Genèse de Si le grain ne meurt ou la réécriture de soi
p. 241-257
Texte intégral
Un projet ambigu
1Depuis 1894 au moins, date à laquelle il demande à sa mère un tableau chronologique de son existence, Gide songeait à se raconter un jour. Ce désir, né à l’époque du bouleversement algérien, devait correspondre au besoin d’expliquer à lui-même et aux hommes l’être nouveau qu’il se sentait devenir. Mais quand, à Alençon en 1897, ce projet se précise à nouveau, il lui faut tenir compte aussi de celle qui est devenue sa femme, et devant laquelle une telle célébration devait être aussi un plaidoyer.
2Dans la décennie suivante, ce qu’il va écrire relève donc plutôt du premier projet ; son récit est présenté d’abord comme « scandaleux1 » et il en écrit d’abord, en juin 1910, à l’époque où il travaille aussi à Corydon, ses « souvenirs sur Em Barka, Mohammed d’Alger et le petit de Sousse2 ».
3Cependant, lorsqu’en mars 1916 Gide entreprend la rédaction suivie de ses Mémoires, sa perspective est sensiblement modifiée. En proie à une crise morale liée à la claustration imposée par la guerre, il tend, dès décembre 1915, à faire resurgir certaines images de son enfance, telles que son arrivée à Hyères en 1883 (voir Journal, t. I, p. 909) comme pour se constituer un refuge dans un passé heureux ; cette crise, en mars, est devenue spirituelle, et la rédaction des Mémoires, au moment où il ressent dégoût et haine pour lui-même, devient « œuvre de macération3 ». Culpabilisé par son incapacité à lutter contre son « vice », mais aussi par la découverte par Madeleine, via une lettre de Ghéon, de son homosexualité, il entreprend de se raconter un peu comme on se confesse, devant Dieu ou devant Emmanuèle, comme un exercice spirituel à usage personnel, sans souci de publication ; le 3 juillet, par exemple, il annonce à Edmund Gosse qu’il travaille à ses « œuvres posthumes4 ». Il s’agit de faire de ce récit un instrument de salut immédiat, au moment où, relisant l’Évangile, il y découvre l’absolue immédiateté de la rédemption ; pareil au grain évangélique, son livre doit être mort et résurrection simultanées ; consumant un moi désépris de lui-même, l’humiliant à travers les traverses de sa vie, il affirme sa capacité à se transcender en se faisant le lieu où s’affirme une aspiration intemporelle à la beauté et à la grandeur. La cohabitation, dans Si le grain, de l’ombre et de la lumière, telle que l’a bien notée jadis Philippe Lejeune, n’est pas contradictoire ; au moment où, anecdotiquement, Gide expose avec ostentation l’imbécillité de l’enfant qu’il n’est plus, il développe et éternise les paysages lumineux d’une enfance qui continue de vivre en lui. (En particulier, la promenade au Luxembourg, le bal rue de Crosne, la campagne à Uzès, l’été à La Roque.)
4Cette méthode, qui permet au récit d’étirer en même temps deux lignes mélodiques opposées, contribue aussi à le structurer dans son ensemble. Durant un an, jusqu’à l’été de 1917, Gide travaille à un ensemble de huit chapitres qui, composés comme nombre de ses œuvres, se répartissent en deux volets antithétiques, selon une méthode qui lui est chère, mais dont il inverse ici, significativement, l’ordre suivi dans ses fictions depuis Les Cahiers d’André Walter : les quatre premiers chapitres sont le volet « noir », marqué par les pulsions agressives, les influences médiocres, l’apathie intellectuelle, une sensualité narcissique. Les quatre suivants composent le volet positif, avec l’affirmation d’une personnalité enfin découverte, grâce aux Schaudern, enrichie par la musique, la morale et la littérature. C’est le monde des bons maîtres, La Pérouse, Albert Démarest et Pierre Louÿs. Du coup, l’« angélique intervention » de Madeleine, située à la charnière de ce diptyque, fait d’elle une rédemptrice, l’annonciatrice d’un nouvel être. Certaines ruses de composition renforcent cette construction contrastée, en particulier le déplacement au cinquième chapitre, après l’épisode de la rue Lecat, des « deux éclairs » constitués par les deux premiers Schaudern ; Gide peut toujours déclarer après coup qu’il a « obscurci à l’excès les ténèbres où patientait [s]on enfance5 », il n’empêche qu’il entérine ce subterfuge, faisant coïncider sa découverte de l’amour avec la révélation de sa personnalité. A l’époque où, dans Numquid et tu...?, il s’efforçait de résister au « jeu du démon », il exorcisait partiellement ce dernier en l’identifiant aux ombres de son enfance, déjà conjurées par Madeleine.
