Écriture théâtrale et écriture de soi
p. 21-38
Texte intégral
1 Écriture théâtrale, écriture de soi : les deux notions dès l’abord ne manquent pas de paraître antinomiques voire incompatibles. En principe, l’auteur dramatique doit s’effacer derrière son œuvre. Qu’en est-il de Gide, lui dont on a appris qu’il est constamment présent dans ses œuvres de fiction ? S’absente-t-il de ses œuvres dramatiques comme le voudraient les conventions de l’écriture théâtrale, ou parvient-il encore à s’écrire en adoptant la perpective dramatique ? Dans quelle mesure réussit-il à inscrire son moi et de quelle manière au sein d’un type d’écriture qui théoriquement bannit le je de l’auteur ?
2Une première remarque s’impose : le propre de l’œuvre dramatique est de ne jamais être autobiographique. Le théâtre ne se prête pas à être le support de la confidence intime. Un des rares exemples que l’on ait trouvé de théâtre autobiographique est une curieuse œuvre de Restif de la Bretonne intitulée : Le Drame d’une vie concernant un homme tout entier ; cet homme, c’est l’écrivain lui-même qui se présente en une suite d’épisodes tirés de sa vie mis en dialogues1. Et si l’on peut trouver des éléments autobiographiques dans une œuvre théâtrale, c’est par le biais de transpositions plus ou moins élaborées, jamais repérables au premier abord. S’aperçoit-on par exemple que des œuvres de Ionesco comme Rhinocéros, Victimes du devoir ou Le Piéton de l’air ont pour origine des cauchemars vécus par leur auteur ? Dans le théâtre de Gide, une seule œuvre, qui aurait pu apparaître comme une transposition de sa situation personnelle, a été abandonnée. Encore ne s’agit-il que de ce livret d’opéra, Le Retour, qu’il avait projeté d’écrire pour le compositeur Raymond Bonheur. À travers Horace le voyageur, Marthe la tendre et fidèle épouse et la romanesque Lucile, on reconnaît trop facilement Gide lui-même, Madeleine et sa sœur Valentine. Cette œuvre « est tellement dans mon sens », écrira-t-il dans la lettre où il se justifie de l’abandon du projet, voulant sans doute par là signifier la trop grande coïncidence avec sa propre biographie2. En revanche, tel ou tel événement de sa vie peut se relier à ses œuvres dramatiques sans qu’il soit volontairement intégré. Tel fait peut être à l’origine d’une œuvre et faire d’elle d’une certaine manière une œuvre de circonstance. C’est le cas du Retour de l’Enfant prodigue : il s’agissait pour Gide d’apporter une réponse aux tentatives de conversion dont il était l’objet de la part de certains de ses amis. Mais là n’est que le point de départ d’une œuvre qui n’a plus rien d’anecdotique, surtout dans sa version théâtrale. Tel autre fait a pu accompagner la réflexion de Gide lors de la genèse de l’œuvre. Ainsi, en marge du manuscrit d’Œdipe, on peut lire :
[...] j’eus la subite révélation de sa signification profonde [entendons l’histoire d’Œdipe], tel jour précis et telle heure que je pourrais désigner, une révélation imprévue m’ayant appris sur quel mensonge j’avais édifié jusqu’alors mon bonheur. L’éblouissant mirage de ce bonheur chancela tout à coup, se déchira, s’ouvrit, me laissa sombrer comme Œdipe au plus profond du désespoir3.
3L’allusion est claire : ce jour précis est celui où Gide découvrit que Madeleine avait brûlé ses lettres. Les termes qu’il utilise pour faire le récit de cet événement et de son retentissement à la Petite Dame et à Jean Schlumberger sont presque les mêmes et il les reprendra encore dans Et nunc manet in te.
4Mais il convient de préciser que « je me comparais à Œdipe » ne veut pas dire « j’étais Œdipe ». De fait l’exacte portée qu’il faut donner à ce rapprochement, on la trouve dans ce qui précède dans le manuscrit :
Et si j’ose avouer que dans toute œuvre littéraire, rien ne me plaît autant que, fût-il inconscient, l’aveu ; comparable à une empreinte originale, et qui permette d’identifier l’auteur, c’est aussi pour expliquer mon désir de ne point détacher de moi-même le drame que j’expose en ce lieu.
5Si l’on recherche comment Gide s’écrit dans son théâtre, il ne faut pas y traquer la confidence directe mais cette « empreinte originale » par laquelle on reconnaît qu’il ne s’absente pas totalement de ses œuvres dramatiques.
