La fille aux yeux d’or : un texte-charade
p. 167-176
Texte intégral
1Il flotta longtemps autour de La Fille aux yeux d’or un parfum d’exception douteuse. Parfum de femme, de femme amoureuse de femme, et les belles âmes détournaient leurs regards tandis que Proust donnait le livre à lire à Gilberte. Exception aussi formellement ; cette histoire équivoque se donne à lire dans un texte équivoque. On a cru longtemps à un « bricolage », on pense plutôt aujourd’hui à une très moderne discontinuité. Disparité de hasard ou de volonté ? C’est une question.
2Le texte est, en effet, double. Une longue première partie analyse la société parisienne ; une seconde, cousue de façon assez désinvolte à celle-là, raconte la très romanesque aventure d’un jeune dandy parisien et d’une belle étrangère. Ici, le projet et les moyens sont ceux du romancier, « par une de ces belles matinées de printemps... un jeune homme, beau comme était beau le jour de ce jour-là se promenait dans les Tuileries » ; à bon amateur de roman, salut ! Là, le lecteur a plus de peine à s’y retrouver, Balzac « analyse » les causes qui font une physionomie spéciale à chaque tribu de la nation parisienne1, son ambition est celle de l’homme de science, classer, ordonner la multiplicité vivante, dominer le foisonnement, légiférer, produire loi en produisant livre. Balzac lit Paris, le donne à lire (lire c’est lier), il invente et offre au lecteur la formule — au sens à la fois chimique et magique — qui permet de tenir ensemble, de comprendre, d’assimiler les différences, de faire naître le sens.
3L’explication balzacienne procède des choses aux mots. « Peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teinte presque infernale des figures parisiennes ». Le savant n’est point distrait du réel par la rêverie linguistique, c’est le poète en lui qui va au plus profond. Au cœur, à l’intime, à l’essentiel, à l’essence, au mot-clef d’un univers à déchiffrer. Car Paris est un grand livre. Il y a dans cette ville un impliqué à expliquer, un sens (maître-mot, mots maîtres de tous les autres mots) par quoi, pourvu qu’on y atteigne, tout deviendra cohérent et clair. Lorsque, ayant rappelé que « Paris a été nommé un enfer », Balzac nous demande de « tenir ce mot pour vrai », puis exploite et file la métaphore, « là tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne »2, il ne suffit pas d’observer que le romancier, dépliant une image, prête à la réalité une cohérence qui, de fait, n’appartient qu’au discours (et de parler d’écriture mythique). Pour lui, l’être vient à l’existence en distribuant dans la diversité des phénomènes la richesse contenue dans sa formule. L’essence parisienne, sa réalité d’enfer, se dépense réellement en manifestations, comme la métaphore première se monnaie en images infernales (fumer, brûler, etc.). Balzac n’exploite donc pas — en bon poète — une figure heureuse, il explique une formule vraie, il lit et nous apprend à lire dans le livre du monde.
4On peut chercher la formule, remonter à la loi, aux mots-clefs, on peut aussi, ensuite, redescendre à la réalité. Induire ou déduire. Dès le début de la première partie, Balzac pose que deux mots expliquent la tempête qui agite l’univers parisien : l’or et le plaisir. Le lecteur est invité « à prendre ces deux mots comme une lumière et à parcourir cette grande cage de plâtre »3 ; le flambeau lui est confié, il va, en compagnie de narrateur, parcourir Paris, appliquer le code de lecture, vérifier la pertinence de la loi. Mais parcours n’est pas poursuite, inventaire n’est pas invention. Que trouvera-t-on qu’on ne connaisse déjà ? Ce projecteur derrière nous tue tout mystère... et tout romanesque. La lecture d’un roman romanesque est, en effet, approche hésitante et souvent contrariée du secret ; recherche dans l’ombre d’une lumière à venir, tentatives d’abord vaines pour déjouer les leurres, éviter les fausses pistes, et pénétrer enfin dans ce château qui figure, dans les belles histoires, entre autres légendes, la résistance du récit à l’assaut du lecteur. Roman, architecture-labyrinthe, château-fort fermé sur l’énigme. Qui aime lire aime s’y perdre et pour lui, le fin mot, c’est le mot de la fin.
