De l’enjeu philologique à l’enjeu esthétique : Gide devant l’épreuve des épreuves
p. 103-118
Texte intégral
Naturellement, je ne me fis pas faute de commettre la petite indiscrétion que vous devinez. Cest ainsi que je puis vous apprendre que M. Gide châtie terriblement sa prose et qu’il ne doit guère livrer aux typographes que le quatrième jet.
Arthur Cravan, « André Gide1 ».
1À l’intérieur du binôme classique de la critique génétique, « avant-textes – textes ; dossier préparatoire – version publiée », il est d’usage de privilégier le travail sur le manuscrit, de négliger celui sur épreuves. Or pour Gide, les épreuves ont une importance particulière. Notre propos est de faire parler les corrections, car cet enjeu philologique dévoile un enjeu esthétique : chez Gide, une contradiction s’installe entre le travail de rédaction et le travail de correction, qui découle de sa conception même de l’art. Le travail rédactionnel, l’entrain qu’il engendre, autorise certaines hardiesses stylistiques et lexicales que tend à défaire une sorte de censure personnelle, insurmontable au moment des épreuves.
2L’épreuve, c’est de toute façon le moment critique, urgent, parfois panique, qui accorde une ultime possibilité de modifier (de supprimer, de réécrire). Versant dysphorique de la création, instituant un rapport d’objectivation du moment subjectif inhérent à l’écriture, versant volontiers euphorique celui-ci, gardant quelque chose de jubilatoire2.
3Bien des développements seront possibles en dehors ou au delà de la présente étude, nécessairement limitée à quelques cas de figure. Ils pourraient être étendus à d’autres recherches, par exemple diachroniques3, génériques4, sans négliger les études comparatives entre divers auteurs, diverses époques, divers usages éditoriaux.
4Dans un autre esprit, les modifications que Gide apporte aux épreuves pourront être confrontées aux variantes manuscrites, publiées ou non, afin de mieux saisir ce qui sépare les campagnes d’écriture des corrections d’épreuves5. À l’étude des variantes sur les manuscrits, il conviendrait de joindre celle des épreuves. Elle est parfois déjà intégrée dans les éditions critiques, mais souvent négligée, car les épreuves n’ont pas le statut inaugural du manuscrit. En plus, elles sont rarement conservées au même titre que les papiers personnels d’un écrivain. Souvent elles expriment un stade intermédiaire, une simple étape éditoriale, par ailleurs difficile à dater quand il s’agit de jeux incomplets6.
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5Lecteur infatigable, Gide a toujours été prompt à réagir, à corriger, à ajuster ses impressions de lecture. Il ne craint pas de corriger ce qu’il considère comme un manque de rigueur chez un autre écrivain, et il lui arrive de proposer, dans son Journal, des variantes corrigeant telles phrases d’auteurs qui ne le convainquent guère. Comme critique littéraire, il s’attaque dès les années qui précèdent la fin du siècle au « mal-écrire » de certains jeunes auteurs, à commencer par Saint-Georges de Bouhélier, à qui il reproche – faute impardonnable – de ne pas savoir le français. Pendant un temps, il remplace le directeur de L’Ermitage, Édouard Ducoté ; plus tard, il corrige lui-même, en l’absence de Paul Claudel, et avec son accord, les épreuves de la nouvelle édition de Connaissance de l’Est (19077). Il en va de même des épreuves d’Éloges de Saint-John Perse (19118). Les correspondances littéraires – avec Ghéon, avec Schlumberger – montrent un souci constant de surveiller, fût-ce de loin, la production de La Nouvelle Revue Française. Il a pu entrer en conflit avec les secrétaires de la revue, avec Rivière et, davantage, avec Paulhan. Le cas de l’auteur suisse Charles-Albert Cingria est un exemple éloquent du magistère gidien9. Sans compter qu’il n’a pas déplu à Gide de prodiguer des conseils aux amis écrivains – à ses débuts Ruyters ou Ghéon, Drouin, Jammes (qui prend mal les conseils de son ami).