6On a eu l’occasion de montrer qu’un aspect fondamental du théâtre de Gide est la manière dont il le nourrit de ses interrogations, de ses préoccupations, de ses réflexions, de ses pensées, et combien il est aisé d’en suivre les évolutions. C’est de ce côté-là qu’il faut rechercher son « empreinte » : une œuvre théâtrale nourrie de lui-même, une œuvre qui, si l’on en examine le contenu, ne cesse de renvoyer à ce qui agite son esprit, qui met enjeu son intelligence réflexive plutôt que son moi sensible, les oscillations de son éthique personnelle plutôt que ses sentiments, mais parfois aussi des motifs plus étroitement liés à son être intime.
7Il ne saurait être question, dans le cadre de cette intervention, de faire un inventaire exhaustif de toutes les préoccupations personnelles que Gide laisse transparaître dans son théâtre. On remarquera cependant que celui-ci peut se lire comme un vaste débat moral explorant la légitimité de l’individualisme, les fondements d’une morale de l’individu assurant à chacun la liberté d’être soi, tantôt exaltant sa grandeur, tantôt s’interrogeant sur ses limites et ses dangers. Ainsi Saül met en garde contre un individualisme sans bornes, une trop grande disposition à l’accueil menaçant l’intégrité du moi, altérant la volonté et la capacité d’agir. Le héros est enfermé dans une illusoire liberté, victime qu’il est en réalité d’une fatalité qu’il porte en lui. L’aliénation qu’il subit, la dissolution de son moi sont à l’opposé de la morale personnelle que chaque individu doit savoir se construire. Au contraire, Philoctète propose une parfaite réalisation de l’individu dans le sacrificevde soi, dans la recherche de la plus grande transparence. À travers son abnégation, il retrouve le sentiment d’une liberté supérieure. Le Roi Candaule pose de nouveau les limites de l’individualisme, un individualisme hédoniste qui ne se soucie que de son propre bonheur, qui cependant n’en jouit et le connaît que s’il l’expose et le partage. Ne se réservant rien, il se condamne à être dépouillé. Disposant mal de sa liberté intérieure, prisonnier des tourments de la jalousie, il est l’instrument de sa perte. Le Retour de l’Enfant prodigue reprend la défense des droits de l’individu contre les contraintes qu’imposent la famille, la religion, la société, bref « la Maison du Père ». La nécessité pour l’individu de choisir sa propre voie, ses propres valeurs est ainsi débattue. Cette problématique est reprise vingt ans plus tard dans Œdipe. Le héros exalte la libération personnelle et doit illustrer comment l’homme s’établit en face des dieux, à condition qu’il comprenne qu’on ne peut vivre un faux-bonheur fondé sur le mensonge et l’ignorance du passé. Passant de la cécité à la clairvoyance, Œdipe se sacrifie, accédant à une félicité mystique dont Gide débat de la validité dans Thésée. Perséphone au contraire développe une voie esquissée dans Œdipe : le dévouement de l’individu aux souffrances de l’humanité.
8Cette rapide investigation laisse à penser combien de telles réflexions sont liées au moi gidien et elles sont loin d’être seules à nourrir son théâtre. On aurait pu tout aussi bien suivre ses préoccupations religieuses, chacune des œuvres dramatiques, exception faite du Roi Candaule, laissant deviner les principales étapes de sa pensée religieuse depuis le silence de la divinité dans Saül ou Bethsabé jusqu’au procès de la religion dans Œdipe, en passant par les discussions sur les liens entre l’authentique sentiment religieux et les droits de l’individu à son épanouissement personnel dans Le Retour de l’Enfant prodigue. On aurait pu s’attarder sur les préoccupations politiques et sociales qui sous-tendent cette pièce que Gide a reconnue « mal fichue » : Robert ou l’Intérêt général, mais qui pointent çà et là dans les œuvres antérieures. Ou encore lire, dans des œuvres comme Philoctète, Le Roi Candaule ou Perséphone des préoccupations esthétiques, Gide s’interrogeant indirectement sur sa vocation d’artiste.
