Bethsabé, un autre traité du vain désir
p. 85-94
Texte intégral
1Commencée sans doute au printemps 1902, poursuivie en novembre et en décembre de la même année, terminée en 1908, publiée aussitôt, dans Vers et prose1, Bethsabé n’appartient certes pas aux œuvres maîtresses de Gide. Ce petit traité, qu’il destinait expressément au théâtre – il avait écrit le rôle de David pour l’acteur de Max – développe pourtant un thème très personnel, obsédant, qui jalonne toute l’œuvre de l’écrivain de sa jeunesse à sa maturité : à savoir l’attitude de l’homme et de l’artiste face au désir, face à toutes les formes de désir, et notamment le désir de plénitude que pourraient apporter la satisfaction des sens et la jouissance sans entraves des plaisirs de la vie. La Tentative amoureuse, dès 1893, s’interrogeait déjà non sur le désir lui- même, mais sur la limitation qui s’impose à lui, et notamment sur la vanité de la possession, « non seulement la possession charnelle », mais « toute possession réelle »2 ; et c’est pourquoi Gide avait sous-titré son bref récit Traité du vain désir.
2Même si la parenté est très lointaine entre Bethsabé et La Tentative amoureuse, ne serait-ce qu’à cause des données bibliques dont est marquée Bethsabé, même si on ne saurait établir que bien peu de rapprochements entre Luc et David, la place du thème du désir est telle dans Bethsabé qu’on aurait envie de donner à cette œuvre le même sous-titre. Traité de la désillusion, Gide y analyse, sous une forme qui tient de l’allégorie, la déception et les remords auxquels peut conduire la satisfaction des désirs.
3Le désir dans Bethsabé est d’abord défini par la violence avec laquelle il s’impose. Son irruption est brutale. Il y a quelque chose de fatal dans la manière dont il s’empare de l’individu :
Mais le désir, Joab ! le désir entre dans l’âme Comme un étranger qui a faim. (162)
4s’exclame David. C’est le principe vital, l’âme, qui en est tout ébranlé. Elle a beau demeurer vigilante, un trouble profond se saisit d’elle. Parlant de l’oiseau, l’une des manifestations symboliques de l’objet du désir, David se souvient :
Et, près de le saisir, toute mon âme s’effarait. (155)
5Le désordre que provoque le désir se traduit aussi par un bouleversement physique, tantôt la faiblesse paralysante : « Je sentais mes genoux sans force » (155), tantôt la vitalité retrouvée, semblable à celle que procure le vin versé par Urie :
Je sentais rajeunir la force de mes reins. (159)
6L’affectivité est elle aussi sollicitée, comme en témoigne cette évocation de Bethsabé :
Elle entra parmi les roseaux
Jusqu’au cœur même de la fontaine.
Elle entra dans mon cœur plus avant. (157)
7C’est donc tout l’être qui est marqué par l’apparition du désir. Mais on est bien davantage frappé par la nature confuse de ce désir. Certes le terme même de « désir » est très souvent prononcé par David et sa répétition contribue au lyrisme incantatoire qui caractérise le ton de ce traité ; nommer une chose au théâtre, c’est la faire exister, c’est imposer sa présence. Mais la métamorphose des formes sous lesquelles il apparaît laisse planer une indécision. Est-ce bien Bethsabé l’objet du désir de David ?
8Ainsi avant de s’incarner dans la personne de Bethsabé, le désir est d’abord un souffle que David croit identifier comme « l’esprit léger de Dieu » (154), une aile. Puis il devient une colombe, enfin se substituant à l’oiseau Bethsabé elle-même :
Quelques instants je crus que j’avais retrouvé mon oiseau.
Le soleil qui surgit força de cligner mes paupières ;
Quand je rouvris les yeux j’étais ébloui de lumière,
Mais plus rien qu’une femme était là. (156)
9L’image de la colombe se charge de toute l’ambiguïté propre au désir. Symbole de pureté, de paix intérieure, elle peut représenter la sublimation de l’instinct, plus spécifiquement de l’éros ; n’est-elle pas l’oiseau de Vénus ?3 L’évocation de l’ascension de l’oiseau poursuivi par David de salle en salle puis de terrasse en terrasse, toute chargée d’un frémissement immatériel, figure la montée du désir, une volupté purifiée, qui se veut chaste. Associée à l’âme, cette image de l’oiseau représente ce qu’il y a dans l’homme d’impérissable. Elle est aussi « l’Esprit de Dieu » (155), référence explicite à la symbolique chrétienne. Au contraire, la possession de la colombe-Bethsabé est une chute dans la chair ; aussi est-elle vécue par David comme une trahison. La beauté de Bethsabé, dont on pouvait croire qu’elle avait fait naître le désir, s’en trouve ternie :
Oui, Bethsabé. Eh bien ! je la croyais plus belle.
