Écrire la symphonie pastorale
p. 123-134
Texte intégral
Toutes choses gidiennes semblent déjà dites, tu le sais bien, Claude, mais tu sais aussi que tout reste à dire, que Gide n’a écrit que pour être relu, et que toute nouvelle lecture nous fait découvrir, à nouveau, la richesse et la complexité d’un texte plein, ambigu, tordu, qui nous entraîne dans un corps à corps et se révèle à nous, et nous révèle aussi par lui.
Claude, ton édition critique de La Symphonie pastorale1 a ouvert la voie, voie superbe et capitale à laquelle j’ai jadis rendu hommage et que je dois poursuivre avec l’édition de l’avant-texte des Caves du Vatican – mais tu sais bien qu’« on n’écrit pas les livres qu’on veut » (III, 341). Pour lui rendre à nouveau hommage aujourd’hui, pour rendre hommage à ton travail et à ton rôle d’animateur au sein des études gidiennes, je reviens à cette Symphonie pastorale faussement simple et si trouble au cœur de la production gidienne ; et je te donne cette préface écrite pour l’édition allemande des Gcsammelte Werke (DVA), et qui ne paraîtra pas, m’apprend Raimund Theis, l’éditeur déclarant forfait et trahissant sa mission. Claude, je te donne ce texte, non pour qu’il t’apprenne quelque chose, mais pour témoigner de cette chaîne, de ce jeu de saute-mouton qui permet d’avancer ensemble dans les études gidiennes, et te témoigner ma fidèle amitié.
1Pourquoi a-t-il fallu qu’en février 1918, alors que depuis L’Immoraliste et La Porte étroite il est à la recherche d’une forme romanesque nouvelle, polyphonique, « déconcentrée », Gide revienne au genre du « récit », à la narration linéaire greffée sur un journal ? Pourquoi un vieux projet datant de 1893, portant sur les problèmes philosophiques et moraux de la cécité, s’est-il soudain cristallisé, dans l’urgence, provoquant l’ajournement des deux grandes œuvres projetées : Si le grain ne meurt et Les Faux-Monnayeurs ? Quelle est cette obligation intime qui rend l’œuvre nécessaire, expression singulière et consubstantielle d’un écrivain, « bourgeon » né de sa vie qui permet à l’auteur à la fois de se révéler dans le « mentir-vrai » de la fiction et de se purger sous le masque de l’Autre, de passer outre pour poursuivre sa route ?
2Si Gide s’est efforcé de faire croire qu’il avait écrit ce livre en « état d’anachronisme », devant, pour le mener à bien, « terriblement [se] contrefaire, ou du moins rentrer dans des plis effacés », c’était une manière de biaiser avec la réalité, puisqu’il reconnaissait en même temps :
[...] il ne me paraissait point tant que je voulusse écrire ce livre, mais bien que ce livre voulût être écrit pas moi [...] (III, 1582.)
3Et encore :
Ce sujet me gênait, se mettait en travers, et je sentais que je ne pourrais m’atteler à rien d’autre de cœur léger, avant d’en être quitte.
Projet de préface pour La Symphonie pastorale, éd. C. Martin, p. 136.
4Bien entendu, ce n’est pas d’abord par devoir, pour « s’acquitter d’une ancienne dette contractée jadis, envers lui-même », qu’il lui faut se couler dans la peau d’un pasteur faux-monnayeur, mais, comme pour tous ses autres livres, pour voir clair en lui-même, expérimenter ses possibles, se délivrer, avancer. Pour son héros comme pour lui-même, l’écriture est investissement personnel, révélateur, miroir.