5De la première à la deuxième partie, le parcours du lecteur se trouve très exactement renversé. Là, il détient la clef et ne lui reste plus qu’à ouvrir les portes ; ici, les portes sont fermées et il faut qu’il trouve le « Sésame ». L’opposition est si évidente et, semble-t-il, si concertée (y a-t-il récit plus énigmatique, mieux fermé sur son secret4 ? Y a-t-il tableau plus apparemment explicite ?) qu’on peut supposer que Balzac a voulu confronter deux manières à lui offertes de déchiffrer le monde, et deux manières, par lui au lecteur proposées, de déchiffrer ce déchiffrement. Dans l’Avant-propos à la Comédie humaine, qu’il écrit en 1842, il se donne ou se reconnaît une double ascendance : celle des naturalistes, Geoffroy Saint-Hilaire en particulier, qui confirment les intuitions des écrivains mystiques qu’il a fréquentés — la Société ressemble à la Nature — celle de Walter Scott. Les deux formes du roman et du tableau, ailleurs mêlées, sont ici exploitées successivement. Encore faut-il observer que Balzac coupe verticalement le récit de quelques analyses qui font écho, dans la deuxième partie, à la première. S’ébauche ainsi une construction où l’équilibre se fonderait sur une distribution moins sommaire avec l’alternance qu’on trouve dans les grands romans.
6A la longue ouverture centrée, les ressorts de l’or et du plaisir animant l’ensemble de la machine parisienne constituée de plusieurs cercles engrenés, vient s’opposer le parcours qui anime le récit. Comme l’aventure à l’inventaire. Il n’est de bon roman que de l’exceptionnel : un homme, un jour, un homme singulier, un jour marqué ; et le vent pousse loin des côtes basses et fort fréquentées, au hasard des événements. A l’habituel, à la loi, au portrait robot du tableau répond l’étrangeté d’une figure atypique, à la similitude la pure différence, au concentrique l’excentrique. Henri de Marsay, pure « figure raphaëlesque », Paquita venue des lies sont à Paris sans en être. Exotiques, anormaux, tout les sépare de l’ensemble. Ils ne sont d’abord définis que comme impossibles à définir ; inassimilables, ils échappent. Les mots-clefs : or et plaisir, portaient lumière dans la cage de plâtre, ces héros viennent de la nuit, et y retournent de temps à autre, nuit de leur secret, nuit du texte, inconnu à connaître. Mots-phares d’abord, héros-questions ensuite. Avec l’entrée de ces derniers commence pour le lecteur, une enquête que, subtilement, le romancier travaille à rendre hasardeuse. A nous de tirer au clair l’énigme, à nous de lire.
***
7Deux parties, deux modes de lecture, et, dans la deuxième, romanesque, l’histoire d’une lecture. Les deux héros d’exception n’ont pas le même statut. Henri de Marsay fait d’abord moins énigme qu’il ne rencontre énigme en l’étrange fille aux yeux d’or. Elle est page ou phrase, éclatante et obscure, de ce « livre horrible, sale, épouvantable, corrupteur, toujours ouvert »5 qu’est le monde aux yeux du jeune dandy. Curieux, avoue-t-il, plus encore qu’amoureux, lorsqu’il cherche à définir Paquita, c’est à l’univers linguistique qu’il emprunte sa métaphore : « tu es, foi d’honnête homme, une charade vivante dont le mot me semble bien difficile à trouver »6. Charade, texte-question, dispersé, incohérent, dont il s’agit de découvrir ce qu’il cache. Paquita, texte énigmatique, gerbe de signifiants dont échappe le signifié, le mot à trouver sous les mots qui le dérobent et l’indiquent à la fois.