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6En corrigeant ses épreuves avec rigueur et sévérité, Gide obéit à une exigence première. Il le fait à chaque fois qu’il en a la possibilité, avec un sérieux qui dépasse les nécessités internes de révision et d’harmonisation, dans un esprit de « pureté » qui remonte à ses débuts d’écrivain :
[...] le vieil homme, c’est le poète. L’homme nouveau, que l’on préfère, c’est l’artiste. Il faut que l’artiste supplante le poète. De la lutte entre les deux naît l’oeuvre d’art10.
7Le « poète », c’est aussi l’homme « moral », qui en art est proche de Mallarmé et de son idéal du « beau livre ». Très jeune, Gide parvient à cristalliser ce point de perfection autour de son style et à l’exprimer :
Quand je relis certaines de mes phrases, je m’en veux de les avoir écrites ; il faut que j’apprenne à ne rien dire que d’une forme qui me satisfasse11.
8Pour ne pas imiter la leçon des symbolistes, Gide place innocemment son propre rêve de perfection dans son style. Cette haute exigence envers la langue, le style, le vocabulaire, le phrasé, permettra à l’écrivain d’entamer rapidement une libération importante au niveau des contenus et des techniques narratives. Le paradoxal, c’est que pendant la correction des épreuves, le démon de la pureté stylistique se manifestera avec quelque ténacité. La liberté, les hardiesses du travail pré-rédactionnel et rédactionnel, seront mises à mal par les impératifs internes du travail prééditorial et éditorial.
9Gide n’était-il pas un artiste trop conscient, trop attaché à un style, son style, pour accepter de publier ou de republier sans mettre à profit les relectures successives qui s’offrent à lui à partir du manuscrit, amenant implicitement de nombreuses « corrections d’écriture12 » ? Ne fait-il pas un large usage de la modification, de la réécriture, de la suppression surtout ? Ses repentirs reflètent sa vision artistique. En amont, il faut reconnaître que le noyau de son activité d’écrivain est en principe préalable au geste scriptural, en harmonie avec sa conception hiérarchisée de l’art. De là son attachement à la composition, la dispositio selon la rhétorique classique. De là sa redéfinition très personnelle du classicisme. La réflexion préalable, la conception, la gestation précèdent l’acte d’écrire : « L’idée de l’œuvre, c’est sa composition13 ». Vu ainsi, Gide serait un écrivain « à programme » plutôt qu’un écrivain « à processus14 ». Même s’il est périlleux de généraliser et que le Journal ou les récits de voyage (Retour de IV. R.S.S., Retouches... ou Voyage au Congo et Le Retour du Tchad) notamment illustrent une façon de procéder inverse, il conçoit et compose avec grand soin et, du moins pour les œuvres de fiction, selon une fable élaborée en principe bien avant la rédaction15.
10L’idéal premier, archétypal, peut se placer ainsi en opposition plus ou moins ouverte avec cette autre exigence gidienne (plus « récente » par rapport à son esthétique, il est vrai, mais non moins virulente) : celle de pousser son art vers la vie, c’est-à-dire d’admettre, dans la recherche formelle, l’inachèvement et la fragmentation. Au moment de la correction des épreuves, un conflit se déclare entre ces deux moments antagonistes : l’« idéalisme » (hérité de l’école mallarméenne) et un « vitalisme » (découvert en lisant Schopenhauer, Goethe, Nietzsche, en rapport avec son époque). Si dans ses épreuves, Gide se ressaisit, c’est qu’il obéit simplement au vieux pacte, à une vision de l’art première, (« poétique » et non encore « artistique » selon ses mots) comprise comme une forme avant tout : il en résultera une soumission intériorisée à cet idéal de pureté.
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11Si les phases rédactionnelles reflètent un versant de sa vision de l’art, les phases éditoriales s’appuient sur l’autre versant. Plus rigoureux pour ce qui est des aspects formels, il cherche à réduire les libertés issues des campagnes d’écriture. Une véritable censure s’installe, que l’on va essayer d’analyser brièvement et qui explique sans doute les nombreuses précautions, rétractations, hésitations dont Gide entoure ses publications. On peut retenir les constantes suivantes :
- Gide répugne à précipiter ses publications et préfère procéder par étapes.
- Il se méfie du premier jet, et préfère laisser mûrir ses textes qui, comme le bon vin, se voient souvent « chambrés ».