5Cette structure est mise en évidence par la présence active d’un narrateur qui va et vient dans son passé, le surplombe et, avec le recul du temps, l’interprète et le juge. En particulier, il établit sur ces huit premiers chapitres une véritable dialectique de l’ombre et de la lumière qui permet de faire de Madeleine l’équivalent du Christ, ses larmes sur la joue du jeune André ayant le même effet que la salive du Christ sur les yeux de l’aveugle-né.
6Les quatre premiers chapitres sont ainsi marqués par un leitmotiv sombre, placé stratégiquement en ouverture ou en clausule de chapitre :
Je ne revois en moi qu’ombre, laiseur, sournoiserie, (début I)
Lueur fugitive, encore incertaine, bien insuffisante à percer l’épaisse nuit où ma puérilité s’attardait, (fin I)
Autour de moi, en moi, rien que ténèbres, (fin II)
J’étais tout cuisiné par l’ombre, (fin IV)
7Par contraste, le salut attendu de Madeleine est annoncé de manière prophétique :
Je suis prêt à dire bientôt quels éléments en moi, inaperçus encore, devaient rallier la vertu.
C’est alors que survint l’angélique intervention que je vais dire, pour me disputer au malin6.
8Par ailleurs, le détail du manuscrit confirme cette orientation délibérée.
9Au chapitre I, où d’entrée de jeu Gide juxtapose trois scènes provocantes (la masturbation, le coup de dents dans l’épaule de la cousine et les pâtés de sable piétinés), la volonté de noircir son portrait l’amène à supprimer diverses notations qui auraient atténué leur effet négatif. Ainsi, à propos des pâtés de sable au Luxembourg :
Je cherche en moi quelque chose, quoi que ce soit, qui réponde aujourd’hui à ce premier méchant instinct ; je cherche en vain et donne ce petit fait pour ce qu’il est. Peut-être a-t-il été unique ; peut-être ai-je recommencé... je ne sais. Peut-être me poussait un furieux désir, après tout, de jouer tout de même avec les autres, et c’était eux, peut-être bien, qui n’avaient pas voulu de moi...
10et il avait d’abord rétabli sur épreuves ce passage biffé du manuscrit :
tous les pâtés (1).
(1) Je crois pourtant que celui-là se tromperait fort, qui ne verrait ici qu’un trait de méchanceté. J’y vois pour ma part un impérieux besoin de sympathie, tout au contraire ; la protestation tu – multueuse devant une offre repoussée : ces enfants avaient refusé de jouer avec moi.
11et à propos de la cousine de Flaux :
Ici encore je cherche en vain par la suite quelque rappel de ce premier mouvement forcené. Rien ne m’est plus étranger que le sadisme ; mais non point sans doute un subit dégoût, et le dégoût, pour avoir été très sincère, est chose que l’âge atténue. Sans doute me poussait aussi le sentiment de l’indécence, [dernière ligne caviardée]
12Au deuxième chapitre, ouvert sur le paradis du père, à Uzès, le récit glisse, avec un apparent décousu (« Je ne compose pas ; je transcris mes souvenirs tout comme ils viennent et passe de ma grand-mère à Marie7 »), vers le monde des servantes, Rose amenant Marie et Delphine, puis Ernestine, la comtesse de Ségur et Constance ; c’est la pente vers le vice qui se met en place, comme par hasard jalonnée de personnages féminins présentés sous un éclairage dégradant : dans leurs étreintes, Marie et Delphine poussent des « gloussements » ; Ernestine, dans son deuil ostentatoire, des sanglots accompagnés de trémoussements ; Constance, le « petit avorton au teint allumé », pousse pour sa part « des rengaines misérables » ; quant à George Sand et à la comtesse de Ségur, elles ne sont là que pour fournir une pâture littéraire médiocre à ses fantasmes de saccage ; tout, ici, semble conspirer pour enfermer dans les ténèbres l’enfant obtus qui, chez M. Vedel, ne va se distinguer que par sa stupidité et sa masturbation.