5Lorsque le Pasteur prend la plume en ce « dimanche 10 février » (remarquons déjà que, dans les années 1890, il n’existe aucune année bissextile comportant un dimanche 10 février, alors que Gide se met réellement à écrire quelques jours après le dimanche 10 février 1918, où il séjourne à Paris, appelé par la famille Allégret), il ignore où va le conduire son récit, et même n’a qu’une idée très vague de son objet. La seule chose qui s’impose alors à lui, c’est de parler de Gertrude, de raconter « comment [il] fut amené à [s’]occuper » d’elle (III, 787), de mentionner sa « formation », son « développement », bref de s’instituer le chroniqueur d’une « ame pieuse ». Quelle belle histoire, quel récit édifiant que cette réactualisation de la parabole du bon Berger et de la brebis perdue, devenue la plus précieuse et la plus rayonnante du troupeau ! Dieu conduit un Pasteur auprès d’une créature qui végète, informe encore et ignorante, en marge de l’existence. Il la recueille, la nomme, l’appelle à la vie, se consacre à elle, l’instruit et l’éduque patiemment, l’entoure de son affection.
6Mais c’est ici que la chronique pieuse vacille, retourne son propos et révèle sa vraie nature. D’une part l’histoire du développement et de l’éducation de Gertrude fait l’objet d’ellipses considérables, se réduit à des notations succinctes : manifestement Gide n’entend pas réécrire l’histoire de ces aveugles célèbres que furent Laura Bridgman ou Helen Keller qui ont servi à sa documentation. Ce qui est en cause, ce qui doit être à la fois avoué et caché, c’est la nature des liens qui unissent le pasteur à cette enfant adoptée, et par un de ces mouvements de « rétroaction du sujet sur lui-même » dont parle Gide lorsqu’il tente de théoriser l’esthétique de la mise « en abyme » (I, 41), c’est lui-même, le narrateur, qui devient le centre du récit, sa manière de se boucher les yeux, ce sont les modalités de sa narration, de sa mauvaise foi, ses propos biaisés et tordus. L’histoire exemplaire d’une action pieuse et d’une belle âme se mue en récit ironique, en autocritique involontaire, en procès du serviteur de Dieu qui s’est mis, à son insu, au service du diable, de ce démon dont Gide fera bientôt l’acteur central et secret de ses Faux-Monnayeurs. Il serait aisé de transposer pour ce Pasteur le procès que le narrateur des Faux-Monnayeurs instruira pour Édouard :
Ce qui ne me plaît pas chez [le Pasteur], ce sont les raisons qu’il se donne. Pourquoi cherche-t-il à se persuader [...] qu’il conspire au bien de [Gertrude] ? Mentir aux autres, passe encore ; mais à soi-même ! Le torrent qui noie un enfant prétend-il lui porter à boire ? Je ne nie pas qu’il y ait, de par le monde, des actions nobles, généreuses, et même désintéressées ; je dis seulement que derrière le plus beau motif, souvent se cache un diable habile et qui sait tirer gain de ce qu’on croyait lui ravir. (FM, 1109.)
7« Le torrent qui noie un enfant » : variation sur le thème de cette rivière où se noie Gertrude-Ophélie, dont les yeux se sont ouverts sur un monde qui n’est pas le sien, où elle s’est découverte de trop et en porte-à-faux, en proie à l’erreur et objet de scandale.
8Voici donc retourné le propos initial du pasteur : il voulait se présenter comme ministre de Dieu et il se révèle agent du diable ; il voulait chanter l’amour-agapê mais il a été saisi par l’amour-éros ; il voulait célébrer la naissance à la vie, et il provoque la mort ; il pensait refuser le péché et servir l’harmonie, et il a manifesté le péché, causé le désordre qui s’est emparé de son monde et qui entraîne le sacrifice expiatoire de l’objet involontaire du trouble, tout comme le sacrifice de Boris viendra prendre en charge la fausse monnaie qui parcourt l’univers des Faux-Monnayeurs, de sorte que ces sacrifices innocents et scandaleux permettront seuls l’apaisement et un certain retour à l’ordre.
