Discours romanesque. Discours érotique. Discours mythique dans La fille aux yeux d’or
p. 179-186
Texte intégral
« Nous connaissons la mythologie »
Henri de Marsay (p. 1074)1
1De même que les lettres de Margarita à Paquita, « rébus tracé(s) avec du sang » (p. 1100), le texte de Balzac se donne et se dérobe à la lecture dans le mouvement d’une écriture plurielle, noire arabesque sur un secret de sang2.
2« (Disons le secret) » (p. 1054) : la parenthèse a ici son importance. « Enfant de l’amour », — l’éternel bâtard dont le roman ne cesse d’interroger les aventures, de Torn Jones à, bientôt, Lucien Chardon de Rubempré —, Henri de Marsay est en fait à la recherche d’un tout autre secret que celui dont il ne peut plus douter lorsque le cri de Paquita : « Oh ! Mariquita ! » (p. 1102) lui révèle qu’il a « posé pour une autre personne » (p. 1096)3. Après tout, et malgré le cant qui s’attache à des personnages tels qu’Astolphe de Custine, ou les insinuations des petits journaux sur le compte de Balzac lui-même, ce n’est pas le secret indicible, et qui doive obligatoirement passer par la transcription de l’homosexualité féminine. Celle-ci n’est pas non plus, à la veille de la publication de Mademoiselle de Maupin, un tabou littéraire, même s’il est très « évident que Balzac ne pouvait se permettre de décrire directement les rapports sexuels des deux jeunes femmes »4. Ce que révèle Henri de Marsay sous la robe rouge de Margarita, c’est ce que nous montrera la scène de Montjouvain entre Léa et Mademoiselle Vinteuil : l’aveu de l’homosexualité est surtout le masque transparent d’une autre transgression, d’une autre profanation, celle de l’inceste. C’est là ce que Balzac ne peut inscrire en clair dans son texte, et M. Le Yaouanc a rappelé5 qu’aux dernières pages du livre, il censure une phrase trop directe : « Tu es encore trop jeune, trop belle, dit Henri en (...) prenant (Margarita) dans ses bras et lui donnant un baiser. Je ne voudrais pas que ce fût le dernier » (p. 1109)6. Mais que tel est bien le secret de La Fille aux yeux d’or, le prouverait surabondamment la scène où Lord Dudley apprend que Henri est son fils : « Quel malheur, dit-il ! » (p. 1058). C’est moins là, pour paraphraser le mot du baron de Charlus, « la Tristesse d’Olympio de la pédérastie », que celle de l’inceste. « Mon enfant, ma sœur », tel va être ici le cheminement du thème7.
3Cet étrange roman de la bâtardise, dont le « héros » doit à ses parents, de façon inattendue, « un sang pur » (p. 1057), est bien une histoire de sang, écrite avec des rébus, dans l’entrelacs de trois discours :
le discours romanesque, qui utilise pour ses aveux ambigus toute une série de topoi que Balzac s’essaie habilement à détourner,
le discours érotique, foisonnant de circonlocutions pour dire les réalités les plus crues : « Ni le rythme de Saadi, ni celui de Pindare n’auraient exprimé l’extase pleine de confusion et la stupeur dont cette délicieuse fille fut saisie quand cessa l’erreur dans laquelle une main de fer la faisait vivre » (p. 1092), et dont les métaphores envahissent tout l’espace romanesque, érotisant jusqu’au discours didactique du prologue parisien,
le discours mythique, qui intervient chaque fois à point nommé pour accréditer, apprivoiser l’indicible qui vient pourtant d’être dit. L’écharpe de Vénus voile ainsi la crudité d’un infra-texte dont une lecture malicieuse soulignerait sans peine l’extrême indécence. Discours ouvertement, trop ouvertement, référentiel à la mythologie classique et aux grands mythes littéraires, mais qui propose en fait une série d’images culturelles « innocentes », qui masquent et soulignent la figure fondamentale de l’Œdipe. Son apparition invite le lecteur à une « archéologie du discours », dont les pages qui suivent proposeront, à défaut du système, qui demanderait d’autres proportions, et un contrôle plus strict des hypothèses de départ, quelques essais stratigraphiques.