9Mais l’on peut aussi repérer des motifs ou des thèmes qui tiennent au plus intime de l’écrivain, à ses aspirations, à ses inquiétudes, à ses tourments même. Ceux-ci n’apparaissent pas forcément au premier plan mais tissent dans le discours théâtral des fils où l’on reconnaît une conscience angoissée. Il en va ainsi de la réflexion sur le bonheur, de l’exaltation des départs, ceux de l’Enfant prodigue puis du Fils puîné, celui d’Œdipe de la cour de Polybe, de l’éloge de la bâtardise dans Œdipe ou en mineur dans Robert ou l’Intérêt général, du motif du secret qui, dans plusieurs pièces, est beaucoup plus qu’un procédé dramatique, des variations sur le thème du désir, source tantôt de plénitude, tantôt de désarroi. Tous ces motifs portent la marque d’expériences vécues par l’écrivain, ou de thèmes obsessionnels présents dans l’ensemble de son œuvre. Il en est un qui, dans son théâtre, prend un relief exceptionnel : c’est la question de l’homosexualité dans Saül. Il nous est aisé aujourd’hui de la rapporter à l’auteur mais il n’en avait pas été ainsi au moment de sa rédaction. Seuls quelques initiés comme Ghéon ou Eugène Rouart ont pu établir le rapprochement entre Gide et son personnage. La plupart de ses proches ont réagi comme Valéry qui, dans ses lettres à Gide, a commenté abondamment le drame, dont « son violent pédérastisme », sans deviner que son ami était concerné dans son être le plus intime4. Plus tard encore, vers 1903, Copeau ou Ruyters ne réagiront pas autrement. Avec le recul, on comprend combien ce drame était aussi un drame vécu intimement. Gide, en 1898, est tenté par l’aveu mais celui-ci est réprimé, contenu comme il l’est pour Saül quand il s’écrie : « Mon secret, vivant en moi, crie en moi de toutes ses forces5 », réplique dont Gide a voulu qu’elle fût dite dans un état second, « comme dans le délire », indique une didascalie. Certes, quand il écrit Saül, il n’a peut-être plus autant que son héros le sentiment d’une faute – encore serait-ce à prouver – mais il a l’obsession d’un secret dont il se demande quand il en pourra faire l’aveu, ne serait-ce que pour être en accord avec cette morale de la lucidité et de la sincérité que pour son propre compte il s’efforce de construire. Ce qui touche à la pédérastie dans Saül est vécu comme un tourment, une déchéance, « l’envers des Nourritures terrestres », a-t-on pu démontrer6, « une menace délicieuse et une blessure », a commenté justement Germaine Brée7. Saül, de toutes les œuvres dramatiques de Gide, est sans nul doute celle qui touche au plus profond de son être, même si ses propos à son sujet, à bien des années d’intervalle, aussi bien à Valéry qu’à Jean Amrouche, ont voulu laisser entendre le contraire.
10Ces considérations sur le contenu des œuvres dramatiques laissent entendre que Gide ne parvient pas, ou ne cherche pas à s’en absenter et qu’elles portent en elles le reflet de ses préoccupations. Bien sûr, celles-ci n’apparaissent pas pour elles-mêmes. Le théâtre de Gide n’est pas didactique. Il suffirait pour s’en convaincre de comparer le traitement du motif pédérastique auquel nous venons de faire allusion tel qu’il apparaît dans Saül et tel qu’il est discuté dans Corydon. En revanche, cette présence n’est pas sans rappeler la démarche créatrice telle qu’il la pratique dans ses autres œuvres de fiction : expérimenter à travers le comportement d’un personnage une voie possible qui pourrait s’offrir à lui, qui risque de s’offrir à lui, une « posture », pour reprendre le terme de l’envoi des Nourritures terrestres, quand il conseille à Nathanaël : « Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures en face de la vie8 ». Nous sommes en présence d’une caractéristique de sa création littéraire souvent analysée et qui peut s’appliquer à sa production dramatique : vivre à travers un personnage une expérience virtuelle, parcourir jusqu’à un point extrême un cheminement que dans la vie réelle il ne serait pas possible de parcourir. Chaque œuvre peut s’interpréter comme l’examen d’une possible attitude devant l’existence, comme une vision de l’homme et du monde sous un certain angle, celui de la donnée que Gide veut expérimenter.
11Parlant de l’artiste dans sa conférence « De l’influence en littérature », Gide écrit : « Il influence : d’autres vivront et joueront pour lui ses idées ; risqueront le danger de les expérimenter à sa place9. » C’est ni plus ni moins ce que font pour lui les figures centrales de son théâtre : à travers elles, il vit une expérience par procuration. Maurice Blanchot a bien résumé cette démarche dans La Part du feu : « "essayer" [ses pensées] en les confiant à une existence autre10 », les guillemets nous invitant à prendre « essayer » au sens de Montaigne : en faire l’épreuve. Et l’on a pu noter combien cette démarche pouvait avoir une valeur thérapeutique, cette « purgation morale » dont Gide entretenait André Rouveyre en 1924 :
J’ai pu être inquiet, dans le temps. [...] Je le serais sans doute encore, si je n’avais pas su délivrer mes diverses possibilités dans mes livres et projeter hors de moi les personnages contradictoires qui m’habitaient11.