9Gertrude prend ici place dans la lignée des jeunes femmes sacrifiées à l’égoïsme ou l’aveuglement des hommes : Marceline, Alissa, Laura, Éveline. Déjà, d’une certaine manière, Emmanuèle, Ellis ou Angèle ont été écartées ou mises à mort pour que le héros poursuive sa propre voie, et à la fin des Caves du Vatican, Lafcadio passera par l’étreinte de Geneviève, pour se retrouver, se regénérer, puis passer outre. Dans La Symphonie pastorale, Gertrude la vierge, la contemplative, Gertrude-Marie n’est pas la seule à être sacrifiée ; en face d’elle Amélie, l’épouse, la ménagère, Amélie-Marthe est constamment victime non seulement du comportement du pasteur, mais aussi de la hargne du narrateur. D’un côté la jeune fille évangélique qui s’ouvre à la vie, avatar de la jeune cousine aimée d’un amour idéal, de l’autre la figure de la femme-mère, gardienne de l’ordre, lucide et dévouée, ombre tutélaire qui suscite l’agacement et incite à la désobéissance.
10Gide n’en finit pas de régler ses comptes avec lui-même et avec les siens, avec cette femme notamment dont il avait pensé qu’elle serait sa Gertrude et qui se révèle être Amélie : « Tout l’effort de mon amour n’était point tant de me rapprocher d’elle, que de la rapprocher de cette figure idéale que j’inventais », reconnaîtra-t-il dans Et nunc manet in te (II, 1124), en opposant à la figure rêvée la ménagère qu’elle est devenue, avec son « intolérance raidie », ses habitudes domestiques, ses mains déformées, et son « obstination résignée ». Il reconnaîtra aussi « qu’il se mêlait à [son] amour tant d’inconscience et d’aveuglement » (II, 1128). De fait, il avait cru pouvoir régler son éthique en réservant à Madeleine un amour idéalisé, tandis que son plaisir trouverait son aliment dans les rencontres de la vie. Mais voilà qu’au printemps de 1917, il s’éprend de Marc Allégret, adolescent d’à peine dix-sept ans pour qui il voulait d’abord être un tuteur, un père aimant, un guide, le bon oncle qui éveille à la vie et conseille. Or il l’aime pour de bon, avec passion, et lors de leur voyage en Suisse, l’été 1917, il éprouve à quel point cet amour le transforme et le fait naître à une vie nouvelle. Pour la première fois il prend conscience qu’il est infidèle à Madeleine. Son univers vacille, il lui faut fuir cette vie étriquée de Cuverville où il étouffe, aller au bout de sa passion. C’est dans cette situation qu’en février 1918, au retour d’un séjour à Paris où il a été appelé par Jean-Paul Allégret, il lui faut écrire L’Aveugle qui deviendra La Symphonie pastorale, pour qu’il puisse se voir, se comprendre, s’éprouver et peut-être se délivrer. Son investissement est si fort qu’il précise :
Je m’efforce de le mener à bien [ce récit] sans brouillon et j’en ai tout aussitôt écrit une vingtaine de pages. Je voudrais ne le relire et ne le polir que sur la dactylographie. (I, 20 février 1918.)
11Nous sommes bien en face d’une écriture projective, fiévreuse, d’une écriture transfert, dans laquelle Gide se lance, comme son Pasteur, sans savoir où elle le mènera, jusqu’à ce que tous deux soient rattrapés par cette histoire qu’ils croyaient pouvoir maintenir à distance, jusqu’à ce que l’écart temporel entre écriture et récit s’amenuise au point que, comme le voudra l’Édouard des Faux-Monnayeurs, c’est la vie qui leur dictera la suite et le dénouement, dans les affres et les tourments.
