Derniers échos gidiens dans l’œuvre de Malraux
p. 283-288
Texte intégral
1Quand Malraux cite Gide dans les Antimémoires, c’est presque toujours pour faire ressortir ce qui sépare son dessein des valeurs et des oeuvres de son aîné. Détestant son enfance, il n’écrira évidemment pas Si le grain ne meurt. Pour lui, comme pour Valéry, la « sincérité », obsession gidienne, a moins de prix que la « lucidité ». À la « curiosité », avide de misérables « secrets », il préfère « l’interrogation » sur « l’énigme fondamentale ». Bref, les Antimémoires seront un Anti-Journal et, si Malraux n’est pas devenu un anti-Gide, il semble bien reléguer au musée l’homme de la N.R.F. et du Vaneau1.
2Certes, « Quand Gide avait soixante-dix ans, on écrivait qu’il était le plus grand écrivain français. »2 Mais, dans ce début d’un paragraphe ajouté en 1972 au texte original des Antimémoires, l’auteur laisse à un indéfini la responsabilité d’une affirmation que jadis il aurait signée, qu’en fait il avait bien signée. Quand Gide avait la cinquantaine, le jeune Malraux saluait en lui « le plus grand écrivain français vivant »3. C’était en 1922. Que de chemin parcouru en un demi-siècle ! Inutile de chercher quelque explication beuvienne – ou gidienne : les relations personnelles entre les deux André sont jusqu’à la mort de l’aîné demeurées excellentes. Après la disparition de Gide, Malraux acceptera d’être le président d’honneur de ses « Amis » et, surtout, de préfacer en 1973 l’admirable édition des Cahiers de la Petite Dame due à Claude Martin.
3 Cette préface va lui donner l’occasion de faire le point. On y découvre – ou l’on y retrouve – tous les éléments d’un différend vraiment fondamental : qu’il s’agisse d’histoire, de morale ou d’esthétique, Malraux est en complet désaccord avec le « Bipède » du Vaneau. Ce désaccord, maints passages d’œuvres que regroupe en 1976 la deuxième partie du Miroir des Limbes le confirment.
4Il porte d’abord sur l’Histoire : « André Gide était un écrivain à qui l’Histoire ne posait aucune question, car, à ses yeux, elle n’existait pas. »4 Qui parle ? Le général de Gaulle, dans l’édition Folio des Chênes qu’on abat... Absent de l’originale, le propos le sera aussi de l’édition Pléiade de 1976. Entre temps, Malraux l’a repris à son compte et intégré à la préface des Cahiers :
Jamais [Gide] ne suppose que son propre destin soit une faible vague à la surface de l’Histoire. En 1942 : « De toutes les connaissances humaines, celle qui m’intéresse le moins, c’est l’Histoire. » Elle n’existe pas ; mais, à nos yeux, depuis 1914 jusqu’à Hiroshima, et même plus tard, le sang s’est chargé de lui conférer l’existence.5
5Est-il indifférent que Malraux ait d’abord attribué à un « homme de l’Histoire » la condamnation du refus gidien ? Plus précisément qu’il l’ait attribuée à ce général que Gide « admire » – mais à qui il ne « pose que des questions psychologiques (quand avez-vous décidé de désobéir ?) »6
6On touche là au second point du désaccord : pour Gide, tout, y compris la politique, y compris la religion, se ramène à des « questions psychologiques » ou morales. Dans le dialogue avec de Gaulle déjà cité, Malraux signalait à son interlocuteur de Colombey « une idée » gidienne qui lui paraissait « singulière » : « Pour moi, la religion est un prolongement de la morale ». C’était sans doute une idée de « la fin de sa vie » : « il avait d’abord, évidemment, pensé l’inverse... »4 À quoi de Gaulle était censé répondre : « La religion ne peut pas plus être un prolongement de la morale, que la morale ne peut être une dépendance de la religion. Tout ça n’est pas sérieux. »4 On ne retrouve pas ces formules pseudo-gaulliennes dans l’édition Pléiade de 1976. Ici encore, Malraux les a intégrées à sa préface de 1973 :
À ses yeux, le communisme, comme la religion, est une morale [...] cet écrivain qu’obsédait l’Évangile semble étranger au sacré [...] qui donc, aujourd’hui, voit dans le fait religieux essentiel, une dépendance de la morale ?7
7Poser la question n’implique pas pour le dernier Malraux un rejet des valeurs au nom desquelles s’engageait André Gide : il n’oublie pas en particulier la générosité du défenseur des « Nnègrres »8 contre « les grandes compagnies concessionnaires »9. Devenu ministre, il ne peut partager la « colère usée » de ses compagnons quand ils voient ensemble « descendre les couleurs françaises, et monter celles du Tchad »9 : pour lui, « le dégoût de la colonisation », telle qu’il l’a « connue en Indochine »9 l’a durablement vacciné. « Le Journal de Gide me suffit. »9
8Ce qu’il conteste en revanche, c’est qu’on puisse réduire la religion – ou le communisme – à la morale. En opérant une telle réduction, André Gide apparaît comme un témoin du passé, un écrivain irrémédiablement dépassé : « qui donc, aujourd’hui... » ?