12Vues sous cet angle, les œuvres dramatiques ont elles aussi une valeur libératrice et ne seraient pas différentes des autres œuvres de fiction. Les unes et les autres entretiennent d’ailleurs des liens étroits. Saül est un moment entre Les Nourritures terrestres et L’Immoraliste. Philoctète ne se comprend bien qu’en fonction des Nourritures terrestres. Œdipe prolonge sous un autre angle la dialectique de La Symphonie pastorale mais dans le même temps annonce Perséphone et Les Nouvelles Nourritures, tandis que son dénouement ne se comprend bien qu’en tenant compte de l’entrevue d’Œdipe et de Thésée dans Thésée.
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13S’il en est ainsi, si un lien fort, parfois intime, relie Gide à ses œuvres dramatiques, qu’apporte alors de plus spécifique, d’original l’écriture théâtrale ? À première vue, la perspective dramatique paraît convenir à sa démarche créatrice : projeter hors de soi, ce qui veut dire objectiver, mettre à distance. Le philosophe Henri Gouhier dans L’ Essence du théâtre ne définit pas autrement la forme dramatique : « Dire mon drame, c’est déjà l’objectiver, et, par suite, le poser hors de moi12. » Chaque héros du théâtre de Gide doit vivre à la scène d’une vie autonome, même si son créateur a voulu incarner en lui certaines de ses préoccupations.
14Les conventions propres au discours théâtral viennent renforcer cette indépendance, et notamment le principe de la double énonciation. Le discours théâtral ne porte pas la trace directe de la parole de l’auteur qui délègue sa voix au personnage. L’auteur incarne ses réflexions dans un personnage qui n’est pas lui, il les pose comme extérieures à lui, comme détachées de lui. L’instance fondamentale est bien le personnage qui, de plus, s’exprimera par la voix concrète d’un acteur, accentuant ainsi la distance qui le sépare de celui qui l’a imaginé. Dans un texte dramatique, le je qui s’exprime, en perpétuelle confrontation avec un tu sauf dans les monologues, n’est jamais le je de l’auteur. En écrivant ses textes, Gide en avait conscience. Certaines déclarations du moins le laissent à penser, mais qui ne sont pas sans ambiguïté, en accord il est vrai avec la liberté qu’il prend avec les formes littéraires traditionnelles. Ainsi, à l’égard des appréciations portées par Valéry sur Saül, il se défend en ces termes :
L’on m’a assez reproché mon subjectivisme des Cahiers, des Nourritures, de Paludes, etc, pour que je puisse me payer enfin la fierté de paraître avoir créé un type où rien de moi ne se retrouve13.
15François Porché, dans une lettre du 2 janvier 1929, le lui dira d’une autre manière, parlant lui aussi de Saül :
Cette œuvre, qui appartient au théâtre, prend, grâce à l’optique de la scène, couleur de composition impersonnelle14.
16On notera toutefois au passage la nuance qu’introduisent des expressions comme « paraître avoir créé » ou « prend couleur » qui laissent deviner le subterfuge.
17Il faut aussi tenir compte qu’au théâtre le je du personnage ne nous confie que rarement son intimité ; il n’est vu que de l’extérieur. À la différence des textes narratifs, l’auteur n’a plus à sa disposition de procédés formels, comme les intrusions d’auteur, pour faire entendre sa voix. Il n’intervient qu’à travers les didascalies ; la marge est donc limitée, même si Gide parfois joue avec habileté de ce recours.
18Utiliser la forme dramatique, c’est donc éloigner de soi les personnages que l’on crée et, dans le cas de Gide, cet éloignement est encore accentué par un éloignement dans le temps et dans l’espace. Si l’on excepte cette savoureuse « plaisanterie » qu’est Le Treizième Arbre et ce Robert ou l’Intérêt général sur lequel il a tant peiné sans parvenir à l’objectif qu’il s’était fixé, Gide, pour son théâtre, emprunte à la Bible ou à l’Antiquité à la fois un personnage et une situation dramatique, et coule sa pensée dans ce moule distant de lui, distant aussi du spectateur. Il s’est expliqué sur ce besoin de recourir à « un personnage imaginaire ». Comparant implicitement la rédaction d’Œdipe et la remise en chantier des Nouvelles Nourritures, il note dans son Journal :
L’extraordinaire difficulté que je trouve à m’exprimer aujourd’hui ne vient-elle pas aussi de ce que plus aucun personnage imaginaire ne m’habite et que c’est en mon nom propre que je cherche à parler ? [...] Le meilleur moyen de triompher de cette impuissance [il avait d’abord écrit stérilité] serait d’inventer de nouveau un héros responsable15.