13Le chapitre III amorce une timide remontée ; au paradis perdu de La Roque succède une galerie de figures masculines médiocres : M. Guéroult, les fils Jardinier, les camarades de l’École Alsacienne, et, par contraste, l’apparition fugitive de deux figures vainement aimées, celle du petit Russe si fragile, celle du diablotin du bal du gymnase Pascaud. À ce sujet, il est intéressant de remarquer comment, du brouillon au manuscrit, Gide modifia la présentation de cet épisode.
14Dans un premier temps, l’histoire du bal aurait dû figurer dans le deuxième chapitre, s’inscrivant à la suite de l’évocation de la grand-mère d’Uzès :
Et ces petits amis les Gérardin, est-ce qu’il les voit toujours ? disait-elle en me désignant alors du bout d’une aiguille.
Louis et Lucien Gérardin, que ma grand-mère ne put jamais appeler autrement que les Girardin, étaient fils d’un collègue de mon père et mes condisciples à l’École Alsacienne. Louis, de quelques années plus âgé et de quelques classes au dessus de nous ; son frère, un balourd à peu près du même âge que moi. Mes parents me forçaient de les fréquenter bien qu’aucune sympathie ne nous entraînât l’un vers l’autre, mais à cet âge on ne choisit pas ses amis...
– Allons, viens répondre à ta grand-mère.
Je me rapprochais, et par cette naissante manie de correction, de mise au point qui déjà commençait de me tenir et pour ne plus me lâcher, je commençais par rectifier et lui criais dans l’oreille :
– Les Gérardin, Gé, Gé.
Grand-mère se tournait inquiètement vers ma mère :
– Qu’est-ce qu’il veut, ce petit ?
– Allons, disait ma mère en haussant les épaules et en souriant, ne la tourmente donc pas ; puis, se penchant vers grand-mère :
– Nous avons mené ces enfants au bal costumé.
– Eh ! dites-moi, Juliette !
Ma mère expliquait alors sommairement que ce bal était offert annuellement par le gymnase Pascaud aux enfants de sa clientèle.
– Raconte à bonne-maman en quoi tu étais habillé.
– En pâtissier.
Grand-mère levait complaisamment les bras au ciel.
Il n’y avait tout de même pas de quoi, certes ! [ici, astérisque repris sur feuille séparée : ]
Un tablier de calicot, des manches de calicot, une barrette de calicot ; j’avais l’air d’un mouchoir de poche. Ma mère m’avait, il est vrai, prêté une casserole de la cuisine et glissé dans la barrette. [biffé] Madame Gérardin ayant déclaré à ma mère que le tout pour les enfants c’était d’être costumé et que peu leur importait le costume, ma mère et elle avaient choisi, au rayon des déguisements enfants de la Belle Jardinière, l’article le moins cher.
De plus il présentait cet avantage de pouvoir resservir d’une année sur l’autre, étant on ne peut moins ajusté. Grâce à quoi je fus trois ans de suite affublé de même : c’était, aux magasins de la Belle Jardinière, au rayon des déguisements enfantins, l’article le moins cher : immédiatement au dessous avant le lazzarone, puis le zouave, et tout à l’autre extrémité de la liste, le « petit marquis ». Ce dernier costume ne me disait rien, mais j’obtins le lazzarone après trois ans de pâtisserie ; le costume consistant en une chemise de flanelle, une grande ceinture rouge, des culottes jaunes et un bonnet blanc à raies bleues qui retombait de côté, jusqu’aux colliers en verroteries de Venise que ma mère avait inopinément sortis d’un tiroir au dernier moment. Mais pour l’avoir trop longtemps désiré ce déguisement ne me disait plus rien. Sans doute d’autres enfants s’étaient comme moi dégoûtés du premier costume ; car cette année-là, pour mon désespoir, on comptait à ce bal encore plus de lazzarone que de pâtissiers. Il est vrai que j’étais seul à avoir des colliers de Venise.
15L’épisode du diablotin, d’abord rédigé sur des feuillets isolés, était raccroché par un astérisque (ensuite biffé) à l’« état de demi sommeil et d’imbécillité » que Gide s’attribue au début du chapitre III, état
que peut-être hélas ! favorisaient ces pratiques. Ainsi détachée de ses fins, et pour cause, la volupté que je goûtais n’était accompagnée d’aucune vision charnelle, ni d’aucun désir de contact. Aucune association de ce genre ne s’était faite encore en mon esprit.
