L’aphorisme gidien : un palimpseste ?
p. 76-88
Texte intégral
1C’est un lieu commun de la critique, auquel Gide lui-même souscrit dans sa conférence « De l’influence en littérature », de considérer « que l’on n’écrit qu’avec et au moyen des textes qui se sont inscrits en nous, parentaux, scolaires, bibliques, orientaux, classiques, français, anglais, allemands, qu’avec des mutations et des dislocations l’on réordonne à sa guise1 ».
2S’il est entendu que toute écriture est par essence réécriture, cette réécriture pouvant s’avérer intentionnelle ou involontaire, savante ou commune, questionner l’aphorisme de ce point de vue suppose cependant de prendre en compte une dimension supplémentaire. Dans la mesure où il constitue une forme codifiée, qui s’inscrit dans une filiation spécifique, celle de la forme gnomique, qui, de la sententia antique à l’aphorisme moderne, en passant par la maxime classique, regroupe les formes brèves, grammaticalement et référentiellement autonomes, concernant l’homme, l’étude de son intertextualité doit engager une réflexion d’ordre générique. Pourtant, ce que nous appelons « aphorisme gidien » recouvre des réalités textuelles diverses, et parmi les trois types d’occurrences que l’on peut distinguer, les deux premiers, qui rattachent le mieux l’énoncé au genre aphoristique, sont aussi les plus rares. L’aphorisme gidien est en effet très rarement un énoncé que l’écrivain désigne explicitement comme tel (et encore emploie-t-il indifféremment les termes de « formule », « sentence », « maxime » et « aphorisme ») ; il arrive, un peu plus souvent, que des procédés de soulignement typographique ou énonciatif lui confèrent implicitement un statut gnomique ; la plupart du temps, cependant, il se présente simplement comme l’heureuse expression d’une idée générale, sans bénéficier d’une quelconque mise en relief. C’est donc surtout eu égard à ce plus petit dénominateur commun que nous voudrions examiner ici la réécriture aphoristique.
3Gide, en effet, ne cesse de s’interroger sur l’origine et l’originalité de ses idées. Il note ainsi dans son Journal : « Il serait intéressant pour moi, plus tard, de retrouver comment les idées me sont venues et de voir quelles sont les lectures ou les événements qui les ont fait naître. » (J1, p. 28) En souhaitant pouvoir endosser, pour la formulation de ses idées, le rôle du généticien (conformément à l’un des leitmotive de son esthétique, valable au niveau tant macrostructural que microstructural : la genèse de l’œuvre importe autant et peut-être davantage que l’œuvre elle-même), c’est la réflexion qui nous occupe aujourd’hui que Gide semble avoir légitimée en son temps. Et lorsque, toujours à propos de ses idées, il hésite entre deux postures, celle de l’inévitable redite et une exigence absolue d’inédit, c’est la question même que nous entendons poser qu’il semble esquisser. En effet, en affirmant dans Le Traité du Narcisse que « [t]outes choses sont dites déjà ; mais [que] comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer » (RR1, p. 169), Gide invite à considérer l’aphorisme comme un inévitable palimpseste. C’est l’inverse que laissent entendre des déclarations comme celles-ci, dans son Journal :
Si c’est pour dire ce que d’autres ont mieux dit ; si c’est pour marcher sur leurs traces et ne pas les dépasser d’un pas, j’aime mieux me taire et les lire. (J1, p. 29)
J’ai lu du Sully Prudhomme ; je l’admire et me désespère. Je me désespère, car j’y vois toutes mes idées, dans une forme que je n’atteindrai jamais ; alors à quoi bon ? (p. 26)
Et tout triste je lis aussi L’Illusion, car j’y vois tout ce que je rêvais de dire ; aussi me semble-t-il qu’après Lahor je n’aurais plus rien à dire... (p. 75)
4En affirmant son refus de redire, Gide ne suggère-t-il pas que l’idée qu’il accepte d’écrire relève de l’inédit, autrement dit, que l’aphorisme serait une expression exemplairement idiosyncrasique et que la seule relation envisageable avec un hypotexte serait de l’ordre de la transgression ? Dans quelle mesure et de quelle manière l’aphorisme gidien est-il dès lors un palimpseste ?