- Il tient à pouvoir reprendre, « se reprendre » ; dans ses corrections, les qualifications comme « bon » ou « à remanier » reviennent régulièrement, et il n’hésite pas à demander conseil à ses amis.
- Il ne rechigne pas à reprendre un texte, à le remanier, à en retrancher des éléments, à y rajouter d’autres, selon la logique de l’effort esquissée, qui découle de sa vision de l’art.
- Il lui arrive néanmoins, quand il s’agit de « notes » surtout, de contourner le travail de correction, de peur de réduire ainsi la spontanéité, le charme du texte, sa « proximité » de la vie : la correction devient une explication du danger de corriger.
12Dès ses premières publications, Gide manifeste un goût prononcé pour l’édition clandestine16. On peut dire que bien des publications sont plutôt des coups d’essai. Il publie sans nom d’auteur (et à son compte) son premier livre, et le fait passer pour « posthume17 ». Plus tard, il le reniera. Et très tôt, il donne à des revues, en prépublication, ce qui, par la suite, sera repris, remanié, refondu et, volontiers, supprimé.
13En vue d’une parution de texte en revue, il peut amenuiser la portée initiale ; ainsi, il estompe le ton blasphématoire de certaines de ses réflexions sur la « Morale chrétienne », notées, au fil des jours, dans son premier Journal 18. Certaines chroniques, écrites dans un style quelque peu relâché pour L’Ermitage ou La Revue Blanche, seront à leur tour relues « au crayon rouge19 ». Même les comptes rendus, écrits au fil de la plume, sont soigneusement revus avant la publication en volume20.
14La réédition d’un texte donne, en principe, lieu à un examen, un ajustement, un travail plus ou moins étendu de « jointoiement ». Gide ne craint pas non plus les refontes. Les unes et les autres peuvent nécessiter des arrangements ou même des adaptations, comme c’est le cas pour certaines pièces de théâtre, où le texte a été adapté en vue d’une mise en scène donnée21. Sa souplesse rédactionnelle fait qu’il lui arrive d’écrire plusieurs textes sur tel ou tel sujet ; quand il s’agit de publier ou de republier, il peut alors recourir à des articles différents. C’est ce qui s’est passé dans le cas de Baudelaire. Deux textes lui servent pour faire la « préface pour une nouvelle édition des Fleurs du Mal », demandée par Pelletan, en 191722. Gide corrige le premier jeu d’épreuves, qui reprend un premier état, puis le deuxième, renvoyant à un état ultérieur. Sur ce dernier, il note, de façon lapidaire :
le premier texte est préférable
" " adopté.
12 janv. 17 A. Gide23.
15 Gide ne craint pas de rejeter une élaboration qui ne le convainc pas24. Un autre comportement à signaler, c’est celui de la demande de corriger, puis son annulation25, auquel s’ajoute celui des corrections qui, pour des raisons à élucider, n’ont pas abouti26.
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16On peut dire que d’une manière générale Gide adapte ses pages au contexte éditorial. Ce qui plus est, c’est qu’il éprouve le besoin de corriger a posteriori l’inachèvement de la forme, issu du versant « vitaliste », en lui conférant, au niveau stylistique, l’achèvement qui lui manque. Autrement dit : le message importe, bien entendu, mais également son « impeccabilité » stylistique. C’est ainsi qu’il lui est possible de désamorcer le conflit entre les deux esthétiques. Le rythme du phrasé doit être en rapport avec le texte, soutenu par une structure transparente, bien équilibrée, qui confère à l’ensemble la qualité d’une œuvre achevée, homogène, cohérente. Tant que la forme idéale – id est harmonieuse : en harmonie interne avec le message – n’est pas pleinement atteinte, Gide n’est pas satisfait.
