Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1S’il est désormais admis que tout texte littéraire est un palimpseste, l’œuvre de Gide présente de ce point de vue des caractéristiques singulières, qui appellent une réflexion théorique tout en déterminant son interprétation. Suivant le vœu du Journal des Faux-Monnayeurs, Gide écrit pour être « relu » (RR2, p. 537) et conçoit très consciemment l’écriture comme une reprise et un dialogue, avec soi-même et avec les autres. Ce processus qui trouve son expression dynamique dans l’espace clos du texte gidien revêt des formes diverses. Les variations autour de scènes ou de situations fondatrices, dans la fiction, ou les échos thématiques, d’un livre à l’autre, en constituent des manifestations originales. L’élaboration des œuvres gidiennes au fil du temps témoigne ainsi d’un continuel transfert de formes, de figures ou d’idées, appelées à migrer des essais critiques ou de la correspondance vers la fiction. Les emprunts thématiques et stylistiques à d’autres œuvres, la réécriture de sujets venus d’autres corpus, de la Bible à la littérature de son temps, n’en constituent pas moins une part essentielle du processus créatif chez un écrivain qui fut tout au long de sa vie un lecteur infatigable, toujours prêt à redécouvrir de nouvelles richesses dans des livres qu’il connaissait presque par cœur.
2À l’évidence, l’œuvre de Gide constitue un cas d’école exceptionnel pour l’étude et la compréhension des phénomènes d’intertextualité, que l’on envisage celle-ci du côté de la production du texte (dans la lignée de Bakhtine, de Kristeva) ou du côté de sa réception (dans la lignée de Riffaterre). À cela, rien d’étonnant si l’on veut bien se souvenir que derrière cette notion d’intertexte, dès Bakhtine, on retrouve celle de dialogisme et cette idée que « l’objet a déjà, pour ainsi dire, été parlé, controversé, éclairé et jugé diversement, il est le lieu où se croisent, se rencontrent et se séparent des points de vue différents, des visions du monde, des tendances1 ». Une telle définition s’applique merveilleusement à l’œuvre de Gide qui aurait pu la signer ; elle s’applique avec un égal bonheur à l’œuvre, à l’homme qui s’est lui-même souvent défini comme un être de dialogue, à l’écrivain qui a construit très consciemment et délibérément son œuvre comme un espace de dialogue, avec lui-même, avec les autres écrivains et avec les lecteurs... Ce goût pour la rencontre, pour l’échange, une image récurrente en rend bien compte dans ses livres, celle du carrefour, qui éclaire le nom du domaine mystérieux où se déroule l’intrigue d’Isabelle2, ou qui vient caractériser un personnage comme Fleurissoire dans Les Caves du Vatican3, cependant qu’une image voisine permet à Gide de répondre aux nationalistes en donnant son idée de la France4.
3Dans ces rencontres de Cerisy sur l’œuvre de Gide, conçue et construite par lui comme un carrefour, il s’agissait évidemment moins de poser un problème théorique que de rendre compte de la singularité de l’écriture gidienne et de saisir au vol, si l’on peut dire, le mouvement propre de cette écriture en perpétuelle métamorphose. Il s’agissait en somme d’aborder une question de poétique, à ceci près que dans l’œuvre de Gide les « questions de métier5 » appellent toujours des réflexions morales, en vertu du principe, énoncé dès 1891 dans Le Traité du Narcisse, selon lequel « les règles de la morale et de l’esthétique sont les mêmes » (RR1, p. 174). La notion de dialogue renvoie aussitôt chez Gide à celle de l’altérité et pose la question de l’hybridation, féconde sur le plan formel, dans une œuvre qui réinvente constamment les formes et les genres, aussi bien que sur le plan éthique, pour un écrivain soucieux de défendre la singularité individuelle et l’originalité comme des facteurs propres à garantir la richesse collective.