5 La réponse à cette interrogation semble, cependant, nécessairement relative, c’est-à-dire liée au point de vue adopté beaucoup plus qu’à la réalité linguistique examinée. En effet, l’auteur est-il à même de juger de l’éventuelle influence subie ? Quant au lecteur, n’y projette-t-il pas ses propres souvenirs de lecture ? S’il paraît difficile de définir l’aphorisme eu égard à une réécriture externe, il semblerait que ce soit surtout de manière interne que la réécriture fasse sens au niveau de l’aphorisme gidien.
L’APHORISME COMME PALIMPSESTE, OU LES ENJEUX D’UNE RÉÉCRITURE
6L’écriture aphoristique gidienne a, dès ses débuts, été intimement liée à la réécriture : à l’école d’abord, où la traduction et l’imitation des aphorismes antiques figuraient parmi les exercices d’écriture auxquels étaient soumis, au xixe siècle encore, les élèves dans le cadre du cours de rhétorique2 ; de manière plus personnelle et pragmatique ensuite, dans la mesure où Gide n’a cessé de recopier, à plusieurs reprises parfois, les bons mots rencontrés dans ses lectures, entendus au cours de ses promenades ou prononcés par d’autres au fil des conversations, pratique dont témoigne notamment son Journal, et qui laisse augurer de la variété de l’intertextualité aphoristique gidienne, tantôt savante tantôt populaire, tantôt écrite tantôt orale. Dans la droite lignée de ces expériences de jeunesse (longtemps poursuivies pour certaines d’entre elles), c’est bien la réécriture, au sens littéraire du terme cette fois, qui constitue le principe d’écriture de l’aphorisme chez Gide. Plus précisément encore : la réécriture critique ; l’aphorisme gidien peut être défini comme un « palimpseste par opposition ».
7Bien que les enjeux de la réécriture dépendent spécifiquement du genre de l’œuvre dans laquelle figure l’aphorisme, du moment auquel il a été écrit, de la nature et de la taille de l’intertexte, une constante semble pouvoir se dégager : plus l’intertexte est affiché, plus la réécriture aphoristique s’inscrit dans un débat théorique et sérieux ; plus celui-ci est caché ou implicite, plus la réécriture est ironique, voire polémique. C’est à la fois la question de l’intention (sérieuse ou ludique et provocante) et de l’enjeu (réel ou fictionnel, ponctuel ou général) qu’engage l’interrogation sur la nature de l’intertextualité aphoristique.
8L’explicitation de l’acte de réécriture coïncide ainsi souvent avec un enjeu définitionnel, d’ordre éthique ou esthétique, dans les œuvres critiques comme dans les œuvres de fiction :
Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que tout est déjà dit [...]. J’ai trouvé, chère amie, une belle définition du génie : le génie, c’est le sentiment de la ressource. Celui de notre race est loin d’être épuisé. (Lettres à Angèle, EC, p. 52 ; nous soulignons)
Connais-toi toi-même. Maxime aussi pernicieuse que laide. Quiconque s’observe arrête son développement. La chenille qui chercherait à « bien se connaître » ne deviendrait jamais papillon.
Les Nouvelles Nourritures, RR2, p. 779
9Dans le premier exemple, la célèbre maxime de La Bruyère (« Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent ») sert de repoussoir à la définition gidienne du génie ; dans le deuxième extrait, c’est en explicitant les conséquences négatives induites par le précepte socratique que le narrateur des Nouvelles Nourritures offre une définition aphoristique de l’éthique gidienne du « passer outre ».