4« Vulcain, avec sa laideur et sa force, n’est-il pas l’emblème de cette laide et forte nation ? » (p. 1042). Dès l’intrusion, aux premières pages du texte, du prolétaire, « mot affreux et qui doit disparaître », comme l’écrira en 1844 Lamartine8, le discours mythique affirme son caractère emblématique. Il prend en écharpe les autres discours, et tente d’en neutraliser l’inconvenance ; « ceinture de la plus impudique des Vénus, incessamment pliée et dépliée » (p. 1041), le texte appelle l’explication. Or, on découvre aussitôt que « les mots font l’amour » : « L’ouvrier, le prolétaire, l’homme... », deux mots rassurants pressent le mot scandaleux, et l’offrent au saccage de la phrase : « ... l’homme qui remue ses pieds, ses mains, sa langue, son dos, son seul bras, ses dix doigts » (p. 1041). Blason du corps du prolétaire, aussitôt éclaté comme plus tard le corps de Paquita : « Les mains de Paquita étaient empreintes sur les coussins (...) ses pieds nus étaient marqués le long du dossier du divan (...) son corps, déchiqueté à coups de poignard par son bourreau, disait avec quel acharnement elle avait disputé une vie qu’Henri lui rendait si chère » (pp. 1106-1107)9. Le corps érotique est le plus souvent dans La Fille aux Yeux d’Or un corps morcelé : « la volupté mène à la férocité » (p. 1097). Ainsi, toujours dans la scène finale, « la marquise avait les cheveux arrachés (...), sa robe déchirée la laissait voir à demi nue, les seins égratignés » (p. 329). L’écriture du corps (le corps qui écrit — celui de Paquita, qui multiplie les empreintes —, le texte qui écrit cette écriture) est éclatement dans lequel se révèle le sens. Contre quoi le texte se défend par l’enveloppement. Enveloppement du discours érotique, qui reproduit l’enveloppement du corps féminin : « Comme un aigle qui fond sur sa proie, il la prit à plein corps, l’assit sur ses genoux, et sentit avec une indicible ivresse la voluptueuse pression de cette fille dont les beautés si grassement développées l'enveloppèrent doucement » (p. 1089)10. Chaque fois que « l’aigle sexuel exulte »11, la « tournoyante volute » (p. 1049) du style figuré est proche. Et Margarita vient tourner autour de sa victime, « semblable (...) à l’Achille d’Homère » faisant « neuf fois le tour de Troie en tramant (son) ennemi par les pieds » (p. 1107). Si l’on y songe bien, la cohérence de l’image ne tient pas à sa lettre : Paquita n’est pas ici Hector, mais Troie.
5L’enveloppement du discours érotique est général. Balzac a attiré l’attention d’un lecteur-voyeur sur le « besoin de procréation matérielle » du prolétaire (p. 1042) : « Parcourez (...) cette ruche à ruisseaux noirs, et suivez-y les serpenteaux de cette pensée qui l’agite, la soulève, la travaille ? Voyez, examinez » (p. 1040). Il convertit en une gigue érotique « le branle (qui) agite le peuple », travail ou révolution. Le prologue parisien tout entier se gonfle des intumescences du désir : « Aucun repos pour cette partie agissante de Paris ! Elle se livre à des mouvements qui la font se gauchir, maigrir, pâlir, jaillir en mille jets de volonté créatrice » (p. 1041). La Fille aux yeux d’or est ainsi parsemée d’équivoques, à tout prendre, de la plus grande brutalité : « Allons aux Indes, là où le printemps est éternel, (...) où l’homme peut déployer l’appareil des souverains, sans qu’on en glose comme dans les sots pays où l’on veut réaliser la plate chimère de l’égalité. Allons dans la contrée où (...) le soleil illumine toujours un palais qui reste blanc, où l’on sème des parfums dans l’air, où les oiseaux chantent l’amour, et où l’on meurt quand on ne peut plus aimer » (p. 1091)12. Le discours, dans cette page, mythique et romanesque à la fois, ne tente-t-il pas ici d’apprivoiser un assez évident phantasme d’impuissance qu’il est « peut-être nécessaire de traduire métaphysiquement » (p. 1091) lui aussi, et qui s’épanche euphoriquement dans l’une des multiples évocations d’éternel suspens de la « crise » érotique (p. 1080) ? Les mêmes équivoques se retrouvent lorsque le discours romanesque se fait discours politique, de façon encore plus concertée qu’ici. Ainsi, les ganaches, « ces gens médiocres sous le poids desquels plie la France (...) sont toujours là ; toujours prêts à gâcher les affaires publiques ou particulières, avec la plate truelle de la médiocrité, en se targuant de leur impuissance qu’ils nomment mœurs et probité (...). Ils amoindrissent, aplatissent le pays et constituent en quelque sorte dans le corps politique, une lymphe qui le surcharge et le rend mollasse » (p. 1059). Le corps politique est soumis aux mêmes rythmes naturels que le corps érotique : « Cette nature sociale toujours en fusion semble se dire après chaque œuvre finie : — A une autre ! comme se le dit la nature elle-même » (p. 1040). Comme se le dit Henri : « Bon (...), encore une ! » (p. 1064).
6« La tournoyante volute de l’or » séminal (p. 1049) aboutit à l’étale euphorique du mouvement social : « Chaque sphère jette (...) tout son frai dans sa sphère supérieure (...), tout stimule le mouvement ascensionnel de l’argent » dans le « ventre parisien » (p. 1046). A la crise politique et à la crise érotique, même solution de suspens, d’enveloppement. La violence ouvrière est convertie en rapport érotique au travail : « ce peuple (...), de ses mains sales, tourne et dore les porcelaines, (...) festonne le cristal, (...) arrondit les vieux ormeaux, (...) polit les métaux, (...) lèche les cailloux » (p. 1041)13. C’est ici le domaine du lisse, de l’arrondi, du moelleux, le décor de la vie unitive. De même, aux « sommités », l’or, « amené par la main des jeunes filles ou par les mains ossues du vieillard, jaillit vers la gent aristocratique où il va reluire, s’étaler, ruisseler » (p. 1050). La dépense érotique, comme la dépense sociale, s’exprime dans l’utopie d’une activité sans fatigue, d’une jouissance sans déperdition, même si la « lassitude du grand raoût parisien » (p. 1051) convertit le plus souvent en ruisseaux de boue les tourbillons de l’or. C’est en tout cas très caractéristique, pour Henri, l’or des yeux de Paquita est « de l’or vivant, de l’or qui pense, de l’or qui aime et veut absolument venir dans votre gousset » (p. 1064). Phrase étonnante, qui déplace du masculin au féminin les éléments du mythe de Zeus se changeant en pluie d’or. Explicite, ou sous-jacent, le mythe est toujours là pour cautionner les autres formes du discours.
