En relisant le Journal des faux-monnayeurs
p. 89-101
Texte intégral
1 Bien avant la composition des premières plaquettes qui allaient constituer l’édition originale de son Journal proprement dit, le Journal des Faux-Monnayeurs fut le premier volume à être publié par Gide sous ce titre de « Journal ». Pourtant, dans les éditions et rééditions du Journal, le Journal des Faux-Monnayeurs n’a pas été repris. Sans doute est-ce en partie parce que ce texte, mi-journal, mi-écriture autobiographique, ouvrant également, bien sûr, sur la création romanesque, présente certaines difficultés pour ce qui est de son appartenance générique. Gide a dû faire face à ces problèmes lors de la sélection des cahiers de son Journal pour les Œuvres complètes dans les années 30. Cette entreprise provoque chez Gide une relecture du Journal des Faux-Monnayeurs ; relecture dont les retombées se trouvent dans les textes de présentation rédigés par Louis Martin-Chauffier, mais suggérés comme on le sait ou même parfois dictés par Gide, au fur et à mesure de chaque volume des Œuvres complètes.
2Or il ressort des textes que l’on lit dans les volumes X, XI et XII, que le Journal des Faux-Monnayeurs retrace « la vie commune qui s’établit entre l’écrivain, l’œuvre et les personnages, la prise de possession réciproque1 ». De plus, nous apprend-on, au cours de l’élaboration de son roman.
André Gide se détournait de lui-même en cédant le pas à son œuvre, ou plutôt à l’auteur de l’œuvre : si bien que, dans cette confrontation attentive, on trouve plus d’intimité, ou plus de révélations [dans le Journal des Faux-Monnayeurs] que dans le journal même2.
3Bref, pour le créateur, l’expérience de la création constitue un élément capital du vécu.
4À la lumière de ces remarques je me propose de poursuivre une autre « relecture » du texte, en me basant également sur certains éléments du manuscrit, dont je compte publier une édition génétique dans un avenir prochain3.
5Le Journal des Faux-Monnayeurs est surtout le journal de celui qui écrit le roman des Faux-Monnayeurs. Le document retrace ce que Gide appelle « cet effort de projeter au dehors une création intérieure, d’objectiver le sujet (avant d’avoir à assujettir l’objet) », effort qu’il trouve « proprement exténuant » (25). C’est justement la fonction du journal que de fournir un terrain pour ce travail. Il s’agit bien d’un journal en tant que tel, dans la mesure où Gide prend pour support un cahier exactement semblable à ceux qu’il utilise pour son Journal : petit cahier brun, sans indication de provenance, à couverture de toile, 19 cm sur 14 cm, comportant 43 folios à lignes ordinaires. Témoignage sur la genèse du roman, le manuscrit du Journal des Faux-Monnayeurs raconte également, peut-être surtout, le processus par lequel Gide s’est consacré « romancier ».
6Tout d’abord, pourtant, il hésite devant cette étiquette de « romancier », évitant de l’endosser lui-même, comme l’atteste le fait qu’il a raturé le mot par deux fois, d’abord vers le début et ensuite à la fin du Journal des Faux-Monnayeurs, après l’avoir écrit inconsidérément à titre personnel :
Ce n’est point tant en apportant la solution de certains problèmes, que | le romancier | je puis rendre un réel service au lecteur. (24 : juillet 1919)
mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l’opération ; addition, soustraction, peu importe ; | + j’estime que | ce n’est pas | au romancier + à moi | de la faire. (85 : mars 1925)
7En général, il est loisible d’affirmer que lorsque Gide utilise le mot de « romancier », il ne parle pas de lui-même, mais plutôt de quelqu’un d’à moitié imaginaire qu’il tient à distance. Ce personnage hésite moins que Gide à se consacrer au genre du roman. À l’encontre de Gide il ose se laisser définir par ce qu’il aura accompli dans ce sens. À cet égard il serait intéressant d’examiner le rapport qui peut s’établir dans le texte entre le terme de « romancier » et celui d’« auteur ». Mais pour l’instant penchons-nous sur la notion du romancier-personnage. Celui-ci se manifeste très tôt dans le Journal des Faux-Monnayeurs :
Ne jamais exposer d’idées qu’en fonction des tempéraments et des caractères. Il faudrait du reste faire exprimer cela par un de mes personnages (le romancier). (13)
8D’emblée le romancier va donc se donner en spectacle, pour l’édification du lecteur et au bénéfice de Gide lui-même qui lui fera endosser les idées dont il se méfie, et les projets qu’il a peut-être peur de ne pas pouvoir mettre à exécution. Les éléments les plus hasardeux, les plus spéculatifs de son Journal des Faux-Monnayeurs seront donc versés dans le « cahier d’Édouard » (31, 13 janvier 1921). Pourtant, Gide a du mal à se libérer de l’emprise de ce « frère spirituel », et il a d’autant plus besoin de le faire qu’Édouard risque de donner à son propre projet certaine orientation que Gide ne se décide pas à poursuivre.