10Lorsque la réécriture aphoristique est moins explicite et que son repérage dépend de la culture (littéraire, biblique...) du lecteur, c’est généralement qu’elle participe plus largement d’une esthétique ou d’une poétique, comme dans les exemples suivants :
L’âme aimante ne connaît pas d’obstacles ; l’amour a vaincu toutes choses. L’amour est plus fort que la mort. (J1, p. 33)
L’âme aimante n’a rien qui l’arrête ; car l’amour a vaincu toutes choses.
L’amour est plus fort que la mort.
Les Cahiers d’André Walter, RR1, p. 40
11Le lecteur aura reconnu dans la dernière phrase de ces deux extraits une réécriture du Cantique des cantiques : « l’amour est fort comme la mort3 ». En substituant une hiérarchie à une comparaison, Gide dramatise l’énoncé initial et introduit une exaltation lyrique, significative de la quête d’absolu qui fut celle du jeune Gide (et qu’il transpose d’ailleurs dans Les Cahiers d’André Walter), et typique de sa période symboliste.
12Enfin, même lorsque l’aphorisme paraît n’avoir pas d’intertexte livresque, il semble pouvoir être défini comme un « palimpseste par opposition », eu égard non à un hypotexte savant, mais à un discours doxique. Ces aphorismes s’écrivent alors contre un certain usage du langage, contre le discours commun ou certaines habitudes de pensée. La typographie (c’est-à-dire le recours au soulignement, aux guillemets) permet quelquefois de repérer ce travail de réécriture, comme dans cet extrait du Journal : « Le meilleur moyen pour amener autrui à “partager” votre conviction, n’est pas toujours de proclamer celle-ci. » (J2, p. 46) L’aphorisme opère un retournement de situation puisqu’il fait paradoxalement du silence un bon moyen de persuasion ; il prend le contrepied de la définition du verbe « partager », qui suppose d’ordinaire un échange de paroles. Ailleurs, ce sont des structures grammaticales qui sont révélatrices de ce travail de déconstruction des apparences, comme dans ce célèbre aphorisme des Nourritures terrestres : « La mélancolie n’est que de la ferveur retombée » (RR1, p. 354), dans lequel la négation restrictive exhibe une définition de la mélancolie qui va à l’encontre de l’idée communément admise d’un état sans véritables origine ni cause. Même sans indices typographiques ou grammaticaux explicites, c’est par ce travail de réécriture doxique que semble pouvoir se définir véritablement l’aphorisme gidien :
La personnalité s’affirme par ses limites. (J1, p. 173)
Toute théorie n’est bonne qu’à condition de s’en servir pour passer outre. (p. 1082)
Un bon maître a ce souci constant : enseigner à se passer de lui. (p. 1174)
13Dans le dernier exemple cité, Gide propose, sous l’apparent paradoxe d’un enseignement qui vise sa propre fin, une autre définition du « bon » enseignant que celle d’ordinaire retenue, puisqu’à la pérennité et à l’omnipotente érudition du maître, il substitue la conscience du caractère éphémère de son enseignement et son humilité. S’écrivant contre la doxa, l’aphorisme est, au sens étymologique du terme, un énoncé paradoxal.