À un bal masqué enfantin que le gymnase Pascaud avait offert à sa clientèle, je m’étais, par exemple, épris brusquement d’un garçon à peine un peu plus âgé vêtu en clown. Je ne l’avais jamais vu auparavant et n’eus pas l’occasion de le revoir ensuite, mais mon émotion fut si vive que je me souviens encore avec précision de cet enfant. Dans son maillot étroit noir, semé de paillettes, svelte, léger, bondissant, joyeux, il avait dès les premiers instants attirés mes regards. Que n’eussé-je donné pour attirer les siens ! Ah que je me sentais gauche, laid, misérable dans ce ridicule costume de pâtissier dont m’avait affublé ma mère, costume économique que portait également le petit Lucien Gérardin, un de mes petits camarades, le fils d’un collègue de mon père.
« Ce qui importe pour ces enfants, expliquait Mme G. à ma mère, c’est d’être costumé. Peu leur importe le costume ! » Et l’on nous avait menés, Lucien et moi, à la Belle Jardinière où, après examen des prix, on avait choisi un tabler de calicot, des manches de calicot, un bonnet de calicot – j’avais l’air d’un mouchoir de poche ; et j’étais flanqué d’une importante marmite de cuisine dans le devant du tablier pour augmenter [dernière phrase biffée]
16Au bout du compte, c’est en fin de chapitre III, dans la version définitive, que se rejoignent l’histoire du déguisement et l’apparition du diablotin :
Mais je n’en avais pas fini avec la question du costume : À la mi-carême, chaque année, le Gymnase Pascaud donnait un bal aux enfants de sa clientèle ; c’était un bal costumé. Dès que je vis que ma mère me laisserait y aller, dès que j’eus cette fête en perspective, l’idée de devoir me déguiser me mit la tête à l’envers. Je tâche à m’expliquer ce délire. Quoi ! se peut-il qu’une dépersonnalisation puisse déjà promettre une telle félicité ? À cet âge déjà ? Non : le plaisir plutôt d’être en couleur, d’être brillant, d’être baroque, de jouer à paraître qui l’on n’est pas... Ma joie fut infiniment rafraîchie lorsque j’entendis Madame Jardinier déclarer que, quant à Julien, elle le mettrait en pâtissier.
– Ce qui importe, pour ces enfants, expliquait-elle à ma mère (et ma mère aussitôt acquiesçait), c’est d’être costumés, n’est-ce pas ? Peu leur importe le costume.
Dès lors je savais ce qui m’attendait ; car ces deux dames, consultant un catalogue de la Belle Jardinière, découvraient que le costume de « pâtissier » – tout au bas d’une liste qui commençait par le « petit marquis », et continuait decrescendo en passant par le « cuirassier », le « polichinelle », le « spahi », le « lazzarone » – de « pâtissier », dis-je, était « vraiment pour rien ».
Avec mon tablier de calicot, mes manches de calicot, ma barrette de calicot, j’avais l’air d’un mouchoir de poche. Je paraissais si triste que maman voulut bien me prêter une casserole de la cuisine, une vraie casserole de cuivre, et qu’elle glissa dans ma ceinture une cuillère à sauce, pensant relever un peu par ces attributs l’insipidité de mon travestissement prosaïque. Et, de plus, elle avait empli de croquignoles la poche de mon tablier : « pour que tu puisses en offrir ».
Sitôt entré dans la salle de bal, je pus constater que les « petits pâtissiers » étaient au nombre d’une vingtaine ; on aurait dit un pensionnat. La casserole trop grande me gênait beaucoup ; j’en étais empêtré ; et pour achever ma confusion, voici que, tout à coup, je tombai amoureux oui, positivement amoureux d’un garçonnet un peu plus âgé que moi, qui devait me laisser un souvenir ébloui de sa sveltesse, de sa grâce et de sa volubilité.