17L’invariant selon lequel Gide corrige tous les genres sans distinction s’applique aussi à la « cible » de sa publication, revue ou livre. Le destin de ses Considérations sur la mythologie grecque est à ce titre éloquent. Le dossier27 comporte plusieurs liasses de feuilles de plusieurs époques, de divers formats, avec des parties rédigées, et des notes. En 1917, Gide prend le parti de collationner le tout et de mettre au point une publication dans La N.R.F. Par rapport au dossier préparatoire, l’ensemble publié peut paraître maigre, mais il serait injuste de ne pas tenir compte de l’attention que Gide a prêtée à sa préparation28. C’est Jacques Rivière qui s’en charge pour La N.R.F. Dans sa lettre du 12 août 1917, il écrit à Gide : « [...] Je fais passer ta mythologie en tête du prochain numéro. Tu voudras bien m’en retourner les épreuves que tu recevras directement, par retour du courrier. » Et, on l’aura noté, dès le lendemain ( !), Gide de répliquer :
Cher ami,
Voici, corrigées, les épreuves. Le titre ne me plaît pas. Ne crois-tu pas que l’on pourrait avantageusement faire tomber le « quelques » ? – « Considérations sur la M. grecque » suffirait. Je voudrais que Traité des Dioscures ne fût pas imprimé dans les mêmes caractères que « fragments du... » mais ressortît un peu. Par exemple « fragments du » n’a pas besoin d’être en majuscules. Quant à l’écart que je demande (v. ci-contre) entre le I et le II, il n’est pas indispensable après tout et s’il incommode pour la mise en pages – n’en parlons plus. Mais ne mets « I » en tête que si tu mets II plus loin. [...]29
18 C’est peut-être là la grande leçon de cet examen des épreuves : tout passe à l’épure. À moins d’en être empêché physiquement ou, comme après l’achèvement des Faux-Monnayeurs, de ne pas avoir le loisir de revoir les épreuves30, l’écrivain corrige avec intérêt et avec un évident sens du devoir les placards qui lui sont adressés. Il améliore dans son sens le texte, lui impose rigueur et bonne tenue, surveille le rythme, le style et peut encore en modifier l’architecture. La correction parachève la construction, et les épreuves peuvent ainsi être considérées comme une revisitation critique de l’ensemble. Gide attache un soin tout particulier à la typographie, qu’il veut aussi aérée que possible. Il surveille la longueur de sa phrase. Il propose l’insertion de nombreuses virgules, pour accroître le rythme donné, corrige coquilles et redites, tire au clair les passages problématiques, remplace ce qu’il juge imprécis ou inélégant. Dans le jeu d’épreuves déjà rencontré des Nourritures terrestres, il propose, par exemple, de substituer « berger de chèvres » par « berger kabyle31 ».
19 Comme on l’a laissé entendre, la correction peut se révéler impossible. In extremis, elle deviendra une explication de son refus, stratagème appliqué devant les petits textes, chroniques, comptes rendus, notes.
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20Les notes permettent de saisir le mieux ce paradoxe. Fidèle à l’exigence « vitaliste », Gide veut garder leur primesaut, qui ne s’accorde pas avec l’exigence « idéaliste ». Il doit donc s’en excuser en quelque sorte. Il fait ce que l’on pourrait appeler des « anti-corrections » : sur un ton travaillé qui satisfait à la deuxième exigence, il insinue que la relecture critique enlèverait à ses « notes » leur spontanéité, partant leur charme :
De retour en Normandie, du moins cherchai-je à les [= ces cahiers] remanier en vue d’un tout plus homogène. Mais, lorsque je les relus, je compris que leur élan faisait peut-être leur seul mérite, et qu’un apprêt, si léger fût-il, y nuirait. – Je les publie donc sans presque rien y changer32.
21Un autre exemple se rapporte aux voyages en Afrique :
Je laisse ces notes telles quelles et m’excuse de l’informe aspect qu’elles doivent à ma fatigue. J’ai craint, en m’efforçant de les récrire, de leur faire perdre cet accent de sincérité qui sans doute fait leur seul mérite33.
22Pour dépasser l’esthétique symboliste, Gide avait besoin de rapprocher son texte de la vie, donc d’accepter l’inachèvement voire la fragmentation, en dissidence plus ou moins ouverte avec son « classicisme ».