8Marsay regarde la jeune créole, « elle baissa les yeux, regarda sa main et compta sur les doigts de sa main gauche en montrant les plus belles mains qu’Henri eut jamais vues. Un, deux, trois, elle compta jusqu’à douze »7. Paquita épelle sa vie, douze jours la séparent de la mort. Qui nierait l’importance, dramatique et structurale de ce message ? Mais Marsay considère aussi la beauté de ces mains, « les plus belles qu’il eût jamais vues ».8 Mains où lire le destin, la ligne de vie, mains admirables, à caresser, mains texte, comme tout autre, à lire de deux manières. Ou bien nous traversons les signes écrits à la poursuite du signifié, ou bien nous nous laissons séduire par les jeux des signifiants. Corps et âme du langage, poésie et prose, jeu des formes et des couleurs dans la peinture et jeu des représentations. Paquita, « original de la délirante peinture appelée la femme caressant sa chimère »9, trésor de beauté, « douée d’une magnifique énergie pour convertir en poèmes sans fin les plaisirs les plus grossiers »10, c’est le corps, mais « occupée de quelque chose » qui n’est pas Henri, contemplant « un objet éloigné, menaçant »11, elle est aussi corps refermé sur un secret, corps écran où tenter de déchiffrer l’énigme. On ne sait jamais si la fille aux yeux d’or en appelle plus aux sens ou au Sens. De son corps, ce sont les parties susceptibles d’émettre des signes qui retiennent surtout l’attention d’Henri : les mains précisément, les yeux surtout. « Tu n’auras pas de regret ? — Pas un seul ! dit-elle en laissant lire dans ses yeux »12. Corps érotique ou corps énigmatique, pour une jouissance ou un savoir, pour, au sens biblique, une connaissance. Corps signe et signe de mort (sôma, séma). Marsay lie avec le monde comme avec Paquita une relation de lecture, plusieurs passages l’indiquent13.
9Mais que découvre-t-il ? Quelle phrase au bout du chemin pour éclairer l’énigme ? Quel mot sous les mots jetés en charade ? Curieux effet de retour, la question sur l’autre ramène à soi. Il cherchait réponse à un « qui est-elle ? », il trouve réponse à un « qui suis-je ? » qui ne l’avait jusque-là jamais inquiété. Protégé par sa fatuité, quelle curiosité eût-il pu avoir de lui-même ? N’était-il pas maître de lui comme de l’univers parisien ? Paquita lui fait découvrir Margarita, sa sœur, son double, son père aussi, tout ce que de lui-même, au plus profond, il ignorait. Mis hors de lui par le plaisir, le voici réintroduit à sa propre histoire, excité, incité. Toute initiation suppose dépossession, ivresse, dérive, délire. On ne se rencontre que loin de ce qu’on croyait être son propre domaine, au cœur du château où il faut pénétrer, malgré les défenses, les yeux bandés, tout lien rompu avec les certitudes assises, emporté, enlevé. Lu alors qu’il croyait lire, Henri refait, sans y prendre garde, l’éternel chemin d’Œdipe. De lui aux autres, la relation s’inverse, s’approchant d’eux, il va à sa propre rencontre. Au moment où, revendiquant très haut la gloire d’être unique, il menace de tuer Paquita si elle appartient à quelqu’un d’autre, il reprend les termes du contrat qui lie la créole à Margarita, et celle-là dans ses paroles entend celle-ci. Paquita et sa mère, la vieille si laide, gardienne du secret, du signifié14, figure de l’envers prosaïque du poème, peuvent comprendre Marsay à leur tour. La vieille l’observe « avec une inexprimable curiosité, et semble se demander par quel caprice la nature a fait un homme si séduisant »15. Marsay est devenu pour les deux femmes une charade vivante ; pour le lecteur aussi. Alors que nous savions ce qu’il « se dit » tandis que de Paquita nous n’entendions que ce qu’elle disait, nous entendons celle-ci remarquer : « c’est la même voix ! et la même ardeur ! » Marsay n’écoutant pas. Tous les personnages secondaires s’ordonnent par rapport à cette enquête. Ou bien ils cherchent à « deviner » (car tel est bien le maître-verbe du récit), ou bien ils protègent le secret. Ceux-là sont hommes de communication, de traduction, d’échange, hommes de plume ou de parole beaucoup plus qu’hommes de mains ou de paille : Laurent, l’homme à tout dire et faire dire, Moinot le facteur et l’interprète ; Manerville aussi parle de Margarita et facilite les rencontres (il habite « près du champ de bataille »). Les autres sont muets ou ne parlent pas ou parlent une langue étrangère. Les premiers prolongent le regard de Marsay, les seconds tentent de le « deviner » ou de l’empêcher de progresser et lui bandent les yeux. Regards inquisiteurs (Argus), regards interdits, regards éloquents, nous restons dans le domaine des signes.