Il était costumé en diablotin, ou en clown, c’est-à-dire qu’un maillot noir pailleté d’acier moulait exactement son corps gracile. Tandis qu’on se pressait pour le voir, lui sautait, cabriolait, faisait mille tours, comme ivre de succès et de joie ; il avait l’air d’un sylphe ; je ne pouvais déprendre de lui mes regards. J’eusse voulu attirer les siens, et tout à la fois je les craignais, à cause de mon accoutrement ridicule ; et je me sentais laid, misérable. Entre deux pirouettes, il souffla, s’approcha d’une dame qui devait être sa mère, lui demanda un mouchoir et, pour s’éponger, car il était en nage, souleva le serre-tête noir qui fixait sur son front deux petites comes de chevreau ; je m’approchai de lui et gauchement lui offris quelques croquignoles. Il dit : Merci ; en prit une distraitement et tourna les talons aussitôt. Je quittai le bal peu après, la mort dans l’âme, et, de retour à la maison, il me prit une telle crise de désespoir, que ma mère me promit, pour l’an prochain, un costume de « lazzarone ». Oui, ce costume du moins me convenait ; peut-être qu’il plairait au clown... Au bal suivant, je fus donc en « lazzarone » ; mais lui, le clown, n’était plus là8.
17D’un côté, l’aspect fascinant et démoniaque de l’enfant inconnu est sensiblement renforcé : le « clown » devient un « diablotin » affublé de « petites cornes de chevreau », et son costume, d’abord « semé de paillettes », devient « pailleté d’acier »... Mais d’un autre côté, cette figure n’est désirable que pour être inaccessible, et s’inscrit donc dans un bilan négatif des relations masculines qui culmine en fin de chapitre avec la mort du père. Seule présence positive, celle d’Albert, mais dont les effets sont reportés à plus tard : « Les paroles d’Albert pénétraient en moi à une profondeur [...] que moi-même je ne pus sonder que plus tard9. »
18Au terme de ce chapitre, le monde féminin enfin s’annonce, avec l’amour maternel qui se referme sur lui, et l’apparition des cousines, dont il feint de s’étonner qu’elle soit si tardive : « Il est temps que je parle d’elles10. »
19En fait, le chapitre IV n’évoque que fugacement les cousines ; au côté des Rondeaux, à Rouen, répond bientôt le côté des Charles Gide, à Montpellier, et le récit glisse alors vers le cauchemar des brimades, puis des troubles simulés et finalement des remèdes débilitants. Les cures à Lamalou auraient pu rééquilibrer le chapitre par des souvenirs heureux. Mais leur évocation, sur des feuillets séparés, fut justement annulée par Gide avec une désinvolture suspecte : « Je renonce à copier ici les pages où je racontais d’abord Gérardmer, ses forêts, ses vallons, ses chaumes, la vie oisive que j’y menai. Elles n’apporteraient rien de neuf et j’ai hâte de sortir des ténèbres de mon enfance11. » Mais combien mieux il aurait pu conjurer ces ténèbres, s’il avait seulement accepté de recopier ces pages ! En voici la transcription partielle :
pages sur Gérardmer :
Si je dois recommencer ma vie, un des instants qu’il me sera le plus exquis de revivre, c’est à Lamalou, quand je descendis pour la première fois l’étroit ravin qui mène de l’hôtel à la rivière. [Ms, noté à part.]
On organisait parfois des bals à l’hôtel où nous étions, où se mêlaient un petit nombre d’enfants. J’avais pour la première fois des escarpins vernis et des chaussettes de soie ; en descendant l’escalier, comme en bas déjà commençait la musique, mes pieds dansaient d’impatience ; il me semblait que j’avais des ailes aux pieds. Je me piquais de danser fort bien la mazurka.
– partout que de plantes nouvelles, d’insectes inconnus. Je vous revois, [...], gorges des roitelets, saut des Cuves, vallon de Kichompré où sur les ombelles de grandes vesses je découvris d’un coup deux insectes de même famille, deux longicomes que non seulement je ne connaissais pas encore, mais dont même je n’avais vu la reproduction ou la description nulle part. J’oublierais les Breughel de Vienne, les Masaccio de Florence, les Confessions de Rousseau, la messe en si, que je me souviendrais encore des longicomes de Kichompré !
Cédant au maladroit besoin de préciser un souvenir qui se conservait si suave, et désireux aussi d’y convier ma femme, j’ai voulu revoir Gérardmer, il y a quelque dix ans ; hélas ! je ne retrouvai presque rien de mon émerveillement de jadis.
20Le chapitre peut alors se clore sur la généralisation de l’ombre, Gide barrant en manuscrit une première phrase encore trop peu pessimiste :
Le diable de loin en loin m’asservissait, j’étais bien dangereusement assiégé par la ténèbre.