19Entendons : un héros qui me serait donné de l’extérieur et à qui je donnerais la parole sans parler « en mon nom propre ». Un tel héros éloigne de toute réalité immédiate et qui risquerait d’être perçue comme vécue. Il apporte cette distance propre à créer l’irréalisme qui convient à toute œuvre dramatique ; il contribue à mettre en jeu le phénomène de dénégation sur lequel fonctionne le théâtre. Encore convient-il de noter combien cette mise à distance par le recours à des personnages empruntés à la Bible ou à l’Antiquité reste ambiguë puisque dans le même temps Gide les réinvestit de ses préoccupations mais comme si celles-ci ne lui appartenaient plus en propre.
20Cette projection hors de soi, cette mise à distance rejoignent une démarche familière à Gide et sur laquelle il s’est souvent expliqué : sa faculté de dédoublement dont il a souligné qu’elle pouvait aller jusqu’à la dépersonnalisation.
Rien n’est fait, si, ce personnage que je crée, je n’ai pas su vraiment le devenir, et me dépersonnaliser en lui jusqu’à donner le change16,
21écrit-il dans Un Esprit non prévenu, déclaration à laquelle fait écho un an plus tard une note du Journal :
Dès que m’habite un personnage, [...] je me dois à lui et ne suis plus d’aucun parti. Je suis avec lui. Je suis lui17.
22Dans ces deux propos, Gide donne pour exemples aussi bien des personnages de ses récits que Saül ou Candaule. La perspective théâtrale vient encore accentuer cette dépersonnalisation dans la mesure où par cette forme même le lien entre l’auteur et le personnage est en principe rompu. À moins de lire dans de tels propos la potentialité de théâtralité que contiennent les récits romanesques.
23Dans son théâtre plus qu’ailleurs, Gide s’avance masqué. De même que l’acteur renonce à lui-même, ou à une part de lui-même, en revêtant le masque du personnage qu’il a en charge d’incarner, Gide s’approprie le moi qu’il a concédé au personnage qu’il a créé ; il s’en sert comme d’un masque qu’il tient à distance, tout en sachant que ce masque est une part dérobée à lui-même. Si le masque est fait pour dissimuler, pour mettre à distance, il n’est pas fait en l’occurrence pour se tromper soi-même ; tout au plus peut-il égarer le spectateur. Le masque de fait aide Gide à se découvrir lui-même et, ainsi que le remarque Roger Bastide, il devient en retour « une méthode d’analyse18 ». Le masque l’aide à prendre conscience de ce qu’il est en réalité ; il lui est d’un secours efficace dans la recherche de son moi véritable. On serait tenté de résumer ainsi cette démarche créatrice : je projette hors de moi les idées qui m’agitent, je les fais vivre par un personnage que je charge de les incarner. Mais ce personnage, je ne le veux pas totalement détaché de moi ; je le regarde agir et j’en tire pour moi, pour ma conduite personnelle, la leçon que son comportement m’inspire.
24On ne peut cependant parler de personnage-miroir. Gide n’est ni Saül, ni Candaule, ni Œdipe. La dépersonnalisation est plus une méthode d’écriture qu’une réelle identification. C’est une démarche plus intellectuelle qu’affective qu’on est tenté d’apparenter à un jeu de l’esprit. Alors qu’il rédigeait Le Roi Candaule, Gide écrivait à Ghéon : « Mon travail est un travail de raison », ou encore « scène après scène, une sorte de déduction abstraite19 ». Le regard qu’il porte sur ses personnages n’est pas un regard narcissique mais un regard critique, aidé en cela par le recul qu’impose la forme théâtrale. En ce sens, la comparaison entre les deux versions du Retour de l’Enfant prodigue, le traité et le version théâtrale, est riche d’enseignements. Plutôt qu’à la métaphore théâtrale qu’il avait autrefois utilisée dans Les Cahiers d’André Walter : « Comédien ? peut-être... mais c’est moi-même que je joue20 », on se référerait plus volontiers à cette affirmation du Journal en 1924 :
Je puis dire que ce n’est pas à moi-même que je m’intéressai, mais au conflit de certaines idées dont mon âme n’était que le théâtre et où je faisais fonction moins d’acteur que de spectateur, de témoin21.
25Telle est son attitude à l’égard des figures centrales de son théâtre : il les regarde comme si elles ne lui appartenaient plus, regarde comment elles fonctionnent, quels mécanismes, quelle dramatisation elles entraînent. Il peut ainsi garder sa liberté vis-à-vis d’elles, maintenir sa faculté d’appréciation, les juger d’un œil critique. Là sans doute réside la plus grande ambiguïté dans l’utilisation de la forme théâtrale. Des personnages distants de lui certes, qu’il regarde en spectateur, mais jusqu’où situer la rupture du lien qui le relie à eux ?