10Voici donc Marsay dans la situation paradoxale d’avoir appris de l’abbé de Maronis à lire dans Paris mieux que personne et d’échouer à comprendre une énigme pourtant fort parisienne. Préparé à tout, il est pris au dépourvu par l’événement. C’est que son savoir se fonde sur la distance et contribue à la grandir. « Enfant abandonné », « ne croyant (...) ni à Dieu ni au Diable »16 il ne se connaît aucune attache, aucune obligation. Ni Dieu, ni maître, point de Père. A lui l’indifférence qui permet la plus juste et la plus libre maîtrise des différences. Cette disponibilité qui le rend si apte à tout tirer au clair a une histoire qu’il n’a pas pu tirer au clair. De Lord Dudley, son père, à lui, il y eut tant de substituts affadis (de cet homme sans nerf qui lui donna son nom : Monsieur de Marsay, à l’« honnête acéphale », tuteur inconsistant, en passant par un prêtre et une demoiselle) qu’il ignore tout de sa propre inscription dans un monde dont il croit tout connaître. Il comprenait sans doute mais sans comprendre qu’il était compris dans ce qu’il cherchait à comprendre. Il avait vingt-deux ans, l’âge où l’éducation du jeune homme est, d’ordinaire, terminée, il n’en paraissait que dix-sept, l’âge où elle commence. Il savait, il ne savait pas, son savoir flottait sans fondement.
11S’opposent ainsi, dans la « carrière » du héros, deux étapes, inégales de durée et de conséquence. Il a d’abord tout appris, il a parcouru les bons et les mauvais endroits de la « grande cage de plâtre » avec le meilleur guide, il a tout rencontré, sauf lui-même. Puis vient, un jour, une énigme à déchiffrer. Impossible de s’appuyer sur un savoir établi ou sur l’exemple ; cet événement est pur avènement. Au premier temps de l’éducation, jamais plus fidèle à sa définition que lorsqu’elle nous conduit loin de nous (educare, educere) succède le temps de l’initiation. On entre en soi-même à travers l’autre. A travers, parfois, le plus étranger à soi. Le Parisien se rejoint par la médiation de l’Orient le plus extrême.
***
12Revenons au texte dans son ensemble. Ses deux parties sont, entre elles, dans le même rapport que les deux apprentissages ou les deux lectures de Marsay. D’abord une approche théorique qui procède par classements et s’appuie sur un savoir confirmé, ensuite une exploration plus hasardeuse, à corps perdu. On entre dans le roman, les yeux bandés, toute relation rompue avec ce que nous savions déjà. On entre, quelles personnes derrière cet indéfini ? Le lecteur assurément, Balzac aussi bien sûr. A double lecture de Marsay double écriture de l’auteur, selon les naturalistes et selon Walter Scott. Ecriture savante, prévenue mais en quelque sorte détachée, écriture plus hasardeuse où l’on s’engage, où l’on se rejoint. De même que l’éducation de Marsay ne s’achève que lorsqu’il tire au clair son rapport au monde, de même le tableau parisien ne pouvait satisfaire Balzac que lorsqu’il aurait pu dire sa propre et plus personnelle relation à l’univers parisien. Et cela ne pouvait sans doute passer que par une « histoire » énigmatique où, à travers l’autre, pourrait se laisser entendre le plus secret de soi. Il ne s’agit donc pas d’opposer les deux parties. Le Paris « abstrait » des premières pages s’éclaire dans les suivantes, l’extériorité de celles-là dans l’intériorité de celles-ci. L’ensemble est dominé par la confusion, la permutation des rôles, l’équivalence des contraires. Une phrase perdue dans le texte pourrait bien être la formule emblématique de cet univers : « les extrêmes se touchent »17.