12Le 18 juin 1918, après avoir mené son récit jusqu’à la fin de la première journée du deuxième Cahier, jusqu’à l’aveu du Pasteur à lui-même, et ayant osé écrire à Madeleine qu’auprès d’elle, il « pourrissait », Gide « quitte la France dans un état d’angoisse inexprimable » (I, 656), partant pour l’Angleterre avec Marc où tous deux séjourneront pendant trois mois et demi. Au retour, il se remet au travail en réactivant essentiellement les méditations religieuses qui avaient nourri Numquid et tu...?, en 1916 – et c’est alors que naît son sentiment « d’anachronisme » : « j’ai le plus grand mal à m’intéresser de nouveau à l’état d’esprit de mon pasteur » écrit-il : « Pour tâcher de réanimer ses pensées, j’ai repris l’Évangile et Pascal » (I, 658-9).
13Cependant Madeleine, prenant la mesure de la situation, se sentant abandonnée, bafouée, niée, a voulu se détacher de cet homme pour qui elle est devenue un poids mort et un reproche. Dans sa solitude de l’été, elle a repris toutes les lettres qu’André lui avait adressées, les a relues, puis brûlées pour mettre un terme à un passé révolu. Lorsqu’en novembre Gide découvre le drame, éperdu de douleur, il précipite la catastrophe de sa fiction, la nourrissant fiévreusement de sa souffrance et de son deuil (« Je ne faisais plus rien que souffrir, que pleurer mon enfant mort », dira-t-il [Madeleine et André Gide, p. 193]). Et c’est ainsi que, le 18 novembre, il met un point final à sa Symphonie pastorale.
14Au bout de sa consternation et de son travail de deuil, Gide va se sentir libéré de son allégeance obligée à Madeleine, va pouvoir publier Corydon, et écrire ses Faux- Monnayeurs pour Marc. Dans cette conversion, l’écriture de La Symphonie pastorale, projective et distanciatrice, a joué un rôle important et complexe.
15Il a fallu, pour Gide, mettre en évidence par le miroir de sa fiction toutes les implications de sa fausse monnaie, et les conséquences dramatiques où elle pouvait conduire. Sans le vouloir, sans le savoir, le bon Pasteur dévoué et aimant a provoqué la mort de celle à qui il avait donné la vie, à cause de son pygmalionisme, pour avoir voulu capter sa personnalité, pour lui avoir menti, avoir édifié avec elle un monde en porte-à-faux avec le monde réel.
16Mais l’écriture est rusée, polysémique et ambivalente. Tout en s’accusant sous les auspices de son Pasteur, en étalant sa mauvaise foi, Gide proclame son innocence et la puissance de son amour, et il met aussi à profit sa fiction pour régler quelques comptes avec Madeleine, la destinataire oblique de l’œuvre. Amélie est l’image de l’épouse lucide et dévouée, qui multiplie les mises en garde tout en se murant dans son silence, et pour qui l’auteur tente désespérément de se justifier, de dire sa sensation d’étouffement dans son univers étriqué et mesquin. Entre le Pasteur et sa femme comme entre Gide et Madeleine, la communication est devenue impossible et l’incompréhension totale. Aussi l’écriture ironique cède-t-elle parfois le pas à des propos hargneux ou à des constats douloureux où la voix de l’auteur perce manifestement sous le masque. Ainsi cette réflexion :
Le seul plaisir que je puisse faire à Amélie, c’est de m’abstenir de faire les choses qui lui déplaisent. Ces témoignages d’amour tout négatifs sont les seuls qu’elle me permette. À quel point elle a rétréci ma vie, c’est ce dont elle ne peut se rendre compte. Ah ! plût à Dieu qu’elle réclamât de moi quelque action difficile ! Avec quelle joie j’accomplirais pour elle le téméraire, le périlleux ! Mais on dirait qu’elle répugne à tout ce qui n’est pas coutumier ; de sorte que le progrès dans la vie n’est pour elle que d’ajouter de semblables jours au passé. (III, 898.)
17D’où le trouble de cette écriture claire-obscure qui présente les différentes facettes du procès en cours, oscillant entre la distanciation ironique, la charge personnelle et l’élan lyrique, de sorte que l’on ne sait jamais très bien où l’on passe de l’un à l’autre, ni quelle est l’origine de cette parole où se tressent et se mêlent le plaidoyer et l’acte d’accusation, l’ironie et l’émotion, l’imaginaire et le réel.