Elle était mieux ainsi dans son jardin
Quand dans la source elle se baignait nue. (163)
10Dès que le désir a été satisfait, le repos est impossible.
L’action qu’au plein soleil les yeux de la chair voyaient belle, Malheur à qui, la nuit, avec l’œil de l’esprit la revoit ! (166)
11Quelle explication fournir à ce renversement ? Il y a d’abord que l’objet du désir est resté illusoire pour David :
Comme encore endormi je poursuivais un rêve Et rêvais d’un oiseau merveilleux [...] (160)
12Le désir n’est-il pas comparé à « un voyageur errant » (169) dans la parabole du prophète Nathan, un voyageur en qui David précisément reconnaît son désir, errant, c’est-à-dire dépourvu de véritables attaches, qui peut comme dans certaines légendes ne se réduire qu’à une apparence ? Il y a ensuite que cet objet est incertain. À deux reprises, David exprime sa perplexité sur la réalité de son désir :
Joab, quand dans mes bras enfin je l’ai tenue,
Le croirais-tu, je doutais presque si ce que je désirais c’était elle, (164)
13et un peu plus loin :
Tout irait bien si je ne désirais rien qu’elle. (164)
14En réalité, c’est qu’un autre objet est convoité par David, un objet plus vague, plus abstrait, mais tout aussi intensément souhaité : le bonheur d’Urie, un bonheur simple et tranquille, la paix d’Urie.
J’ai soif de ce bonheur d’Urie
Et qu’il soit fait de peu de choses... (164)
Ce que je désirais, c’était la paix d’Urie, parmi ces choses Si simples et que pour me servir elle laissait... (170)
15Ce bonheur, pour avoir séduit Bethsabé, « la brebis que le pauvre avait, pour tout bien », dit la parabole de Nathan (169), David ne pourra jamais le connaître ni en jouir. Sous cet angle aussi le désir conduit à l’insatisfaction. Il laisse vide, sans repos ; il n’y a plus de sommeil possible pour David.
16Et si cet objet vague : « peu de choses »... « parmi ces choses », cachait un objet plus secret, tenu secret à la conscience de David, un désir qui ne s’avoue pas ? Une interrogation du héros nous met sur la voie d’une autre interprétation :
Bethsabé ! Bethsabé !... Es-tu la femme ? Es-tu la source ? Objet vague de mon désir. (163)
17Or l’image de la source, dans les pensées de David, est fortement liée à Urie. Un lien intime s’est créé entre les deux hommes grâce à cette coupe d’une eau amère dont David avait soif et qu’Urie lui a rapportée au péril de sa vie. Le souvenir en reste vif, brûlant même, au cœur de David. Il se le remémore à deux reprises, au début de la première scène (151), puis à la fin de la scène deux, quand le désenchantement de la possession a commencé d’atteindre sa conscience :
[...] cette eau de Bethélem
Qu’Urie alla chercher pour moi un jour de fièvre ;
Seule elle pouvait étancher ma soif ; pas une autre. (164)
18Et si ce n’est l’eau de la source, c’est le vin qu’Urie lui a versé que se rappelle David :
C’est de ce vin que j’avais soif, te dis-je ;
Il semblait qu’il touchât, qu’il mouillât goutte à goutte
Un coin aride de mon cœur. (164)
19Le traité est ainsi constamment marqué par la présence- absence d’Urie. Celui-ci est au centre des préoccupations et des pensées de David, au point que la nature du désir serait en dernière analyse une attirance homosexuelle dont David ne prendrait conscience que tout à la fin de l’œuvre quand, avec haine, il repousse Bethsabé. Dès lors s’explique le caractère dithyrambique de l’éloge que David fait d’Urie au début du traité exaltant la vaillance exceptionnelle et le courage physique du héros. S’explique ainsi qu’il veuille partager avec Urie tout ce qu’il possède (152), tel Candaule à l’égard de Gygès ; ou encore qu’à la fin de la première scène, il prenne la décision de se rendre chez Urie qui semble l’éviter, décision lourde de conséquences puisque c’est là qu’il possède Bethsabé. La vision qu’il a du Hétien (166-8), dont on ne sait trop si elle est réelle ou si elle est une apparition dans l’esprit ensommeillé du héros, trahit l’obsession qu’est devenue cette présence. Un indice encore à la fin du traité : David refuse d’entendre comment est survenue la mort de son guerrier, préférant s’imaginer qu’il dort dans son jardin près de sa vigne (171), ce qui ne l’empêche pas de sombrer dans le désespoir.