9Gide se propose donc, dans un premier temps, de bien camper le personnage d’Édouard dès le début du roman. Dans une remarque qui n’a pas été reprise dans le texte imprimé, il écrit :
Il faut inscrire les « réflexions d’Édouard sur le roman » – dans un premier chapitre pouvant servir de préface. (II, f° 6 r° ; c’est Gide qui souligne)
10Il y voit peut-être un moyen de se détacher du romancier-personnage en le poussant en avant. On note l’emploi des guillemets qui distancent déjà le contenu des « réflexions d’Édouard ». Ce passage continue en renouvelant les guillemets :
« Si c’est pour refaire ce que les autres ont fait, | fut + serait |-ce aussi bien qu’eux, inutile de commencer à écrire. Concurrence à l’état civil, un double de la société. Je n’aime pas les doubles. (sic ; II, f°6r0)
11Il n’est par sans intérêt de constater qu’après avoir ouvert les guillemets afin de se démarquer d’Édouard, Gide oublie de les fermer à la fin du passage...
12Cette soi-disant « préface » où seront versées d’autres « citations » de cet ordre sera bientôt appelée par Gide « le monologue d’Édouard » (II, f° 8 r°). C’est également sous ce titre, supprimé pourtant dans la version publiée, que le manuscrit présente, quelques pages plus loin, ce qui dans le texte imprimé commence avec les mots : « Faire dire à Édouard, peut-être : » (51-3). En fait, il s’agit de trois feuillets, de formats différents, collés l’un sur l’autre à cette page du cahier. Les deux premiers dérivent manifestement d’une phase antérieure de la genèse du roman, puisqu’ils comportent une allusion à Lafcadio, personnage que Gide a abandonné quelque trois mois auparavant, le troisième feuillet, sur « l’école symboliste », a tout l’air d’une page tombée de la rédaction du chapitre X de Si le grain ne meurt, terminé l’an précédent. Il ne serait peut-être pas trop brutal de dire que Gide fait don à Édouard de déchets dont il ne sait que faire autrement. C’est une façon de marquer la distance qui les sépare.
13Cela n’empêche pas, pourtant, que Gide se serve de son personnage comme d’un exutoire ou d’un bouc émissaire pour se débarrasser de pensées qui le gênent. De bons exemples de ceci se trouvent parmi les variantes et les passages supprimés dans l’entrée du 1er novembre 1922 (57) sur le « pur roman ». Car le texte écrit est bien plus long que celui qui a été imprimé, et développe avec assez de véhémence les analogies tirées de l’évolution du théâtre. Gide va jusqu’à dénoncer les erreurs qui engendrent « une certaine gesticulation forcenée » sur la scène, il affirme sans nuance, et souligne avec force, que « la description ne fait pas partie du roman » ; le ton tranchant surprend chez cet être normalement si indécis. Il ne s’arrête pas là :
Il me paraît que le romancier [...] n’a pas à les décrire [les personnages] plus que ne fait le dramaturge. Et ne me dites pas que le dramaturge ne les décrit pas parce qu’on les voit proprement sur la scène, et que le vrai dramaturge n’écrit que pour être joué. (II, f° 20 r°)
14La discussion s’étend sur plusieurs lignes, que nous sautons ici pour reprendre la citation plus loin :
Et même j’irai plus loin : je dirai que le personnage peut être extrêmement vivant, encore que l’on ne sache pas comment il est. Voyez Hamlet ! Est-il maigre ou gros ? Noir ou blond ?...[...] Celui-là, on fait mieux que le voir : on le devient. – En général, le roman moderne ne laisse pas assez de possibilités au lecteur. (II, f° 20 r°)
15On a nettement l’impression que Gide exagère, qu’il pousse son idée à l’absurde sans songer à freiner l’impulsion à s’exprimer, il se permet de couvrir toute une page sans que s’enclenche le mécanisme de son ironie habituelle. À la fin de ce passage, arrivé en bas de la page, il est obligé de s’arrêter pour tourner la page – et c’est là que commence le repentir ou ce que Gide avait appelé la « rétroaction du sujet sur lui-même4 ». Tout de suite il se ravise : en haut de la page suivante on lit :
Je crois qu’il faut mettre tout cela dans la bouche d’Édouard – ce qui me permettrait d’ajouter que je ne lui accorde pas tous ces points, si judicieuses que soient ses remarques. (II, f° 21 r° ; cf. 59)
16Aussitôt dit, aussitôt fait. La dernière partie de cette tirade est détachée du reste et paraît mutatis mutandis dans le roman, sous la plume d’Édouard5.