18Toutes les manifestations secrètes de l’auteur dans son texte tendent à gauchir un récit qui ne parvient pas à se circonscrire dans sa propre fiction. En témoigne particulièrement la fausse objectivité des dates du journal et leur architecture boiteuse. Ainsi, poursuivant le 27 février un récit amorcé le 10, le pasteur déclare : « j’en profite pour continuer ce récit que je commençai hier » (884). Ou encore, dans le deuxième Cahier, alors que le journal du 21 mai mentionne que Gertrude « ne doit sortir que dans vingt jours » (924) de la clinique, celui du 28 mai annonce son retour à la maison pour le jour même. Autant d’inconséquences qui se rapportent à la subjectivité du narrateur, c’est-à-dire en fait au rapport de l’auteur à sa fiction dont il veut, dans un premier temps, assurer la forte continuité, et la nécessité psychologique afin de voir clair et tenter de comprendre ce qu’il en est de sa situation personnelle ; puis, dans un dernier temps, dont il lui faut précipiter la catastrophe, par nécessité esthétique et psychologique, au mépris de la vraisemblance. L’opération ne peut que faire basculer toute l’histoire vers son dénouement catastrophique, tout comme le premier sourire de Gertrude, du 5 mars, qui marque sa « naissance » à la vie, a entraîné tout aussitôt une métamorphose proche de celle des contes de fées, en sorte que les étapes de l’apprentissage sont en majeure partie escamotées.
19Mais où sans doute la présence secrète de l’auteur se révèle la plus forte, c’est quand le récit bascule, la « nuit du 19 mai » ; le Pasteur, étreint par la nouvelle que « Gertrude est opérable », s’abandonne désespérément à sa passion plutôt que de lui annoncer la bonne nouvelle. Or, comme l’ont souligné F. Pruner et C. Martin, cette date est manifestement la commémoration du rendez-vous amoureux avec Marc, que Gide annonce dans son Journal à la date du 19 mai 1918, « tout gonflé de bonheur » : « Je l’attends » (1, 654). « Le plus grand bonheur, après que d’aimer, c’est de confesser son amour », vient-il d’écrire la semaine précédente. En écrivant La Symphonie pastorale, c’est bien à une confession secrète qu’il est en train de se livrer. Et cette commémoration du 19 mai est d’autant plus remarquable qu’elle a entraîné la modification des dates précédentes du deuxième Cahier, dont la chronologie se bouscule au mépris de la vraisemblance : dans le manuscrit, les dates du journal de cette seconde partie s’échelonnaient du 15 avril au 30 mai, tandis que, dans le texte publié, tous les événements vont se concentrer du 25 avril au 30 mai.
20De même que la tragédie d’Œdipe-Roi s’ouvre sur la détermination d’Œdipe de connaître et de châtier le coupable de la peste qui ravage la ville, se poursuit par l’obstination de son enquête, et se clôt par le châtiment de l’aveuglement volontaire dès que l’horrible vérité de ce qu’il est s’est révélée, de même, en dépit de ses déclarations, c’est pour parvenir à savoir qui il est vraiment, pour transformer sa rencontre en destin, c’est pour pouvoir parvenir à s’avouer son amour et à s’en châtier que le pasteur a entrepris son récit. D’où le fait qu’en dépit de la vraisemblance littérale et réaliste, la catastrophe finale est déjà implicitement inscrite dans la nécessité de la recherche initiale, et doit suivre le plus rapidement possible cette reconnaissance explicite qui ouvre le deuxième Cahier : « Aujourd’hui que j’ose appeler par son nom le sentiment si longtemps inavoué de mon cœur [...] ». D’où le fait aussi que cet aveu ait été retardé le plus longtemps possible, en dépit de ce savoir intime et inavouable qui est à l’origine même du besoin d’écrire, et qui se trahit à plusieurs reprises, en particulier lorsque, le 10 mars, le Pasteur termine son récit par ces mots en forme d’aveu oblique :
Les phrases d’Amélie, qui me paraissaient alors mystérieuses, s’éclairèrent pour moi peu ensuite ; je les ai rapportées telles qu’elles m’apparurent d’abord ; et ce jour-là je compris seulement qu’il était temps que Gertrude partît. (908.)