20Cette interprétation trouve sa justification et sans doute sa cohérence dans la structure mêle de ce monologue dramatique qui reproduit la quête de David questionnant son passé, s’interrogeant sur sa déréliction, celle d’un homme que son Dieu a abandonné, cherchant à éclairer la progressive dégradation du désir qui s’était emparé de lui.
21Le récit est placé sous le signe de la lucidité, celle que le prophète Nathan impose à David. Quand celui-ci évoque l’intervention du prophète, il reproduit les protestations qu’il avait adressées à celui qui l’obligeait à regarder en face la vérité de sa situation : « Assez, Nathan ! Je sais » (168) ; « Assez, Nathan ! Assez !... (170). Mais jusqu’où sait-il, telle est la question.
22Autre signe de cette lucidité voulue par Gide pour son héros, le récit dramatique est fondé sur le dédoublement du personnage. Certes, sauf au début de la troisième scène où il est seul, David s’adresse à un interlocuteur : Joab, le chef de son armée. Mais cet interlocuteur est silencieux. Les six brèves répliques que lui concède Gide sont bien trop minces pour lui accorder la place qu’occupent les confidents dans les tragédies classiques. C’est bien à lui-même que s’adresse David. Il revit des événements passés qu’il a vécus intensément et dans le même temps l’acte de remémoration se double d’une analyse des circonstances de ces événements. Si l’on tient compte de la perspective théâtrale, on voit se superposer à l’ici et au maintenant de la scène les lieux où se sont déroulées les actions qui ont conduit à la désillusion et les moments du passé qui ont jalonné l’évolution du désir de sa naissance à la désillusion, c’est-à-dire les étapes d’un mécanisme psychique, d’un travail intérieur sur soi-même qu’objective le monologue.
23Ainsi l’action dramatique est double. On saisit le personnage à la fois dans ses actes et dans la rétroaction de ses actes sur sa conscience. L’acte de remémoration agit en profondeur sur celui qui revit son passé. Le désir est alors exprimé dans toute sa complexité : le désir vécu dans la plénitude de l’instant où il jaillit, le désir qui s’émousse du fait de l’indécision de son objet, le désir ressaisi par le souvenir et par conséquent voilé du regret, de la tristesse, du remords qu’impose la prise de conscience de sa vanité.
24Le récit se caractérise aussi par une double temporalité. À la durée scénique qui correspond au temps effectif du monologue théâtral, au temps de la remémoration, se superpose un temps fictionnel qui renvoie à différents moments du passé, avec plus spécialement deux aspects : un temps pseudo-historique qui évoque un moment de la lutte de David contre les Philistins, à savoir le siège de Rabba, un temps intérieur qui s’inscrit dans cette durée, qui s’y trouve étroitement imbriqué car Urie y est à la fois le combattant zélé qui veut apporter la victoire à David et le mari de Bethsabé, mais surtout celui dont le roi convoite le bonheur et par qui il est secrètement attiré. L’habileté du récit consiste dans le fait que ces deux temporalités finissent par se rejoindre, provoquant un dénouement aussi abrupt que surprenant. Les événements se précipitent : la fin du siège, la mort d’Urie, le comminatoire : « Je la hais ! » de David repoussant Bethsabé (171). Le récit commencé au passé finit au présent. Le rythme s’est accéléré, signe de l’inanité du désir, force sur laquelle on n’a pas de prise, qu’on s’y abandonne ou qu’on refuse de s’y abandonner. Mais ce brusque dénouement peut recevoir une autre interprétation. Se remémorant son passé, David prend conscience de la nature de son désir. Sur le point d’en laisser affleurer à sa conscience le véritable objet, la véritable nature, il s’enferme dans un geste d’indignation, comme s’il ne voulait pas voir la vérité, mais dans le même temps se trahit. Peut-être prend-il conscience, alors qu’il se croyait lucide, d’une certaine mauvaise foi, et notamment d’avoir attribué à la divinité l’origine de ses désirs. N’a-t-il pas confié à Joab :
Mais, Joab, à présent je le demande à Dieu : que fera l’homme Si derrière chacun de ses désirs se cache Dieu ? (168)
25Son geste est un geste de désespoir certes, mais peut-être aussi un geste de révolte par lequel David tait ce qu’il était en train de découvrir. Sa haine n’est pas dirigée contre Bethsabé ; elle est bien plus une haine contre lui-même qu’il ne veut pas s’avouer, ou encore la trouble conscience d’une faute. Et ce geste, ne l’oublions pas, est aussi un geste théâtral, en ce sens qu’il est un signe qui supplée à la parole, qui doit s’interpréter comme tel et qui pour cette raison est chargé d’ambiguïté.