4 Ces processus sont d’autant plus intéressants à étudier dans l’œuvre de Gide que ce dernier en joue de façon très consciente. S’il a cru bon d’insister, dès la fameuse préface de Paludes, sur la « part de Dieu » (RR1, p. 259), qui est aussi celle de la révélation apportée par le lecteur, Gide est toujours resté un artiste dont la vocation littéraire a été réglée par des principes moraux, comme en témoignent la note du Traité du Narcisse ou le petit traité Littérature et morale, véritables pierres angulaires de son œuvre. Artiste particulièrement lucide, toujours prêt à se mettre à distance de son œuvre et de ses propres idées pour les remettre en question et les enrichir, Gide a la conscience aiguë de remettre en jeu dans ses propres textes toute une culture dont la valeur lui apparaît universelle. « Vous savez l’histoire. Pourtant nous la dirons encore », prévient le jeune écrivain au début du Traité du Narcisse ; et d’ajouter : « Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » (RR1, p. 169)
5Ainsi placée d’emblée sous le signe de la reprise, de la réécriture, son œuvre littéraire manifeste une exigence proprement morale, qui vaut pour lui-même mais aussi pour le lecteur. Au constat que « personne n’écoute » répondra trente ans plus tard la formule du Journal des Faux-Monnayeurs : « Tant pis pour le lecteur paresseux. J’en veux d’autres. » (RR2, p. 557) Parce que Gide n’a jamais cessé d’engager son lecteur à mieux écouter, à lui offrir la révélation de ce que contiennent ses propres livres, à ne jamais cesser de le relire, regarder ses livres en les considérant comme des carrefours revient donc aussi à réfléchir sur la question de la lecture, ou plutôt de la relecture. Si Gide se soucie d’être « relu », c’est aussi parce qu’il offre à son lecteur une œuvre appelée à se transformer et à s’enrichir continuellement, une œuvre ouverte, inachevée en un sens, où tous les livres se complètent, se poursuivent et se critiquent.
6Un tel programme critique appelait une grande diversité d’approches. Qu’il s’agisse d’étudier la réécriture des livres des autres ou celle de ses propres livres, quelques interrogations majeures reviennent et se croisent souvent dans ce volume, de la critique interne des œuvres, ou plutôt de son rendement éthique et esthétique, jusqu’à l’hybridité générique et l’invention de nouvelles formes que permet cette critique. Ainsi ces journées fidèles à l’esprit des décades de Pontigny dont Cerisy assume l’héritage, jusque dans le choix de leur objet d’étude, ont permis d’approcher la dynamique propre d’une écriture qui se veut essentiellement inquiète, pour reprendre un adjectif auquel Gide aura donné une résonance et une signification uniques.
7Cette inquiétude, génératrice de réécriture, est apparue au cours de ces journées sous divers visages, correspondant à deux types essentiels de motivations.
8D’une part, une motivation externe, celle qu’impose l’époque, et à laquelle Gide ne se soumet jamais complètement. C’est ainsi qu’à l’époque où les maurrassiens nient la possibilité d’une parole neuve, il se réclame d’un classicisme novateur, d’autant plus fidèle à l’esprit d’un La Bruyère qu’il ne s’épuise pas à l’imiter, comme le montre Lise Forment ; qu’à l’époque où s’enlisent les héritiers du symbolisme, il invente une écriture qui s’en fait la réfutation, comme le montre Pierre Lachasse. Il y a aussi des contraintes plus difficiles à contourner, comme celle qu’imposent l’Histoire ou, plus modestement, la logique narrative : Jocelyn Van Tuyl nous fait suivre les états successifs du Journal pendant la Seconde Guerre mondiale, et David H. Walker les reprises de L’École des femmes selon les remarques de sa traductrice, Dorothy Bussy.
9D’autre part, une motivation interne qui gouverne l’ensemble de son œuvre, celle qui l’incite à en faire le lieu d’une réécriture de ses problèmes personnels. Peter Schnyder, étudiant le De me ipse, révèle comment s’opère le passage des souvenirs bruts aux mémoires. Alain Goulet et Pierre Masson, par exemple, suivent les avatars des personnages féminins à travers les fictions dans lesquelles Gide ne cesse d’user, en les répétant, ses propres inhibitions et angoisses, et Jean-Pierre Prévost suit, dans les textes et dans les faits, comment Gide réussit à réécrire ses données familiales.
10Mais si Gide est si sensible à ces motivations, c’est parce qu’en lui, lié à sa formation intellectuelle comme à son idiosyncrasie, gît un rapport complexe à la parole. Sans cesse, on le voit désireux de remonter à une parole-source, à une formulation première que l’usage a peu à peu altérée ; et en même temps, il ne cesse de dénoncer tous ceux qui s’emparent de la parole pour en faire un instrument d’autorité, qu’ils soient juges ou pasteurs, qu’ils se nomment Ménalque ou Azaïs, Robert ou Alissa. Quand il s’empare d’un texte sacralisé, sa réécriture revient à « désécrire » le texte initial. C’est un devoir d’ingratitude qu’il met ainsi en pratique, et dont Sandra de Faultrier montre que Thésée se fait le champion. Ce devoir peut s’exercer de diverses manières, comme l’énonciation ostentatoire de formules consacrées ou leur déplacement dans un contexte incongru.