26Et d’abord on pourrait aisément avancer qu’il arrive à Gide de soulever le masque, au point que certaines déclarations de ses héros peuvent passer pour des professions de foi personnelles, et ce, même s’il s’en est défendu comme par exemple dans cette note du Journal :
Une grande confusion vint de ce que l’on a voulu voir une profession de foi personnelle dans chaque déclaration de mes héros, si divers et discords fussent-ils22.
27Or il est occupé à rédiger Œdipe. Pourtant, quand Œdipe résume à ses fils sa religion de l’homme en ces termes :
Bien qu’à chacun de nous, mes enfants, ce sphinx particulier pose une question différente, persuadez-vous qu’à chacune de ses questions la réponse reste pareille ; oui, qu’il n’y a qu’une seule et même réponse à de si diverses questions ; et que cette réponse unique, c’est : l’Homme ; et que cet homme unique, pour un chacun de nous, c’est : Soi23,
28est-ce encore Œdipe qui s’exprime, ou ne sommes-nous pas tentés d’entendre directement le voix de Gide lui-même, même s’il n’est pas question d’assimiler une telle intervention à la parabase, la réplique étant trop bien intégrée au contexte pour en être véritablement détachée ?
29On pourrait trouver bien des exemples où il est possible d’avoir un semblable sentiment. Mais bien souvent celui-ci est aussitôt nuancé parce que telle ou telle réplique se charge d’un fort coefficient d’ironie. Ainsi il est tentant d’attribuer à Gide certaines des interrogations de Saül, celle-ci par exemple : « Avec quoi l’homme se consolera-t-il d’une déchéance ? sinon avec ce qui l’a déchu24 ». Ce pourrait être Gide s’interrogeant, doutant de la validité de son orientation sexuelle, mesurant le risque d’une dissolution de la personnalité à travers la dispersion d’un moi trop réceptif à ses multiples désirs. Mais la portée de la réplique est atténuée par ce qui précède : une incise où Saül dit à Jonathan : « Ecoute encore ce proverbe – il est de moi », comme s’il se moquait de lui-même. De plus, une didascalie indique : « sentencieux », c’est-à-dire une gravité affectée, quelque peu pompeuse, qui rend difficile une totale identification entre Gide et son personnage. Il s’y ajoute qu’un peu plus tard Saül reprend le début de cette réplique : « Avec quoi l’homme se consolera-t-il25... », cette fois tourné « vers les spectateurs » et surtout sous les moqueries des démons : « Mais tu l’as déjà dit... tu l’as déjà dit... » On oscille entre le sérieux et la dérision, entre le pathétique et le ridicule, et la relation à l’auteur reste alors indécise.
30On remarquera le rôle des didascalies, la seule parole qui, dans le discours théâtral, appartienne en propre à l’auteur et grâce à laquelle il met en place les conditions d’énonciation qu’il entend imposer aux propos de ses personnages. Par ce biais, Gide trouve aussi un moyen de se maintenir à distance de ses personnages. Le phénomène est particulièrement accentué dans Saül et Le Roi Candaule, les deux seules œuvres qu’il a reconnu expressément avoir écrites pour la scène. Mais il est facile de repérer dans ses autres œuvres dramatiques, soit à travers les didascalies internes, soit à travers le style, la même volonté de distance ironique. Ainsi, dans une longue tirade de Philoctète face à Uysse, on peut lire : « Je voudrais parvenir à la plus grande transparence, à la suppression de mon opacité26. » Ce pourrait être un souhait que Gide a formulé pour lui-même. Mais juste auparavant, Philoctète vient de dire :
Je voudrais mes actions toujours plus solides et plus belles ; vraies, pures, cristallines, belles, belles, Ulysse, comme ces cristaux de clair givre, où, si le soleil paraissait, le soleil tout entier paraîtrait au travers27.
31L’excès de lyrisme est alors suspect. L’accumulation des adjectifs, les répétitions, la métaphore filée, la syntaxe quelque peu contournée, dont cette antéposition, « ces cristaux de clair givre », toutes ces marques propres au style accordé au personnage donnent au propos une coloration ironique. C’est comme un signe, subtil certes, comme un point charnière où Gide se désolidarise de son héros, de ses spéculations, de la conscience qu’il a de sa supériorité, ce que vient confirmer le dénouement du traité.