7Sans lui, rien ne pourrait être dit. C’est pourquoi le dernier tableau du prologue parisien compose dans une page d’une bigarrure et d’une surcharge autrement peu justifiée (le mauvais goût est ici un signe, non une cause), la grande allégorie de la Ville de Paris. Cliché, bien sûr, mais qui héraldise un monstre : « Cette ville à diadème est une reine qui, toujours grosse, a des envies irrésistiblement furieuses. Paris est la tête du globe, un cerveau qui crève de génie » (p. 1051). Tout un jeu lexical sur le masculin et le féminin se superpose à l’inscription des symboles sexuels : « La Ville de Paris a son grand mât tout de bronze (...) et pour vigie Napoléon ». On peut alors passer au discours romanesque : « Or, par une de ces belles matinées de printemps » (p. 1054), et présenter Henri de Marsay, cet « enfant de l’amour ». Discours érotique ou discours politique, le second dit le plus souvent à travers le premier, ne deviennent lisibles comme fiction romanesque qu’à travers le discours mythique. Ainsi, le prolétaire, qui dépense sa vie et son plaisir, ne peut-il être personnage de roman qu’une fois « vulcanisé » (p. 1042). Le style y contribue : à la vue de Vulcain, l’assemblée des Dieux n’éclate-t-elle pas d’un « rire inextinguible » ? la menace de « l’incendie révolutionnaire » est conjurée par le spectacle du « branle des gueux ». S’y ajoute la typisation qu’a préparée le discours mythique : « Ce peuple a (...) ses Napoléons inconnus, qui sont le type de ses forces portées à leur plus haute expression, et résument sa portée sociale » (p. 1042). Et Balzac énonce ici la formule de l’insertion romanesque de l’ouvrier dans l’espace littéraire : « Le hasard a fait un ouvrier économe, le hasard l’a gratifié d’une pensée, il a pu jeter les yeux sur l’avenir, il a rencontré une femme, il s’est trouvé père, et après quelques années de privations dures il entreprend un petit commerce de mercerie » (p. 1042). Formule idéologiquement clichée, et qui, en échange de la dignité romanesque, fait perdre à l’ouvrier son existence d’ouvrier : il passera rapidement dans La Fille aux yeux d’or, sous le masque du Petit Mercier14. Sous le masque, aussi, de l’artiste, qu’il représente, et qui le représente : sa langue, incongrue dans l’énumération éclatée des parties de son corps, vouée à la toilette de la pensée, est devenue celle de l’écrivain15. « La main à plume vaut la main à charrue » !
8A l’articulation du « Quod erat demonstrandum » (p. 1054) et du Quod narrandum est, il semble que le secret du récit, cette interrogation sur l’être dans laquelle de Marsay est embarqué, ne puisse prendre son essor que sur la multiplication des figures les plus simples de la narration : « Or, par une de ces belles matinées de printemps (...) dans une de ces joyeuses journées, donc » (p. 1054), « Vers la fin de 1814 » (p. 1057), « Vers le milieu du mois d’avril, en 1815 » (p. 1058), « Jeudi dernier, sur la terrasse des Feuillants » (p. 1063). Certes, dans un bon roman, la Marquise n’en finit pas de sortir à cinq heures ; mais il faut remarquer plutôt que ces incipit toujours recommencés inscrivent les éléments de la révélation de l’inceste : « Lord Dudley trouva naturellement beaucoup de femmes disposées à tirer quelques exemplaires d’un si délicieux portrait » (pp. 1057-1058) qui se rencontrent déjà incognito sur la même page. Ici le portrait d’Euphémie couplé à celui de Henri masque la figure de la scène finale, la figure des Ménechmes, par la fausse piste de « cette éternelle vieille comédie qui sera toujours neuve, et dont les personnages sont un vieillard, une jeune fille et un amoureux » (p. 1071)16. Plus loin, c’est la superposition du portrait de Margarita à celui de Paquita, pour laquelle Balzac réutilise l’image du Beau Navire, où s’inscrivent en désordre les matériaux narratifs de la même scène finale : « Une taille cambrée, la taille élancée d’une corvette construite pour faire la course, et qui se rue sur le vaisseau marchand avec une impétuosité française, le mord et le coule bas en deux temps » (p. 1064)l17. Dans les deux pages, le discours mythique est présent : de Marsay est un Centaure, ou Chérubin, Paquita « la femme caressant sa chimère ». Ailleurs, il passe de la mythologie classique à la fiction, des héros homériques à Faust, Manfred ou Don Juan (p. 1101). Il se pousse au premier plan, et dans son mouvement d’occultation du discours érotique, en souligne en fait la présence : « Que me fait celle que je n’ai point vue ! reprit de Marsay. Depuis que j’étudie les femmes, mon inconnue est la seule dont le sein vierge, les formes ardentes et voluptueuses m’aient réalisé la seule femme que j’aie rêvée, moi ! Elle est l’original de la délirante peinture, appelée la femme caressant sa chimère » (p. 1065).