Je m’explique assez bien la formation d’un personnage imaginaire, et de quel rebut de soi-même il est fait (76)
17écrira Gide plus tard. Ici nous voyons très clairement comment fonctionne ce processus d’« objectiver le sujet » qui consiste à projeter à l’extérieur des éléments de soi, puis de s’en détacher pour en faire un personnage que l’on est libre ensuite de désapprouver.
18Le processus n’est pas automatique et ne s’effectue pas sans peine. Effectivement, il paraît qu’un certain épuisement nerveux peut s’ensuivre, du moins si l’on en juge d’après l’entrée datée du 19 décembre 1922 qui suit celle que nous venons d’examiner :
Je vais moins bien depuis quelques jours, nerfs surtendus et sensible diminution de ferveur. Dans la crainte d’être forcé d’interrompre quelque temps mon livre, je note ici certaines suites de chapitres que j’entrevois, afin de m’en pouvoir ressaisir en relisant ce cahier. (II, f°21r°)
19Le Journal des Faux-Monnayeurs, version imprimée, ne reproduit pas ce texte. Par-dessus lui, le cachant et le remplaçant, Gide a collé un feuillet où on le voit lutter pour marquer sa victoire sur ce frère devenu ennemi. L’impassibilité relative du texte tel qu’il apparaît en caractères d’imprimerie dément les supplices de l’écriture qui l’a engendré. Il s’agit du passage qui commence :
Je dois respecter soigneusement en Édouard tout ce qui fait qu’il ne peut écrire son livre. [...]
20et qui continue :
C’est un amateur, un raté. [...] Personnage d’autant plus difficile à établir, que je lui prête beaucoup de moi. (59-60)
21La ligne assez tourmentée que tracent les ratures et les retouches témoignent clairement, me semble-t-il, de l’intensité avec laquelle Gide s’applique à échapper à l’emprise du personnage : il bouleverse ses phrases pour mieux asseoir sa conclusion et pourchasse la formule qu’il lui faut jusque dans le coin inférieur de la page. N’oublions pas que c’est d’un portrait de lui-même qu’il s’évertue à s’arracher. « Il me faut me reculer un peu pour bien le voir », dit-il à bon escient. L’écriture du manuscrit reflète bien ici ce que Gide appellera « cet effort de projeter au dehors une création intérieure », effort qu’il trouve « proprement exténuant » (25).
22En fait, ce n’est qu’après avoir dompté et apprivoisé cette figure du romancier fictif que Gide sera libre d’« assujettir l’objet », c’est-à-dire d’élaborer les autres personnages. Il est à remarquer qu’il se met tout de suite après à esquisser et à développer des portraits d’Olivier, de Bernard et de Vincent, dans les pages de son cahier qui suivent directement celles où on voit se jouer le drame de l’auteur aux prises avec son romancier. Tout se passe comme si la figure d’Édouard avait bien bloqué le chemin qui menait aux autres personnages.
23Avant de considérer de plus près ceux-ci, il est important de signaler le contraste entre le premier cahier et le deuxième cahier afin de faire ressortir le caractère particulier de celui-ci. Il faut bien comprendre dans quelle mesure Gide s’y donne pour tâche d’explorer systématiquement les méthodes permettant la création des personnages dans le roman.