13Dans les premières pages Paris est Enfer, royaume de la fusion et de la confusion ; Enfer parce que la vie y mène un train tel qu’elle a tout d’une mort, elle brûle les étapes ; le feu, équivoque et satanique, flamme de vie, flamme de mort, lumière et cendre, consume les parisiens. A peine nés ils sont usés, ils n’ont plus d’âge les ayant tous. Tout et rien, vie et mort, jeunesse et caducité, pouvoir et impuissance ne se distinguent plus. Paris est une énorme meule à réduire les différences. En ce sens, dans la deuxième partie, l’aventure de Marsay est très parisienne. L’autocrate absolu, le modèle de toute virilité est aimé en lieu et place d’une femme. Au plus haut de la volupté, Paquita l’appelle d’un nom qu’en Espagne on donne aux hommes efféminés et aux homosexuels : Mariqua, Mariquita. Il est vrai qu’Henri ressemble à sa sœur, que sa beauté est, à beaucoup d’égards, celle d’une jeune fille, que ce séducteur-né se laisse séduire par la fille aux yeux d’or plus qu’il ne la séduit. Autour de lui, rien n’est bien clair. Il semble parfois qu’on joue aux quatre ou aux trois coins. Ainsi lors de la première rencontre dans le boudoir18. L’absence de Margarita fait « appel d’air ». Paquita l’évoque d’abord, puis elle investit Marsay de son pouvoir (elle lui tend le poignard et s’offre à lui), ensuite elle imagine les rôles inversés (elle se fera aimer et fera jeter son amant dans le puits), elle revient enfin à la première « figure » (elle mourra après avoir et pour avoir été aimée d’Henri). Marsay et Paquita occupent tour à tour la place du bourreau, celle de l’absente énigmatique à qui successivement chacun s’identifie. S’annonce ainsi la dernière scène où l’on verra Marsay préparer un meurtre que, le devançant, sa sœur accomplira.
14Le pouvoir passe de main en main, et il revient à... une femme. La possibilité d’un glissement des genres, d’une permutation des fonctions masculine et féminine, cet échange « contre nature », la rupture de la barre paradigmatique qui garantit le jeu des différences et celui des significations manifeste la perversion de l’Ordre, celui du Père. Or et plaisir, fille aux yeux d’or, Paris des Tuileries (le pôle des plaisirs), et des quartiers neufs19 (pôle de l’or), tout renvoie à l’égarement et à la dissolution. Les vraies valeurs sont perdues.
15Deux interprétations sont possibles, selon que l’on rapporte la seconde partie à la première ou la première à la seconde. Qui considère l’aventure de Marsay comme une illustration ne peut faire de l’ensemble qu’une lecture « politique » ; La Fille aux yeux d’or est une belle image colorée, en marge d’une analyse dominée par la figure d’un roi indécis qui a laissé fuir le pouvoir. Balzac déteste la monarchie bourgeoise ; une aristocratie démissionnaire et amolie, une bourgeoisie brûlée du désir de posséder, les deux ordres concourent au désordre. La fonction de Paquita est claire, possédée, instrument de possession, vendue par sa mère, miraculeusement douée pour le plaisir, esclave et maîtresse, prolétaire même, à la limite. On a fort bien et fort loin mené l’analyse20. Que l’on inverse l’ordre et le point de gravité se déplace. De même que l’éducation de Marsay s’achève dans son initiation, la première partie, disions-nous s’éclaire dans la seconde. Prenons donc le texte à rebours. Le tableau du peintre porte lumière sur le tableau du naturaliste ; n’oublions pas que La Fille aux yeux d’or est dédié à Delacroix, peintre. Dans la lumière oblique du volet romanesque, des détails du premier prennent relief qui pouvaient d’abord passer inaperçus. Tout se passe comme si la hantise d’une perte d’identité, dans quoi la femme serait impliquée, animait déjà, en contre-batterie, les pages liminaires.
16Paris, la « plus impudique des Vénus », use l’homme, l’aplatit, le lamine. Le mercier, le « roi du mouvement parisien », se glisse au cours de la même journée dans les personnages les plus divers, étant tout le monde il n’est plus personne ; multiplié, vaporisé, comment sauverait-il sa différence ? Le soir, à l’Opéra, il devient « soldat, Arabe, prisonnier, sauvage, paysan, ombre, patte de chameau, lion, diable, génie, esclave, eunuque noir ou blanc »21. Cet eunuque noir ou blanc ne vient pas par hasard au point culminant de l’énumération. La marque des sexes et la marque raciale disparaissent. Paris-Enfer, Paris paradigme perdu. Tous ceux qui échappent à la mécanique réductrice sont étrangers au « mundus muliebris » : « un ecclésiastique jeune et fervent », un abbé, un jeune homme de mœurs pures, « un homme de science ou de poésie qui vit monastiquement en bonne fortune avec une belle idée, qui demeure sobre, patient et chaste »22. Ferveur, pureté, chasteté, vie monastique, patience entretiennent avec création (science et poésie) un rapport profond. Paris et la femme (des deux qui est premier ? qui représente qui ?) sont mortels à l’exercice de la différence.