L’INÉVITABLE RÉÉCRITURE APHORISTIQUE
14Ce principe de réécriture aphoristique critique n’a cependant rien de spécifiquement gidien : il participe fondamentalement du genre gnomique, et plus précisément de l’esthétique de la maxime, comme l’ont mis en évidence Monique Nemer dans son article sur l’histoire de ce genre4 et Philippe Hamon dans une réflexion sur « les notions de norme et de lisibilité en stylistique5 ». Ce dernier la définit en effet comme « le retournement mécanique [...] mais inquiétant (donc “illisible”) d’un énoncé type assumé par la culture6 ». Si l’acte de réécriture est intrinsèque au genre aphoristique, l’originalité gidienne serait-elle à rechercher du côté de la forme ? ou sur le plan des idées ? Roger Martin du Gard, lecteur attentif de l’œuvre gidienne et ami à l’inébranlable franchise de l’écrivain, ne reconnaît l’originalité formelle des formules de Gide que pour leur refuser toute originalité de contenu ; il note ainsi dans son Journal : « Je l’ai vu travailler, j’ai saisi sur le vif tous les dangers d’une pensée qui, toujours, naît avec sa forme. Que de lieux communs il a réédités, sans s’en apercevoir, parce que la qualité, l’originalité, le rythme et la réussite de la forme lui cachaient la pauvreté du fond7. »
15Signalons cependant que même d’un point de vue formel, Gide semble largement redevable à la tradition gnomique, à la maxime classique, de La Rochefoucauld en particulier (à travers l’usage de la négation restrictive par exemple), mais aussi à la tradition proverbiale, dont la présence se mesure à la reprise de tournures figées et vieillies, telle la structure corrélative tant... tant : « tant vaut l’homme, tant vaut sa soif8. » (Les Cahiers d’André Walter, RR1, p. 4)
16L’aphorisme gidien apparaît donc comme un inévitable palimpseste, à plusieurs niveaux : générique, mais aussi culturel. Sur ce dernier plan, l’habitude prise par Gide de consigner dans son Journal les bons mots lus ou entendus permet de mesurer l’emprise (souvent involontaire et/ou inconsciente) de certains d’entre eux sur son esprit : ainsi les mots prononcés par Emmanuel Faÿ, un ami de Marc, cités à trois reprises dans le Journal (J1, p. 1233 ; J2, p. 60 et 269), et une fois dans sa correspondance avec François-Paul Alibert9 : « Ces mots d’Emmanuel Faÿ que me redisait son frère, ces mots qui furent presque ses novissima verba, me hantent, m’obsèdent : “Il n’y a pas de plaisir à jouer dans un monde où tout le monde triche.” » (J2, p. 60) Par la métaphore du jeu et par le constat d’une hypocrisie sociale rendant vaine l’authenticité, cet aphorisme n’est pas sans rappeler l’univers des Faux-Monnayeurs, déjà débutés à l’époque à laquelle ces mots figurent pour la première fois dans le Journal, et en particulier la formule de Strouvilhou : « Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. » (RR2, p. 420) Ou encore cette variante de Divers, la métaphore de l’apprêtement s’étant substituée à celle du jeu, laissant le message inchangé cependant : « Dans un monde où chacun se grime, c’est le visage nu qui paraît fardé10. » Tout se passe comme si ces paroles obsédantes avaient servi de soubassement à un grand nombre d’aphorismes. Pourtant, et c’est là l’un des problèmes posés par la réécriture aphoristique, l’influence ne semble advenir que parce qu’elle vient confirmer une pensée antérieure de l’auteur : ainsi, pour notre exemple, trouve-t-on dans le Journal, dès 1889 : « Quand tout le monde est corrompu le vertueux égaré a toujours tort. » (J1, p. 53) C’est donc la question de l’antériorité qui se pose : qui, de la pensée d’autrui ou de la sienne propre, a engendré ou révélé l’autre ? Gide semble y répondre par anticipation dans sa conférence « De l’influence en littérature » : « l’influence [...] ne crée pas : elle éveille. » (EC, p. 416) L’intertexte ne serait donc pas tant la source de l’aphorisme qu’un révélateur permettant à celui-ci d’être formulé : entre les deux, un cheminement relevant de l’association d’idées.
17Si l’aphorisme peut être un palimpseste à l’insu de son auteur, est-ce à dire qu’il revient au lecteur, comme ici, d’en établir la filiation ? Un passage des Faux-Monnayeurs semble précisément mettre en abyme cette possibilité. En effet, après que Sophroniska a formulé une pensée aphoristique, Édouard note :
Je me souvins, à ces mots, de quelques lignes de La Rochefoucauld, que je voulus lui montrer, et, bien que j’eusse pu les lui citer de mémoire, j’allai chercher le petit livre des Maximes, sans lequel je ne voyage jamais. Je lui lus :
« De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse ; elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible et que les dommages qu’elle cause soient très cachés... Le repos de la paresse est un charme secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. Pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes et qui lui tient lieu de tous les biens. »
— Prétendez-vous, me dit alors Sophroniska, que La Rochefoucauld, en écrivant ceci, ait voulu insinuer ce que nous disions ?