11De là aussi vient le désir de Gide d’inventer une parole plus juste encore que neuve, cherchant la bonne formule à partir d’anciens aphorismes, comme l’analyse Stéphanie Bertrand. D’où finalement son besoin d’inscrire sa propre parole dans un processus critique, comme on le voit avec L’École des femmes, mais aussi, par exemple, à l’occasion de l’adaptation au théâtre des Caves du Vatican, comme l’illustre Sophie Gaillard.
12Cette réécriture, notre colloque en a envisagé trois modalités distinctes.
13D’abord, s’appuyant sur les textes qui la précèdent ou l’entourent, l’écriture gidienne s’assume comme héritage, ouverte aux influences de toute époque et de multiples cultures, et s’inventant à partir d’elles, voire à leurs dépens. Héritage de l’Antiquité gréco-romaine, comme le montrent Jean Bollack pour la tragédie grecque et Patrick Pollard pour la poésie latine, mais aussi de la fable orientale (Christine Armstrong) comme de la littérature classique (Lise Forment et Stéphanie Bertrand) et de l’univers symboliste (Pierre Lachasse). Et bien souvent, identifier cet héritage, c’est trouver le plus sûr chemin qui mène au secret du texte gidien.
14Ensuite, en s’organisant elle-même comme un lieu de reprises et de transformations, cette œuvre est un perpétuel chantier. C’est Saül au gré de ses mises en scène (Clara Debard), Les Caves du Vatican passant du roman à la scène (Sophie Gaillard), ce sont encore L’École des femmes (David H. Walker), le journal de guerre (Jocelyn Van Tuyl) ; mais c’est aussi le besoin de Gide d’augmenter certains de ses textes d’appendices successifs (Martine Sagaert). De la sorte, l’artiste au travail dialogue avec son texte et avec son lecteur, comme le montre Gian Luigi Di Bernardini.
15Mais à ce jeu de miroirs que les textes disposent entre eux, des figures révèlent leur caractère obsessionnel, qu’il s’agisse de la femme fatale (Pierre Masson) ou sacrifiée (Alain Goulet), ou du personnage de Ménalque (Anne-Sophie Angelo). La mise en fictions successives d’une donnée initiale lui permet de se déplier peu à peu, comme le débat sur l’enracinement qui passe du Prométhée mal enchaîné aux Faux-Monnayeurs (Jean-Michel Wittmann), et de perdre de sa virulence.
16Enfin, cette écriture autocritique se permet ainsi d’être en perpétuelle mutation, Gide se faisant lui-même matériau (Peter Schnyder, Jean-Pierre Prévost) pour permettre à son geste d’écriture de se prolonger indéfiniment : « J’écris pour avoir l’air d’écrire », notait-il dans son Journal (J1, p. 440). Et ce geste, peut-être l’étranger est-il le mieux placé pour le faire vivre, procédant à une réévaluation constante des textes de Gide au gré de leurs traductions successives (Carmen Saggiomo).
Notes de bas de page
1 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Alfreda Aucouturier (trad.), Gallimard, 1984, p. 301.
2 L’action d’Isabelle se déroule au château de « la Quartfourche, qu’on appelait plus communément : le Carrefour » (RR1, p. 919).
3 C’est Lafcadio qui s’exclame, au sujet de Fleurissoire : « Ce vieillard est un carrefour. » (RR2, p. 1139)
4 Gide écrit en effet dans « Nationalisme et littérature (à propos d’une enquête de La Phalange) » que la France doit « à un heureux confluent de races, à un mélange que précisément les nationalistes déplorent aujourd’hui », « l’extraordinaire faveur » d’être une nouvelle Grèce dans le domaine de la culture (EC, p. 179).
5 Gide a dédicacé son Journal des Faux-Monnayeurs « à ceux que les questions de métier intéressent » (RR2, p. 519).
Auteurs
Professeur émérite à l’Université de Nantes, est directeur du Bulletin des Amis d’André Gide. Il a publié une dizaine de ses correspondances et dirigé les œuvres critiques, autobiographiques et fictionnelles de Gide dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
Professeur à l’Université de Lorraine, est directeur du Centre d’études gidiennes. Il a codirigé avec Pierre Masson le Dictionnaire Gide (Classique Garnier, 2011) et a participé à l’édition des œuvres romanesques de Gide dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
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André Gide & Jean Amrouche
Correspondance 1928-1950
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2010
André Gide & Léon Blum
Correspondance 1890-1950. Nouvelle édition augmentée
André Gide et Léon Blum Pierre Lachasse (éd.)
2011
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Correspondance 1891-1934
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1997
André Gide & la réécriture
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2013