24Le lecteur de la version publiée du Journal des Faux-Monnayeurs apprend que le roman est en voie de se construire autour de deux foyers plutôt qu’un seul centre, à la manière des ellipses :
D’une part, l’événement, le fait, la donnée extérieure ; d’autre part l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela [...]. (45)
25En présentant ces dernières remarques au début du deuxième cahier, Gide donne l’impression qu’à ce moment-là il relance le livre sur de nouvelles bases. Le fait est pourtant que cette conception du roman a été constante depuis les premières pages du premier cahier. Et il convient de remarquer que cette impression d’un nouveau départ est doublement trompeuse, car le passage en question a été rédigé en réalité à la fin du premier cahier, où il clôt justement cette phase de travail autour de la conception originelle plutôt que d’annoncer une progression dans le même sens. Effectivement, pour la version publiée, Gide a interverti le début du deuxième cahier et la fin du premier.
26Au cours du premier cahier du Journal des Faux-Monnayeurs, comme on le sait, Gide s’occupe surtout de jeter les bases théoriques et thématiques du roman (voir p. 38). Les personnages, à cette époque, ne sont guère que de « petites bobines » autour desquelles l’écrivain « tâche à enrouler les fils divers de l’intrigue et la complexité de [ses] pensées » (23 : 28 juillet 1919). Ainsi ses rapports avec Édouard pendant cette période demeurent plutôt dans le domaine des abstractions.
27Au deuxième cahier Gide passe à la tâche d’étoffer et de modeler les personnages. Et c’est ici que l’on se rend compte à quel point Édouard risquait de constituer une sorte d’obstacle au libre jeu de la création. En fait on vient de voir que c’est au prix d’un certain effort que Gide devra parvenir à se dégager de ce personnage dans lequel il s’est trop investi, pour pouvoir s’occuper ensuite des autres personnages.
28Le deuxième cahier sera donc le site d’un travail tout à fait nouveau. Gide se lance dans une nouvelle direction avec un changement de support : à présent il prend un grand registre cartonné, 30 cm sur 19 cm, 83 folios. Gide dira à Schlumberger qu’il s’agit ici « moins de la rédaction du récit de son roman que d’« un travail intermédiaire » visant à l’aider à « créer des personnages6 ».
29On remarque justement que les premières pages de ce registre sont consacrées à des portraits ou à des « caractères ». Il débute avec une table des personnages principaux, y compris une indication de l’âge de chacun d’entre eux. Avec la deuxième page commence une série de scènes et de portraits qui s’étend sur de nombreuses pages et dont quelques-uns seulement ont été conservés dans le texte imprimé. Il est clair que Gide a commencé ce cahier dans une intention assez précise, il cherche de propos délibéré à y engranger systématiquement des observations du monde réel pour suppléer à ces « menus matériaux, répliques, fragments de dialogues, et surtout ce qui peut aider à dessiner les personnages » (32), qu’il accumulait depuis janvier 1921 sur des fiches séparées. Nul doute que la brèche opérée par l’incident de l’écolier voleur de livres produit ici des suites concrètes7. À partir de ce moment, et en vertu du contrôle que Gide réussira à imposer sur le personnage séduisant d’Edouard, les réflexions de celui-ci, loin de constituer un premier chapitre en guise de « préface », rentreront dans le rang et figureront parmi une galerie de personnages auxquels Gide va donner chair et os à partir des données qu’il emmagasine dans ces pages du deuxième cahier.