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32Qu’il l’ait voulu ou non, qu’il en ait été plus ou moins conscient, l’écriture théâtrale a permis à Gide, non pas vraiment la confidence intime, encore que celle-ci transparaisse parfois, mais de se libérer d’une manière originale des débats qui agitaient son esprit ou sa conscience. Une telle constatation revient à dire que, contrairement aux conventions du théâtre, il est loin d’avoir rompu le fil qui le relie aux personnages qu’il met en scène. Certes, il met tout en œuvre pour les maintenir à distance et ne pas paraître parler en son nom propre. Cependant, s’il ne fait pas d’eux des porte-parole, il ne s’efface pas et laisse son empreinte dans le discours et le comportement qu’il leur attribue. Cette liberté qu’il prend avec l’écriture théâtrale traditionnelle entraîne un certain nombre de conséquences, au moins dans deux directions, l’une qui le concerne lui-même, l’autre qui concerne le spectateur potentiel.
33Pour Gide, il apparaît que ce qui l’a le plus intéressé, c’est l’élaboration de ses textes dramatiques et ce, jusqu’à leur achèvement. En témoignerait notamment la durée de leur genèse, au moins pour certaines. N’a-t-il pas porté Œdipe une dizaine d’années avant de parvenir à la rédaction finale, « les lenteurs de végétation28 », a-t-il noté ? C’est certes l’exemple le plus extrême ; mais toutes ses œuvres dramatiques sont des œuvres mûries, réfléchies, dont le contenu interfère sans cesse avec celui de ses autres œuvres. De ce point de vue, elles aident à comprendre l’ensemble de son œuvre et, ne serait-ce que pour cette raison, on aurait tort de les négliger.
34Face à ses textes dramatiques, Gide a privilégié leur existence littéraire. Leur existence scénique l’a déçu. Si l’on met à part les difficultés qu’il a rencontrées pour être effectivement joué, surtout pour Saül et Le Roi Candaule, on peut se demander si ce n’est pas à lui-même qu’il songe quand, dans Les Faux-Monnayeurs, il fait dire à Édouard :
Combien de fois n’avons-nous pas été gênés au théâtre par l’acteur, et souffert de ce qu’il ressemblât si peu à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien29.
35Car à chaque fois qu’il a vu représentée l’une de ses œuvres, il a déploré de ne pas la reconnaître. On peut tenter d’en expliquer les raisons. Gide avait pour habitude d’éprouver ses textes à haute voix, de les lire et relire à ses proches. En les écoutant dits par d’autres, il ne les reconnaît plus. Il ne retrouve pas les intonations ou les inflexions de voix qu’il aurait eues, ni le rythme ou la cadence qu’il croyait avoir imposés à ses dialogues. Ses textes lui semblent dénaturés. Il ne parvient pas non plus à repérer toutes les intentions qui avaient été les siennes. Ce qui dans sa conscience était débat complexe lui paraît simplifié, schématique. Bref, il lui est difficile, voire insupportable, de voir ses textes vivre d’une vie autre que celle qu’il avait imaginée pour eux. Autrement dit, il a méconnu un aspect essentiel du texte dramatique : qu’il est un spectacle en puissance et qu’à partir d’un certain moment il n’appartient plus à son auteur. Il avait mis trop de lui-même dans son théâtre pour accepter cette évidence.
36Quant aux spectateurs, mais aussi aux praticiens de théâtre, metteurs en scène et acteurs, ils se trouvent face à des textes qui ont de réelles qualités scéniques car Gide a le sens de la théâtralité et des procédés qui, dans l’écriture théâtrale, permettent de l’affirmer et de la rendre efficace à la scène, ce qu’ont noté des hommes de théâtre comme Lugné-Poe ou Jean Vilar. La difficulté est que ces textes s’appréhendent difficilement sans se référer à la personne de Gide, à sa présence indirecte inscrite dans la trame de l’œuvre. C’est dire qu’ils exigent une bonne connaissance de l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain pour en percevoir toutes les résonances et toute la portée.
37Recensant dans son Journal les significations qu’il avait voulu faire apparaître dans son Œdipe, Gide note : « Ces problèmes sont étroitement, inextricablement, liés30. » Et c’est toujours à propos d’Œdipe que Roger Martin du Gard lui écrivait qu’il pensait « avoir saisi dans la plupart des répliques le sens enveloppé qu’elles renferment » mais s’inquiétait de ce que tous « ces sens secrets » lui paraissaient s’entrecroiser à l’aventure et même paraître se contredire31. Ce que l’un et l’autre disent d’Œdipe pourrait être retenu pour toutes les œuvres dramatiques de Gide. Dès lors, l’interprète dans le hic et nunc, l’ici et le maintenant, de la scène a-t-il la possibilité de laisser entendre toutes ces significations qui s’entrecroisent et faire un sort à toutes les marques d’ironie qui jalonnent les textes ? Le spectateur, dans le temps de la représentation, peut-il percevoir tous « ces sens secrets » dont parle Martin du Gard, toutes ces significations, et notamment celles qui sont autant de liens intimes qui relient Gide à son théâtre ?