9Il s’agit dans tout cela de déplacer l’écriture du secret, et Balzac y fait servir une minutieuse expérimentation du discours romanesque. De même que Henri a « les yeux bleus les plus amoureusement décevants » (p. 1057), de même les clichés romanesques les plus éculés sont détournés par le romancier. D’abord, il y a cette réitération obstinée de la figure de Vincipit, en plein corps du roman, déplacée, donc, à partir de laquelle une écriture et une lecture sentimentales seraient possibles. Mais Vincipit romanesque pur et simple est déjà, comme Jean Sgard l’a montré18, un égarement. Si dans le cas du jeune Meilcour, il reste néanmoins prélude à une éducation, les quelques pages protatiques où Balzac nous raconte l’adolescence de Henri nous le montrent déjà « achevé » (p. 1057). « Le plus joli garçon de Paris », « quoiqu’il eût vingt-deux ans accomplis, (...) paraissait en avoir à peine dix-sept » (p. 1057). Vingt-deux, dix-sept, voilà prise à rebours la chronologie des éducations sentimentales. Le roman est donc d’emblée dérouté19. Et le lecteur doit revenir sur l’idée qu’il se forme du personnage. « Pour rendre cette aventure compréhensible » (p. 1057), Balzac a inscrit dans l’état-civil de celui qui pourrait faire figure de héros idéal, « libre autant que l’oiseau », de multiples signes négatifs : cet oiseau n’est il pas « sans compagne » (p. 1057) ? Le père naturel, celui qui dans un roman fait d’un « fils naturel » un « enfant de l’amour », par la classique conversion de la bâtardise en élection romanesque, lord Dudley a dû fuir l’Angleterre à cause de ses mœurs trop orientales. Le roman de la reconnaissance, nous l’avons vu, devient alors tout autre chose. Le père légal, marié à « la jeune personne déjà mère d’Henri » (p. 1054), selon le scénario des romans libertins du XVIIIe siècle, qui livrent aux vieillards presqu’éteints les jeunes femmes trop ardentes (c’est ainsi que débute la Merteuil), celui à qui l’enfant doit son nom, meurt « sans avoir connu sa femme » (p. 1054). A père naturel absent et contre nature, père légal impuissant20. Cette paternité doublement « incomplète » (p. 1055) s’aggrave de la double dégradation du modèle féminin : « Madame de Marsay (...) s’inquiéta peu de son enfant », passé à « une vieille sœur, une demoiselle de Marsay », et de sa profanation dans la tutelle de l’abbé de Maronis, dont le patronyme tronque et détourne celui de Marsay, et dans l’ombre duquel se profile don Carlos Herrera : « Il le nourrit de son expérience (...), le promena quelquefois dans les coulisses, plus souvent chez les courtisanes ; il lui démonta les sentiments humains pièce à pièce (...) et tenta (...) de remplacer virilement la mère » (pp. 1055-1056). Mais Henri n’est pas Lucien, et son éducation, sitôt esquissée la richesse de ses perspectives romanesques, se termine : « Il apprit en trois ans à l'enfant ce qu'on lui eût appris en dix ans au collège » (p. 1056). Pour l’achever, ce prêtre choisit un représentant légal au jeune homme parmi d « honnêtes acéphales » (p. 1057). Comment s’étonner que, de manque en manque, jusqu’à cet acéphale symbolique, le jeune homme soit amoureusement décevant, malgré une hyper-virilité surabondamment indiquée. Inversions et substitutions, en même temps qu’elles préparent de futures créations romanesques, coupent tous les ponts autour de Henri, et ne lui laissent plus que le choix de l’abîme. Paquita, bien évidemment, n’y pourra rien : « Je suis étonnée d’avoir pu jeter un pont sur l’abîme qui nous sépare » (p. 1090). Jusqu’à la révélation finale, Balzac a beau multiplier les définitions du genre : « Tel était de Marsay », Henri n'a guère plus d’existence romanesque possible que n’en a l’ouvrier, et il n’en aura pas davantage lorsque Balzac aura reculé devant le roman de l’inceste. A lui, alors, les marges et les limbes de la création