21Deux jours plus tôt déjà, confronté à l’amour de Jacques pour Gertrude et en proie à la jalousie, il avait fini par reconnaître :
D’où venait que mon insatisfaction n’en était que plus vive ? C’est ce qui ne devait s’éclairer pour moi qu’un peu plus tard. (903.)
22Chaque fois, le récit achoppe au bord d’un aveu à la fois manifesté au lecteur et refoulé pour soi, comme si le Pasteur n’avait raconté cette histoire que pour pouvoir dire sans dire, avouer tout en continuant à se mentir, pour retarder le plus longtemps possible la catastrophe inéluctable.
23Et au-delà de ces signaux à double détente – manifestant à la fois le rapport du Pasteur à son récit et à lui-même, et de Gide à sa propre situation –, c’est tout le récit qui est en proie à cette double ou triple énonciation qui, à la fois, provoque le tremblement et le trouble de l’écriture, et donne à l’œuvre son profil étranglé après que l’aveu si longtemps différé a été prononcé. On peut penser encore à cette autre tragédie exemplaire de Phèdre, à cette longue scène d’exposition où Phèdre veut pouvoir arriver à dire sa passion pour Hippolyte sans toutefois la dire, où toutes ses paroles visent à faire dire à Œnone cette vérité innommable qui doit être dite et ne peut être dite, où toute la stratégie de la parole consiste à constituer l’Autre en texte-miroir où l’on peut enfin se contempler, tout en sachant que ce regard va entraîner la catastrophe et la perte de l’être aimé. Gide veut faire dire à son récit ce qu’il ne peut dire à Madeleine, ni même à Marc ; le pasteur veut que le texte-boomerang lui renvoie l’évidence de ce qu’il n’a su avouer ni à Amélie, ni à Gertrude, ni à lui-même.
24Écriture cathartique donc, écriture en forme d’auto-analyse, avec ses déplacements et ses transferts. Dès le départ l’accent se porte sur les circonstances de l’écriture, sur le procès de l’énonciation, sur le personnage du narrateur, sur la manière dont les faits et les autres personnages le constituent comme objet qui se révèle peu à peu, dans sa vérité, au-delà des masques et des faux-semblants qu’il accumule, comme si l’écriture avançait en tâtonnant, à la recherche de ce qu’elle a à manifester. À mesure, comme involontairement mais inéluctablement, le drame se noue. Il est déjà là au moment où l’écart temporel entre les faits narrés et la narration, qui n’a cessé de rétrécir depuis l’ouverture, s’est évanoui, où le Pasteur – et Gide – est nécessairement rattrapé par son écriture, mis au pied du mur, où l’écriture du journal, qui enregistre la sensation et l’événement au jour le jour, a définitivement relayé le récit rétrospectif, et doit inventer l’avenir. C’est le 3 mai, deuxième entrée du deuxième Cahier, que l’écriture a rattrapé le moment vécu. Le Pasteur rapporte la « discussion » qu’il vient d’avoir avec son fils Jacques. Symptomatiquement, pour garder l’avantage et ne pas perdre pied, il se réfugie derrière son autorité de pasteur, dans sa fonction de dépositaire de la parole divine, dans cette assurance professionnelle qui lui permet d’écrire : « je choisis le Christ » (914). De là il peut alors glisser vers la reconnaissance d’une passion purifiée de toute faute et comme sanctifiée par Dieu :
Il me paraît souvent que je suis plus jeune que [Jacques] ; plus jeune aujourd’hui que je n’étais hier [...]. Chaque être doit tendre à la joie. Le seul sourire de Gertrude m’en apprend plus là-dessus que mes leçons ne lui enseignent. [...] Le péché, c’est ce qui obscurcit l’âme, c’est ce qui s’oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude, qui rayonne de tout son être, vient de ce qu’elle ne connaît point le péché. (914-5).