30Quant à l’ouverture vers le vécu et vers ce que Gide avait appelé « l’événement, le fait, la donnée extérieure » (45), elle s’accomplit grâce à des êtres que Gide appelle ici justement « les intermédiaires ». Ceux-ci servent de modèles pour des croquis de toutes sortes. Parmi eux figurent Marc Allégret, baptisé « Jude » dans le texte publié (48) ; un certain « X », modèle de « l’esprit faux » qui devient « Lucien » (47-8), ce « G » (Ghéon, vraisemblablement) qui « s’enfonce dans la dévotion » (46). Le commentaire sur Valentin, qui n’« avait pas... d’opinion propre », est précédé d’une page où Gide a collectionné ces opinions opposées que dans le roman nous verrons Bernard solliciter à un chacun8. On trouve aussi, souvent sur des feuillets de provenances diverses, collés dans le cahier manuscrit, des esquisses d’Eugène Rouart, du beau-père de Jeanne Gide, d’un individu anonyme rencontré à Grau du Roi, etc. Il est clair que ces pages sont le fruit d’un état d’esprit que Gide a cultivé exprès pour enrichir son roman de personnages et de comportements réels. Il pense aller jusqu’à imposer à Édouard, sans doute pour entretenir en lui aussi le même goût de la réalité concrète, la tâche de « reconstituer le passé » d’une « extraordinaire créature » que Marc et Gide ont rencontrée en wagon (48-51). Le 19 août 1921 Gide avait dit justement, en montrant à Jean Schlumberger le « grand cahier cartonné » (c’est notre « deuxième cahier »), qu’il est « très découragé à l’idée de créer des personnages. [...] Je n’éprouve pas le besoin de créer des êtres ayant un état civil, une vie sociale. Je ne sais pas pourquoi je m’y astreins9 ». La date où il fait ces remarques correspond au début de ce qu’on pourrait appeler cet « apprentissage du réel » auquel, effectivement, il va s’astreindre dorénavant. Le 3 janvier 1922 Gide parlera encore, dans son Journal, d’un « effort énorme pour vivifier et apparenter mes personnages10 ».
31Gide part donc à la chasse du « petit fait vrai » que sa génération était accoutumée à honnir chez les romanciers réalistes. Toutefois il n’abandonnera pas pour autant cette notion si chère à lui depuis au moins L’Immoraliste, du personnage comme un bourgeon ou un rejeton de la personnalité du romancier11. Il finira par réitérer cette conception le 27 mars 1924 dans une phrase qui au manuscrit comporte un lapsus assez révélateur :
Brignoles 27 Mars.
Ce qui manque à chacun de mes héros, que j’ai taillés dans ma chair même, c’est ce peu de bon sens qui me retient de pousser aussi loin qu’eux | ma | leur folie. (7312)
32Effectivement, au début de son travail sur ce roman Gide s’était déclaré plutôt réfractaire au travail sur le vécu objectif.
Je ne suis pas assuré que ce système de notes et de fiches que [Roger Martin du Gard] préconise eût pu m’être d’un grand secours ; la précision même du souvenir ainsi noté le gêne, ou du moins me gênerait. [...] la règle de l’artiste doit être, non point de s’en tenir aux propositions de la nature [...] (28-9, Cuverville, 1er janvier 21)
33Pourtant, dans un passage qui suit celui-ci mais que Gide supprime dans la version imprimée, il s’était montré résolu néanmoins à adopter une approche nouvelle :
Les notes qu’il m’est parfois arrivé de prendre, à l’usage de tel précédent livre, m’ont toujours | + jusqu’à présent | plutôt gêné que servi. Mais je veux changer de méthode, et enrichir mon livre par tous les moyens. (I, f° 24 r°)
34 Voilà justement pourquoi nous le voyons parler une quinzaine de jours plus tard, de façon peu caractéristique, de ces fiches où il note « ce qui peut m’aider à dessiner les personnages » (32). Ailleurs il évoquera une « feuille à part » où il a inscrit « les premiers et informes linéaments de l’intrigue » (14). Et dans un passage biffé, il s’était dit : « Je n’ai pas à noter sur ce carnet le déroulement de l’intrigue » (I, f° 28 r°). Il semble donc avoir mis en place un système que l’on dirait cloisonné, répartissant entre des dossiers et des fichiers séparés les différents aspects du travail créateur. C’est ce système qui sera mis à mal par l’incident de l’écolier qu’il surprend en train de voler un livre. Par la suite, le processus prendra le pas sur le système.
35À l’origine, soulignons-le, Gide avait voulu réserver le Journal des Faux-Monnayeurs pour « les remarques d’ordre général sur l’établissement, la composition et la raison d’être du roman » (31). En effet, il avait « noté ailleurs (cahier gris) le cas du séducteur – qui finit par être captif de l’acte qu’il a résolu d’accomplir » (12-3). Et selon son Journal, c’est bien dans le « cahier gris du roman » qu’il prétend avoir raconté « l’histoire de ce petit écolier de Henri-lV – que je surpris hier en train de voler13 ». Or, le Journal des Faux-Monnayeurs n’est pas le cahier gris, et ce cahier-ci est conçu à l’origine pour obéir à un impératif d’ordre tout à fait différent du cahier gris, quel qu’il soit.