— Il se peut ; mais je ne le crois pas. Nos auteurs classiques sont riches de toutes les interprétations qu’ils permettent. Leur précision est d’autant plus admirable qu’elle ne se prétend pas exclusive. (RR2, p. 329 ; nous soulignons)
18Cet extrait permet de poser d’une part la question des limites d’une telle démarche génétique (« Prétendez-vous, me dit alors Sophroniska, que La Rochefoucauld, en écrivant ceci, ait voulu insinuer ce que nous disions ? »), des risques qu’elle entraîne (de surinterprétation de l’hypotexte, en l’occurrence : « Nos auteurs classiques sont riches de toutes les interprétations qu’ils permettent. »), enfin, de l’intérêt d’un tel rapprochement : qu’apporte-t-il vraiment ? Si dans ce passage, la citation de La Rochefoucauld participe de l’éthos d’éducateur d’Édouard, elle permet aussi de suggérer la profonde continuité de pensée dans l’histoire des idées. Et c’est bien pour cette ultime raison que l’aphorisme apparaît encore une fois comme un inévitable palimpseste, mais comme un palimpseste qui s’ignore longtemps. Gide en fait lui-même le constat :
Si rare et si hardie que soit une pensée, il ne se peut qu’elle ne s’apparente à quelque autre ; et plus grande est la solitude d’un artiste dans son époque, plus vive et plus féconde est sa joie à se retrouver dans le passé des parents. (J2, p. 37)
19Et il écrit encore :
Il est aussi naturel à celui qui emprunte à autrui sa pensée d’en cacher la source, qu’à celui qui retrouve en autrui sa pensée, de proclamer cette rencontre. (p. 37)
L’APHORISME COMME ÉTERNEL PALIMPSESTE
20Au-delà du dialogue, conscient ou involontaire, consensuel ou critique, que l’aphorisme tisse avec la tradition, et qui constitue finalement le propre de tout énoncé gnomique, c’est dans la réécriture interne que semble résider in fine l’originalité de l’écriture aphoristique gidienne. Ce sont ses propres aphorismes que Gide ne cesse de réécrire, à des échelles différentes (du brouillon à l’œuvre, au sein d’une même œuvre, ou encore d’une œuvre à l’autre), suivant des intentions variées.
21En fonction d’impératifs esthétiques et stylistiques d’abord : Gide manifeste le souci d’une concision toujours plus importante. Ainsi lit-on dans L’Immoraliste et dans Si le grain ne meurt :
Peut-être cette contrainte au mensonge me coûta-t-elle un peu d’abord ; mais j’arrivai vite à comprendre que les choses réputées les pires (le mensonge, pour ne citer que celle-là) ne sont difficiles à faire que tant qu’on ne les a jamais faites ; mais qu’elles deviennent chacune, et très vite, aisées, plaisantes, douces à refaire, et bientôt comme naturelles. Ainsi donc, comme à chaque chose pour laquelle un premier dégoût est vaincu, je finis par trouver plaisir à cette dissimulation même, à m’y attarder [...]. (RR1, p. 626-627 ; nous soulignons)
Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu’on ne les a pas tentées. (SV, p. 138)
22Bien que cette réécriture aphoristique s’accompagne d’une généralisation, elle semble surtout obéir à un désir de concision et d’élégance plus grandes (la tournure impersonnelle « il est » étant plus soutenue que la tournure personnelle initiale). Cependant cette réécriture de nature esthétique et stylistique est également révélatrice d’une certaine constance de la pensée gidienne : les deux formules font référence, dans la diégèse, à des actions négatives (le mensonge pour L’Immoraliste, la bagarre dans Si le grain ne meurt), si bien qu’au-delà d’une invitation au dépassement de soi, toutes deux expriment surtout le fait que la frontière entre le bien et le mal est plus fragile qu’il n’y paraît. Tout se passe comme si Gide ne cessait de réécrire, en les affinant et en les ciselant, un certain nombre de formules élaborées pendant sa jeunesse, tout comme il affirme avoir développé au cours de sa carrière les livres pensés entre 20 et 30 ans. Il s’agit cependant cette fois-ci d’une logique de réduction et non d’amplification, puisque les aphorismes adoptent une brièveté toujours plus grande.