23L’attitude générale de Gide devant les épreuves se caractérise ainsi par une belle maîtrise du temps. Gide eût pu dire, comme Goethe : « Mon élément, c’est le temps ». À sa façon, c’est aussi un éloge de la lenteur, de la maturation – principes « classiques » qui freinent le « tumulte » romantique et confirment la suprématie de l’ordre des épreuves sur l’aventure de l’écriture. À un moment de crise profonde, Gide ne rappellera-t-il pas : « L’art est toujours le résultat d’une contrainte34 » ? Tant et si bien que loin d’être uniquement un enjeu philologique, les variantes d’épreuves peuvent révéler un enjeu esthétique. N’a-t-on pas raison de continuer à lire et, surtout, à interpréter, outre les variantes que renferment les manuscrits, celles que nous livrent les épreuves – celles de Gide, celles d’autres écrivains ?
Je remercie Catherine Gide de m’avoir autorisé à publier quelques extraits d’épreuves inédits.
Annexe
ANNEXE
Pour illustrer l’importance des correction gidiennes sur les épreuves, voici quelques observations relatives à l’un des hommages à Paul Valéry, réédité peu de temps après sa mort (194535).
Selon son habitude, Gide corrige les coquilles, les lettres mal imprimées ; il demande de rajouter plusieurs virgules, pour affermir le rythme en jeu. Au crayon, il marque ce qui lui semble douteux (p. ex. en marge de « ces atomes », il y a : « ô /? »). Quelques simplifications stylistiques sont à signaler : « eût-il pu dire » devient « eût-il dit » ; « De cela personne ne se soucie » sera changé : « [...] s’inquiète ». On trouve encore : « [...] put-il dire », modifié en « [...] écrire » ; « l’amoncellement de ses notes », qui aboutira à « [...] réserves » ; « Un serviteur ou prétendu tel, muet et sourd » adapté au bon usage : « Un serviteur muet et sourd, ou prétendu tel ».
En note, ce rajout :
Avant d’entrer dans le silence, Valéry avait laissé paraître coup sur coup la Méthode de Léonard de Vinci (1894), dans la Nouvelle Revue de Mme Adam et {+}36 la stupéfiante Soirée avec M. Teste (1895), {dans Le Centaure, que dirigeait alors Pierre Louÿs, } création extraordinaire, sans équivalent dans aucune langue, œuvre accomplie, parfaite et devant laquelle nous devions nous incliner.
Plus bas, il y aura ces corrections : « [...] mais le plus souvent c’était avec une sorte d’indulgence, [tant biffé ; en m. : aussi longtemps] qu’il ne s’en trouvait pas dérangé, ou même avec cette note d’amusement que nous prenons parfois aux jeux [peu sérieux biffé ; en m : inconséquents] des enfants. »
À la fin, Gide supprimera ces lignes, sans doute parce qu’elles lui semblaient trop proches des événements récents :
[C’est lui qui s’opposait à cette adresse de félicitations que l’Académie se proposa d’envoyer au Maréchal, aussitôt soutenu, du reste, par certains des plus valeureux immortels. Et, durant l’occupation allemande, avec quelle constance ne repoussa-t-il pas toutes les faveurs dont il ne tenait qu’à lui d’être comblé, préférant endu rer le froid, les privations, plutôt que d’accepter aucun des avantages proposés par les momentanés dominateurs. Là aussi, obstinément, il disait non37 et restait un vivant témoignage de l’insoumission de l’esprit [devant la force brute biffé].
Mais la modification la plus signification est sans contredit l’insertion manuscrite, sur ces épreuves, de tout un passage – trait de caractère, qui déplace le centre même de ces pages et bouscule ainsi son architecture entière :
[...] peu de temps avant sa mort il put dire (ce sont là ses propres paroles que je cite) : « Les principaux thèmes autour desquels j’ai ordonné ma pensée depuis cinquante ans demeurent pour moi inébranlables. (Il disait ce dernier mot38 en [en scandant biffé pour : accentuant] fortement les syllabes [biffé pour : chaque syllabe]39.
Notes de bas de page
1 Il s’agit d’une interview imaginaire, publiée dans la revue dirigée par Cravan, Maintenant, n° 2, 2e année, juillet 1913. Ce texte, publié par Breton dans son Anthologie de l’humour noir (Paris : Pauvert, 1966), est aujourd’hui accessible dans Arthur Cravan, Œuvres, Poèmes, articles, lettres, éd. établie par Jean-Pierre Begot, Paris : Ivrea, 1992, p. 35. – Dans les notes qui suivent, Paris, lieu d’édition, ne sera plus mentionné.