25Cette notion centrale de joie, qui abolit celle du péché et légitime l’amour, participe de l’éblouissement qui précipitera la catastrophe. Car le pasteur a désormais perdu la maîtrise du temps et de la parole ordonnés dans un récit, fût-il biaisé, et devenu pur désir, contemplant la réalité de sa situation et de son sentiment, il va mobiliser son art d’écrire, d’éclairer faits et personnes, de raisonner, non seulement pour gauchir sa relation à ceux qu’il regarde comme des obstacles à son bonheur, Amélie et Jacques, mais aussi sa relation à Gertrude, pour qui s’accumulent alors sophismes et mensonges :
Je me refuse à lui donner les épîtres de Paul, car si aveugle elle ne connaît point le péché, que sert de l’inquiéter [...] ? (915.)
Gertrude serait opérable. Mais nous avons convenu de ne lui parler de rien [...]. Que servirait d’éveiller en Gertrude un espoir qu’on risque de devoir éteindre aussitôt ? (915.)
Et je tourmenterais de ces perplexités, j’assombrirais de ces nuées, le ciel lumineux de Gertrude ? – Ne suis pas plus près du Christ et ne l’y maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne et la laisse croire que le seul péché est ce qui attente au bonheur d’autrui, ou compromet notre propre bonheur ? (917.)
26Le crime du Pasteur, ce n’est pas tant d’aimer Gertrude, c’est de lui mentir et de se mentir à lui-même, c’est de s’être persuadé qu’il pouvait faire d’elle sa créature, la maintenir sous sa dépendance, l’isoler de la connaissance du monde, et de la traiter ainsi en objet au lieu de la respecter comme sujet. Ce faisant, notre Pasteur a basculé du côté de l’Arnolphe de L’École des femmes. Ainsi, lorsqu’il sait que Gertrude est opérable, il avoue : « Je ne puis m’opposer à cela, et pourtant, lâchement, j’ai demandé à réfléchir » (923).
27L’opération qui rend la vue à Gertrude, la libère de cette tutelle et la rend autonome, ne peut que lui faire prendre conscience des mensonges du pasteur, et de la méprise de son amour. La catastrophe s’accomplit aussi brutalement que dans la tragédie classique. « Dans quelle abominable nuit je plonge ! » (925) Gertrude-Jocaste se supprime et le Pasteur-Œdipe se crève les yeux. Et subtilement, les dernières lignes du récit font écho à celles du Disciple de Bourget – écho ambigu par lequel notre héros rejoint Adrien Sixte comme Maître pervers et corrupteur, et s’oppose à lui par son « cœur plus aride que le désert » (930). Car sa fonction même de pasteur et ce Dieu qu’il prétendait servir ne sortent pas indemnes du récit. Entre Les Caves du Vatican qui ont mis en scène de façon burlesque l’escroquerie de l’institution papale et la bouffonnerie de la croyance religieuse, et Les Faux- Monnayeurs qui prendront la mesure de la ruine des valeurs transcendantes, et présenteront la fausse monnaie généralisée, La Symphonie pastorale manifeste et éclaire, en une monographie subtile et complexe, l’imbrication des différentes facettes de la fausse monnaie individuelle : morale, religieuse, sociale, sentimentale, psychologique, informant une parole retorse qui se dénonce et se met en scène comme retorse, miroir indéfiniment tendu à chaque lecteur.
Notes de bas de page
1 André Gide, La Symphonie pastorale, édition établie et présentée par Claude Martin, Paris, Lettres modernes, « Paralogue n° 4 », 1970, CLV-261 p.
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