17La peur de la femme apparaît ailleurs. Paul de Manerville fait le portrait de Margarita : « une taille cambrée, la taille élancée d’une corvette construite pour faire la course, et qui se rue sur le vaisseau marchand avec une impétuosité française, le mord et le coule bas en deux temps »23. Curieuse corvette n’est-ce pas ? Quant à la morsure, doit-on renvoyer aux figurations fort explicites des surréalistes Dali ou Bellmer, à leurs femelles au vagin denté ? Qu’on relise aussi le récit de la première entrevue des deux amants, on y verra l’engourdissement, la bêtise saisir l’esprit de l’homme spirituel24. Henri de Marsay n’a lui-même aucune illusion : « l’homme qui ne s’appartient pas est précisément l’homme dont les femmes sont friandes. L’amour est essentiellement voleur »25. Henri de Marsay ou Honoré de Balzac ? Ne touchons-nous pas ici au secret de ce texte ? Ne s’ordonne-t-il pas autour d’un débat autre que le débat politique entre ordre et désordre ? Autre, plus profond ou, du moins, plus personnel. Ne s’agit-il pas surtout de choisir entre concentration et dispersion ou vaporisation, au sens très particulier (très baudelairien) que pourrait donner à ces mots l’écrivain Balzac ?
***
18Dans la première partie, son étude terminée, Balzac la résume : « donc le mouvement exorbitant des prolétaires, donc la dépravation des intérêts qui broient les deux bourgeoisies, donc les cruautés de la pensée artiste, et les excès du plaisir incessamment cherché par les grands, expliquent la laideur normale de la physionomie parisienne »26. Cette phrase redistribue plus clairement les cartes. L’or et le plaisir n’animent pas la machine infernale comme le feraient deux ressorts abstraits ; le premier est à la bourgeoisie, le second à l’aristocratie. Les deux passions croisent leurs effets, l’une monte (« la tournoyante volute de l’or a gagné les sommités »)27, l’autre descend. Les autres cercles sont donc, d’abord, extérieurs à leurs jeux. Les artistes souffrent des cruautés de leur propre pensée ; même si l’or et le plaisir, par contagion, le contraignent à s’exténuer de travail, le sculpteur plie sous sa statue. La nécessité à laquelle cède l’artiste n’est ni d’argent, ni d’amusement mais de gloire, et lorsqu’il souffre, c’est moins d'être broyé par l’or et le plaisir que d’être incompris : « peu de ces figures, primitivement sublimes restent belles. D’ailleurs la beauté flamboyante de leurs têtes demeure incomprise. Un visage d’artiste est toujours exorbitant, il se trouve toujours en dessus ou en dessous des lignes convenues pour ce que les imbéciles nomment le beau idéal »28. Les artistes sont moins détruits dans leur différence que maudits parce qu’ils échappent à la conformité, moins contraints à la similitude ou à la permutation qu’enfermés par la condamnation des autres et portés à creuser plus encore leur singularité. Quant au peuple, Balzac imagine pour lui deux possibilités. Ou bien il cède au vertige, par contagion ; un « sous-chef », agent de corruption, vient « promettre à ce monde de sueur et volonté, d’étude et de patience un salaire excessif » et ces « quadrumanes s’excèdent pour gagner cet or qui les fascine » ou bien ses activités sont présentées en des termes qui renvoient moins à l’usine qu’à l’atelier de l’artiste. « Il tourne et dore les porcelaines, coud les habits et les robes, amincit le fer, amenuise le bois, tisse l’acier, solidifie le chanvre et le fil, satine les bronzes, festonne le cristal, imite les fleurs, brode la laine, dresse les chevaux... toilette la pensée, colore, blanchit et noircit tout »29. Méconnaissance de la condition ouvrière sans doute, mais, plus encore, coloration de celle-ci par la très personnelle préoccupation de l’auteur ; ce « monde de sueur et de volonté, d’étude et de patience », c’est celui de Balzac. Tout se passe donc comme si le texte s’ordonnait autour d’un choix capital : ou bien céder à la double tentation de l’or bourgeois et du plaisir aristocratique, c’est-à-dire mourir à soi-même ; ou bien résister et continuer à « polir, transformer, toiletter, colorer, blanchir et noircir le monde », le monde ou la page. Au centre de ce texte double, un souci d’écrivain : la différence menacée, et sauvée par l’écriture, le temps perdu et retrouvé.