2 Cette activité se rapproche de la « figure mobile du je » définie par Pierre Lâchasse (voir plus haut p. 84). – L’écriture de Gide, rapide et légère dans sa pression et toujours maîtrisée dans son déploiement matériel, en porte aussi la marque. Quelque chose d’harmonieux, d’arrondi lui est propre, qui laisse percer son plaisir à écrire, à formuler par écrit, toujours et partout, à la plume, au stylo, au crayon, sur de grandes feuilles de papier (volontiers filigranées), sur des cahiers d’écolier, sur des blocs à spirale, des bouts de papier, etc. Écriture déliée, réfléchie, écriture fine, généreuse, très dessinée, particulièrement lisible. Écriture d’artiste, originale, équilibrée.
3 Du genre « Quelle est l’évolution du travail sur les épreuves ? »
4 « L’attitude du correcteur change-t-elle en fonction du genre littéraire ? »
5 Pour ce qui est d’André Gide, la plupart des mss. inédits se trouvent à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (Paris). Quant aux textes publiés, le modèle du genre reste l’édition critique de La Symphonie pastorale due aux soins de Claude Martin (Lettres Modernes, 1971), à laquelle se sont ajoutées quelques autres. – Plus près de nous, il y a lieu de citer les récents volumes de la Bibliothèque de la Pléiade (Journal I et II, Essais critiques, Souvenirs et Voyages) qui mettent à nu les faiblesses éditoriales du volume des Romans, récits et soties, édité en 1958 par Jean-Jacques Thierry sans aucun souci philologique...
6 Mais il peut arriver que la date de l’envoi par l’imprimerie figure sur les jeux. Ainsi, un jeu d’épreuves incomplet des Nourritures terrestres (coll. partie.), envoyé par « A. Leroy & R. Crémieu, Imprimeurs, 4, Rue des Suisses, 4 / PARIS XIVe » et daté du 19 juillet 1917, ce qui permet d’affirmer qu’il concerne la réédition du livre aux Éditions de la Nouvelle Revue Française (avec l’achevé d’imprimer du 1er septembre 1917, par R. Crémieu, Paris ; tiré à 300 ex.). – Ces deux cahiers contiennent le titre, la préface, les pages 13 à 49, et 50 à 83. La suite manque. – [Le tampon contient : ] « Bon à tirer à...... exemplaires / Paris, le...... 19.../ signature [puis un sigle à l’encre rouge, puis : ] 17 juillet 1917 [en bas, à droite, une étiquette bleue : ] Prière de retourner ces épreuves après correction à Monsieur G. Gallimard, 35 & 37, rue Madame, Paris VIe. [Puis à la main : ] M. Gide 18/7/17 ». – Ces jeux d’épreuves sont précieux, car ils montrent que même les textes « canoniques » subissent un nombre impressionnant de corrections sur épreuves...
7 Les épreuves de ce texte important (coll. partic.) montrent toutefois peu de corrections en dehors des coquilles et des évidentes erreurs de lecture. Nous avons l’intention d’y revenir dans un contexte claudélien.
8 Quant aux corrections que Gide a apportées aux poèmes de Saint-John Perse, elles sont introuvables à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet ; or les fichiers de la Bibliothèque font pourtant mention de ce dossier (demandes de communication en automne 2000 et au printemps 2001)...
9 Voir notre étude « Charles-Albert Cingria entre Paulhan et Gide », in C.-A. C, Érudition et liberté. L’univers de Cingria, Gallimard, 2000, coll. « Les Cahiers de la NRF », pp. 299-334.