21Surtout, il rend plus franche la coupure entre ce chapitre et le suivant en réservant, selon l’expression qu’il inscrit en marge, un paragraphe qui aurait pu faire douter de l’efficacité de « l’angélique intervention » qu’il s’apprête à raconter :
Il lui fallait prendre son temps, le perfide, avant de m’attraper en d’autres lignes où je saurais le reconnaître moins bien. Parfois je doute, tant va devenir son rôle, si ce n’est pas plutôt son histoire que la mienne que j’écris. Je continuai longtemps encore à localiser son action dans les parties basses de mon être, car ce ne fut d’abord que là que je savais le reconnaître, opposant à la chair l’esprit, jusqu’au jour où pour mieux me vaincre, c’est à l’esprit même qu’il en eut sournoisement et de façon persuasive, briguant ma complicité, comprenant bien que pour triompher de moi le mieux était d’abord de me convaincre.
22C’est donc au début du chapitre V que se situe l’épisode dont Gide semble avoir voulu faire le centre de gravité de ses Mémoires. Ses versions successives montrent sa volonté de le dramatiser, en insistant sur l’attitude scandaleuse de sa tante :
Premère version manucrite :
La chambre était brillamment éclairée ; j’étais dans l’ombre, [phrase biffée] Ma tante arrangeait sa coiffure devant une glace. Valentine et Jeanne ramassaient sur le tapis les perles d’un collier qui s’était défait. Un instinct me retint d’entrer ; et sitôt que je fus assuré que M. n’était pas avec elles, je montai furtivement [mot biffé] la retrouver.
Deuxième version manuscrite :
La chambre était très éclairée : je vis Jeanne et Valentine près de leur mère. Ma tante était étendue languissamment sur un sopha ; elle s’éventait dans une pose languissante [ces 4 mots biffés]. Ce n’est pas un roman que j’écris et je ne veux rien inventer là où mes souvenirs font défaut. Je ne revois pas exactement ce que faisaient auprès d’elle Jeanne et Valentine
[repris en dessous : ] de quoi riaient Jeanne et Valentine
[repris en dessous : ] la scène et me rappelle que Jeanne et Valentine riaient et s’amusaient auprès d’elle. Du reste je ne m’attardai point à rien examiner par grand peur [phrase inachevée]
Troisième version, définitive :
[...] la chambre était très éclairée et répandait de la lumière sur le palier. Je n’y jetai qu’un rapide coup d’œil ; j’entrevis ma tante, étendue langissamment sur un sofa ; auprès d’elle, Suzanne et Louise, penchées, l’éventaient et lui faisaient, je crois, respirer des sels12.
23Comment est-on passé d’une scène double (la tante au miroir, les enfants jouant, ou riant) à une scène savamment composée rassemblant tous les participants pour une allégorie de la luxure abusant de l’innocence ? Comment le collier cassé a-t-il été remplacé par des sels ? S’il est vrai que la mère de Madeleine avait parfois des malaises, Gide effectue ici un collage, ou plutôt une condensation qui donne à cet épisode l’allure d’une scène interdite.
24De même, lorsqu’André a rejoint Madeleine, la scène entre les deux adolescents est graduellement dramatisée ; on lit en manuscrit :
Je ne sais plus ce que nous nous dîmes ce soir. Je ne me souviens pas qu’elle me dévoila rien ce soir là des causes de son angoisse, rien de cet abominable secret qu’elle devait cacher à son père, qu’elle devait cacher à tous, qui l’étouffait.
[Puis, après quelques lignes de blanc, Gide reprend : ]
Je ne me souviens pas de nos paroles ; ce que nous disions n’importait plus, et comment eussions-nous exprimé ce mystère d’amour qui se consommait en nos âmes. Je sais seulement que je l’embrassai sur le front et que dans ce baiser je sentais que j’allais engager ma vie.
25Ce qui devient, sur un feuillet annexe, la version quasi définitive, dépouillée des précisions scéniques, valorisant au contraire les sentiments du narrateur :
Il ne me plaît point de rapporter ici les détails de l’angoisse de cet enfant...
26Et c’est par fragments isolés qu’on voit Gide esquisser les dernières phrases de cette scène capitale :
J’avais vécu jusqu’à ce jour à l’aventure. [Soudain ma vie fut réorientée, biffé]. je découvrais soudain l’orient secret de ma vie.
27Et :
Je gardais au profond de moi le secret de sa destinée
28qui devient dans la version définitive « le ressort de ma destinée13 ».