23La réécriture aphoristique interne obéit à des enjeux esthétiques et stylistiques dont le sens est souvent subordonné à l’œuvre dans laquelle elle figure. C’est le cas d’un passage du Journal en date du 25 septembre 1888, qui se voit repris quelques années plus tard dans Les Cahiers d’André Walter :
La mort viendra qui ne séparera pas nos âmes ; par-delà le tombeau elles se retrouveront pour s’unir encore ; dans cette vie, le monde pourra dresser entre nous des obstacles ; nos corps pourront être séparés, mais non pas nos âmes. L’âme aimante ne connaît pas d’obstacles ; l’amour a vaincu toutes choses. L’amour est plus fort que la mort. (J1, p. 33 ; nous soulignons)
La mort viendra qui ne séparera pas nos âmes.
Par-delà le tombeau, elles s’élanceront pour s’unir encore
Car les corps séparés ne font pas les âmes solitaires.
Le monde ne peut séparer que les corps.
L’âme aimante n’a rien qui l’arrête ; car l’amour a vaincu toutes choses.
L’amour est plus fort que la mort. (RR1, p. 40 ; nous soulignons)
24Avant de mettre en évidence les enjeux de cette réécriture aphoristique entre le Journal et l’œuvre (le Journal faisant office, c’est bien connu, de réservoir à aphorismes pour l’œuvre de fiction), signalons que l’aphorisme constitue déjà en soi une réécriture, du passage narratif précédent précisément, puisqu’il reprend l’énoncé personnel qui le précède sur un mode impersonnel. La réécriture aphoristique entre le Journal et Les Cahiers d’André Walter répond ici à deux enjeux différents : poétique et narratif. En effet, la modification d’ordre lexical (« ne connaît pas d’obstacles » devenant « n’a rien qui l’arrête ») permet un jeu de sonorités significatif dans une œuvre éminemment lyrique. L’assonance en [a] et l’allitération en [r], présentes dans les termes-clés (« séparer » et « arrête », substitué à l’expression « ne connaît pas d’obstacles »), mais aussi dans la conjonction de coordination ajoutée (« car »), suggèrent précisément la toute-puissance de l’amour, dont ces lettres constituent les deux extrémités. La deuxième modification répond à une intention différente : l’ajout de transitions logiques (par l’intermédiaire des deux conjonctions de coordination « car ») obéit à un désir de justification, d’argumentation, qui est ici surtout un travail d’auto-persuasion. À ce stade de l’œuvre en effet (nous sommes dans la deuxième partie du « Cahier blanc »), il s’agit pour le narrateur de consentir au sacrifice d’Emmanuelle, à l’impossibilité d’une possession.
