuelle, Agora, etc. Les marches annuelles sont aussi des moments où s’affirment tout autant la division que l’unité ce dont leurs noms successifs témoignent : Gay Pride, Lesbian & Gay Pride, puis Marche des fiertés lesbiennes gaies, bi et trans (2002). À peine posé, ce militantisme inter-associatif LGBT, forme provisoire de la tension division/unité, s’élargit en de nouveaux acronymes (Q pour queer, I pour intersexuel. le. s, A pour asexuel.le.s).
11Ce panorama offre l’occasion de salutaires mises au point sur les notions d’identité ou de communauté, régulièrement accusées des pires maux, et d’ailleurs réputées non françaises. Massimo Prearo récuse les visions essentialistes, les accusations de corporatisme ainsi que les réfutations universalistes, pour étudier ces catégories sémantiques comme des formes militantes historiques, en perpétuelle négociation au sein de contextes mouvants. Les politiques identitaires ou communautaires sont des options stratégiques que des groupes et collectifs élaborent dans des négociations permanentes. Ainsi, dit l’auteur en conclusion, « il n’y a pas lieu de renvoyer dos à dos une tendance universaliste, que résume la demande d’égalité des droits, et une tendance communautariste, que représenterait l’affirmation identitaire, car ces deux aspects sont en réalité les deux faces d’une même médaille ». Loin de représenter l’impossible position neutre du chercheur, ce livre est partie prenante des usages sémantiques qu’il analyse.
Auteur
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Le Moment politique de l’homosexualité
Mouvements, identités et communautés en France
Massimo Prearo
2014
Des mots, des pratiques et des risques
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