19Balzac, en 1834-1835, s’interroge. Allait-il, par son œuvre, établir pour lui-même et imposer aux autres la preuve irréfutable de sa qualité ? Allait-il devenir Honoré de Balzac, l’égal de Molière ? Aurait-il sa place dans la cohorte de tous les Grands de La Littérature qu’il convoque dans La Fille aux yeux d’or : Rousseau, Richardson, Goethe, Anne Radcliffe, Laclos, d’autres, tous prestigieux. N’allait-il pas plutôt céder à la trop douce pente du succès, se laisser dissoudre dans Paris, Paris-or, Paris-plaisir, Paris-Vénus ; se laisser priver par lui (lui ou elle ?) de son pouvoir ? Ecrire La Fille aux yeux d’or lui permet de dire et d’exorciser le risque par lui couru de céder aux forces centrifuges. D’une certaine façon, il naît à lui-même de ce texte double, de ces héros divisés. 30
20Marsay et Margarita apparaissent alors comme figures, chacun, d’un des possibles de Balzac, figures décalées. Le jeune homme dessine le parcours, la poursuite, Margarita représente l’état auquel on parvient lorsque, possédé par qui on possède, on est incapable de retenir « ce qui paraît être l’infini ». Face à face, frère et sœur, deux figures de l’identique, ou bien plutôt, deux parties disjointes d’une unité perdue.
21Marsay, Margarita : deux moitiés séparées, impossible androgyne, unité devenue dualité, image, images de la chute. Paquita les réunit — comme le hasard qui fait bien les choses — elle les sépare, comme Paris qui divise. Lui, Henri, elle, Euphémie, la bien-nommée, femme au beau nom secret, les deux moitiés d’un Balzac qui, aimant les femmes, deviendrait femme comme elles, et, aimant l’or céderait à l’illusion de pouvoir par lui posséder « ce qu’il croit être l’infini ». D’un Balzac homme ou femme, incarné, sexué, donc limité, séparé, créature contingente et imparfaite, toujours menacé de castration ; d’un Balzac qui n’écrirait, ne créerait pas. Nul doute que La Fille aux yeux d’or s’ordonne, comme certaines figures géométriques à un point qui leur est extérieur, au mythe romantique de l’Artiste rival de Dieu, à soi-même suffisant, doté, selon la formule de Michelet, des « deux sexes de l’esprit », homme réconcilié, réuni31. Comment, en effet, entrer dans le monde sans s’y perdre ? Comment connaître l’autre, cette immense interrogation féminine autour de nous, sans devenir autre ? Comment savoir le feu sans s’y brûler ? Une seule voie : intégrer l’autre, la femme, à soi-même, faire sien le monde extérieur, le recréer en soi, dominer la division, réaliser l’androgyne, écrire. Balzac s’enferme, en 1835, dans le boudoir où Paquita a séduit et « réduit » Marsay ; il s’y enferme pour composer ce livre et Séraphita, son antithèse blanche, septentrionale, lumineuse, unifiée et purifiée.
22Marsay et Margarita appartiennent au monde qu’ils croient dominer. Pour eux l’alternative est simple : ou bien, éblouis d’une illusion, se saouler du vin amer des souvenirs et s’enfuir mourir sa vie au couvent de Las Dolores, ou bien effacer la page, faire disparaître les traces, retourner à l’indifférence, à la consommation quotidienne de sa part de plaisirs sans conséquences ; « huit jours après, Paul de Manerville rencontra de Marsay aux Tuileries, sur la Terrasse des Feuillants »32. S’enfermer ou échapper dans la fatuité et le dandysme, ressassement douloureux ou répétition négligeante, couvent ou terrasse et grand hasard des rencontres sans lendemain, le résultat est le même : chacun meurt à soi.