9Dépassé, Gide l’est encore si l’on envisage la morale comme la science des mœurs, comme une branche de cette « histoire naturelle » qu’il opposait à l’Histoire : « Le fortuit m’a toujours moins intéressé que le nécessaire »10. Malraux, chacun le sait, ne croit guère à la psychologie et se défie de la psychanalyse. Dès ses premiers écrits, il a dénoncé l’individualisme occidental et, dans les Antimémoires, prononcé le fameux « Je ne m’intéresse guère »11. « Mais enfin, cher, vous ne vous sentez jamais singulier ? »12 , lui disait Gide, qui « s’en étonnait »12. Réponse négative : André fait aussi peu de cas de « l’individu » que son ami Max Torrès :
L’individualisme de Barrès et surtout de Gide, tu te rends compte !12
10C’est à son tour de s’étonner devant « la cu-rio-si-té » infatigable d’un vieillard « attentif aux êtres jusqu’à la dégustation »12.
11Il avait écrit : « Que m’importe ce qui n’importe qu’à moi ? »11 Ce qui compte pour lui, c’est cet « irrémédiable »13 dont l’Histoire et la religion lui communiquent le sentiment, bref, ce qui importe à l’Homme, non à l’individu « irremplaçable ».
12 Nous voilà bien loin de notre point de départ, qui était une double affirmation littéraire : en 1922, Gide était « le plus grand écrivain français vivant » ; en 1972, « on » disait naguère qu’il l’était. Quelle place le Malraux des années 70 donne-t-il à l’artiste que voulait d’abord être son aîné ? Se croit-il à son tour le premier, comme l’avait proclamé après 1951 Friedrich Sieburg ?14 On peut gager qu’il se soucie peu de son classement au palmarès. En revanche, par delà le désaccord sur l’histoire et le sacré, l’esthétique révèle entre les deux écrivains une antinomie essentielle qui peut-être englobe toutes les autres différences.
13La Préface des Cahiers de la Petite Dame ne s’ouvre pas par des considérations historiques ou métaphysiques : il s’agit d’abord de littérature. Malraux relativise les « évidences du Vaneau et de La Nouvelle Revue française »15 : ce sont en réalité « des valeurs provisoires » dont le temps passé « nous sépare »15. « Ce qui dominait la vie du Vaneau, c’était la littérature »15. On songe à la formule des Antimémoires, où Gide se disait « épouvanté » par Bernard Lazare : « c’était un homme qui mettait quelque chose au-dessus de la littérature... »2 On ne peut donc douter qu’il ait partagé les convictions de ce « milieu » dont les cahiers de Maria Van Rysselberghe révèlent la « présence »16.
14Le Vaneau « croyait au primat de la forme [...] livré à lui-même, il eût publié La Princesse de Clèves tous les mois, et certainement préféré Schlumberger à Claudel »17. (Notons cependant qu’avant le Vaneau, il y eut un Gide enthousiaste de Claudel et même de Péguy.) Le Vaneau « révérait la littérature au second degré »18. Le livre était « un objet », « la composition », « une vertu fondamentale »18. L’étroitesse de ce goût, de « ce classicisme sans ton de voix »18, un exemple l’illustre : André Gide « mit toute sa vie Anna Karénine au-dessus de Guerre et Paix18.