10 Journal I, op. cit., 11 janvier 1982, pp. 151 sqq.
11 Ibid, 8 avril 1889, p. 63.
12 Voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, P.U.F., 1994, 258 pp.
13 Journal I, op. cit., Feuillets, 1894, p. 194.
14 Voir A. Grésillon, op. cit., pp. 75 sqq.
15 Voir, à ce sujet, les commentaires de Daniel Durosay, in Souvenirs et Voyages, Bibl. Pléiade, sous la dir. de Pierre Masson, 2001, p. 1211 : « Pour l’essentiel, l’histoire du texte est un effort pour passer progressivement d’un journal à un récit de voyage ; d’un journal brut, borné de dates, plus que par des lieux [...], à un récit doté, après coup et en surface, d’une structure légère, surimposée, en chapitres et même en volumes [...]. Quant aux deux livres consacrés à l’U.R.S.S., la masse des textes préparatoires (Bibl. litt. Jacques Doucet et coll. partie.) est impressionnante, et il en va de même des documents dont Gide a pris connaissance avant le voyage, comme en témoignent les livres, fascicules, essais, rapports conservés dans sa bibliothèque.
16 Tant et si bien que la critique a vu dans cette hésitation de l’affectation, voire une forme de narcissisme. – Voir à ce sujet, p. ex., Pierre Lièvre, « Gide ondoyant et divers », in Michel Raimond, Les Critiques de notre temps et Gide, Garnier, 1971, pp. 93-5 ; cf. « Gide critique et ses premiers critiques », in Peter Schnyder, Pré-Textes : André Gide et la tentation de la critique, L’Harmattan, coll. « Critiques Littéraires », 2001 (en annexe).
17 [Sans nom d’auteur :] Les Cahiers d’André Walter, œuvre posthume, Paris : Libraire de l’Art Indépendant, 1891. – Comme on le sait, la mystification vient de Pierre Louÿs, mais elle n’a pas dû déplaire à Gide.
18 Cf. Journal I (1887-1925), éd. Éric Marty, Gallimard, Bibl. Pléiade, 1996, pp. 259-61 (et le commentaire d’É. Marty, p. 1430), ainsi que la parution dans L’Art et la Vie, septembre 1896, pp. 596-601. En voici un exemple : Journal, op. cit. : « [...] l’explication ne toucherait que la tête et les hommes seulement comprendraient. » – L’Art et la Vie, loc. cit. : « l’explication ne toucherait que la tête et quelques-uns seulement comprendraient. » (§ 2).
19 Dans son édition des Essais critiques (Bibl. Pléiade, 1999), Pierre Masson reprend, choix courageux et, en l’occurrence, défendable, le texte des prépublications. L’ennui, c’est que si l’on veut connaître les modifications que Gide a apportées par la suite aux différentes éditions, tout de même considérables, et qui révèlent une évidente volonté d’émondage, d’élaboration stylistique, de concision lexicale et d’ajustages rythmiques, il faut se référer aux notes ou à une édition antérieure...
20 Mais il faut reconnaître que pour ce qui est de Gide, les épreuves des petits textes font souvent défaut.
21 Un exemplaire de l’édition du Roi Candaule de 1901, qui a paru aux Éditions de La Revue blanche (Paris, 108 pp., coll. partic.), contient quelques changements de Gide, et quelques-uns d’une main allographe.
22 Pour le détail, voir Essais critiques, op. cit., pp. 528-35 (et les notes de P. Masson, pp. 1141-6).
23 Et de demander ceci, en-dessous du titre charles baudelaire : « Préface pour une nouvelle édition des "Fleurs du Mal" / à Paul Bourget ». – Ajoutons que les typographes devaient jadis être bien disposés, puisqu’on peut lire, sur les premières épreuves : « On prendra dans l’ancien texte les morceaux de la fin déjà composés. » Ainsi l’étude des épreuves permet de saisir les changements importants dans le domaine de la production du livre, puisque les auteurs actuels doivent remettre, fréquemment, une maquette achevée (« finalisée ») de leur texte à leur éditeur...
24 Cf. p. ex. les deux versions de la fameuse « Conversation avec un Allemand » dont Gide a retenu la première. Voir Souvenirs et Voyages, op. cit, p. 71 (et les notes de P. Masson, pp. 1090-3).
25 Un exemplaire des épreuves du Retour de l’Enfant prodigue (coll. partic.) montre quelques demandes de correction, par la suite annulées. Cf. l’édition critique d’A. Yoshii, Fukuoka University Press, 1992.