26Commentant dans son Journal La Tentative amoureuse, Gide écrivait : « J’ai voulu indiquer [...] l’influence du livre sur celui qui écrit, et pendant cette écriture même »4. Paraphrasant cette déclaration d’intention, on pourrait parler à propos de David de l’influence de la confession sur celui qui s’y livre. Au théâtre, le personnage seul est en cause ; celui qui écrit ne peut intervenir pour commenter les paroles de son personnage. Dans La Tentative amoureuse toujours, l’écrivain prend le relais du personnage pour analyser et conclure. Il ne peut le faire dans un texte dramatique et cette loi propre à l’écriture théâtrale ne peut qu’accentuer l’ambiguïté du dénouement.
27Gide était-il conscient de cette ambiguïté ? Difficile de répondre. Tout se passe dans Bethsabé comme dans Philoctète ou dans Le Roi Candaule. Il n’est pas question directement d’attirance homosexuelle ; et pourtant elle s’y lit, plus ou moins à l’insu de l’écrivain. Ou alors ne serait-ce pas de ce côté qu’il faudrait chercher la raison pour laquelle Gide a interrompu durant six années la rédaction de son traité ? Il est troublant qu’il se soit arrêté sur l’énigmatique réflexion de David :
Tout irait bien si je ne désirais rien qu’elle. (164)
28C’est de Saül aussi qu’il faudrait rapprocher Bethsabé, mais en beaucoup moins explicite. Il y a en particulier une parole du David de Bethsabé qui se charge d’une gravité pathétique, si l’on songe au premier drame écrit par Gide ; évoquant sa jeunesse et les souvenirs qu’il en a gardés, David ajoute :
Je me souviens du roi Saül... (153)
29La longue pause indiquée par les points de suspension laisse deviner sa perplexité. Songe-t-il seulement au silence de la divinité ? Songe-t-il à la destinée de Saül, non pas telle qu’elle apparaît dans la Bible, mais telle que Gide l’avait reconstruite ? Le théâtre a beau n’être pas autobiographique. Avec Gide, les questions que se pose le personnage sont souvent proches de celles que se pose l’écrivain.
30Avec Les Nourritures terrestres, Gide avait exalté la réalisation de soi par l’affirmation des désirs. Avec Saül, il s’était interrogé sur les dangers d’une trop grande disponibilité à l’accueil. Bethsabé se situe dans le prolongement de cette dialectique. La notion de désir est au centre du traité. Elle y est complexe : son objet est flou, sa nature indécise, illusoire. L’assouvissement du désir laisse insatisfait David, parce qu’il n’a pas vu, ou n’a pas voulu voir la réalité de ce désir.
31Désir illusoire, désir trompeur, désir aux apparences changeantes, désir qui se méprend sur son véritable objet, désir dont les fondements sont incertains et qui laisse le vide et le désarroi au cœur et dans l’âme de l’individu. Bethsabé peut bien être appelé Traité du vain désir. C’est à notre sens ce qui fait la richesse d’un texte qui n’est certes pas une des œuvres maîtresses de Gide, mais à la gravité duquel on peut être sensible, cette « si poétique gravité » par laquelle Claude Mauriac avait été ému lorsqu’à Pontigny il avait entendu Gide lui-même lire son traité5.
Notes de bas de page
1 Sur la genèse et la publication de Bethsabé, voir notre ouvrage André Gide et le théâtre, tome I, pp. 58-9. Les références à Bethsabé, indiquées entre parenthèses, renvoient à l’édition du traité dans Le Retour de l’Enfant prodigue précédé de cinq autres traites.
2 Jean Delay, La Jeunesse d’André Gide, tome II, p. 240.
3 Voir Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris : Bordas, réédition de 1969, p. 146.
4 Journal 1889-1939, p. 40.
5 Claude Mauriac, Conversations avec André Gide, Paris : Albin-Michel, 1951, p. 217.
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