balzacienne : rendu à la fatuité et livré à la politique, il n'apparaîtra plus guère que comme diseur de mots d’esprit, tel celui qui clôt le livre, comme narrateur mondain de son éducation sentimentale, dans Autre étude de femme, ou enfin comme l’esquisse d’un romancier, dans le Contrat de mariage, où il rappelle à Paul de Manerville : « Quand je te racontais sous des formes romanesques les véritables aventures de ma jeunesse, tu les prenais en effet pour des romans »21, romans dont le lecteur de la Comédie humaine ne connaîtra jamais que des bribes. Il y a donc ici, dans une certaine mesure, impasse du discours romanesque, et de Marsay, avant d’être son propre mythe et son propre mythographe, n’a de références que culturelles, faute de pouvoir dire la référence fondamentale, Margarita, qu’il est réservé à Paul de Manerville, double dégradé de Henri, d’énoncer, sans la comprendre : « Ma parole, elle te ressemble ! » (p. 1064). Henri, donc, monte « à cheval de manière à réaliser la fable du Centaure »22, et il est « leste comme Chérubin » (p. 1057). Le mythe est précisément ce qui empêche de trop réaliser la fable ; le Centaure, Chérubin23, et plus loin, Faust, Manfred ou Don Juan sont, comme « la femme-écran » (p. 1095), des références-écran. Translucides. S’y mêlent spiritualité et sensualité, virilité et féminité, qui proposent une lecture innocente, et une autre qui l’est moins. Bien moins Centaure que cheval effrayé (p. 1108), bien moins héros destructeur (que l’on songe au « My embrace was fatal (...), I loved her and destroyed her » de Manfred), que personnage dévoré par son ambiguïté, Chérubin ou Byron, de Marsay essaie en vain des poses mythiques, il a « posé pour une autre personne » (p. 1096). « Me voilà, aujourd’hui, attendant cette fille dont je suis la chimère, et ne demandant pas mieux que de me poser comme le monstre de la fresque » (p. 1065). C’est en vain que l’on chercherait dans un musée « l’original de (cette) délirante peinture » (p. 1065), il n’existe que dans le musée imaginaire de Fragoletta, où Balzac est allé le chercher24. D’emblée référence ambiguë, d’un livre à un autre livre, d’un livre sur l’ambiguïté à un livre sur l’ambiguïté. Le livre, et le thème saphique font ici écran, où se projette l’image fondamentale de l’inceste. Que de Marsay veuille se faire la Chimère de Paquita, désignée plus loin comme la fille d’une autre Chimère (p. 1080), nous invite poursuivre le jeu des permutations. « Quoi, te voilà, mon idéal, l’être de mes pensées, de mes rêves du soir et du matin. Comment es-tu là ? pourquoi ce matin ? pourquoi pas hier ? (...) et coetera ! » (p. 1064) : les questions que de Marsay prétend lire dans les regards de Paquita ne sont-elles pas la monnaie romanesque de la question primordiale posée par le Sphinx à Œdipe ? Qu’il faille bien lire en cette « breloque » pour « clefs de montre » autre chose que « toute la femme, un abîme de plaisirs où l’on roule sans en trouver la fin » (p. 1065), cela paraît certain. On ne saurait en rester, comme le plus souvent dans La Fille aux yeux d’or, à cet instant privilégié où la chute est infiniment retardée, cet adunaton du système balzacien sur lequel Jean-Pierre Richard a attiré l’attention25. Zola, avec les scènes d’inceste de la Curée, dont le décor paraphrase, glose, explicite, multiplie le boudoir de La Fille aux yeux d’or26, nous livre le sens de cette « délirante » et « infernale inspiration » où le génie balzacien s’autorise de la caution fictive du « génie antique » (p. 1065) : « Le jeune homme », écrit Zola de Maxime « aperçut, au-dessus des épaules de cette adorable bête amoureuse qui le regardait, le sphinx de marbre, dont la lune éclairait les cuisses luisantes. Renée avait la pose et le sourire du monstre à tête de femme, et, dans ses jupons dénoués, elle semblait la sœur blanche de ce dieu noir »27.