29À partir de là, on assiste à l’ouverture du jeune Gide au monde ; Madeleine lui a fait prendre conscience de la réalité de l’autre, et par là-même du monde, et sa sensibilité, s’appuyant sur la découverte de la souffrance, s’affirme et s’ouvre ; avec Albert, il apprend la solidarité, avec Monsieur Richard, la diversité humaine. Le chapitre VI est presque entièrement consacrée à la musique, et l’amitié avec Armand ne devant pas faire tache dans ce tableau, Gide supprime toute idée de sa responsabilité dans le suicide de celui-ci, remplaçant par « quelques années » les « quelques mois » qui, sur son manuscrit, séparaient d’abord la mort d’Armand et leur ultime discussion. Le chapitre VII expose la découverte de la littérature, Madeleine le rejoignant au chapitre VIII dans son exploration de la Bible et de la littérature grecque. La place de premier en composition française à l’École alsacienne, aux dépens de Pierre Louÿs, marque le sommet de cette remontée, après le gouffre que furent les débuts désastreux dans cette même école.
Changement d’orientation
30Cependant, la rédaction de ces huit chapitres ne se fait pas d’une traite ; dès l’été 1916, alors qu’il n’en est qu’au chapitre IV, Gide éprouve un sentiment de lassitude et même de défaitisme à l’égard de Madeleine, avec qui il constate qu’il ne peut plus connaître le bonheur. Ayant traîné jusqu’en janvier 1917 l’achèvement du chapitre V, il se remet ensuite à écrire beaucoup plus vite, et dans un état d’esprit différent. En février, alors qu’il vient d’achever le chapitre VI, il note :
Ce mouvement de pendule à quoi cède, malgré toute résolution, mon esprit, me replongerait dans l’extrême licence, si seulement les circonstances extérieures et mon état physique me permettaient plus d’exaltation. Il me paraît que j’étais coupable d’incliner artificiellement mon esprit pour le disposer à comprendre mieux l’enseignement catholique14.
31Il va tout de même aller au bout du plan initial, mais on sent bien, au ton beaucoup plus alerte et ironique des chapitres VII et VIII, que ses dispositions ont changé. Et quand il écrit, début juin, au début du chapitre VIII : « La joie, en moi, l’emporte toujours15 », songe-t-il vraiment à son départ de la pension Keller, ou bien à la « merveilleuse plénitude de joie16 » qui l’habite depuis le mois de mai, depuis le début de sa liaison avec Marc Allégret ? Ayant terminé ce chapitre, Gide part le rejoindre en Suisse, et au retour, le 23 septembre, il réussit à écrire tout juste la première page du chapitre suivant ; sa nouvelle vie l’empêche de s’y remettre, ou lui donne envie de continuer différemment.
32Il ne va pas s’y remettre avant plus d’un an. Mais d’abord, un changement décisif s’opère ; il envisage, même à un nombre infime d’exemplaires, de publier ses Mémoires de son vivant ; comme si c’était hic et nunc que se situait désormais l’enjeu d’un texte qu’il avait situé d’abord post mortem. Et il songe à la seconde partie pour laquelle, le 19 octobre 1918, il cherche chez Browning une épigraphe.
33Mais le 21 novembre, c’est la découverte de la destruction de ses lettres par Madeleine. Tout est changé, un pacte est rompu : « À présent rien ne me retient plus de publier durant ma vie et Corydon et les Mémoires17. » Durant l’année 1919, Gide va donc se remettre à ses Mémoires, menant de front la rédaction de la seconde partie et l’achèvement de la première. Et l’on peut alors considérer le chapitre IX comme particulièrement représentatif de la nouvelle disposition d’esprit de Gide. En représailles à l’autodafé de Madeleine, Gide s’emploie à piétiner certaines des valeurs qu’il avait précédemment pieusement célébrées : il s’acharne ainsi sur ce pauvre Albert, victime de son sentimentalisme et de sa soumission à une femme exclusive ; il s’acharne surtout sur ses propres Cahiers d’André Walter, dont il raille la piété ostentatoire, et dont il affirme l’échec avec une insistance suspecte ; en particulier, il insiste sur la mise au pilon de la première édition, l’édition Perrin, c’est-à-dire justement celle qu’il avait destinée à Madeleine ; comme si, aux lettres brûlées, répondait le livre détruit... Son acharnement le pousse à supprimer le nom de Perrin, pourtant fétiche à ses yeux ; à prétexter un nombre de coquilles qui ne semble avoir rebuté aucun des trente auteurs de comptes rendus ; et lorsqu’il parle d’un « nombre mortifiant d’exemplaires » mis au pilon, il nous fait imaginer un holocauste, alors qu’à en croire Arnold Naville, le tirage Perrin ne se monterait guère qu’à 75 exemplaires ; et d’ailleurs, quand il précise à propos de la mise au pilon de cette édition : « Je l’y portai moi-même », cela n’incite pas à voir des milliers de volumes...