25La réécriture aphoristique obéit toutefois, plus fondamentalement, à des enjeux éthiques, voire idéologiques. De même que chaque œuvre réécrit, généralement en la contredisant, la précédente, Gide ne cesse, de personnage en personnage et surtout d’œuvre en œuvre, de réécrire ses aphorismes, manifestant de la sorte, jusque dans l’expression précise de ses idées, tantôt l’évolution de sa pensée, tantôt l’incroyable cohabitation des contraires qui anime son être. Ainsi la maxime de La Bruyère lui sert-elle à formuler successivement différents aphorismes (ce qui permet de constater simultanément que c’est dans le cadre d’une réécriture interne que la réécriture externe fait véritablement sens) :
Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. (Le Traité du Narcisse, RR1, p. 169)
Nous sommes loin du temps où La Bruyère disait que tout est déjà dit [...]. J’ai trouvé, chère amie, une belle définition du génie : le génie, c’est le sentiment de la ressource. Celui de notre race est loin d’être épuisé. (Lettres à Angèle, EC, p. 52)
26Quand, dans sa « Lettre à Angèle », Gide fait une nouvelle fois allusion à la célèbre maxime de La Bruyère, c’est en fait davantage pour prendre ses distances avec la posture qu’exprimait son aphorisme antérieur que pour réécrire une seconde fois cet intertexte classique. Dans Le Traité du Narcisse en effet, la maxime de La Bruyère lui permet de légitimer la répétition des idées, ce qui place Gide dans la perspective des Anciens. À l’inverse, cette même maxime lui sert de repoussoir, dans les Essais critiques, pour construire une définition moderne du génie. Les deux aphorismes gidiens s’opposent, rejouant à leur manière la querelle des Anciens et des Modernes.
27Cependant, au-delà des principes, généraux ou spécifiques, récurrents ou ponctuels, auxquels obéit la réécriture aphoristique, c’est surtout en lui-même que ce phénomène de réécriture fait sens. Révélatrice d’une incessante quête de justesse par la multiplicité des variantes auxquelles elle donne lieu, la réécriture aphoristique l’est aussi du caractère éminemment relatif des idées véhiculées. André Walter (et plus tard Bernard dans Les Faux-Monnayeurs) le constate, de manière paradoxale puisqu’il recourt à une tournure gnomique pour exprimer cette relativité : « L’affirmation est coupable : elle veut s’imposer et saccage autour d’elle. – Étroits esprits de croire que leur vérité est la seule ! La vérité est multiple, infinie, nombreuse autant que les esprits pour y croire ; – et aucunes ne se nient que dans l’esprit de l’homme. » (RR1, p. 25)
28Mais c’est encore sur un plan symbolique qu’elle est significative : l’aphorisme est chez Gide doté d’une valeur performative négative. L’auteur note par exemple, à propos de la devise aphoristique des jeunes adolescents des Faux-Monnayeurs :
J’ai pu douter si peut-être cette disposition d’esprit, que pour ma part je considère comme une des plus fâcheuses, ne devient pas moins dangereuse après qu’elle est cataloguée et, de même qu’il advient qu’on ne donne un nom qu’à ce dont on se sépare, si cette formule même ne présageait pas un départ.
Journal des Faux-Monnayeurs, RR2, p. 553-554
29Si formuler un aphorisme revient à s’en défaire, c’est que la réécriture est intrinsèque à l’écriture même de l’aphorisme ; elle est une nécessité, synonyme d’évolution. Il est en ce sens significatif que Gide en ait fait un motif narratif. Dans une œuvre où l’être se résume volontiers dans une formule, la réécriture aphoristique constitue l’une des conditions de son accomplissement. Elle apparaît comme le signe de la capacité du héros à dépasser les vérités admises pour se forger sa propre vérité. L’impossibilité de le faire le conduit dès lors dans des impasses (la mort, l’oubli, l’isolement) ; tout aphorisme non réécrit se révèle sclérosant, nocif ou inefficace. André Walter dans ses Cahiers obéit ainsi à une formule maternelle qui le mènera à la mort (« Ma mère me disait : “Tu ne peux pas faire la vie à ton rêve ; il faut que tu te fasses à la vie.” » [RR1, p. 77]), tout comme Gide lui-même se soumettra, sur un plan littéraire, à cette même formule, en en faisant le principe d’écriture des Cahiers, ce qui contribuera à le mener dans une impasse littéraire : « En [la] dénaturant un peu, [cette œuvre] est la mise en action de ce mot que m’écrivait Maman : “Tu ne peux pas faire la vie à toi, il faut que toi tu te fasses à la vie.” » (« Cahier préparatoire », RR1, p. 139)
30De même, c’est pour avoir voulu purement et simplement s’approprier la formule élaborée par la Confrérie des hommes forts que Boris meurt dans Les Faux-Monnayeurs. Non moins dommageables sur un plan social seront les plagiats d’Olivier et de Passavant. À l’inverse, c’est la capacité de Bernard à élaborer lui-même sa règle de vie qui fait de lui un être accompli.