10Pourquoi conclure plus que de Marsay lui-même ? On souhaiterait que ces pages conduisent le lecteur non à se perdre « dans ces limbes délicieuses que le vulgaire nomme si niaisement les espaces imaginaires » (p. 1101), mais à rechercher plus avant les entrelacs de ces trois fils d’Ariane dont il semble que le texte de La Fille aux yeux d’or soit tissé.
Notes de bas de page
1 Les références sont données à la nouvelle édition de la Pléiade.
2 « Une bande d’étoffe couleur ponceau sur laquelle étaient dessinées des arabesques noires » court autour du boudoir de Paquita (p. 1088)
3 Sur « Mariquita », voir Serge Gaubert, La Fille aux yeux d'or : un texte-charade, p. 167
4 Nicole Mozet, Les prolétaires dans La Fille aux yeux d'or, L Année Balzacienne, 1974 p 96
5 Le plaisir dans les récits balzaciens, L'Année Balzacienne, 1972, p. 303, note 4.
6 Nous soulignons la phrase supprimée.
7 Le thème de l’inceste « légal », celui que Zola traitera dans La Curée, est abordé par Balzac dans Le Lys dans la vallée où Henri est l’amant de lady Arabelle Dudley.
8 Sur le droit au travail, in La France parlementaire, tome IV, p. 105.
9 Paquita, comme le prolétaire, n’a à elle que sa vie.
10 Nous soulignons.
11 André Breton : L'aigle sexuel exulte, in L’air de l’eau.
12 Nous soulignons.
13 Nous soulignons.
14 Sur le statut romanesque du prolétaire dans La Comédie humaine, voir l'article cité de N. Mozet, pp. 107-109.
15 Balzac écrit des gens d’affaires : « leur âme devient un larynx » (p. 1047). La conversation et l’écriture sont dans un rapport analogue chez Balzac et chez Proust (voir Serge Gaubert : La conversation et l'écriture, in Europe, août-septembre 1970).
16 Le scénario en est donné à propos de « don Hijos, Paquita, de Marsay », mais il est déjà suggéré p. 1058 entre don Hijos, Henri et Euphémie.
17 La taille de la corvette fait penser à celle du « corsaire en gants jaunes » qu'est de Marsay. L’indication est ici déplacée, comme l’est celle de la morsure.
18 J Sgard : L’incipit des Egarements, in Les paradoxes du romancier : les « Egarements » de Crébillon, ouvrage collectif publié par le Centre d’Etudes du XVIIIe siècle de l’Université Lyon II, P.U.G., 1975, pp. 17-22.
19 « Entre les dix-sept ans de la présentation au monde et les vingt ans de la majorité légale (où l’on entre en possession de son héritage) s’inscrit l’espace reconnu de l’éducation sentimentale », J. Sgard, p. 18.,
20 Nous apprenons aussi que « le bonhomme n’eût pas vendu son nom s il n'avait point eu de vices », p. 260.
21 Le contrat de mariage, in L’œuvre de Balzac, ed. A. Béguin, Club Français du Livre, tome 3, p. 880
22 Nous soulignons.
23 Dans le texte, la référence à Chérubin, et au Mariage de Figaro, précède celle au Barbier, l’« éternellement jeune vieille comédie ». Ici encore la chronologie est prise à rebours.
24 Histoire des Treize, édition de P.G. Castex, Classiques Garnier, p. 401, note 1.
25 J.P. Richard, Balzac, de la force à la forme, Poétique no 1, p. 10 sqq.
26 Murs tendus qui modulent en gris et rose le blanc et le rouge balzaciens, « cheminée en marbre blanc », meubles qui « disparaissaient » à côté du lit, dorures mates, « tentures matelassées qui continuaient la mollesse du sol jusqu'au plafond », « coquille » de la baignoire. Mais Zola va plus loin que Balzac : « il était un lieu dont Maxime avait presque peur, et où Renée l’entraînait dans les jours mauvais, les jours ou elle avait besoin d’une ivresse plus âcre. Alors ils aimaient dans la serre. C'était la qu'ils goûtaient l’inceste ». La Curée, in Les Rougon-Macquart, Pléiade, t. 1, pp. 477-484.
27 Ibid., p. 485.
Auteur
Université de Lyon II
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014