34Pendant ce temps, c’est à une nouvelle religion que l’initiait Marc de La Nux, à laquelle Madeleine n’avait point part.
35Quant au chapitre X, son organisation a de quoi laisser perplexe. Prétendant quasi nulles et non avenues les trois années à peine qui séparent les Cahiers du départ en Algérie, Gide se livre à un véritable tour de passe-passe en les noyant dans ce qu’il appelle « l’écrasement de dix années » ; sous prétexte de « sauter par dessus » cette période, il l’étire en fait démesurément comme une chronique mondaine d’où lui-même, comme conscience, est singulièrement absent ; dans cette toile de fond grisâtre, disparaissent Munich, la découverte de Goethe, de Wilde, bref toutes les étapes de son évolution morale qui va le mener au départ pour l’Algérie. Et de ce fait, entre le refus de Madeleine de l’épouser et la découverte sensuelle de Biskra, il n’y a plus qu’une parenthèse insignifiante, comme si, en fait, le second fait était à comprendre comme la conséquence du premier.
36Il est difficile d’imaginer ce qu’aurait été Si le grain ne meurt sans l’épisode des lettres brûlées, mais il est clair que Gide, qui éprouvait déjà en 1913 le désir de raconter ses aventures algériennes, ne le ressentit que plus vivement après cette rupture ; qu’il ait alors conçut la suite des huit premiers chapitres comme une revanche, ou à tout le moins comme une remise en cause des valeurs morales au nom desquelles il avait tenté d’organiser ces chapitres, c’est ce qu’il me paraît légitime d’envisager aujourd’hui. Et les versions successives qu’il a données de la fameuse expression « le mystique orient de ma vie », déjà relevées par Claude Martin18, sont peut-être à interpréter comme son désir de relativiser progressivement ce qui avait d’abord été présenté comme le centre de gravité de ses Mémoires et de sa vie : la première version imprimée est donc bien « l’orient secret de ma vie » ; en 1924, elle devient « la raison, le but et la dévotion de ma vie », l’introduction de la dimension religieuse se faisant précisément à un moment où Gide commence à la renier définitivement. En devenant, en 1929, « le mystique orient », la formule se dégrade dangereusement ; ne lit-on pas en effet dans le Journal, au 8 novembre 1927 :
Sous quelque forme qu’il se présente, il n’est pas de pire ennemi que le mysticisme. Je suis payé pour le savoir19.
37Et lorsqu’enfin, pour l’édition des Œuvres complètes en 1936, Gide revient encore sur sa formule pour écrire cette fois « un nouvel orient à ma vie », que signifie-t-il, sinon que cet orient ne fut pas le seul, et que si d’autres l’avaient précédé, d’autres, après lui, ont pu le remplacer ?
Notes de bas de page
1 Franz Blei – André Gide, Bnefwechsel, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 150.
2 Journal, t. I, Gallimard, Bibl. Pléiade, 1996, p. 643.
3 Ibid., p. 943.
4 The Correspondence of André Gide and Edmund Gosse, New York University Press, 1959, p. 130.
5 Si le grain ne meurt, in Souvenirs et Voyages, Gallimard, Bibl. Pléiade, 2001, p. 165.
6 Ibid., pp. 82, 100, 118, 157, 118 et 157.
7 Ibid., p. 114.
8 Ibid., p. 135.
9 Ibid., p. 129.
10 Ibid., p. 139.
11 Ibid., p. 156.
12 Ibid., p. 160.
13 Ibid., p. 161 (et notes p. 1136).
14 Journal, t. I, op. cit, p. 1025.
15 Si le grain ne meurt, op. cit., p. 217.
16 Journal, t. I, op. cit., p. 1033.
17 Ibid., p. 1077.
18 Cl. Martin, Gide ou la Vocation du bonheur, Fayard, 1998, p. 79.
19 Journal, t. II, Gallimard, Bibl. Pléiade, 1997, p. 58.
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