*
31Sans sacrifier à la tradition d’intertextualité critique propre au genre aphoristique, Gide semble cependant en déplacer très souvent la cible qui, d’extérieure, devient intérieure : par-delà les intertextes externes, ce sont surtout ses propres aphorismes qu’il réécrit. Cette réécriture interne obéit à des enjeux stylistiques et esthétiques (la recherche de la concision la plus importante possible, notamment), mais aussi et avant tout éthiques : il s’agit d’approcher au plus près la vérité de l’instant. Toutefois l’originalité ultime de la réécriture aphoristique gidienne réside peut-être encore plus dans la légitimation, sur un plan tout à la fois éthique et narratif, du processus même de réécriture aphoristique, parvenant ainsi, en dépit de l’apparence définitive de l’assertion aphoristique, à en faire une forme ouverte, susceptible, elle aussi, d’être sans cesse « continué[e]11 ».
Notes de bas de page
1 David Steel, « Les Nourritures terrestres : ponctuation, typographie et mise en page », dans Retour aux « Nourritures terrestres », Catherine Savage Brosman & David H. Walker (dir.), Rodopi, 1997, p. 151.
2 Voir Françoise Waquet, Le Latin ou l’Empire d’un signe, xvie-xxe siècle, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1998.
3 Cantique des cantiques, VIII, 6.
4 Monique Nemer, « Les intermittences de la vérité. Maxime, sentence ou aphorisme : notes sur l’évolution d’un genre », Studi francesi, n° 78, 1982, p. 484-493.
5 Philippe Hamon, « Note sur les notions de norme et de lisibilité en stylistique », Littérature, n° 14, 1974, p. 114-122.
6 Ibid., p. 122.
7 Roger Martin du Gard, Journal, cité par Jean Delay, « Introduction », dans André Gide & Roger Martin du Gard, Correspondance, 1913-1934, Jean Delay (éd.), Gallimard, 1968, p. 40.
8 Rappelons l’ancien proverbe français : « Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. »
9 Voir la lettre de Gide à Alibert, 28 avril 1931, Correspondance, 1907-1950, Claude Martin (éd.), Presses universitaires de Lyon, 1982, p. 382.
10 « Lettre à X », Divers, Gallimard, 1931, p. 203.
11 « “Pourrait être continué...” c’est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-Monnayeurs. » (Les Faux-Monnayeurs, RR2, p. 422)
Auteur
Agrégée de lettres modernes, prépare actuellement une thèse sur l’aphorisme dans l’œuvre d’André Gide, sous la direction de Jean-Michel Wittmann et de Sylvie Freyermuth, dont elle est l’assistante à l’Université du Luxembourg. Ses recherches l’ont amenée à présenter diverses communications autour des sources et des fonctions de l’aphorisme dans les œuvres gidiennes.
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André Gide & Jean Amrouche
Correspondance 1928-1950
André Gide et Jean Amrouche Guy Dugas et Pierre Masson (éd.)
2010
André Gide & Léon Blum
Correspondance 1890-1950. Nouvelle édition augmentée
André Gide et Léon Blum Pierre Lachasse (éd.)
2011
André Gide & Paul-Albert Laurens
Correspondance 1891-1934
André Gide et Paul-Albert Laurens Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann (éd.)
2015
André Gide & Henri de Régnier
Correspondance 1891-1911
André Gide et Henri de Régnier David J. Niederauer et Heather Franklyn (éd.)
1997
André Gide & la réécriture
Colloque de Cerisy
Pierre Masson, Clara Debard et Jean-Michel Wittmann (dir.)
2013