38On peut comprendre que la critique, depuis l’unique représentation du Roi Candaule en 1901 jusqu’aux représentations de l’adaptation des Caves du Vatican en 1950, se soit posé la même question : le théâtre de Gide est-il un théâtre à entendre sur scène ou un théâtre à lire ? Une telle question n’appelle pas une réponse franche. Disons que si, d’aventure, un metteur en scène s’intéressait à une œuvre dramatique de Gide, il y aurait deux étapes : celle de la représentation qui pourrait ne pas manquer d’agréments, qui pourrait mettre en relief certains des problèmes traités par l’auteur, et celle de la réflexion, soutenue par la lecture, qui permettrait au spectateur de retrouver « ce qui gît entre les lignes », pour reprendre ce que Gide disait d’Oscar Wilde : « Je voudrais expliquer à ma façon l’œuvre de Wilde, et en particulier son théâtre – dont le plus grand intérêt gît entre les lignes32. »
39Mettre en rapport l’écriture théâtrale et l’écriture de soi à propos du théâtre de Gide ne pouvait manquer de déboucher sur une constatation paradoxale et chargée d’ambiguïté. Quels que soient les artifices offerts par l’écriture théâtrale pour mettre une distance entre l’auteur et son œuvre, entre l’auteur et ses personnages, artifices que Gide a fort bien utilisés, sa présence reste trop marquée pour rendre l’œuvre autonome, indépendants les personnages. On se trouve face à une démarche complexe, qui est loin d’être exempte de contradictions. Gide ne parvient pas à se déprendre totalement des personnages dramatiques qu’il a créés. Tantôt il donne l’impression de vouloir s’en distinguer, tantôt il s’oublie en eux comme s’il voulait s’approprier le moi qu’il leur a concédé. Et l’on pourrait conclure que l’écriture de soi, toute indirecte qu’elle est, fait du théâtre de Gide une sorte de théâtre laboratoire où l’objet de la recherche serait au bout du compte le moi gidien.
Notes de bas de page
1 Voir Martine de Rougemont, « Notes sur le théâtre autobiographique », in Dramaturgies. Langages dramatiques, Mélanges pour Jacques Scherer, Paris : Nizet, 1986, p. 150.
2 Gide à Raymond Bonheur, Le Retour, Neuchâtel et Paris : Ides et Calendes, 1946, p. 55. C’est lui qui souligne.
3 Manuscrit d’Œdipe, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, folio 8.
4 Voir l’échange de lettres au sujet de Saül entre Gide et Valéry, Correspondance, pp. 323-7 et 337-9.
5 Saül, III, 8, Théâtre, p. 105.
6 Voir notre article « Saül ou l’envers des Nourritures terrestres », in Littératures contemporaines n° 7, André Gide, Paris : Klincksieck, pp. 211-26.
7 André Gide l’insaisissable Protée, Paris : Les Belles Lettres, 1970, p. 126.
8 Romans, récits et soties, p. 248.
9 Essais critiques, Bibl. de la Pléiade, p. 416.
10 La Part du feu, Paris : Gallimard, 1949, p. 218.
11 Gide à Rouveyre, Correspondance, éd. Claude Martin, Paris : Mercure de France, 1967, p. 87.
12 L’Essence du théâtre, Paris : Plon, 1943, p. 164.
13 Gide à Valéry, Correspondance, p. 339.
14 Voir Corydon, rééd. Gallimard, 1977, p. 150.
15 Journal 1926-1950, éd. Martine Sagaert, p. 270.
16 Voir Divers, p. 62.
17 Journal 1926-1950, p. 202.
18 Anatomie d’André Gide, Paris : PUF, 1972, p. 125.
19 André Gide – Henri Ghéon, Correspondance, t. I, p. 225.
20 Les Cahiers d’André Walter, éd. Claude Martin, p. 68.
21 Journal 1887-1925, éd. Éric Marty, p. 1246.
22 Journal 1926-1950, p. 201.
23 Œdipe, Théâtre, p. 284.
24 Saül, V, 3, Théâtre, p. 144.
25 Ibid., V, 5, p. 148.
26 Philoctète, II, 1, in Le Retour de L’Enfant prodigue précédé de cinq autres autres traités, p. 126.
27 Ibid., p. 125.
28 Journal 1926-1950, p. 218.
29 Romans, récits et soties, p. 990.
30 Journal 1926-1950, p. 341.
31 André Gide – Roger Martin du Gard, Correspondance, t. I, p. 437.
32 Journal 1887-1925, p. 747. C’est Gide qui souligne.
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