23Balzac, d’une certaine manière, naît de cette mort, comme Proust de celle de Charlus ou de Swann. Et, de même que celui-ci dressait au fronton de sa cathédrale, les figures exemplaires de Bergotte, Elstir et Vinteuil, de même Balzac place son texte sous le parrainage de quelques grands ancêtres. Et d’un contemporain prestigieux, héros fraternel, Delacroix. Celui-ci avait, les peignant, possédé, sans en être possédé, tant de filles aux yeux d’or qu’il devait savoir lire, inscrite en creux dans le récit, la question que se posait Balzac et sa réponse. Il avait vécu les tentations qui emportent Marsay, il en était revenu, comme de son voyage en Orient, avec une moisson de tableaux. Il connaissait la nécessité des détours — personne n’avait plus grande soif de l’autre — et celle des retours. Le plus étrange, il savait le faire sien. Ses œuvres, si différentes « de sujet », manifestent toutes par leur « couleur unique » sa Différence. Images diverses d’un monde sans unité, fragments d’un même univers. Delacroix, si visiblement « réuni », héros de concentration, Delacroix, le rêve d’un Balzac accompli, indique, au fronton de l’œuvre, la voie où se trouver, et Marsay, dans Paris, parcourt l’autre.
Notes de bas de page
1 Nous renvoyons à la nouvelle édition de la Pléiade, p. 1040.
2 PP. 1039-1040.
3 P. 1040.
4 Balzac joue de mille manières avec le lecteur ; entre autres manières de dire sans dire, notons le choix qu’il fait faire à Marsay d’un curieux pseudonyme : Adolphe de Gouges. Gouges signifiant : femme ou fille, Adolphe (adelphe) de Gouges peut être compris comme « frère de femme ». Tout se passe comme si Henri se donnait, sans le savoir, le nom qui convient le mieux à sa situation.
5 P. 1097.
6 P. 1090.
7 P. 1081.
8 C’est au cours de leur premier rendez-vous, douze jours avant leur dernière, une douzaine de jours après leur première rencontre. Ils sont au midi de leur aventure, ils se sont vus trois fois aux Tuileries, ils se retrouveront trois fois aux Tuileries, ils se retrouveront trois fois « en privé ». Avant, c’était le grand jour, désormais, c’est la nuit, la mort proche.
9 P. 1065.
10 On retrouve ailleurs l’opposition entre apparence et secret, signifiant poétique et signifié, par exemple à la page 1092 : « ce fut un poème oriental, où rayonnait le soleil que Saadi et Hafiz ont mis dans leurs bondissantes strophes. Seulement, ni le rythme de Saadi, ni celui de Pindare n’auraient exprimé l’extase pleine de confusion et la stupeur dont cette délicieuse fille fut saisie quand cessa l’erreur dans laquelle une main de fer la faisait vivre ».
11 P. 1082.
12 P. 1100.
13 Entre autres celui-ci : « en voyant dans son ensemble cette nuit, il put lire dans cette page si brillante d’effet, en deviner le sens caché », p. 1096.
14 Le texte est très explicite. Il est question de « la vieille momie » (p. 1080) ; « l’amour s’effraie ou s’égaie de tout, pour lui tout a un sens, tout lui est présage heureux ou funeste. Cette femme décrépite était là comme un dénouement possible et figurait l’horrible queue de poisson par laquelle les symboliques génies de la Grèce ont terminé les chimères et les sirènes ».
15 P. 1083.
16 P. 1056 et p. 1057.
17 P. 1094.
18 PP. 1087 à 1092.
19 La proximité entre l’hôtel San-Réal et l’hôtel Nucingen n’est pas de pur hasard.
20 En particulier P. Barbéris dans sa préface à l’édition du Livre de poche, Erotisme et Société, p. 215, et N. Mozet : Les prolétaires dans La Fille aux yeux d’or, L’Année Balzacienne, 1974, pp. 91 à 111.
21 P.1043.
22 PP. 1052-1053.
23 P. 1064.
24 P. 1079.
25 P. 1072. Nous soulignons.
26 P. 1052.
27 P. 1049.
28 P. 1049.
29 P. 1041.
30 On sait qu’à cette époque Madame de Castries et la Comtesse Guidoboni-Visconti occupent ses pensées.
31 On pourrait sans doute rapprocher avec profit, à ce propos La Fille aux yeux d'or d’autres textes, en particulier de Mademoiselle de Maupin de T. Gautier.
32 P. 1109.
Auteur
Université de Lyon II
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014