26 Nous avons pu consulter, dans la bibliothèque de Gide, un volume de C.R.D.N. (titre provisoire de l’essai qui deviendra Corydon, sans nom d’auteur, 1911, avec l’achevé d’imprimer du 22 mai 1911, imprimé à Bruges par The St. Catherine Press), qui offre, à côté de divers commentaires (du genre « à remanier »), plusieurs rajouts manuscrits soigneusement cohés. – L’édition courante ne reprend pas les corrections que propose ce volume – à l’éditeur d’une future édition critique de tirer au clair s’il s’agit d’un oubli ou d’un abandon intentionnel... – Voir l’ouvrage de Patrick Pollard, André Gide, Homosexual Moralist, New Haven University Press, 1991, qui propose plusieurs variantes significatives par rapport au texte courant de Corydon.
27 Coll, partie.
28 Nous avons l’intention de revenir, dans un autre contexte, sur ce dossier (coll. partie.), qui éclaire la manière gidienne de composer un en – semble. – Autre exemple éloquent : les différents textes préparatoires sur Montaigne (essai, préface, commentaire), déposés à la Bibl. litt. Jacques Doucet.
29 André Gide – Jacques Rivière, Correspondance (1909-1925), éd. établie, présentée et annotée par Pierre de Gaulmyn et Alain Rivière, avec la collab. de Kevin O’Neill et Stuart Barr, Gallimard, 1998, pp. 568 sqq. – On pourrait ajouter de nombreux exemples de ce type dans la correspondance autour de La N.R.F.
30 Cf. ces deux inscriptions sur lesquelles prend significativement fin le premier tome du Journal, la première datée du 8 juin 1925, la seconde du 14 juillet : « Achevé Les Faux-Monnayeurs. »/ « Départ pour le Congo. » (Op. cit., 1284). – Sur les préparatifs fébriles du voyage africain, voir Les Cahiers de la Petite Dame, t. I, Gallimard, 1973, pp. 227 sqq. – Voir également Élisabeth Van Rysselberghe, Lettres à la Petite Dame, éd. par Catherine Gide, Gallimard, 2000. Quant à la relecture des épreuves du roman, c’est Roger Martin du Gard qui s’en chargera, aidé d’Arnold Naville (voir A.G. – R.M.G., Correspondance, t. I, introd. par Jean Delay, Gallimard, 1968, pp. 269-89).
31 Voir plus haut, note 6. – Cf. l’article consacré au style de Thésée par Étiemble, dans l’ouvrage de Michel Raimond, Les Critiques..., op. cit., Garnier Frères, 1971, pp. 85-92, qui confirme le souci constant d’une amélioration stylistique, voire d’une stylisation dans le travail de correc tion.
32 Journal I, op. cit., « Le Renoncement au voyage », p. 365.
33 Le Retour du Tchad, chap. VII, en note, in Souvenirs et Voyages, op. cit., p. 633. – Fait significatif : le passé composé, « j’ai craint », au lieu du présent, souligne la distance de la correction vis-à-vis du texte en même temps que la proximité de ce dernier par rapport aux événements...
34 « De l’évolution du théâtre » (1904), in Essais critiques, op. cit., p. 436.
35 « L’Arche, Pl[anche] 121MPRIMERIECRÉTÉ Corbeil (Seine-et-Oise) 8 10 45 » [puis de la main de G. : ] « bon à tirer / après corrections / André Gide ». – [Titre courant : ] PAUL VALÉRY. [Le début est : ] « RIEN ne pouvait honorer notre Gouvernement provisoire plus et mieux que ces glorieuses funérailles officiellement accordées [...] ». Jeu d’épreuves inéd., coll. partie. – Le texte, publié d’abord dans L’Arche, n° 10, octobre 1947, est reproduit dans Essais critiques, op. cit., pp. 925 sqq.
36 Le sigle {+} marque la place primitive du passage mis en accolade.
37 En marge, Gide demande des « petites majuscules ».
38 En marge, Gide demande des « petites majuscules ».
39 Comme le signale Pierre Masson, le passage sera derechef supprimé dans certaines éditions ultérieures (Essais critiques, op. cit., p. 1255). – Cet exemple illustre au demeurant la difficulté dans la reproduction de ce type de correction – tant et si bien que même la leçon de certaines épreuves appellerait la reproduction photographique exigés par certains généticiens pour la lecture et l’analyse des manuscrits compliqués.
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