36Néanmoins, c’est dans le Journal des Faux-Monnayeurs, comme on le sait, que Gide inscrit cet épisode capital (34-6). Est-ce donc par mégarde, ou bien parce qu’il est séduit par cette « aventure » qui lui arrive, que Gide opère dans son système compartimenté dont le Journal des Faux-Monnayeurs n’occupe qu’un coin particulier, une brèche par où pourra entrer désormais ce qu’il avait convenu à un certain moment d’appeler « l’empirique » ? Quoi qu’il en soit, à côté des réflexions sur l’art du roman que le Journal des Faux-Motmayeurs a été créé pour accueillir, on remarque dorénavant une orientation de plus en plus prononcée vers le monde extérieur, lequel ne s’était guère fait sentir jusqu’ici qu’à travers les faits divers concernant les faux-monnayeurs. C’est ainsi que se renouvelle, de façon concrète, cette conception « elliptique », gravitant autour des deux foyers de « la donnée extérieure » et de « l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela » (45).
37Parmi les autres conséquences de ce bouleversement du système initial on remarque un détail qui s’avérera capital. Alors que le 13 janvier 1921 – c’est-à dire dans le premier cahier du Journal des Faux-Monnayeurs – le « cahier d’Édouard » devait ne comporter que « les remarques d’ordre général sur... la raison d’être du roman » (31), au mois de septembre 1921 – lorsque Gide est sur le point de passer à son deuxième cahier – on voit de plus en plus que le cahier du romancier-personnage est destiné à recueillir tel quel et « tout entier »« ce cahier où [Gide écrit] l’histoire même du livre » (45-6). Ce sera donc un cahier de conception proprement génétique, reflétant la dynamique de la création aussi bien que des méditations abstraites et théoriques. Lorsque Bernard s’appropriera la valise d’Édouard, il y découvrira donc un journal qui – comme l’indique la première ébauche de l’épisode dans le manuscrit du Journal des Faux-Monnayeurs – n’y figurait pas à l’origine.
Notes de bas de page
1 Œuvres complètes d’André Gide, t. X, Paris : NRF, 1936 [mars], p. IX.
2 Ibid., t. XI, 1936 [septembre], p. XI.
3 Le manuscrit du Journal des Faux-Monnayeurs se trouve dans la « Carlton Lake Collection » du Harry Ransom Humanities Research Center à l’Université du Texas à Austin. Je remercie le personnel du HRHRC, et en particulier Linda Ashton, de l’aide qui m’a été donnée au cours de mes recherches. Je tiens surtout à remercier Mme Catherine Gide de m’avoir aimablement autorisé à citer les extraits du manuscrit ci-dessous. Dans la transcription du manuscrit nous avons adopté les conventions suivantes : sont en italiques les éléments biffés ; sont précédés de + les éléments surajoutés par rapport à la ligne d’écriture courante ; les barres verticales || délimitent l’unité de transcription de chacune des catégories ci-dessus. Les citations tirées du manuscrit sont indiquées par folio dans le texte, p. ex. « II, F° 25 r° » renvoie au deuxième cahier, folio 25 recto. Les chiffres entre parenthèses dans le texte renvoient à la version imprimée du Journal des Faux-Monnayeurs, Paris : Gallimard, 1927.
4 André Gide, Journal I, 1887-1925, édition établie, présentée et annotée par Éric Marty, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 172.
5 Les Faux-Monnayeurs, dans André Gide, Romans, récits et soties, œuvres lyriques, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 990.
6 Jean Schlumberger, Notes sur la vie littéraire, édition établie, présentée et annotée par Pascal Mercier, Paris : Gallimard, 1999, p. 120, 19 août 1920.
7 Voir plus bas.
8 Op. cit., pp. 1088-9.
9 Notes sur la vie littéraire, op. cit., pp. 120-1.
10 Op. cit., p. 1168.
11 Rappelons la célèbre lettre à Scheffer, juillet 1902, reproduite dans Œuvres complètes, IV, pp. 615-7.
12 On remarque que le passage est daté du 30 mars dans le texte imprimé.
13 Op. cit., p. 1112, 4 mai 1921.
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