15Pour Malraux, c’est tout dire. Non seulement il ne place pas la littérature au-dessus de tout, mais il exécute dédaigneusement celle que Gide et son groupe exaltaient : « littérature du rinceau »18 : il est, lui, du côté de Hugo et de Guerre et Paix. « Le livre devait être composé, mais le paragraphe plus encore que le livre. »19 : à « cette volonté de stylisation »19 Malraux oppose l’exemple de ce Dostoïevski qui, certes, « parlait »19 à Gide mais qu’il entend tout différemment. Comment trouver chez l’auteur des Karamazov une « composition » au sens gidien ? Il y a plutôt « un halètement [...] qui semble scandé par un torrent souterrain »20. L’art de Dostoïveski exclut à l’évidence « la perfection du paragraphe flaubertien »20.
16La « perfection », mot-clé qu’on trouvait dès 1971 dans la préface des Chênes qu’on abat... :
La création m’a toujours intéressé plus que la perfection. D’où mon constant désaccord avec André Gide.
17Le désaccord n’était pas à sens unique. On relit dans la préface des Cahiers le fameux « Victor Hugo, hélas ! »20 et le jugement sur Le Soulier de Satin : « Consternant ! »18 Malraux aurait pu ajouter telles formules gidiennes sur ses propres œuvres qu’il avait pu lire dans ces mêmes Cahiers : « au fond c’est très raté » (à propos de La Voie royale)·, « Cela me semble un art inhumain [...] il n’a pas la phrase incantatoire » (à propos de La Condition humaine)21. Mais, outre qu’il eût été indécent de relever ces propos, Malraux n’a pas écrit sa préface sous la dictée du ressentiment : Gide demeure pour lui un grand homme qu’il admire et dont il était admiré.
18S’il y a « désaccord » entre ces deux êtres que la vie et le combat pour des valeurs communes ont si longtemps réunis, il est essentiellement littéraire. Dans leurs bibliothèques imaginaires, le premier rang de l’une regroupe les livres que l’autre relègue au second. D’un côté la primauté est donnée à la perfection de l’ensemble et du paragraphe ; de l’autre, au torrent souterrain, à la puissance créatrice et visionnaire. La fascination réciproque entre Gide et Malraux concerne les personnages plutôt que les œuvres : l’aîné est ébloui par l’homme d’action à qui il reproche parfois de sacrifier la littérature à la politique ; le cadet demeure jusqu’au terme fidèle à l’aventurier des idées qui sut être généreux.
19Ce Malraux qui récuse si fortement les biographies, à commencer par la sienne, n’oublie pas, curieusement, de signaler dans sa préface que Gide était « un homosexuel »20 ; ainsi s’expliquerait, dans la vie et dans l’œuvre, la place de « l’impulsion »...22 Mais le plus étrange attend le lecteur aux dernières lignes : le préfacier y remercie la Petite Dame de nous montrer « chez un homme, si grand qu’il soit, l’enfant qu’il a été – ou du moins un enfant caché »23. André Gide, ce classique à l’art si maîtrisé, illustre ainsi, malgré lui, le leitmotiv des Antimémoires : « Il n’y a pas de grandes personnes »24.
Notes de bas de page
1 le résume ici ce qu’a développé une étude antérieure (D’un romantisme l’autre, p. 263-271).
2 Antimémoircs, in Le Miroir des Limbes (Pléiade, 1976), p. 14.
3 Action, n° 12, p. 17.
4 Les Chênes qu’on abat..., éd. Folio, [1974], p. 120.
5 Les Cahiers de la Petite Dame, t. I, Gallimard, 1973, Préface, p. XXVII.
6 Op. cit., p. xxv.
7 Op. cit., p. XXVIII-XXVIII.
8 Hôtes de passage, in Le Miroir des Limbes, p. 533.
9 Op. cit., p. 516.
10 Cahiers, Préface, p. xxvi.
11 Antimémoires, in Le Miroir des Limbes, p. 4.
12 Hôtes de passage, in Le Miroir des Limbes, p. 589.
13 Op. cit., p. 583.
14 « Seit dem Tode André Gide nimmt André Malraux den ersten Platz in der französischen Literatur der Gegenwart ein ».
15 P. xx.
16 P. xix.
17 P. xx-xxi.
18 P. xxi.
19 P. xxiii.
20 P. xxii.
21 Les Cahiers de la Petite Dame, t. II, p. 120 et 305.
22 Les Chênes qu’on abat..., p. 7. Texte repris dans l’éd. Folio, mais non dans Le Miroir des Limbes.
23 Cahiers, t. I, Préface, p. XXXI.
24 Antimémoires, in Le Miroir des Limbes, p. 3. Nombreuses reprises du motif au cours de l’œuvre.
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